Pourquoi disparaît le système de droit public fondé sur la notion de puissance publique, telle est évidemment la première question qui se présente à l’esprit. Les causes du phénomène, comme celles de tout grand fait social, sont nombreuses et complexes. Les unes sont antérieures à la formation du système et lui sont internes ; les autres lui sont externes et à la fois d’ordre philosophique, politique, économique, ces trois facteurs agissant toujours d’ailleurs sur la formation du droit.
I. La conception romaine de l’imperium
La notion de souveraineté, telle qu’elle apparait dans le Contrat social et dans les constitutions de l’époque révolutionnaire, était le produit d’un long travail historique ; et cependant les conditions dans lesquelles s’était formée cette notion en faisaient quelque chose d’artificiel et de précaire. Aussi devait-elle disparaitre le jour où l’évolution sociale amènerait les gouvernés à demander aux gouvernants autre chose que les services de guerre, de police et de justice.
Comme la plupart des institutions juridiques sur lesquelles ont vécu jusqu’à présent les peuples civilisés de l’Europe, la puissance publique trouve son origine première dans le droit romain. Pendant la période féodale elle s’éclipse à peu près complètement. Elle reparait à l’époque moderne. Sous l’action des légistes elle devient la souveraineté royale, mélange de l’imperium romain et de la seigneurie féodale. Au XVIe siècle, Bodin en esquisse la théorie. Le roi est personnellement titulaire de la souveraineté. En 1789, il en est dépossédé par la nation, dont on essaie de légitimer le droit par la métaphysique creuse du Contrat social.
A Rome c’est seulement au début de l’empire qu’apparaît une théorie juridique de la puissance publique. Le peuple en est titulaire ; mais il peut la déléguer à un homme ; il la transmet au prince par la lex regia1. Ainsi l’empereur concentre sur sa tête tous les pouvoirs que la république avait partagés entre les divers Magistrats. L’autorité impériale a pour fondement deux pouvoirs, l’imperium proconsulaire issu du système de la prorogation, et la puissance tribunitienne issue des institutions plébéiennes. Le prince reçoit l’imperium proconsulaire du sénat ou de l’armée. Le peuple lui transfère par la lex regia la puissance tribunitienne.
Par l’évolution naturelle des choses on reconnaitra à l’empereur l’imperium et la potestas, comme droit de commander inhérent à sa qualité même. Ce ne sera plus un droit qu’il exerce par délégation du peuple, mais un droit qui lui appartient en propre. L’évolution est accomplie à la fin du IIIe siècle avec Dioclétien et Constantin, et si, au VIe siècle, les Institutes de Justinien parlent encore de la lex regia, c’est un souvenir du passe, c’est une phrase copiée textuellement dans un texte d’Ulpien. Il reste établi que l’empereur romain par sa volonté fait la loi : « Quod principi placuit legis habet vigorem », qu’il en est ainsi parce que l’empereur est titulaire d’un droit de puissance (imperium et potestas), c’est-à-dire du droit d’imposer aux autres sa volonté, parce qu’elle est sa volonté, parce que comme telle elle a une certaine qualité qui fait qu’elle s’impose à l’obéissance de tous. Ainsi était créée par le génie de Rome la notion juridique de puissance publique, qu’on appellera plus tard la souveraineté et qui devait rester jusqu’au XXe siècle le fondement du droit public chez les peuples de l’Europe et des deux Amériques.
II. Pendant la période féodale la notion romaine de l’imperium s’amoindrit, mais subsiste cependant
Pendant la période féodale, cette notion de l’impérium s’éclipse presque complètement. Après l’effondrement de l’empire romain d’Occident sous le choc des Barbares, après la tentative éphémère de Charlemagne, la société européenne tend à s’organiser en un régime contractuel. Les différentes classes sociales sont coordonnées et hiérarchisées les unes aux autres par des conventions qui leur donnent des droits et leur imposent des devoirs réciproques. Le seigneur féodal n’est pas un prince qui commande en vertu d’un imperium ; il est un contractant qui demande l’exécution des services promis en échange des services qu’il a promis lui-même. On ne trouve plus trace du mot imperium dans les textes de l’époque, mais un mot bien caractéristique, la concordia, qui doit unir tous les hommes, les puissants et les faibles, par une série de droits et de devoirs réciproques2.
Malgré les violences et les luttes qui remplissent le moyen âge féodal, c’est là le fond même de la structure sociale. Mais cependant la notion d’imperium ne disparaît pas complètement, En Allemagne elle se maintient au profit de l’empereur ; en France au profit du roi. Celui-ci reste toujours dans le monde féodal le grand justicier. Même au moment où la monarchie capétienne paraît réduite à rien, subsiste toujours dans l’esprit des hommes cette idée que le roi « est chargé d’assurer la paix par la justice ». « Ce n’est pas seulement l’Église, a écrit très exactement M. Luchaire, qui fait avant tout du roi le grand justicier. La féodalité laïque a reconnu elle-même que la racine et le fruit de l’office royal, c’est la justice et la paix. Le serment prêté par Philippe Ier et ses successeurs à leur avènement les oblige à conserver à chacun la justice qui lui est due, à faire droit à tous, à mettre le peuple en possession de ses droits légitimes3. »
III. Construction juridique de la puissance royale sur le modèle du dominium romain
Ce devoir et ce pouvoir du roi d’assurer à tous la paix par la justice formeront l’élément principal, à l’aide duquel, par une combinaison ingénieuse des souvenirs romains et des institutions féodales, les légistes de la couronne reconstituent l’imperium au profit du roi de France tel qu’il appartenait a l’empereur. C’est le roi lui-même, personne individuelle, qui en est titulaire ; c’est sa propriété, et la construction juridique de l’imperium royal est copiée sur celle du dominium individuel. De même que le propriétaire a un droit absolu sur sa chose, de même l’imperium royal est un droit absolu. De même que le propriétaire peut disposer de sa chose totalement ou partiellement, concéder des droits particuliers sur elle, démembrer son droit de propriété, le transmettre héréditairement, de même le roi peut aliéner totalement ou partiellement son impérium, le démembrer, le transmettre après décès. Ainsi se forme la conception de l’état patrimonial, qui a été dominante. A une certaine époque dans toute l’Europe et qui devait laisser des traces profondes dans le droit postérieur. Deux causes d’ordre tout à fait différent out concouru à cette formation.
