Il y a une crise du contrat de concession. Les concessionnaires des grands services publics n’ont plus cette situation tranquille qu’ils occupaient il y a quelques années.
D’une part, le contrat de concession n’a plus la rigidité qu’on lui attribuait dans les premiers temps ; on ne croit plus qu’il règle par ses stipulations expresses toute la situation contractuelle ; le juge administratif se permet de grandes libertés d’interprétation à son endroit. C’est, par exemple, dans les marchés d’éclairage au gaz, lorsque la question du meilleur éclairage n’a pas été prévue, la supposition d’une clause permettant de mettre le concessionnaire de l’éclairage au gaz en demeure d’arriver à substituer lui-même l’éclairage électrique à l’éclairage au gaz dans des conditions données, sous peine de perdre son privilège exclusif (V. Cons. d’Etat, 10 janv. 1902, Comp. nouvelle du gaz de Deville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17, et la note de M. Hauriou ; 13 mars 1903, Ville de Caudry, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 206 ; 20 nov. 1903, Ville de Bagnères-de-Bigorre, etc., Id., p. 693 ; 22 juin 1906, Ville de Tarascon, S. et P. 1908.3.147 ; Pand. pér., 1908.3.147 et les renvois).
C’est aussi, dans les contrats de concession les plus divers, la substitution par le juge de la sanction des dommages-intérêts, non prévue aux contrats, aux sanctions prévues, telles que la déchéance, qui, à l’usage, se montrent excessives ou d’un maniement mal commode (V. Cons. d’Etat, 31 mai 1907, Deplanque, S. et P. 1907.3.113. V. aussi les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu dans cette affaire, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 514).
D’autre part, on ne croit plus que la situation résultant d’une concession de service public soit entièrement contractuelle. On acquiert de plus en plus la conviction qu’il convient de distinguer deux éléments : les conditions financières de l’opération, qui sont à proprement parler l’objet du contrat ; les conditions d’exploitation du service concédé, qui échappent au contrat, dans la mesure où les nécessités du service public sont supérieures à des conventions particulières, et qui, dans cette même mesure, relèvent du pouvoir réglementaire.
M. le commissaire du gouvernement Blum, dans ses conclusions sur notre affaire, a parfaitement traduit cette double nature de la concession, qui est, « en un sens, un agencement financier à forme certaine, en un autre sens, le mode de gestion d’un service public à besoins variables ». Et il remarque que la jurisprudence récente du Conseil d’Etat tend à l’organisation d’un double contentieux : « le contentieux de la réglementation, ou plutôt de la légalité de la réglementation, dont la forme normale est le recours pour excès de pouvoir ; et le contentieux du contrat, lequel comprend nécessairement l’examen des répercussions que la réglementation peut exercer sur l’économie du contrat ».
C’est-à-dire que le Conseil d’Etat, tout en reconnaissant que telle ou telle mesure de réglementation, relative à l’exploitation du service, est légale, et en rejetant, par conséquent, le recours pour excès de pouvoir, réserve aux intéressés le droit de saisir le juge du contrat de demandes en dommages-intérêts, s’ils estiment que les mesures réglementaires prises ont faussés à leur détriment l’équilibre financier du contrat (V. Cons. d’Etat, 4 août 1905, Chem. de fer de Bône-Guelma, S. et P. 1907.3.103, et le renvoi).
