On le sait, la République fédérale d’Allemagne fut le premier État au monde à introduire dans sa Constitution (la Loi fondamentale, LF par la suite), le principe de la dignité de la personne humaine. Cette reconnaissance ouvre même le texte constitutionnel puisqu’elle est placée à l’al. 1 de l’art. 1er. Le terme de dignité fut ainsi consacré lors des débats au Conseil parlementaire, puisque l’avant-projet de Herrenschiemsee plaçait à l’al. 1 de son art. 1 la phrase suivante : « L’être humain n’existe pas pour l’État, mais l’État, pour l’être humain », formule classique du personnalisme ambiant. Cette phrase disparut et l’al. 2, qui avait été rédigé par le professeur Hans Nawiasky, au prix de quelques retouches purement cosmétiques, devint le premier alinéa de l’article premier LF :
« La dignité de l’être humain est intangible (Die Würde des Menschen ist unantastbar). Tous les pouvoirs publics ont le devoir de la respecter et de la protéger. »
Si ces deux phrases sont brèves et ramassées, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle les concernant est longue, profuse et complexe.
Cela vient de l’indétermination qui marque la signification du mot « dignité ». Il faut rappeler que ce mot avait connu une longue carrière philosophique avant de se voir ainsi « juridifier » dans un texte constitutionnel. Le stoïcisme romain avait détourné le sens honorifique traditionnel de la dignitas, pour l’imputer à tout être humain et même au vivant en général, à raison du « feu divin » qui l’anime universellement. La dignité particulière de l’homme fut pleinement reconnue par la pensée chrétiennne puisque l’être humain est imago dei. Cependant, si l’on voit bien l’usage que fait Saint Thomas du mot dignité reste attaché à la pensée antique : il en reprend le sens honorifique et l’attache à chaque genre d’être – Dieu, les anges, les hommes – en fonction de leur rang dans la grande échelle des êtres. L’humanisme de la Renaissance fait un pas décisif en pensant une dignité proprement et exclusivement humaine en l’attribuant à cette qualité en voie de constitution, historiquement, celle de sujet. Dans son court traité De la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole voit en l’homme un « plastes et fictor », celui qui se modèle et s’invente soi-même, le maître de soi, ce qui est la définition d’un sujet.
Mais c’est chez Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, que l’idée de dignité prend une dimension philosophique particulière. Il faut en effet, dit Kant, distinguer deux types de valeurs. Toutes les choses ont une valeur, mais celle-ci peut être soit un prix, soit une dignité. La dignité est donc différenciée du prix en ce qu’elle n’est pas susceptible d’échange, de négoce, de commerce. La dignité n’est pas une valeur d’échange, elle est une valeur absolue et donc inconvertible. Elle s’attache à l’ « être raisonnable en général » et donc à l’homme. De même que, chez Rousseau, l’homme qui se fait esclave n’est plus un homme, chez Kant, l’homme qui abdique sa dignité n’est plus un homme. Ce qui veut dire que la dignité, n’étant pas négociable, n’est pas davantage disponible. Ce que la Loi fondamentale rend par le prédicat « intangible ».
L’une des formules de l’impératif catégorique kantien déduit très exactement, pour l’action morale, ce qu’exige l’indisponibilité de la dignité :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen.
L’indisponibilité de la dignité signifie donc aussi l’interdit moral d’y renoncer, c’est-à-dire de se faire, même par la décision de sa libre volonté, seulement l’instrument, l’objet de la satisfaction d’autrui, ce qui équivaudrait à se déshumaniser volontairement.
Traduit dans la langue du droit qui la reçoit après la Seconde guerre mondiale, cela signifie que la dignité n’est pas susceptible de renonciation. Et cela explique bien des difficultés et controverses doctrinales autour de la dignité, jusqu’à celles qu’ont pu faire naître, en France, la décision du Conseil d’État sur le « lancer de nain ».