D’une part, la persistance des notions juridiques romaines dans l’esprit des légistes royaux. Institués et soutenus par le roi pour donner un fondement et un caractère juridiques à son pouvoir, les légistes estiment qu’ils ne peuvent mieux coopérer à la pensée du maitre qu’en donnant au pouvoir royal la structure que les juristes de Rome avaient donnée au dominium de l’individu.
D’autre part le droit féodal avait, sous l’empire de circonstances qu’il n’y a pas lieu d’expliquer ici, établi un lien intime entre le pouvoir et la possession d’une certaine terre. Il n’y a de pouvoir que là où il y a possession foncière et la possession d’une terre implique toujours pour le détenteur un certain pouvoir. Sans doute, on l’a dit plus haut, même au temps où le régime féodal est parvenu à son complet développement et subsiste encore dans sa pureté, on reconnaît au roi un pouvoir propre, personnel, indépendant de la terre qu’il détient. Mais la conception féodale est trop profondément entrée dans les esprits pour qu’elle ne fasse pas sentir son action même sur la nature du pouvoir reconnu au roi. Celui-ci est certainement plus que le premier suzerain, le suzerain supérieur de son royaume. Cependant son pouvoir sera considéré avant tout comme un droit de suzeraineté et par conséquent comme un droit de propriété.
Combinez cette notion féodale avec le souvenir des idées romaines sur le dominium et vous apercevrez très nettement l’ensemble du système. Le pouvoir de commander est un droit analogue au droit de propriété, dont le roi pris individuellement est le titulaire. Pour employer la terminologie moderne, c’est un droit subjectif ; le sujet de droit qui en est le support est le roi, personne individuelle, qui le transmet à ses héritiers suivant un ordre successoral établi sur le modèle des successions privées.
IV. Théorie de Bodin et de Loyseau, de Lebret et de Domat
De tout cela les jurisconsultes de l’ancien régime ont fait une théorie très précise et très complexe. Il ne peut entrer dans le cadre de ce volume de l’exposer en détail. Mais il n’est point inutile, pour montrer comment la théorie moderne de la souveraineté n’est au fond qu’une création de l’ancien régime, de citer quelques-uns des passages les plus caractéristiques des trois juristes qui ont le mieux exposé les principes du droit public monarchique.
C’est d’abord Loyseau, qui écrit au commencement du XVIIe siècle, en son Traité des offices : « Le roi est parfaitement officier, ayant le parfait exercice de toute puissance publique…, et il est ainsi parfaitement seigneur ayant en perfection la propriété de toute puissance publique… Aussi il y a longtemps que tous les rois de la terre ont prescrit la propriété de la puissance souveraine.4 » Au Traité des seigneuries, Loyseau reprend et précise la même idée : « La seigneurie, dit-il, en sa générale signification est définie : puissance en propriété… La puissance est commune aux offices et aux seigneuries ; la propriété distingue la seigneurie d’avec les offices, dont la puissance n’est que par fonction ou exercice et non pas en propriété comme celle des seigneuries.5 » Puis, Loyseau distingue deux espèces de seigneuries : les seigneuries publiques et les seigneuries privées. « La seigneurie publique est appelée publique parce qu’elle concerne et emporte le commandement, la puissance publique, et qu’elle ne peut être exercée que par personne publique… La seigneurie publique est appelée en latin imperium, potestas, dominatio, et par nous domination et proprement seigneurie.6 » Donc si l’imperium est une seigneurie, il est une propriété, puisque par définition toute seigneurie est une propriété. Toutefois il convient de noter que Loyseau fait lui-même une distinction entre la propriété de la puissance publique et la propriété privée, entre la seigneurie publique et la seigneurie privée : « Celui qui est soumis à la seigneurie privée est un esclave : celui qui est soumis à la seigneurie publique est un sujet.7 »
Toute cette théorie est résumée par Domat en une phrase d’une énergique concision : « La première place où réside la force de l’autorité d’un souverain dans son Etat et d’où elle doit se répandre dans tout le corps est sa personne même.8 »
Cette puissance, droit patrimonial dont le roi est titulaire en personne, on l’appelle, depuis la fin du XVIe siècle, la souveraineté.
La souveraineté n’était point primitivement la puissance du roi elle-même ; elle n’était qu’un caractère particulier à certaines seigneuries et notamment aux seigneuries royales. Les deux mots latins dont paraît dériver le mot souveraineté superanus et supremilas, désignaient le caractère de celui dont la seigneurie ne relevait d’aucune autre seigneurie supérieure, ou, suivant la formule souvent employé au moyen âge, celui dont la seigneurie ne dépendait que de Dieu. Ce sens du mot souveraineté apparaît très clairement dans Beaumanoir. C’est pour lui le caractère de certaines seigneuries féodales. Pour les affaires intérieures de sa baronnie, le baron ne dépend d’aucun suzerain et aussi « çascuns baron est souverain dans sa baronnie9. » Mais le caractère de souverain appartient surtout au roi : « Voirs est que lis rois est souverain par de sos chose et a de son droit la générale garde de son royaume10. » A partir de la seconde moitie du VIe siècle l’expression de souverain s’applique exclusivement au roi, et au XVIe siècle Pasquier écrit : « Voilà comme d’un mot de souverain qui s’employait communément à tous ceux qui tenaient les premières dignités de la France, mais non absolument, nous l’avons avec le temps accommodé au premier de tous les premiers, je veux dire le roi11. »
Bientôt, par un phénomène fréquent dans l’histoire des langues, le mot souveraineté, qui ne désignait qu’un simple caractère de la puissance royale, va désigner la puissance royale elle-même. C’est Bodin qui le premier emploie le mot en ce sens ; il est ainsi en partie responsable des controverses sans fin qui se sont élevées depuis. Il définit la souveraineté « la puissance absolue et perpétuelle d’une république ». Puis il analyse ce qu’il appelle les marques de la souveraineté. La première et la plus essentielle est de « donner de tous à tous en général et à chacun en particulier et cela sans le consentement de plus grand ni de pareil ni de moindre que soi12 ». Il apparaît ainsi que dans la pensée de Bodin la souveraineté est la puissance du roi elle-même. Désormais ce sera le sens du mot. Loyseau lui-même, qui le plus souvent ne voit dans la souveraineté que le caractère de certaines seigneuries, emploie parfois le mot pour designer la puissance du roi13 ; et Lebret, qui donne d’abord au mot souveraineté le sens originaire et féodal, abandonne bientôt ce point de vue, et finalement la souveraineté est pour lui comme pour Bodin l’ensemble des pouvoirs dont le roi est titulaire14.
