Les décisions de jurisprudence sur les concessions d’embranchement et sur les raccordements entre les voies ferrées et les voies d’eau sont rares. C’est une bonne fortune d’en rencontrer une, surtout lorsque, comme celle-ci, elle contient une décision de principe extrêmement intéressante.
Le droit d’embranchement a d’abord été reconnu aux propriétaires de mines et d’usines par le cahier des charges des chemins de fer d’intérêt général, art. 62, rédaction de 1857 ; remanié, en ce qui concerne les conditions, par le cahier annexé à la loi du 4 décembre 1875, portant concession du chemin de fer d’Angoulême à Marmande (V. le texte de l’art. 62, précité, du cahier des charges, dans la note 2 sous la loi du 3 déc. 1908, S. et P. Lois annotées de 1909, p. 827 ; Pand. pér., Lois annotées de 1909, p. 827). Ce droit d’embranchement a été étendu, dans les mêmes conditions, par la loi du 3 décembre 1908, aux propriétaires concessionnaires de magasins généraux, ainsi qu’aux concessionnaires d’un outillage public et aux propriétaires d’un outillage privé dûment autorisé sur les ports maritimes ou de navigation intérieure.
L’article 62 du cahier des charges prescrit à la compagnie concessionnaire d’un chemin de fer de s’entendre avec tout propriétaire ou concessionnaire de mine ou d’usine, qui, offrant de se soumettre aux conditions prescrites par cet article, demanderait un embranchement. A défaut d’accord, le gouvernement statue.
L’art. 3 de la loi du 3 décembre 1908 dispose : « Il sera statué par le Conseil d’Etat sur les indemnités qui pourraient être réclamées par les compagnies de chemins de fer à raison du préjudice qui leur serait causé par l’application de la présente loi, » c’est-à-dire par l’extension du droit d’embranchement aux magasins généraux et aux gares d’eau. Ce préjudice serait évidemment celui résultant du raccordement de la voie ferrée avec une voie d’eau, dont la conséquence peut être une diminution du trafic par voie ferrée.
D’un point de vue national, le raccordement des voies ferrées et des voies d’eau est un progrès très désirable ; mais on conçoit que, du point de vue particulier des intérêts commerciaux d’une compagnie de chemins de fer, il soit considéré comme un danger. C’est pour concilier ces points de vue opposés que le principe d’une indemnité a été posé par l’art. 3 de la loi du 3 décembre 1908.
Cette indemnité sera à la charge de l’Etat, si toutefois l’Etat a été partie à l’opération. Et ce sont les conditions de cette mise de l’indemnité à la charge de l’Etat qui sont précisées par notre arrêt.
Voici d’abord les faits de la cause. Dès 1899, les Magasins généraux de Toulouse avaient obtenu un embranchement avec les voies de la Compagnie des chemins de fer du Midi. En effet, la loi du 3 décembre 1908 n’a fait que régulariser une pratique suivie dès longtemps par l’Administration (V. Aucoc, Confér. sur le dr. admin., 3e éd., t. III, n. 1585 et s.). Mais à cette époque, l’embranchement n’était pas raccordé avec le canal du Midi, de telle sorte que les marchandises ne risquaient pas d’être réexpédiées par la voie d’eau, et que la Compagnie du Midi ne risquait aucune diminution de trafic.
Par un traité passé le 29 avril 1910, sans que l’Administration soit intervenue dans la préparation et la rédaction de ce traité, la Compagnie du Midi a autorisé la Société des magasins généraux de Toulouse à prolonger son embranchement jusqu’à une voie latérale au canal du Midi, et le 30 avril 1910, le lendemain, par conséquent, elle soumettait le traité précité à l’approbation du ministre des travaux publics, lequel, d’ailleurs, l’approuvait.
Les directeurs de la Compagnie du Midi n’étaient évidemment pas sans avoir prévu que le raccordement avec la voie d’eau leur enlèverait du trafic, mais ils avaient pensé pouvoir faire jouer l’art. 3 de la loi du 3 décembre 1908 et pouvoir demander une indemnité à l’Etat. Ils se croyaient d’ailleurs en règle au point de vue des conditions dans lesquelles ils avaient consenti le raccordement, puisque l’art. 62 du cahier des charges ne fait intervenir le gouvernement qu’au cas où le demandeur en raccordement et la compagnie de chemins de fer ne s’entendent pas à l’amiable. Or, ici, ils s’étaient entendus à l’amiable. De plus, S’ils n’avaient pas fait intervenir le ministère des travaux publics dans les tractations qui avaient précédé l’accord, ils lui avaient soumis après coup cet accord pour approbation, et il avait été approuvé. Ils se croyaient donc très sûrs de leur droit, lorsqu’ils présentèrent au ministre une demande d’indemnité pour perte de recette due au détournement du trafic, et ils durent être fort surpris par la décision du 20 avril 1918, qui rejetait leur demande, et encore plus par notre arrêt, qui a confirmé la décision ministérielle.
Les spéculations de la Compagnie du Midi comportaient cependant des erreurs d’appréciation qu’il n’est pas difficile de relever.