Pour la doctrine et la jurisprudence allemandes, l’intangibilité de la dignité signifie que celle-ci n’est ni à la disposition d’autrui, ni à la disposition du libre arbitre de son titulaire. Chacun a donc non seulement le devoir de la respecter, mais aussi celui de la protéger, ce que précise la seconde phrase de l’art. 1er al. 1 LF, devoir de respect non seulement en autrui mais aussi en soi-même.
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De fait, la doctrine juridique allemande a interprété, dès les années 1950, la dignité en un sens kantien, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse purement et simplement de plaquer la philosophie pratique de Kant sur le texte de la LF. Mais plusieurs aspects essentiels de l’interprétation de la dignité peuvent se comprendre plus clairement à la lumière de l’impératif catégorique.
Certes Kant distingue la doctrine des vertus et la doctrine du droit, la légalité et la moralité, mais tirer de là, comme le font Horst Dreier (Grundgesetz Kommentar, Horst Dreier (dir.), 3e éd., t. 1, Tübingen, Mohr Siebeck, 2013, n° 13)ou Rolf Gröschner (Menschenwürde als Sepulkralkultur in der grundgesetzlichen Ordnung, Stuttgart, Boorberg Verlag, 1995), un interdit prohibant la lecture de la notion « juridique » de la dignité à la lumière de la notion kantienne de dignité et de l’impératif catégorique, c’est oublier que la notion et l’impératif, s’ils ne sont certes pas dans la Doctrine du droit, sont dans les Fondements de (toute) la métaphysique des mœurs, c’est-à-dire tout autant de la Doctrine des vertus que de la Doctrine du droit. Qu’il faille lire le dictum de l’impératif catégorique autrement selon que l’on se situe dans la Doctrine des vertus ou dans la Doctrine du droit est une chose incontestable. Qu’on ne puisse plus du tout l’y lire dans la doctrine de la « loi juridique » (Rechtsgesetz) comme « loi universelle de la liberté », c’est une autre chose, très contestable.
Quoi qu’il en soit, la formule la plus habituelle dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, l’« Objektformel », la « formule de l’objet » entretient très probablement quelque rapport avec l’impératif catégorique. Cette formule de l’objet dit l’interprétation kantienne qu’il faut donner à la dignité en son sens constitutionnel : ne jamais traiter l’humanité de l’homme seulement comme un objet, un moyen, mais toujours aussi comme une « fin en soi », c’est-à-dire comme l’être qui se fixe à lui-même ses propres fins, comme un être autonome, un sujet. La formule de l’objet dit la garantie de la subjectivité de tout être humain.
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Cette interprétation canonique de la dignité est surtout représentée par Günther Dürig, s’inspirant de Josef Wintrich (Festschrift Wilhelm Laforet, 1952, p. 227 [pp. 235 et s.]), Dürig qui l’a pour ainsi dire imposée à travers le commentaire qu’il a fait de l’art. 1 LF en 1958 dans le premier grand commentaire de la Loi fondamentale, le célèbre Maunz/Dürig.
Plus précisément, Dürig a rédigé, entre autres, les commentaires afférents aux trois premiers articles de la Loi fondamentale, soit, outre la dignité, l’art. 2 protégeant le « libre épanouissement de la personne humaine », et l’art. 3 consacré à l’égalité. Le commentaire de l’art. 1 ne fut jamais mis à jour ni remplacé jusqu’en 2003, date à laquelle un commentaire nouveau, dû à Matthias Herdegen, est venu remplacer le « Dürig ».
Dignité, liberté et égalité formaient selon Dürig la triade fondamentale, le socle sur lequel reposait tout l’édifice des droits fondamentaux de l’ordre constitutionnel allemand. Il est vrai qu’ils ouvrent le titre consacré aux droits fondamentaux.
Mais, si l’on peut dire, la dignité avait une dignité particulière : elle garantissait à tout être humain la qualité de sujet, de sujet de droit, elle était donc la matrice des deux autres principes, la liberté d’abord, puisqu’un sujet ne peut être qu’un sujet par principe libre, et l’égalité ensuite, puisque la dignité est une qualité de tout être humain.