Ainsi au XVIIe et au XVIIIe siècle la souveraineté est le droit de commander, dont le roi est titulaire. C’est un droit qui a les mêmes caractères que le droit de propriété. Le roi en est titulaire comme de ses droits patrimoniaux. La souveraineté est une propriété ; mais elle est une propriété une et indivisible, inaliénable. Elle est absolue comme tout droit de propriété, sauf cependant certaines restrictions tenant à la nature des choses ; et encore l’édit de 1770 affirme-t-il « qu’il n’y a aucune restriction tenant à de prétendues lois fondamentales ». Enfin cette souveraineté du roi se manifeste surtout dans la loi, qui est l’expression de la volonté royale souveraine.
V. La Révolution substitue la souveraineté de la notion à la souvenu raineté du roi
De là dérivent directement la notion de souveraineté nationale une et indivisible, inaliénable et imprescriptible, la notion de loi expression de la volonté nationale, notions formulées dans les Déclarations et les constitutions de la période révolutionnaire. Partant, ces formules sont aussi artificielles que les notions qu’elles expriment. Ou plutôt, cette conception de la souveraineté droit subjectif d’une personne était un produit historique qui devait disparaître avec les circonstances qui lui avaient donné naissance. Cependant il n’en fut rien.
On connaît les doctrines de Locke, de Mably, de Rousseau, de Montesquieu. On sait le prestige et l’influence qu’eut en France la constitution votée en 1787 par le Congrès de Philadelphie. Pleins d’admiration pour ces doctrines et pour cette constitution, les membres de l’Assemblée constituante sont en même temps profondément pénétrés des conceptions princières et monarchiques. Or il se trouve que par une simple modification de mot, la vieille notion monarchique de souveraineté se concilie à merveille avec les doctrines des philosophes et les principes de la constitution américaine. Il suffit en effet de substituer la nation au roi, de dire la nation là où auparavant on disait le roi. Le roi était une personne, un sujet de droit, titulaire du droit de souveraineté ; comme lui la nation sera une personne, un sujet de droit, titulaire du droit de souveraineté. La souveraineté du roi était une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. La souveraineté nationale aura exactement les mêmes caractères. La Déclaration des droits de 1789 et la constitution de 1791 diront : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation…, la souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation… » Le même principe, pour des raisons différentes il est vrai, était à la fois dans le droit monarchique et dans la doctrine politique de Jean-Jacques Rousseau.
Ainsi les deux courants se rencontraient. La philosophie politique du XVIIIe siècle et le droit monarchique arrivaient aux mêmes conclusions, qui s’imposaient aux législateurs révolutionnaires, profondément monarchistes par tradition et par tempérament et philosophes par sentiment.
VI. Le dogme de la souveraineté nationale longtemps objet d’une foi religieuse s’écroule devant la critique positive
Le fondement du droit public issu de la Révolution se trouve ainsi défini et son origine historique déterminé. La nation est une personne titulaire du droit subjectif de puissance publique, du pouvoir de commandement ou souveraineté. L’Etat est la nation organisée ; il est ainsi titulaire de la souveraineté ; et le droit public (le Staatsrecht des Allemands) est le droit de l’État, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui s’appliquent à cette personne souveraine, déterminent son organisation intérieure et régissent ses rapports avec les autres personnalités, personnalités subordonnées si elles se trouvent sur le territoire de l’État considéré, personnalités égales si ce sont d’autres Etats.
On aperçoit aisément que si l’origine historique de cette conception est bien celle que nous avons marquée, celle-ci devait disparaître aussitôt que les circonstances qui l’avaient produite auraient elles-mêmes disparu. Cette notion de personnalité de la nation, support de la souveraineté, n’avait été consacrée par le droit révolutionnaire que pour concilier la tradition monarchique toujours vivante avec les principes d’une philosophie politique, qui, à l’époque, enthousiasmait et remplissait tous les esprits. La tradition monarchique devait bientôt s’oublier, et s’oublier définitivement quoi qu’en dise aujourd’hui un certain parti politique. Une philosophie nouvelle ne pouvait manquer de s’élaborer. Dès lors cette conception de souveraineté, droit subjectif de la nation organisée en Etat ne pouvait rester longtemps intacte.
Cependant son règne a été prolongé au delà de ce que l’on aurait pu prévoir et cela sous l’action d’influences qu’on ne saurait mieux caractériser qu’en disant qu’elles sont d’ordre religieux.
Dans son ouvrage célèbre, L’Ancien Régime et la Révolution, M. de Tocqueville a intitulé un chapitre « Comment la Révolution a été une révolution politique qui a procédé à la manière d’une révolution religieuse et pourquoi? » (chapitre III). Il y écrit : « Comme elle avait l’air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu’à la reforme de la France, elle a allumé une passion que jusque-là les révolutions politiques les plus violentes n’avaient jamais pu produire… Par là elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme l’islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs. » Le dogme essentiel de cette religion nouvelle, que la Révolution prétendait apporter au monde, était le principe de la souveraineté nationale ; et c’est parce que nos pères y ont cru comme au credo d’une religion révélée que la souveraineté nationale, qui était le produit contingent de circonstances historiques, s’est imposée aux esprits et a survécu aux circonstances qui l’avaient produite.