Le point de vue de la réglementation, qui s’impose au concessionnaire en dehors des stipulations de son contrat ou malgré ces stipulations, et sauf indemnité, avait déjà attiré l’attention sous le nom de fait du prince (V. Cons. d’Etat, 8 mars 1901, Prévet, S. et P. 1902.3.73, et la note de M. Hauriou ; 23 janv. 1903, Comp. des chem. de fer économ. du Nord, S. et P. 1904.3.49, et la note de M. Hauriou ; Pand. pér., 1905.4.77 ; 13 janv. 1905, Fichet, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 27 ; 5 juill. 1907, Humblot, S. et P. 1909.3.140 ; Pand. pér., 1909.3.140 ; adde, II. Ripert, Les rapports de la police et de la gestion, Rev. du dr. publ., 1905, p. 5 ; G. Teissier, La responsabilité de la Puissance publique, n. 163 et s.). Mais, d’une part, le fait du prince n’est pas uniquement relatif au cas de la concession du service public ni à l’institution du service concédé ; il s’étend à toutes sortes de modifications apportées aux éléments d’un contrat administratif par la réglementation de la Puissance publique, par exemple aux répercussions que peut avoir, sur l’exécution d’un marché de fournitures, l’établissement d’un droit de douane ; d’autre part, dans notre hypothèse spéciale de la concession de travaux publics, le libre jeu laissé à la réglementation a chance de se justifier d’une façon plus satisfaisante, si, au lieu de l’envisager comme un fait du prince quelconque, par rapport à la police générale de l’Administration, ou par rapport à la souveraineté on l’envisage par rapport à la nature spéciale de l’opération de concession. En d’autres termes, la catégorie du fait du prince est peut-être bien une de ces catégories juridiques provisoires, dans lesquelles on range tout d’abord des cas qui surprennent, parce qu’ils font exception à des idées reçues ; puis, plus tard, on s’aperçoit que ces cas sont disparates, et qu’il vaudrait peut-être mieux les étudier chacun dans leur particulier, voir en quoi ils font exception aux idées reçues, examiner les idées reçues elles-mêmes, les soumettre à une nouvelle critique, sauf à les modifier et à faire ainsi une place au cas exceptionnel par une meilleure adaptation de la règle.
Ainsi, dans notre hypothèse, il y a avantage à rapporter l’évolution de la jurisprudence à une nouvelle conception de l’opération de concession de travaux publics, qui devient de plus en plus une concession de service public, dans laquelle la préoccupation de l’amélioration constante du service devient dominante, et où la réglementation du service se fait une place prépondérante à côté du contrat, plutôt que de la rapporter à la notion amorphe et sans intérêt pratique du fait du prince, qui vise, non pas la réglementation d’un service déterminé, mais la réglementation en général.
Cela dit, voyons ce qu’apporte de nouveau notre arrêt, quelle est sa contribution à la nouvelle conception de l’opération de concession. En réalité, la contribution est importante, et résulte d’un revirement de jurisprudence.
Il s’agit d’une concession de tramways, et de la question de savoir si le préfet a ou non le droit de prescrire une augmentation du nombre des trains ou du nombre des voyages, par rapport au minimum prévu dans le contrat de concession. Le cahier des charges-type des concessions de tramways contient, dans son art. 14, une clause fixant un nombre minimum de voyages. D’un autre côté, l’art. 33 du règlement d’administration publique du 6 août 1881 (S. Lois annotées de 1881, p 162 ; P. Lois, décr., etc. de 1881, p. 270), qui était applicable dans l’espèce, – et dont les dispositions sont d’ailleurs textuellement reproduites sur ce point par l’art. 43 du décret du 16 juillet 1907 (S. et P. Lois annotées de 1908, p. 786 ; Pand. pér., Lois annotées de 1908, p. 786), qui l’a abrogé, – confère au préfet le droit de déterminer, sur la proposition du concessionnaire, le tableau du service des trains. Il s’agit de savoir si cette disposition du règlement d’administration publique doit être conciliée avec l’art. 14 du cahier des charges, si, par suite, le minimum contractuel du nombre des voyages, devenu, en réalité, un maximum contractuel, ne peut être modifié que d’un commun accord ; ou bien si, au contraire, l’art. 33 du règlement du 6 août 1881 doit être interprété en ce sens que le préfet aurait le droit d’augmenter le nombre des voyages par mesure de police, sans tenir compte du minimum contractuel, et sauf indemnité à régler ultérieurement.
La première solution avait été admise par le Conseil d’Etat dans un arrêt du 23 janvier 1903, Compagnie des chemins de fer économiques du Nord (S. et P. 1904.3.49 ; Pand. pér., 1905.4.77), rendu sur des conclusions très motivées de M. le commissaire du gouvernement G. Teissier (V. ces conclusions au Recueil des arrêts du Cons. d’Etat, p. 62 et s.). La seconde solution est admise dans notre arrêt du 11 mars 1910.