Matrice des principes des articles 2 et 3, en vérité, la dignité rayonnait dans l’ensemble des droits fondamentaux, conçus comme des spécifications de la dignité, de la liberté et de l’égalité dans divers domaines de la vie sociale et individuelle. Mais elle n’était pas, elle-même, selon Dürig, un droit fondamental.
Cette construction n’est pas sans visée pratique. La soi-disant « clause d’éternité » de l’article 79 al. 3 LF, prohibant toute révision constitutionnelle touchant, notamment, au principe énoncé à l’art. 1 LF, peut être interprétée ainsi largement : elle prohibe toute révision des droits fondamentaux en tant qu’une telle révision aurait pour effet de toucher ce qui, au cœur de chacun des droits fondamentaux considérés, serait protégé par la dignité, l’intangibilité de celle-ci étant ainsi confirmée et particulièrement protégée, même contre la révision.
Cette construction a d’ailleurs trouvé écho dans plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle, s’agissant du respect de la vie privée (« Écoutes téléphoniques », 1970), de la propriété (« Expropriations en Allemagne de l’Est », 1991) ou encore du droit d’asile (« Réforme du droit d’asile », 1996).
La dignité détermine ainsi un cœur « intangible », intouchable même par voie de révision, à l’intérieur du domaine protégé par les droits fondamentaux.
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Mais Dürig avait mis en avant une thèse fondamentale concernant la nature juridique même du principe de dignité : il est un principe purement objectif, il ne crée pas un « droit fondamental » à la dignité ce qui lui donnerait le caractère d’un droit public subjectif.
Cette thèse est aujourd’hui encore disputée en doctrine. La Cour constitutionnelle fédérale considère cependant la dignité, à la fois, comme un droit et comme un principe fondateur, structurant l’ensemble des droits et du droit.
La thèse de Dürig peut s’appuyer sur un argument textuel puisque l’al. 3 de l’art. 1er LF dispose que « les droits fondamentaux énoncés ci-après lient la législation, le pouvoir exécutif et la justice en tant que droit immédiatement applicable ». Les mots « ci-après » semblaient exclure la dignité, reconnue à l’al. 1 du même article, de la catégorie des droits fondamentaux.
Mais elle s’explique pour des raisons plus profondes, plus kantiennes.
Les droits fondamentaux sont « en première ligne » des droits subjectifs, des droits défensifs contre la puissance publique. Par ailleurs, un droit subjectif est celui dont le sujet a la plus entière maîtrise, dans les conditions posées par le droit objectif. En particulier le droit de renoncer à son droit subjectif semble être un élément constitutif de la définition même du droit subjectif, pas seulement de son régime.
Or, chez Kant, la dignité n’est pas une simple qualité du sujet mais elle détermine son essence en tant que sujet : elle est le fondement moral objectif qui fait que le sujet peut être dit sujet, maître de soi. C’est pourquoi elle est totalement indisponible, même par le sujet qui se nierait en tant que sujet s’il abdiquait sa dignité. Il faut catégoriquement, inconditionnellement respecter l’humanité non pas seulement dans la personne d’autrui, mais aussi dans sa propre personne.
C’est bien pourquoi la dignité joue à double sens : protectrice et limitatrice. Non pas comme les libertés, au sens où les droits d’autrui peuvent limiter mes propres droits, mais en ce sens que ma propre dignité peut limiter mon propre droit (subjectif). D’où les discussions sur les décisions qui font jouer ce rôle à la dignité, comme celle sur le lancer de nain en France. La dignité est une composante de l’ordre public, mais une composante inconditionnelle (les circonstances ne la conditionnent pas), un impératif catégorique. La même chose vaut en droit allemand.
Ainsi la décision « Peep Show » rendu le 15 décembre 1981 par la Cour administrative fédérale (BVerwGE 64, 274). L’administration doit refuser l’autorisation d’ouverture d’un commerce offrant un spectacle dit « peep show » en tant que celui-ci est contraire à la dignité, composante de l’ordre public.
