La formule de notre arrêt est très prudente et s’enferme très exactement dans le cas particulier; elle n’en contient pas moins, à l’adresse de l’administration préfectorale et aussi des administrations municipales, un avertissement de portée générale et un rappel aux principes fondamentaux de la moralité administrative. Il s’agit de la maxime que les pouvoirs de la police ne sont pas confiés aux administrations publiques pour qu’elles y trouvent une occasion de se procurer de l’argent, de la séparation radicale que le régime d’Etat a établie entre les préoccupations d’ordre public et les préoccupations fiscales qui a été une conquête sur les habitudes et les pratiques féodales, et qu’il est aussi difficile de maintenir qu’il a été malaisé de l’opérer. C’est que la tentation est bien grande pour les administrations de remplir telle ou telle caisse administrative plus ou moins pauvre en levant un péage occasionnel.
Jusqu’ici, le Conseil d’Etat n’avait eu à réprimer qu’une certaine variété de ces tentations, celles que fait éprouver le pouvoir réglementaire, par exemple, celles qu’éprouvent les municipalités en constatant que les recettes de leurs marchés couverts ou de leurs abattoirs sont en baisse, et qu’elles les augmenteraient, si, par des réglementations de police, elles contraignaient certaines marchandises à passer par le marché couvert, certaines viandes à passer par l’abattoir; à diverses reprises, le Conseil d’Etat a annulé des arrêtés municipaux portant règlement de police, et prescrivant des mesures de ce genre (V. not., Cons. d’Etat, 15 [et non 9] févr. 1895, Tostain, S. et P. 1897.3.89; Pand. per., 1897.4.35; 22 mai 1896, Carville, S. et P. 1897.3.121, et la note de M. Hauriou; Pand. per., 1898.4.4; 21 déc. 1900, Trotin, S. et P. 1903.3.57, et la note de M. Hauriou; Pand. per., 1903.4.92. Comp.Cons. d’Etat, 22 déc. 1905, Lemarchand, S. et P. 1907.3.154, et la note).
Cette fois-ci, ce n’est pas le pouvoir réglementaire qui est coupable, mais bien l’autorisation de police. La matière n’est pas moins grave; nombreuses sont les entreprises individuelles ou les œuvres collectives qui comportent une autorisation individuelle de la police, et quels impôts arbitraires pourraient être perçus si celle-ci prenait l’habitude de faire payer ses autorisations. D’autant qu’ici, comme on va le voir, l’impôt ne se dissimule pas dans la formule générale d’une mesure d’ordre public; il s’affirme brutalement comme une exigence individuelle : « La personne qui a demandé l’autorisation est invitée à compléter sa demande en mentionnant l’engagement d’opérer le versement de…, etc… »
Dans l’espèce, il s’agissait d’une œuvre charitable : la Société des Dames de la Miséricorde de Montluçon avait demandé au préfet de l’Allier d’autoriser une loterie de bienfaisance. Celui-ci avait répondu qu’il n’autoriserait qu’à la condition qu’une somme de 500 francs serait prélevée sur le produit de cette loterie pour être versée au bureau de bienfaisance de la ville de Montluçon.
Il y avait évidemment des circonstances atténuantes : le bureau de bienfaisance est la plus intéressante des caisses administratives, il s’agissait d’autoriser une loterie au profit des pauvres, mais, le bureau de bienfaisance est un service organisé au profit des pauvres. En fait, l’argent prélevé sur le produit de la loterie par le bureau de bienfaisance n’en allait pas moins aux pauvres, quoique par un autre canal. En droit, le bureau de bienfaisance ne perçoit-il pas légalement le droit des pauvres sur toutes les fêtes de bienfaisance payantes qui ne sont pas organisées par l’Administration elle-même. (V.Cons. d’Etat, 27 juill. 1883, Vénot, S. 1885.3.47; P.chr.; Pand.chr.; 20 nov. 1885, Bureau de bienfaisance de St-Servan, S. 1887. 3.30; P. chr.; Pand. chr.; 2 fév. 1900, Marzelles, S. et P. 1902.3.45; et la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 27 juill.1904, Bureau de bienfaisance de Montbazon, S. et P. 1905.3.65) ? Y a-t-il une grande différence entre une fête de bienfaisance payante et une loterie organisée au profit des pauvres ? Ne concevrait-on pas que le droit des pauvres fût étendu par analogie aux loteries de bienfaisance ? Et, si les textes ne comportent pas cette extension, la pratique administrative ne peut-elle pas légèrement dépasser les textes ? Il y a une circulaire ministérielle du 25 décembre 1845 qui y invite ; elle enjoint aux préfets de veiller à ce que, par l’abus des loteries les bureaux de bienfaisance ne soient pas frustrés du produit de souscriptions dont ils peuvent seuls, en leur qualité de représentants légaux des pauvres, faire un judicieux emploi. Sans doute, cela signifie que le préfet ne doit pas accorder des autorisations de loteries trop multipliées; mais ne peut-on pas aussi l’entendre en ce sens que les autorisations seront soumises à une condition, à une charge au profit des bureaux de bienfaisance ?
Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que le droit pour le Préfet, de rejeter ou d’accueillir la demande dont il s’agit contenait implicitement celui de n’y faire droit qu’à de certaines conditions, auxquelles il était loisible à la société demanderesse de ne pas se conformer en renonçant au bénéfice de l’autorisation.
Telle a été ou telle a pu être la justification du préfet, et c’est ainsi, à propos de cas qui paraissent favorables, par des arguments plus ou moins spécieux, que l’on se laisse entraîner à créer des précédents fâcheux.
Le Conseil d’Etat a eu grandement raison de mettre le holà. Déjà en 1895, il avait été saisi de la même question (V. Cons. d’Etat, 29 mars 1895, Congrégation des Sœurs de la Miséricorde du Havre, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 302); il avait évité de se prononcer sur le fond, en rejetant le pourvoi pour défaut de qualité des requérants. Le ministre de l’intérieur, dans notre affaire, tirait argument de ce précèdent, et il avait tort. Ainsi qu’il lui arrive souvent en présence d’une question nouvelle, le Conseil avait voulu se donner le temps de la réflexion. Depuis douze ans, il a pu réfléchir et voir combien il était urgent de couper le mal dans sa racine.
Si, en effet, on laissait s’établir le précèdent que, sans texte législatif, en autorisant la perception, une somme d’argent peut être exigée comme condition d’une autorisation de police, ce serait à bref délai la gangrène de l’administration française, si justement renommée jusqu’à présent pour son honnêteté. II y a déjà dans l‘ombre des affaires louches que l’on soupçonne ou que l’on sait; on affirme qu’il est des villes où certaines autorisations de police ne s’obtiennent que moyennant argent; la somme n’est pas versée dans la caisse municipale, mais elle l’est dans une caisse à côté, dans celle d’un parti, dans celle d’un comité, dans celle d’un journal; elle contribue à alimenter un fonds de propagande. Dans d’autres villes, les polémiques locales font allusion à un autre abus : on n’obtiendrait pas les autorisations de police sans des influences personnelles qu’il faut rémunérer. Si ces faits sont exacts, de pareilles mœurs administratives sont déplorables : à les supposer établis, ils ne se manifestent encore qu’en des points du territoire relativement rares; mais quel encouragement redoutable leur serait donné si, officiellement, par décision exécutoire, par décision préfectorale, des exactions du même genre étaient pratiquées au profit des caisses administratives, encore bien que ces caisses et l’emploi des fonds qui leur sont versés soient soumis à la surveillance et au contrôle d’une comptabilité régulière ! Combien rapidement cet exemple se propagerait de haut en bas, sans que la perception fût entourée, des mêmes garanties, et combien vite s’étalerait ouvertement ce qui actuellement se dissimule dans la pénombre ! Il y a des exemples qui ne doivent pas être donnés ; il y a des états d’esprit dans lesquels ne doivent pas être placés les administrateurs locaux, parce qu’une fois orientés, ils ne s’arrêtent pas aux distinctions et aux nuances, et vont jusqu’au bout de la voie qu’on leur a inconsidérément ouverte. Ils attacheront peu d’importance à ce fait que c’est au profit d’une caisse publique que l’autorisation de police a été taxée; ils retiendront surtout cet autre fait qu’on peut faire payer une autorisation de police, et, contre les pires applications de cette maxime, l’autorité préfectorale sur les municipalités n’est pas faite seulement de pouvoir juridique, elle est faite aussi d’autorité morale, et l’autorité morale ne se conserve que si l’on s’impose à soi-même une rigoureuse discipline.
D’ailleurs dans le cas particulier, il n’y a pas un seul des arguments invoqués pour la défense du préfet qui résiste à l’examen.
Il est bien évident qu’en principe, l’autorisation de police, comme toute manifestation de volonté, peut être soumise à une condition, mais il y a des conditions qui sont illicites; la condition de verser une somme d’argent est doublement illicite; elle l’est à raison de l’incompatibilité de la police et de la fiscalité; elle l’est encore raison du principe positif qui interdit de percevoir une taxe sans un texte législatif. Il est inutile de faire intervenir la circulaire ministérielle du 25 décembre 1845; d’abord, elle ne contenait certainement que le conseil de ne pas trop multiplier les autorisations de loteries, et non point celui de les subordonner à la prestation d’une somme d’argent; ensuite, cette circulaire n’est pas opposable au contentieux (Sur le principe que les circulaires ministérielles n’ont pas force obligatoire, V. Cass. 29 mai 1902, S. et P. 1903.1.347, et les renvois; Pand. per. 1904.1.53. V. aussi Paris, 9 juill. 1908, S. 1908.2.292.J: et la note). Enfin, les arguments d’analogie que l’on pourrait tirer du droit des pauvres ne portent pas, parce que l’analogie ne suffit pas pour étendre des obligations fiscales.
La formule de notre arrêt est d’une brièveté tranchante; il faut espérer qu’elle coupera court à des imprudences, qui, si elles se répétaient, entraîneraient la démoralisation de l’administration française.