Voilà maintenant plus de deux siècles que nous commémorons la date du 21 janvier 1793 comme celle d’un moment historique sans précédent en France : la mort de Louis XVI, Roi de France et de Navarre ; le dernier à avoir véritablement régné sans discontinuité depuis que la couronne a été posée sur la tête de la dynastie des Capétiens. Au moment de la Restauration, Louis XVIII aura usé d’un bel artifice juridique en déclarant que 1814 est la dix-neuvième année de son règne. Ce faisant, il officialisait la date de la mort de Louis XVII (1795) – laquelle est toujours discutée par certains historiens -, mais surtout, il renforçait la légitimité de son pouvoir en renouant le lien que la guillotine avec symboliquement tranché. Il n’en reste pas moins que les révolutionnaires, en coupant la tête de son aîné, consacrèrent véritablement la rupture entre un monde honni et un monde nouveau que la Révolution française se promettait d’offrir et qui, à bien des égards, n’en fut que la plus logique continuation ; les horreurs de la Terreur en plus. « Qui lit un préfet lit un intendant » dira Tocqueville en 1856 et à juste titre. Néanmoins, il est des petites histoires dans la grande qui méritent l’attention et ce d’autant plus lorsqu’elles influent sur le cours global des évènements. L’histoire de Louis-Michel Lepeletier, Marquis de Saint-Fargeau fait justement partie de celles-là. Qui se rappelle seulement qu’il fut lui aussi assassiné en ce milieu du mois de janvier 1793 ? Mentionne-t-on encore son œuvre lorsqu’il s’agit de nous pencher sur la réforme de l’éducation, domaine dans lequel il a consacré les derniers instants de sa vie ? Il fut, comme Robespierre à ses débuts, un des plus fervents défenseurs de l’abolition de la peine de mort. En hommage au juriste mais aussi et surtout à l’homme politique qu’était de Saint-Fargeau, voici quelques lignes qui souhaitent faire revivre l’Histoire à travers divers éléments biographiques de la vie du Marquis.
I – De Saint-Fargeau, homme politique par atavisme
Né le 29 mai 1760 à Paris, au moment où la pensée philosophique des années Lumières commence à s’affirmer progressivement en France, Louis-Michel voit surtout le jour dans une famille qui porte un nom illustre et qui est associée depuis plusieurs génération à l’administration d’État. En effet, il compte parmi ses ancêtres Michel Robert Le Peletier des Forts, Compte de Saint-Fargeau (1675-1740) qui fut membre de la Commission de Régence et commissaire général des finances en 1720, en remplacement de l’Écossais John Law de Lauriston qui avait essuyé un échec cuisant avec son « Système » destiné à introduire à terme le papier-monnaie dans l’économie française.
Nommé contrôleur général des finances par Louis XV en 1726, ses compétences administratives illuminent son entourage et en premier lieu, ses plus féroces ennemis. Victime d’une cabale en 1730, il est contraint à la démission mais se vit attribuer le titre de Ministre d’État la même année. Avant lui, son père, Michel Le Peletier de Souzy, avait démontré par ses talents étaient dignes des autres familles de grands commis d’État. Ainsi s’était-il mis au service d’une monarchie qui se voulait toujours plus rayonnante et avant tout absolue.
Le destin de Louis-Michel est donc déjà toute tracé ; il ira dans la magistrature. Après quelques années d’étude en droit (trois années suffisaient pour devenir avocat), il fut membre du Parlement de Paris en 1779 puis avocat à la Prison du Châtelet. De la fonction d’avocat général Louis-Michel est élu Président à mortier en 1789, l’une des charges les plus importantes au sein de la magistrature française d’Ancien Régime.
Pourtant, la même année, tout bascule. La Révolution française pointait en effet le bout de son nez par le biais de signes insignifiants jusqu’à ce qu’elle finisse par éclater entrainant avec elle une société sclérosée par les privilèges, symboles d’une inégalité insupportable aux yeux d’hommes et de femmes qui avaient pu goûter aux écrits de Rousseau.
Cette même année, Louis-Michel se présenta aux élections des députés de la noblesse de Paris afin de participer aux États Généraux convoqués en mai. Élu, il renie ses origines nobles en juillet de la même année et épouse la « vraie cause », celle du peuple français. Désormais, il sera l’avocat des causes perdues.
II – La lutte pour l’abolition de la peine de mort
Si sa présence est peu remarquée au départ, il sut progressivement se faire entendre au sein de l’Assemblée nationale constituante. Alors qu’on s’apprête à abolir les titres de noblesse, il parvient à faire adopter le 21 juin 1790 la loi selon laquelle « tout citoyen devra porter le nom de sa famille réduit à sa plus simple portion ». Beaucoup s’efforcèrent ainsi de faire disparaître la particule de leur patronyme. D’Anton deviendra Danton, Maximilien de Robespierre ne signera guère plus que Robespierre. Pour Louis-Michel Lepeletier, Marquis de Saint-Fargeau, se fut tout simplement Michel Lepeletier bien que certains de ses comparses l’appellent encore Saint-Fargeau.