Au reste tous les grands mouvements sociaux et politiques ont revêtu un caractère religieux et mythique. En chacun d’eux apparaît un mythe qui a fait sa grandeur, sa force, par lequel il a profondément remué la conscience d’un peuple, d’une race, de toute une époque. Le mythe est essentiellement principe d’action, générateur d’énergie ; il recouvre d’une forme concrète une idée abstraite, lui donne quelque chose de surhumain et de mystérieux qui enflamme l’imagination des foules, surtout aux époques où s’exaspère le besoin de l’au-delà toujours présent au cœur de l’homme.
M. Georges Sorel a dit, et il a raison, que c’est le mythe de la divinité de Jésus-Christ qui a renverse l’ancien monde. De nos jours quelques esprits comme Péguy15 ont vu un moment dans l’affaire Dreyfus le mythe qui devait régénérer le monde moderne. M. Georges Sorel, qui est tout près de se croire un fondateur religieux, a prêché dans le même but le mythe de la grève générale. Ce sont là rêveries de nobles penseurs et rien de plus. Tout autre est le mythe de la souveraineté nationale : il a profondément remué les esprits ; il a ébranlé la vieille Europe monarchique jusque dans ses derniers fondements ; il a inspiré toutes les constitutions politiques du nouveau monde ; il a fait sentir son action jusque dans ce monde immobile et fermé qu’était l’empire chinois.
Mais la croyance mythique est, par définition même, la croyance à une chose fausse en fait. Fatalement, tôt ou tard, la fécondité créatrice du mythe s’épuise ; la réalité reprend ses droits. De nos jours avec les progrès de l’esprit critique, avec l’affaiblissement certain du besoin religieux, des mythes, s’il peut encore s’en former, n’on qu’une courte durée. Cependant le caractère mythique de la souveraineté nationale a donné à cette notion, contraire aux faits, une durée d’action beaucoup plus longue que celle qu’elle aurait eue sans cela. Mais le moment est venu où elle a perdu sa vertu créatrice. On s’aperçoit que le temps est passé où elle pouvait être principe d’action et de progrès, qu’elle est en contradiction évidente avec les faits les plus certains, qu’elle est impuissante à protéger les individus contre ceux qui détiennent la force gouvernante et à donner un fondement à l’obligation qui s’impose à eux d’assurer l’organisation et le fonctionnement des services publics.
VII. Il est en contradiction avec des faits certains
Sauf quelques rares exceptions, dans toutes les classes et dans tous les partis, les hommes du XIXe siècle se sont en général inclinés devant le principe de la souveraineté nationale comme devant un dogme religieux. Sans doute les rédacteurs du préambule de la charte de 1814 ont affirmé la permanence du principe monarchique et du droit divin ; mais c’était une satisfaction platonique donnée aux désirs de Louis XVIII, et elle ne trompait personne. En 1830 on revient au principe de la souveraineté nationale.
Sans doute aussi l’école doctrinaire critiquait avec une vigueur et une pénétration remarquables tout ce qu’avait de vain et d’artificiel cette conception de la souveraineté ; mais ces critiques restaient sans conséquence pratique. On doit cependant citer le passage suivant du discours prononcé par Royer-Collard en 1831, au moment de la discussion du projet de loi sur la pairie : « La majorité des individus, disait-il, la majorité des volontés quelle qu’elle soit, est-ce le souverain? S’il en est ainsi, il faut le dire bien haut, la souveraineté du peuple n’est que la souveraineté de la force et la forme la plus absolue du pouvoir absolu. Les sociétés ne sont pas des rassemblements numériques d’individus et de volontés ; elles ont un autre élément que le nombre ; elles ont un lien plus fort, le droit privilégié de l’humanité et les intérêts légitimes qui naissent du droit… La volonté d’un seul, la volonté de plusieurs, la volonté de tous, ce n’est que la force plus ou moins puissante ; il n’est dû à aucune de ces volontés, à ce seul titre de volonté, ni obéissance ni le moindre respect16. » Ces fortes paroles étaient sans écho et dans le parlement et dans le pays. La révolution de 1848 se faisait au nom de la souveraineté nationale ; et tous les trônes de l’Europe étaient ébranlés au nom du même dogme. Le suffrage universel égalitaire et majoritaire, que par un faux raisonnement on prétendait en faire découler, s’implantait en France et depuis faisait chaque jour une nouvelle conquête à l’étranger.
Mais à la fin du XIXe siècle, au contraire, la question s’est nettement et vraiment posée de savoir ce qu’il y avait de réel dans ce principe de la souveraineté. Une critique forte et pénétrante a été dirigée contre lui. Auguste Comte à plusieurs reprises avait de sa main puissante ébranlé le dogme ; il avait dit notamment : « Depuis plus de trente ans que je tiens la plume philosophique, j’ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme une mystification oppressive et l’égalité comme un ignoble mensonge. » A sa suite un véritable procès a été institué contre le dogme, procès dont les principaux meneurs sont aujourd’hui les théoriciens de l’Action française et ceux du syndicalisme révolutionnaire.
Les premiers ne nient point l’existence même de la puissance publique, mais prétendent qu’elle n’appartient pas, qu’elle ne peut pas appartenir à la nation elle-même qui est incapable de se gouverner, qu’elle ne peut appartenir, suivant la tradition française, qu’à un roi d’origine nationale et dont l’intérêt dynastique se confond avec l’intérêt du pays. Au nom du positivisme, M. Deherme arrive à la même conséquence, avec cette différence toutefois que la puissance publique devrait appartenir selon lui à un dictateur. Les syndicalistes s’attaquent, eux, au principe même de la puissance politique, et, procédant directement de Proudhon, ils soutiennent que l’organisation économique doit partout remplacer et remplacera bientôt l’organisation politique. II ne peut entrer dans notre plan de résumer et de discuter toutes ces doctrines. On en trouvera d’ailleurs l’exposé très net et la critique très pénétrante dans le beau livre de M. Guy-Grand, Le Procès de la démocratie.