La motivation est remarquable, parce qu’elle motive un peu plus que le Conseil d’État dans l’affaire française du lancer de nain (dont on ne sait toujours pas ce qui contrevient à la dignité !) : à la différence des spectacles traditionnels de strip-tease, la configuration particulière du peep-show protège le spectateur-voyeur par une glace sans tain ; il en résulte que l’artiste ne voit pas celui (ou celle) qui la voit ; il manque donc ce minimum de la communication humaine qu’est l’échange des regards ; la strip-teaseuse est donc réduite à n’être que l’objet de la concupiscence du voyeur. La dignité de la strip-teaseuse est donc méconnue.
La Cour conclut : « Cette violation de la dignité humaine ne peut être ni écartée ni justifiée par la considération que la femme qui se donne en spectacle dans un peep show agit de sa libre volonté. La dignité de l’être humain est une valeur objective et indisponible au respect de laquelle l’individu ne saurait renoncer : cette renonciation est sans effet. »
Ce sont les mêmes principes qui guidaient la Cour administrative fédérale dans l’affaire du Laserdrome (« jouer à tuer ») : elle a cependant saisi la Cour de justice de l’UE au risque d’une réponse qui eut pu mettre en cause l’intangibilité de la dignité (décision du 24 oct. 2001 de la Cour administrative fédérale, CJCE 14 oct. 2004, aff. C-36/02, arrêt Omega).
En donnant à la dignité la qualité d’un principe de droit objectif, et, plus précisément, le rang de « principe constitutif suprême du droit objectif dans son ensemble », Dürig entendait garantir à la dignité et à son intangibilité une efficacité maximale.
C’était d’abord affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une simple déclaration de principe.
Mais Dürig savait aussi, comme l’écrit Ernst-Wolfgang Böckenförde, que « tout droit fondamental a ses limites, doit les avoir et se trouve ainsi soumis à la mise en balance », ce qui n’est pas compatible avec l’intangibilité.
Comme principe objectif, en revanche, la dignité devait rayonner dans l’ordre juridique dans son ensemble et surtout ne pas être arrêtée par la question de l’effet horizontal des droits fondamentaux : elle s’impose pleinement dans tout l’ordre juridique et constitue le socle objectif sur lequel repose le système des droits fondamentaux en tant que système de valeurs, et plus largement encore le système juridique tout entier. La dignité, qui dépasse le cadre du droit positif (idée d’un « droit suprapositif »), est la valeur de toutes les valeurs.
Ne pas faire de la dignité un droit fondamental, n’entraînait aucun déficit de protection juridictionnelle : elle n’aurait certes pu être invoquée seule à l’appui de la Verfassungsbechwerde (le « recours constitutionnel individuel » qui suppose que le requérant invoque l’atteinte à l’un de ses droits fondamentaux), mais puisqu’elle rayonne dans tous les droits fondamentaux, il est toujours possible de lui faire produire son plein effet même si le recours s’appuie sur un autre droit de base.
Toute cette construction se retrouvait dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et, par exemple, la plus importante des décisions classiques relatives à la dignité, la décision du 21 juin 1977 (prison à vie) semblait être un copié-collé des principaux passages du commentaire de Dürig (BVerfGE 45, 187 [227 et s.]).
Si, malgré tout, la Cour parle aujourd’hui de la dignité comme d’un « droit fondamental », elle conserve sa place éminente en tant que l’on peut dire, pour le droit allemand, ce que disent de la dignité les Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « La dignité de la personne humaine n’est pas seulement un droit fondamental en soi, mais constitue la base même des droits fondamentaux. »
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La puissance de cette construction s’est manifestée principalement à travers la protection particulièrement forte que la dignité a garanti à « la vie à naître » en Allemagne. Les décisions de la Cour constitutionnelle de 1975 et 1993 sur l’interruption volontaire de grossesse sont emblématiques. La question de la protection de la vie embryonnaire (au moins à partir de sa nidation) ne relève pas seulement du « droit à la vie », mais aussi d’une dignité « intangible », qui de toute façon constitue aussi le cœur même du droit à la vie.