S’il présida un temps l’Assemblée nationale, ce n’est qu’en 1791 que Michel Lepeletier revint sur le devant de la scène pour plaider notamment la cause de l’abolition de la peine de mort. Rapporteur de la jurisprudence criminelle – il se souvint de l’arrêt du Parlement de Paris rendu à l’occasion de l’exécution de Robert-François Damien pour crime de lèse-majesté (Arrêt principal, prononcé contre Damien Parlement de Paris, Grand’Chambre assemblée, le 26 mars 1757 : « tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras de jambes, sa main droite, tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit parricide, brûlée de feu de souffre ; et, sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix-résine fondue, de la cire et du soufre fondus ensemble ») – il présenta donc un projet de Code pénal le 30 mai 1791.
« Il faut que les peines soient humaines, justement graduées, dans un rapport exact avec la nature du délit, égales cour tous les citoyens, exemptes de tout arbitraire judiciaire ; qu’elles ne puissent être dénaturées après le jugement dans le mode de leur exécution ; qu’elles soient répressives, principalement par des gênes et des privations prolongées, par leur publicité, par leur proximité du lieu où le crime a été commis ; qu’elles corrigent les affections morales du condamné, par l’habitude du travail ; quelles décroissent en approchant du terme fixé à leur durée, et enfin qu’elles soient temporaires. »
Discours du lundi 23 mai 1791 prononcé par Michel Lepeletier devant l’Assemblée nationale
Lui, et bien d’autres, ne parvinrent toutefois pas à faire changer l’opinion générale sur le sujet. Le 6 octobre 1791, les députés adoptèrent la grande loi pénale qui dispose, entre autres, en son article 3 : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ».
III – De Saint-Fargeau ou l’éducation
Sous l’impulsion de Robespierre, le décret voté en mai 1791 par l’Assemblée nationale lequel empêchait à ses membres de se représenter aux élections des membres de la future Législative éloigna un temps Michel Lepeletier de la politique nationale ; ce qui lui permit de se consacrer pleinement aux affaires locales d’autant qu’il fut élu Président de l’administration départementale de l’Yonne à laquelle il se donna entièrement après septembre 1791.
Par 440 voix sur 542 votants, Michel Lepeletier fut néanmoins réélu à l’échelon national pour siéger à la Convention nationale en 1792. Sur elle pesait désormais l’espoir des Français qui furent déçus de l’incapacité dont fit montre Législative pour faire passer les réformes qui s’imposaient. Il faut dire que la Constitution du 3 septembre 1791 prévoyait des rapports trop rigides entre les différents pouvoirs publics confinant ainsi le pays à l’immobilisme le plus navrant.
En décembre de la même année, marqué par les projets de Condorcet et du Comité d’Instruction publique portant sur l’éducation nationale, Louis-Michel se mit à rédiger un mémoire dans lequel il retranscrivit l’intégralité de ses pensées sur l’éducation. Si ces propos peuvent choquer le lecteur d’aujourd’hui, ceux-ci étaient parfaitement approuvés en 1792-1793 ; ce qui démontre encore une fois l’erreur à ne pas commettre avec l’Histoire : oublier de contextualiser les évènements en se contentant de les apprécier avec un regard contemporain.
Ses idées sont fortes parce qu’elles écornent il est vrai la liberté des pères et mères de famille mais ce projet souhaitait surtout s’inscrire comme un simple complément du travail qu’avait effectué avant lui Condorcet. Il s’attaqua alors aux premiers degrés d’instruction et notamment aux écoles primaires qu’il désirait voir devenir des « maisons d’éducation ». En somme, de cinq à douze ans, les enfants devaient appartenir à l’État et non plus aux parents afin de « donner une éducation vraiment et universellement nationale ».
« Depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, et jusqu’à onze pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun, aux dépens de la République ; et que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins. »
Ce que Lepeletier proposait à la Convention n’était ni plus ni moins qu’un renforcement des « caméristats » qui existaient sous l’Ancien Régime et subsistent aujourd’hui encore dans les régions françaises de montagnes ou dans le Puy-de-Dôme. C’est un mécanisme par lequel les maîtres peuvent, avec l’autorisation des autorités préfectorales et académiques, recevoir dans la maison d’école un certain nombre d’enfants qui y couchent et y prennent leurs repas.
Il préconisait aussi la prise en charge par la République des frais de scolarisation et d’entretien de certains enfants sortis de maisons d’éducation et désireux de poursuivre leurs études au-delà. Ces « pensionnaires de la République » auraient été désignés après concours sur la base des résultats les plus méritants. Ce ne sont ni plus ni moins que les prémices des bourses nationales destinées à rendre les degrés supérieurs de l’instruction accessibles à tous ceux qui s’en montreraient dignes. Développées sous la IIIème République, elles sont aujourd’hui le gage de la réussite des élèves issus des milieux modestes.