Aussi bien toutes ces attaques théoriques seraient-elles restées vaines, si le principe avait pu s’adapter aux faits contemporains et s’il avait conservé sa force créatrice et sa vertu protectrice, s’il était encore une source de justice et de sécurité. Mais une masse énorme de faits démontrent aujourd’hui que le dogme de la souveraineté nationale est en contradiction violente avec les transformations sociales et politiques qui s’accomplissent, que d’autre part il a perdu son efficace et que même parfois son action est nocive.
Les faits sociaux et politiques abondent qui viennent heurter directement le dogme révolutionnaire. Nous ne parlerons que des plus saillants qui peuvent se grouper sous deux chefs : 1° La souveraineté nationale implique une correspondance exacte entre l’État et la nation ; or bien souvent en fait cette correspondance n’existe pas. 2° La souveraineté nationale est par définition une et indivisible ; elle implique la suppression sur le territoire national de toutes collectivités investies de droits de puissance ; or de pareilles collectivités existent dans les pays décentralisés et les pays fédéralisés.
Que bien souvent il n’y ait pas correspondance entre l’Etat et la nation, c’est un fait d’évidence. D’abord parfois les mêmes gouvernants exercent une puissance sur plusieurs collectivités distinctes, dont chacune possède incontestablement le caractère de nation. Ces nations sont souvent rivales entre elles et ne restent unies que par leur subordination commune à une puissance supérieure. L’empire d’Autriche offre un exemple frappant de cet état de choses : il est une agglomération de nations ayant chacune son individualité très nette et très marquée. Nul n’osera parler de la volonté nationale autrichienne une et indivisible ni dire que l’État autrichien est la nation autrichienne politiquement organisée. Les Tchèques de la Bohème, les Allemands de l’Autriche, les Italiens du Trentin et de l’Istrie, les Polonais de la Galicie, les Serbes de la Bosnie et de l’Herzégovine appartiennent en réalité à des nations distinctes ; on n’aperçoit nullement la volonté collective dont une nation serait le support. Qu’il y ait un peuple anglais, ce n’est pas douteux. Mais il n’est pas moins certain que le peuple irlandais ne s’est pas fondu dans la nation anglaise. Il y a cependant un Royaume-Uni qui est bien un Etat ; mais là non plus il n’y a pas une nation, une, organisée en Etat ; il y a une force gouvernante s’imposant en réalité à deux nations distinctes.
D’autre part le pouvoir des gouvernants s’exerce sur un grand nombre d’individus, qui sans doute ne forment pas une nation autonome, mais ne font pas partie de la nation noyau principal de l’Etat considéré. Ainsi tout gouvernement exerce un pouvoir sur les individus, qui ne sont pas ses nationaux, mais se trouvent sur son territoire. En outre tous indigènes des colonies sont sujets d’un Etat métropolitain sans être membres de la nation. Tous les indigènes de nos colonies sont sujets français sans être citoyens français. II y a ainsi une quantité considérable d’individus qui sont subordonnés au gouvernement français et qui ne sont point membres de la nation française. Par là toute la théorie de la souveraineté nationale s’effondre, puisque cette théorie implique que la puissance publique ne peut s’imposer qu’aux membres de la nation qui en est investie.
VIII. Il est inconciliable avec la décentralisation et le fédéralisme
La souveraineté étant une et indivisible comme la personne nation qui en est titulaire, les mêmes hommes et le même territoire ne peuvent être soumis qu’à une seule puissance publique. La nation étant une personne et sa volonté étant la puissance politique souveraine, elle concentre en elle tout ce qu’il y a de pouvoir et il ne peut pas y avoir sur le territoire national d’autres groupes ayant une partie quelconque de souveraineté. Nombreux sont les textes de l’époque révolutionnaire qui consacrent ce principe. II suffit de rappeler l’article 1er du préambule du titre III de la constitution de 1791 déjà cite : « La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation ; aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Mais ce principe vient se heurter à deux faits, qui occupent une place chaque jour plus grande dans le monde moderne : la décentralisation et le fédéralisme. Aujourd’hui beaucoup de pays unitaires et particulièrement la France évoluent vers une large décentralisation. Quant au fédéralisme il est comme le droit commun des Etats dans le nouveau monde. En Europe, la Suisse et l’Empire allemand sont des Etats fédéraux et certainement le système est destine à s’étendre.
Dans la doctrine d’après laquelle la souveraineté est un droit de puissance dont est titulaire une collectivité, la décentralisation par région, la seule que nous ayons en vue pour le moment, est un système dans lequel certaines collectivités locales, dont le nombre et le caractère varient suivant les pays, sont titulaires de quelques prérogatives de la souveraineté, exercées par des organes et par des agents considérés comme les représentants de la collectivité locale et dont l’activité est plus ou moins étroitement contrôlée par l’autorité supérieure. La commune française est un exemple très net de collectivité locale décentralisée. On dit qu’elle est titulaire de véritables droits de puissance publique : pouvoir de police, pouvoir d’établir et de lever des impôts, pouvoir d’exproprier. Ces pouvoirs sont exercés par des organes et des agents, représentants de la commune
Malgré qu’on en ait, cela est absolument contradictoire avec la conception de la personnalité une et indivisible de la nation et de la souveraineté qui s’y rattache indissolublement. On dit bien, pour tâcher de concilier ces contraires, que l’Etat national fait volontairement concession d’une partie de sa souveraineté, qu’il détermine lui-même l’étendue de cette concession, qu’il peut toujours la retirer, qu’il conserve ainsi la souveraineté dans son indivisible totalité. Cela n’empêche point que pendant que dure cette concession il y a sur le territoire national une personne de puissance publique, possédant quelques prérogatives de la souveraineté et formant comme un fragment de la personnalité nationale. Or cela est tout à fait inconciliable avec l’unité et l’indivisibilité de la souveraineté.