Mais cette insistance sur la dignité est aussi liée à l’existence de fortes crispations morales et idéologiques. La dignité est intangible, alors « Touche pas à ma dignité ».
La parution du commentaire de Herdegen remplaçant la bible, où Dürig avait révélé la vérité définitive de la dignité, a provoqué de vives réactions dès lors que le nouveau commentateur proposait une version plus prosaïque, plus positiviste de la dignité et même une sorte de gradation de la protection de la vie embryonnaire.
L’attaque la plus éminente vint de Böckenförde qui, dans la FAZ, écrivit, contre le nouveau commentaire de Herdegen, une recension polémique intitulée « La dignité de l’être humain était intangible » (« Die Würde des Menschen war unantastbar », FAZ 3 sept. 2003).
De même, le commentaire d’Horst Dreier qui mettait lui aussi en question le principe d’une protection inconditionnelle de la vie embryonnaire, qui critiquait la teneur du débat sur les biotechnologies et la bioéthique mis pratiquement sous le boisseau exclusif de la dignité, qui défendait, contre certaines propositions doctrinales, la non-protection de l’embryon avant la nidation et demandait à ce qu’on « découple » la dignité du droit à la vie, ce commentaire eut des conséquences fâcheuses pour son auteur puisqu’une très violente polémique fut engagée contre lui par les milieux catholiques allemands lorsque son nom fut proposé pour entrer à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avec la perspective d’en devenir le président. Ce commentaire explique pourquoi le président actuel de la Cour s’appelle Andreas Voßkuhle.
Mais on voudrait pour conclure évoquer deux jurisprudences dans lesquelles on peut constater cette tendance, très allemande, à voir et à mettre de la dignité partout.
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La première remonte à une décision du 15 février 2006 concernant la loi sur la sécurité aérienne et, plus précisément, la possibilité de faire feu sur un avion civil qui aurait été détourné par des terroristes en vue d’écraser l’avion sur des populations civiles au sol (BVerfGE 115, 118 [151 et ss.]).
La formule de l’objet donne la solution : les passagers et les membres d’équipage de l’avion sont dans l’impossibilité de se déterminer par eux-mêmes (du fait des terroristes, pas de l’État), et la décision d’abattre l’avion les traite alors comme « de simples objets ».
Ce sophisme ne tient pas même compte des populations au sol qui vont être sacrifiées et, possiblement, en beaucoup plus grand nombre (c’est l’expérience des Twin Towers). Leur vie et leur dignité tout aussi intangible que celle de ceux qui sont dans l’avion seront sacrifiées par l’action des terroristes (et non de l’État). Mais l’État a une obligation positive de protection de la dignité qui n’est pas moindre que son obligation de la respecter. Seulement il est clair qu’en ayant dilué d’avance le droit à la vie dans la dignité, on s’interdit toute mise en balance incompatible avec l’intangibilité de la dignité, ce qui conduit à une décision qui ne peut être équilibrée mais unilatérale et qui pour se justifier doit laisser de côté la moitié du problème.
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Il restait encore à mettre un peu de dignité dans le droit de suffrage. C’est chose faite depuis la décision de la Cour constitutionnelle du 30 juin 2009 relative au traité de Lisbonne (BVerfGE 123, 267 [341]) :
« Le droit du citoyen de déterminer librement et également, au moyen d’élections et de votations, qui doit exercer la puissance publique et quelle doit être l’orientation de leur action, ce droit représente la pièce constitutive élémentaire du principe de démocratie. Le droit à participer librement et également à la puissance publique est ancré dans la dignité de l’être humain. Il fait partie des principes du droit constitutionnel allemand établis en tant qu’immuables par l’art. 20 al. 1 et al. 2 en combinaison avec l’art. 79 al. 3. »
Depuis la décision Maastricht du 12 septembre 1993 (BVerfGE 89, 155 [172]), la Cour admet une exception au principe selon lequel le droit de suffrage garanti à l’art. 38 LF ne permet pas d’exercer un recours ayant pour objet le contenu d’une décision du Bundestag, mais protège seulement la participation libre et égale du citoyen aux processus démocratiques.