1°L’erreur principale, relevée par notre arrêt lui-même, est de n’avoir pas vu que dans une opération qui est essentiellement contractuelle, l’indemnité éventuelle à payer par l’Etat avait elle-même une base contractuelle, et que, dès lors, il fallait que l’Etat fût partie à la convention. Sans doute, l’art. 3 de la loi du 3 décembre 1908 prévoit cette indemnité, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle lui enlève son fondement contractuel : « Cette disposition doit être entendue en ce sens qu’elle subordonne le droit à indemnité de toute compagnie intéressée, non seulement à l’existence d’un préjudice démontré,… mais encore à l’intervention préalable du pouvoir concédant, suivie de pourparlers au cours desquels les sollicitations adressées à la compagnie par l’Administration permettraient d’établir le caractère de sujétion extra-contractuelle du raccordement envisagé (extra-contractuelle par rapport au contrat qui lie l’Administration à la compagnie de chemins de fer), obligeraient la compagnie à faire des réserves sur les conséquences préjudiciables, et mettraient l’Etat à même d’apprécier l’utilité des travaux projetés et de mesurer l’étendue de la responsabilité qui pourrait lui incomber à raison de son intervention. »
C’est la raison même. En définitive, c’est l’Etat qui concède les voies d’embranchement et de raccordement, comme il a concédé les chemins de fer eux-mêmes. – Primitivement, on disait « concession d’embranchement » (V. Aucoc, loc. cit.). – Si c’est l’Etat qui concède, il doit être partie à la concession, et, spécialement, en ce qui concerne l’indemnité, il doit être mis à même d’examiner si cette concession d’embranchement ne va pas l’entraîner à indemniser son concessionnaire de chemins de fer.
2° Mais, dira-t-on, l’Etat a été partie à la convention d’embranchement, puisqu’il l’a approuvée après coup. Cette approbation entraîne concession de l’embranchement, et l’art. 62 du cahier des charges, quand les intéressés sont d’accord, n’exige pas que le gouvernement statue autrement. A cette objection, notre arrêt répond par un considérant dont il faut savoir méditer la portée : « Le droit à indemnité est subordonné à l’intervention préalable du pouvoir concédant. » — En fait, l’intervention du pouvoir concédant a été postérieure à la convention ; elle aurait dû être préalable. – Qu’est-ce à dire ? L’argumentation du Conseil d’Etat n’est pas tout à fait convaincante. Elle se résume à dire : il fallait que l’Etat fût mis à même, en participant aux pourparlers, de se rendre compte des répercussions que l’opération allait avoir vis-à-vis de lui. Mais ne pouvait-il pas s’en rendre compte après la convention, au moment où on lui a demandé son approbation ?
Ce que nous ne voyons pas dans note arrêt, c’est la raison pour laquelle l’approbation a posteriori n’engage pas aussi bien l’Etat que l’intervention préalable.
La raison existe cependant, et elle est de caractère très juridique : c’est que les autorisations et approbations de tutelle ne font pas intervenir l’Administration qui la donne dans l’opération approuvée, c’est qu’elles la laissent en dehors de l’opération. Il est de jurisprudence que l’approbation d’une décision ne devient pas partie intégrante de la décision ; elle n’est qu’une formalité extérieure ; elle vient lever un obstacle extérieur qui s’opposait à l’exécution de la décision ; elle n’est, suivant une locution administrative énergique, qu’un simple je n’empêche (V. Cons. d’Etat, 11 déc. 1903, Comm. de Gorre, et 29 avril 1904, Comm. de Messé, S. et P. 1906.3.49, et la note de M. Hauriou ; 7 août 1911, Cossec, S. et P. 1914.3.63 ; Pand. pér., 1914.3.63. Comp. G. de Bezin, Autorisations et approbations de tutelle, Toulouse 1906). Il s’ensuit logiquement qu’une approbation de tutelle, à elle seule, ne saurait engager la responsabilité pécuniaire de l’Administration qui la donne.
Si donc l’approbation a posteriori n’engage pas l’Etat dans notre hypothèse, c’est que l’Etat y joue le rôle de tuteur. Au contraire, l’intervention préalable dans les négociations l’aurait engagé, parce qu’alors, il eût joué le rôle de contractant.
Et il ne faut point crier à la chinoiserie juridique ; il y a un côté pratique très sérieux. Les bureaux sont habitués à ce que les approbations de tutelle n’engagent pas la responsabilité de l’Etat. On ne peut pas leur demander d’examiner les affaires d’approbation avec le même soin que les affaires de négociation de convention. Il se trouve que la distinction juridique est protectrice.
On objectera encore qu’en l’espèce, il y a plus qu’une approbation de tutelle, puisque la décision ministérielle emporte concession du droit d’embranchement. Nous ne méconnaissons pas la portée de l’objection, mais elle n’a pas arrêté le Conseil d’Etat, et il faut croire que, pour lui, elle n’est pas dirimante ; que l’approbation du contrat ait emporté concession de l’embranchement, peu importe, du moment que l’Etat n’a pas été mêlé aux négociations. Il fait ce qu’on lui demande et il s’en lave les mains ; c’est pour lui res inter alios acta ; l’Etat tuteur n’est pas la même chose que l’Etat contractant. A bon entendeur, salut.
En même temps, notre décision se réfère à la doctrine qui tend de plus en plus à s’établir sur le dualisme fondamental de l’opération de concession. Cette opération engendre deux situations différentes : une situation contractuelle entre l’Administration et le concessionnaire, mais aussi une situation unilatérale de l’Administration qui organise le service et fait les concessions et autres actes nécessaires pour l’organisation du service (Cfr. notre Précis de dr. admin. 11e ed., p. 793). Notre décision établit que cette espèce d’acte de tutelle, par lequel l’Administration homologue la convention passée entre la compagnie de chemins de fer et la Société des magasins généraux, et par lequel elle concède le droit d’embranchement, se rattache en soi à la situation unilatérale d’organisation du service, et non pas à la situation contractuelle destinée à régler les relations pécuniaires entre l’Administration et la compagnie. Pour qu’elle se rattachât à la situation contractuelle, il eût fallu les tractations d’un contrat.
L’analyse est extrêmement serrée, mais elle est juste.