On dit aussi, pour résoudre l’antinomie, que les collectivités décentralisées ne sont pas vraiment titulaires des prérogatives souveraines, qu’elles n’en ont que l’exercice, la souveraineté restant intacte dans sa substance attachée à la personnalité une et indivisible de la nation. C’est là un raisonnement purement verbal. En réalité les collectivités locales prises en elles-mêmes ne peuvent pas exercer les prérogatives souveraines ; ce sont les agents locaux qui seuls le peuvent, parce que seuls ils ont une volonté. Dès lors, si l’on prétend que l’Etat est reste titulaire de toutes les prérogatives souveraines, les agents locaux sont agents de l’Etat et non pas des collectivités locales, et ainsi il n’y a plus du tout de décentralisation au sens que la doctrine dominante donne à ce mot.
Quant au fédéralisme, plus encore que la décentralisation par région, il est la négation même de la souveraineté étatique. Il est constitué essentiellement par ce fait que sur un territoire déterminé n’existe qu’une seule nation, mais que cependant sur ce même territoire existent plusieurs Etats investis comme tels de la puissance publique souveraine, un Etat central ou fédéral qui est la nation elle-même étatisée, et les Etats membres de la fédération constitués par des collectivités locales.
Certains auteurs sont tellement hypnotisés par le dogme de la personnalité souveraine de la nation Etat qu’ils n’ont même pas aperçu la contradiction. Par exemple notre savant collègue M. Esmein écrit : « Dans les Etats unitaires la souveraineté est une. L’Etat fédératif au contraire, bien que correspondant à une véritable unité nationale, fractionne la souveraineté. Certains attributs de la souveraineté sont enlevés par la constitution aux Etats particuliers et transférés à l’Etat fédéral17. » M. Esmein trouve cela tout naturel. Mais les auteurs allemands et suisses se sont vus face à face avec le problème, qui pour leur pays se posait avec une acuité singulière, et ils ont fait pour le résoudre de prodigieux efforts qui naturellement sont restés infructueux.
Les uns, comme Seydel, ont soutenu que seuls les Etats membres étaient des Etats, mais que l’Empire allemand n’avait point le caractère d’Etat18. La doctrine s’explique chez un auteur bavarois ; mais dire que l’Empire allemand n’est pas un Etat, c’est évidemment un paradoxe qui passe la mesure. D’autres auteurs ont prétendu au contraire que l’Etat central est seul un Etat et qu’il n’y a en droit aucune différence entre la circonscription décentralisée d’un pays unitaire et l’Etat membre d’un pays fédéral19. C’est encore aller contre des faits évidents. Du reste la doctrine serait-elle exacte, elle n’expliquerait rien, puisque la simple décentralisation est elle aussi antinomique à la souveraineté étatique.
Deux maitres illustres du droit public, les professeurs Laband et Jellinek, ont cru résoudre le problème en disant qu’il peut y avoir, qu’il y a des Etats non-souverains, que les Etats membres d’une fédération sont des Etats, mais non-souverains, que seul l’Etat central possède la souveraineté. Ils s’efforcent de montrer que la souveraineté n’est pas la puissance publique, mais seulement un certain caractère de la puissance publique20. Malgré tous leurs efforts, la tentative est vaine, car ni Laband ni Jellinek n’arrivent à déterminer la différence qui existerait alors entre la circonscription décentralisée et l’Etat membre. D’autre part cette doctrine n’explique rien, parce que la difficulté est toujours d’expliquer comment la puissance publique peut être fragmentée soit dans le fédéralisme soit dans la décentralisation.
C’est en vain que M. Gierke21 en Allemagne, M. Le Fur22 en France ont dépensé des trésors de subtilité ingénieuse pour démontrer la permanence de l’unité et de l’indivisibilité de la souveraineté dans l’Etat fédéral et comment cependant celui-ci se distingue de l’Etat unitaire. D’après ces auteurs, dans l’Etat fédéral comme dans l’Etat unitaire il y a correspondance entre l’unité de l’Etat et l’unité nationale ; il n’y a qu’un seul Etat comme il n’y a qu’une seule nation ; il n’y a qu’une seule personne souveraine, la nation organisée en Etat fédéral. Mais celui-ci est une corporation d’Etats ; les Etats membres concourent à former la personnalité souveraine de l’Etat fédéral ; ils sont ce que sont les citoyens dans un Etat unitaire démocratique ; ils participent (et c’est là le trait caractéristique) à la formation de la volonté de l’Etat, par conséquent à la substance même de la souveraineté et pas seulement à son exercice.
Au vrai, tout cela n’est qu’un jeu de l’esprit, tout à fait étranger à la réalité des choses. Qu’est-ce donc que la substance de la souveraineté ? Nous défions quiconque de le dire. Comparer le caractère des Etats membres à celui des citoyens d’un Etat unitaire démocratique n’explique rien du tout. Au surplus, cette doctrine ne fait pas comprendre mieux que les autres comment la souveraineté étant la volonté indivisible de la nation, des collectivités locales peuvent en posséder quelques-unes des prérogatives.
En insistant un peu sur ces doctrines nous avons voulu montrer avec quelle intensité le problème s’est posé aux publicistes modernes, quels prodigieux efforts ont été dépensés vainement et comment malgré tout subsiste implacable la contradiction des faits avec le concept de souveraineté.
IX. II est impuissant à protéger l’individu contre le despotisme
Au reste ce n’est pas cette antinomie irréductible qui a consommé dans le monde moderne la ruine du concept de souveraineté. Peut-être aurait-il subsiste malgré tout si son efficacité pratique, sa valeur pragmatique s’étaient imposées aux esprits. Or le fait diamétralement contraire s’est produit. La conscience moderne a eu le sentiment très net que ce qu’elle demande aux gouvernements ne peut trouver sa sanction et son fondement juridiques dans un système de droit public reposant sur la notion de souveraineté.