L’exception concerne l’hypothèse dans laquelle, en raison d’un traité ou accord international, il y aurait à craindre que des transferts importants de compétences ne vident de sens la fonction que la constitution démocratique confère au Bundestag, à savoir sa capacité de décision sur les questions essentielles. Le droit de suffrage garantit ainsi la légitimation démocratique du processus décisionnel en Allemagne et interdit aux pouvoirs publics allemands, même avec le consentement du Bundestag, d’externaliser la plus grande part de leurs compétences.
En 1993, la Cour n’avait guère eu besoin d’invoquer la dignité pour arriver à ce résultat. Mais en 2009 elle ajoute une pierre à l’édifice : le droit de suffrage considéré comme un droit subjectif à participer, à travers le Bundestag, aux décisions essentielles qui concernent l’Allemagne est garanti même contre la révision constitutionnelle en vertu de l’art. 79 al. 3 LF.
Il semble que c’est pour faire jouer à plein l’hyper-rigidité de l’art. 79 al. 3 LF que la Cour a rattaché expressément la dignité au suffrage. Il s’agit d’une jurisprudence désormais constante.
L’arrêt du 7 septembre 2011 (aide financière à la Grèce) rejette les nombreuses critiques suscitées par la décision de 2009. Voici la réponse :
« La Cour s’en tient fermement à sa conception. Le droit du citoyen à la démocratie, qui s’enracine en dernier ressort dans la dignité de l’être humain, serait caduc si le parlement abandonnait des éléments essentiels de l’autonomie politique et, de la sorte, privait durablement le citoyen de ses possibilités d’influence démocratique. »
Vient, tout de suite après cette déclaration solennelle, le rappel de la garantie extraordinaire de l’art. 79 al. 3 LF et du respect de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne. Il semble donc bien que l’argument de la dignité soit directement lié à la question de la révision constitutionnelle.
Pourtant, elle le fait en ne citant alors que l’art. 79 al. 3 en combinaison avec les al. 1 et 2 de l’art. 20, et nullement l’art. 1, c’est-à-dire la dignité. Dans cet art. 20, l’al. 1 consacre le caractère démocratique de la RFA et l’al. 2 dispose que « tout pouvoir d’État émane du peuple ». Ces principes sont garantis directement par l’art. 79 al. 3 LF qui se réfère expressément aux principes énoncés à l’art. 20 LF.
Dans ces conditions, on peut se demander à quoi sert la référence à la dignité. On a vu que sur les questions de bioéthique et d’avortement, elle servait de tabou. Ici, elle serait plutôt totem.
Selon moi, si les bienfaits supposés de la dignité dans le suffrage restent mystérieux, en revanche cette construction emporte une difficulté de principe. La dignité est un « droit » de l’être humain, mais le suffrage, un droit du seul citoyen.
Il n’est donc pas étonnant de voir réapparaître la question du droit de vote des étrangers aux élections locales : la Cour avait condamné la participation des étrangers à ces élections en 1990 au motif que le corps électoral ne pouvait s’entendre que du peuple allemand. Mais, outre le cas particulier des ressortissants de l’Union européenne, la dignité de l’étranger durablement installé en Allemagne n’impose-t-elle pas qu’il puisse participer à l’aventure collective de l’autonomie ?
Et cet été (2014), il fallait s’y attendre, un groupe d’enfants âgés de 10 à 17 ans a saisi la Cour afin qu’elle déclare inconstitutionnel (en vertu de l’art. 79 al. 3) l’al. 2 de l’article 38 imposant une condition d’âge (18 ans) à l’exercice du suffrage : cette condition a été introduite par une révision contraire à l’art. 79 al. 3 car elle méconnaît la dignité des plus petits.
On attend encore le recours d’un embryon, drapé dans sa dignité…