Article L111-1 du Code de l’éducation
« Pour garantir ce droit dans le respect de l’égalité des chances, des aides sont attribuées aux élèves et aux étudiants selon leurs ressources et leurs mérites. La répartition des moyens du service public de l’éducation tient compte des différences de situation, notamment en matière économique et sociale. »
Si la vision qu’avait Michel Lepeletier de l’éducation au sein de cette nouvelle République que les révolutionnaires se donnaient pour mission de construire a été âprement critiquée, force est de constater que sa contribution permit d’amorcer une réflexion profonde sur la question, laquelle intéressera tous les régimes politiques qui succèderont.
IV – Régicide sacrifié
Michel Lepeletier fut aussi en quelque sorte la victime de son propre paradoxe puisque après avoir combattu la peine de mort il l’a préconisa pour Louis XVI le 20 janvier 1793 et périt quelques heures seulement après son vote des mains d’un royaliste qui le tenait pour coupable de ce forfait.
Après le vote à la Convention nationale qui décida du sort du monarque, Michel Lepeletier se rendit chez le traiteur Février au Palais-Royal pour y prendre, sans le savoir, son dernier dîner. En effet, au même endroit était présent un dénommé Philippe Nicolas Maris de Pâris, royaliste exalté et ancien garde du corps de Louis XVI (« chevaliers du poignard »), bien décidé à faire rendre gorge à celui qu’il considérait comme le plus félon des régicides en la personne de Philippe Egalité, cousin du Roi. Mais ce dernier ne se montra point ce jour-là. A défaut donc du cousin royal et tout en étant informé du sens du vote de Lepeletier, c’est lui que Maris de Pâris prit désormais pour cible.
D’après les témoignages de l’époque, l’assassin aurait demandé à Lepeletier de confirmer qu’il avait bien voté en faveur de la mort du Roi. Sur son acquiescement, il le transperça de son sabre avant de prendre la fuite pour se cacher chez sa maîtresse non loin du lieu du crime. Les dernier mot de Michel Lepeletier aurait été « J’ai froid !». Il fut transporté au domicile de son frère, Felix Lepeletier où il expira le 21 janvier 1793 avant l’exécution du Roi.
Très vite, l’occasion était sans doute trop belle pour ne pas la saisir, on s’empara de ce malheureux évènement pour l’exploiter politiquement. Lepeletier de Saint-Fargeau fut donc traité en véritable martyr de la Révolution française – le premier d’ailleurs – suivi de très près par Marat le 13 juillet de la même année ; jour où, ironie du sort, Robespierre présentait le projet de Plan d’éducation nationale élaboré par Saint-Fargeau.
Les funérailles de ce dernier eurent lieu Place Vendôme le 24 janvier 1793. La cérémonie, dont la mise en scène fut pensée par le peintre Jacques-Louis David, était des plus grandioses. Sur proposition du conventionnel Barère, on décréta que son corps reposerait au Panthéon mais il fut finalement retiré de l’édifice sous le Directoire pour être rendu à sa famille.
Aujourd’hui, nombreuses sont les rumeurs qui courent au sujet du tableau peint par David (cf supra). Le seul de la Révolution à être véritablement achevé (ce qui n’est pas le cas du Serment du Jeu de paume), on en perdit la trace après la mort du peintre en 1826. Selon certains, l’œuvre serait cachée dans les murs du Château de Saint-Fargeau.
Ainsi, le Roi est mort pour avoir préféré sa propre cause à celle de la Révolution française, Lepeletier quant à lui mourut pour avoir épousé celle de la Révolution et non du Roi. Parce que les hommages rendus le 21 janvier sont principalement dirigés vers Louis XVI, il semblait bon de rappeler que quelques instants auparavant un autre homme, moins connu, a succombé au fameux mythe qui veut que « tel Saturne, la Révolution a dévoré ses propres enfants ».
Enfin, précisons encore que l’écrivain et philosophe français, membre de l’Académie française, Jean d’Ormesson, est l’un des descendants de Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau.
Sources bibliographiques :
BERNARD (G) MONERA (F) L’instruction civique pour les nuls, (Préface Jean-Louis Debré) Ed. First, mars 2015, p. 472
OBLIGI (C) Robespierre. La probité révoltante, Ed. Belin littérature et revues, janvier 2014, p. 174
BERN (S) Les pourquoi de l’Histoire, Ed. Albin Michel (3 vol.)
LEUWERS (H) Robespierre, Ed. Fayard, août 2014, p. 480
BIARD (M) LEUWERS (H) Visages de la Terreur. L’exception politique de l’An II, Ed. Armand Colin, octobre 2014, p. 272