Un système juridique n’a de réalité que dans la mesure où il peut fonder et sanctionner des règles assurant la satisfaction des besoins qui s’imposent aux hommes dans une société donnée, à un certain moment. Il n’est d’ailleurs que le produit de ces besoins et s’il ne l’est pas ou ne leur garantit pas satisfaction, il est l’œuvre artificielle d’un législateur ou d’un juriste, il est sans valeur et sans force. Or un système de droit public ne peut réunir ces conditions de vitalité que s’il fonde et sanctionne les deux règles suivantes : 1° Ceux qui détiennent la puissance ne peuvent pas faire certaines choses ; 2° ils doivent faire certaines choses. La conscience moderne est aujourd’hui profondément pénétrée de cette idée que le système de droit public impérialiste est impuissant à fonder et à sanctionner ces deux règles. Elle le comprend parce que la critique a démontré le néant de la doctrine ; elle le comprend surtout parce que les faits ont démontré son impuissance à protéger l’individu contre le despotisme.
Assurément quand en 1789 l’Assemblée nationale proclama et définit le dogme de la souveraineté, la pensée qui la préoccupa surtout (et cela restera son éternel honneur) c’était de déterminer à la fois, le fondement et l’étendue des limites apportées à cette souveraineté. C’est à cela que vint répondre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle pose et elle oppose la souveraineté de l’Etat et l’autonomie de la volonté individuelle ou liberté ; elle affirme que le droit de l’Etat ou souveraineté est limité par le droit de l’individu ou liberté et que l’Etat ne peut agir que pour protéger cette liberté et dans la mesure où il la protège. Mais il faut bien cependant que cette liberté de l’individu soit elle-même limitée : la vie sociale n’est possible qu’avec et par cette limitation ; les individualistes les plus intransigeants en conviennent. Si donc la liberté de l’individu limite la souveraineté de l’Etat, ce n’est que dans une certaine mesure et la liberté a elle aussi ses limites. Dès lors se pose une double question : quelle est la mesure de la limitation qui peut être apportée à la liberté? Où est la garantie que cette limitation ne sera pas arbitraire? On y a répondu (et il n’y avait pas d’autre réponse possible) en disant : la liberté d’un individu ne peut être limitée que dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger la liberté de tous ; et cette limitation ne peut être faite que par la loi, c’est-à-dire par une disposition générale votée par la nation ou par ses représentants (Déclaration des droits de 1789, art. et 6).
C’étaient là, l’expérience l’a prouvé, des garanties bien fragiles. D’abord la doctrine individualiste qui pose la liberté individuelle n’a plus aujourd’hui que quelques fidèles ; la masse des esprits n’y voient plus qu’une hypothèse d’ordre métaphysique, qui peut être défendue comme toutes celles de cet ordre, mais rien de plus. C’est dire qu’elle est la fragilité même. La nécessité d’une loi pour limiter la liberté individuelle est assurément une garantie. Le caractère de généralité protège l’individu contre la partialité des gouvernants. Mais les constituants de 1791 croyaient à l’infaillibilité de la loi, parce qu’ils y voyaient la volonté même de la nation. En cela, l’expérience l’a montre, ils se trompaient du tout au tout. Si la loi est votée directement par le peuple, elle est l’œuvre d’une foule avec ses passions et ses entraînements et rien n’assure son équité. Rousseau a dit, il est vrai : « Le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir d’intérêts contraires aux leurs ; par conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres23. » Qui ne voit aujourd’hui qu’il n’y a là qu’un affreux sophisme?
Si la loi est votée par un parlement élu, elle n’offre pas plus de garantie. Le parlement a beau affirmer qu’il représente la volonté nationale, la loi en fait est l’œuvre individuelle de quelques députés. En 1848 quand on eut institué le suffrage universel, on crut de bonne foi, mais naïvement, que tout était sauvé. Le plébiscite de 1851 ratifiait le coup d’Etat. Les commissions mixtes, les lois de sûreté générale, et pour tout dire d’un mot, le despotisme des premières années du Second Empire, éclairaient les esprits sur les garanties qu’on peut attendre du suffrage universel.
D’ailleurs la doctrine de la souveraineté a toujours été en théorie et en fait une doctrine d’absolutisme. Dès le début du Contrat social, Rousseau déclare « qu’il est contre la nature du corps que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre, qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le Contrat social ». Il justifie cette proposition par un étrange sophisme : « Quiconque, dit-il, refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie pas autre chose, sinon qu’on le forcera d’être libre24. » C’est au nom de cette doctrine et de ces sophismes que la Convention a fait peser sur la France la plus sanglante des tyrannies, et c’est en invoquant le droit populaire que les deux Napoléon ont imposé leur despotisme. Ils procèdent aussi directement de Rousseau et du faux dogme de la souveraineté tous les juristes allemands qui, à la suite de Gerber et de Laband, veulent faire la théorie juridique du despotisme impérial.
Ce n’est pas tout. L’homme moderne demande aux gouvernants non seulement de ne pas faire certaines choses, mais encore de faire certaines choses. Par conséquent le besoin s’impose d’un système de droit public qui donne un fondement et une sanction à cette obligation positive. Or à cet égard le système fondé sur la notion de souveraineté est évidemment frappé d’une impuissance irrémissible. On ne l’a pas aperçue tant qu’on n’a demandé à l’Etat que les services de guerre, de police et de justice. En effet, ceux qui détiennent le pouvoir sont naturellement amenés à prendre des mesures pour défendre le territoire et pour imposer l’ordre et la tranquillité. En agissant ainsi ils servent leurs intérêts propres, puisque la défense contre l’ennemi de l’extérieur et le maintien de l’ordre sur le territoire sont les conditions mêmes de la conservation par les gouvernants de leur puissance. Quand donc les gouvernés ne leur demandèrent que ces services de guerre, de police et de justice, le besoin n’apparut pas d’un système de droit établissant le fondement et la sanction de ces obligations.
D’autre part, quand l’activité des gouvernants n’avait que ce triple objet, leur intervention se produisait sous la forme d’actes unilatéraux qui paraissaient être des commandements. Dans l’activité des magistrats romains et de l’empereur ensuite, ce qui apparaît avant tout, c’est l’imperium, la jurisdictio, c’est-à-dire une puissance de commander. Les rois de France, héritiers des traditions romaines, possèdent aussi, sous des noms différents, l’imperium et la jurisdictio. Et quand en 1789 et 1791 on veut déterminer et analyser le contenu de l’activité gouvernante, on n’y aperçoit qu’une puissance de commander et on édifie la théorie des trois pouvoirs.
Aujourd’hui pour des causes très complexes et très nombreuses, par suite surtout des progrès de l’instruction, des transformations économiques et industrielles, ce n’est plus seulement le service de guerre, de police et de justice que l’on demande aux gouvernants ; ce sont des services très nombreux et variés dont beaucoup ont le caractère industriel. Les auteurs allemands les désignent dans l’ensemble par l’expression de culture : les gouvernants doivent accomplir toutes les activités propres à développer la culture physique, intellectuelle, morale de l’individu et la prospérité matérielle de la nation. L’intérêt des gouvernants ne se confond plus alors avec celui des gouvernés. Il ne lui est pas opposé ; mais il en est très distinct. Par suite se fait sentir le besoin d’un système de droit public qui donne un fondement, une sanction à ces obligations ; ainsi apparaît l’impuissance du système impérialiste.
Sans doute, dans ce système, la souveraineté de l’Etat est limitée par la liberté. Mais la liberté est pour l’individu le droit de développer sans entrave son activité physique, intellectuelle et morale. Elle n’est pas le droit d’exiger que les autres, que l’Etat coopère activement à ce développement, accomplisse ces fonctions de culture.
En outre quand les gouvernants exercent ces attributions on n’aperçoit pas le commandement, les prérogatives d’une volonté souveraine, les manifestations de l’imperium traditionnel. Quand l’Etat donne l’enseignement, distribue des secours aux indigents, assure le transport des personnes et des choses, on a beau faire et beau chercher on ne trouve dans ces activités rien qu’on puisse rattacher de près ou de loin à un pouvoir de commandement. Or si l’Etat est par définition et par nature la collectivité commandante, il faut bien qu’il le soit toujours. Si dans une seule de ses manifestations l’Etat n’est pas souverain, c’est qu’il ne l’est jamais.
Et cependant dans tous ces services modernes qui prennent chaque jour une plus grande extension, instruction, assistance, travaux publics, éclairage, postes, télégraphes, téléphones, chemins de fer, etc., il y a une intervention de l’Etat qui doit être soumise au droit, réglée et disciplinée par un système de droit public. Mais ce système ne peut plus être fonde sur le concept de souveraineté puisqu’il s’applique à des actes où l’on ne peut apercevoir aucune trace de puissance commandante. Il se constitue donc forcement un système nouveau, se rattachant d’ailleurs par des liens intimes au précédent, mais fondé sur une notion toute différente, qui est partout, qui façonne toutes les institutions modernes du droit public, qui inspire toute la jurisprudence si féconde de notre conseil d’Etat ; c’est la notion de service public.
- Cf. Ulpien, Loi 1 ; Digeste, De constitutionibus principis, I, 1. [↩]
- Cf. E. Bourgeois, Le Capitulaire de Kiersy-sur-Oise p. 320. [↩]
- Luchaire, Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, I, p. 40 ; Fliche, Le Règne de Philippe Ier, 1912. [↩]
- Loyseau, Traité des offices, liv. II, chap. II, n° 21 et 28, p. 187 et 188, Paris, 1640. [↩]
- Loyseau, Traité des seigneuries, chap. I, n° 5, p. 6, Paris, 1640. [↩]
- Loyseau, Ibid., chap. I, n° 27 et 29, p.6. [↩]
- Loyseau, Ibid., chap. I, n° 28, p.6. [↩]
- Domat, Le droit public, tit. IV, sect. I, n° 3, p. 21, Paris, 1713. [↩]
- La coutume de Beauvoisis, chap. XXXIV, § 41, II, p. 22, édit. Beugnot, 1842. [↩]
- Ibid., chap. LXI, § 72, II, p. 407. [↩]
- Pasquier, Recherches sur la France, liv. VIII, chap. XIX, I, col. 795, Amsterdam, 1723. [↩]
- Bodin, Les Six Livres de la République, liv. I, chap. VII et XI, édit. française, Lyon, 1593. [↩]
- Loyseau, Traité des seigneuries, chap. II, n° 4-9, p. 14 et 15, Paris, 1640. [↩]
- Lebret, De la Souveraineté du roi, liv. I, chap. II, p. 5, Paris, 1642. [↩]
- Péguy, Notre Jeunesse, 1910. [↩]
- Archives parlementaires, 2e série, LXX, p. 360. [↩]
- Esmein, Droit constitutionnel, 5e édit. 1909, p. 6. [↩]
- Seydel, Kommentar zur Verfassung-Kunde für das deutsche Reich, 1re édit. 1897, p. 6 et 23. [↩]
- Borel, Étude sur la souveraineté et l’Etat fédératif, 1886. [↩]
- Laband, Droit public, édit. française 1900, I, p. 5 et suiv. ; Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 2e édit. 1905, p. 470 et suiv. [↩]
- Gierke, Jahrbuch de Schmoller, VII, 1887, p. 1097. [↩]
- Le Fur, L’Etat fédéral, 1897, p. 697 et suiv. [↩]
- Contrat social, liv. I, chap. VII. [↩]
- Liv. I, Chap. VII. [↩]
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