Le revirement de jurisprudence était à prévoir pour un certain nombre de raisons extrinsèques. D’abord, parce que, pour les chemins de fer d’intérêt général et pour les chemins de fer d’intérêt local, le droit du ministre et des préfets de prescrire une augmentation du nombre des trains était généralement reconnu, et que l’on devait tendre à l’unification des règles dans cette matière des transports ; pour les chemins de fer d’intérêt général, on s’appuyait sur l’art. 43, § 2, de l’ordonnance du 15 novembre 1846 (S. Lois annotées de 1846, p. 106 ; P. Lois, décr., etc. de 1846, p. 374), – complété plus tard par l’art. 43, § 2 du décret du 1er mars 1901 (S. et P. Lois annotées de 1901, p. 33 et 201 ; Pand. pér., 1901.3.60 et 1902.3.145), – et ainsi conçu dans sa nouvelle rédaction : « A toute époque, le ministre des travaux publics pourra prescrire d’apporter aux horaires des trains les modifications ou additions qu’il jugera nécessaires pour la sûreté de la circulation et les besoins du public » (Cf. Picard, Tr. des chemins de fer, t. III, p. 360 ; Colson, Transports et tarifs, 2e éd., p. 361, et Législation des chemins de fer, p. 150) ; pour les chemins de fer d’intérêt local, parce que l’ordonnance de 1846 leur était applicable, et que le décret du 1er mars 1901, aux termes mêmes de son art, 77, leur a été étendu.
D’autre part, sur la question des tramways, la haute Administration et le Conseil d’Etat lui-même étaient, depuis plusieurs années, divisés. Dans l’affaire du 23 janvier 1903, le ministère de l’intérieur s’était montré hostile à la réglementation du nombre des voyages par le préfet. Au contraire, le ministère des travaux publics s’y était montré favorable, et, si la section et l’assemblée du contentieux avaient condamné, à cette époque, les prétentions du préfet, la section des travaux publics, dans un avis du 21 mai 1901, rapporté dans les conclusions précitées de M. G. Teissier (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, 1903, p. 66), affirmait textuellement que « le préfet tient de l’art. 33 du règlement du 6 août 1881 le pouvoir de déterminer le service des trains, en fixant le nombre d’après les nécessités d’une bonne exploitation ». Ainsi, dans la présente affaire, le Conseil d’Etat au contentieux n’a fait que se ranger à l’avis du ministère des travaux publics et de sa propre section des travaux publics.
Mais, si ces raisons extrinsèques ont eu leur part d’action sur le revirement de jurisprudence, il ne faut pas non plus nier la part qui revient à la transformation profonde et intense que subit, depuis quelques années, l’opération de concession, et à ce que nous avons appelé la crise du contrat de concession.
Il n’est pas douteux que nous n’envisageons plus ce contrat comme on l’envisageait vers 1840. A cette époque déjà lointaine, aux débuts des entreprises de chemins de fer, d’omnibus et tramways, d’éclairage au gaz, les concessionnaires étaient considérés comme rendant aux administrations publiques un signalé service, en consentant à assumer les aléas d’entreprises que les administrations n’auraient jamais assumées elles-mêmes. Le caractère forfaitaire du contrat apparaissait avec beaucoup de force, on était plus frappé des risques courus par le concessionnaire et de la nécessité de ne pas diminuer ses chances de gain que de l’intérêt même du service public ; d’une part, ce service était si nouveau que l’on n’en percevait pas encore les exigences au point de vue de la bonne exploitation ; d’autre part, il semblait que le service n’existât que par la grâce du concessionnaire, et que, dans l’intérêt même du service, on ne pût trop ménager celui-ci. Le temps écoulé a singulièrement modifié les perspectives ; les bénéfices réalisés par certains concessionnaires, le sans-gêne avec lequel certains d’entre eux ont traité le public, la résistance qu’ils ont opposée aux demandes d’amélioration les plus raisonnables, le fait que les administrations publiques se sentiraient maintenant la force de prendre en régie, ou tout au moins en régie intéressée, les entreprises concédées, toutes ces circonstances ont rendu beaucoup moins bonne la situation des concessionnaires. La préoccupation d’améliorer le service et de pouvoir l’améliorer constamment a grandi, tandis que celle de ménager la situation du concessionnaire a diminué. On est entré dans cet état d’esprit que nous traduirons en disant que le public n’a pas à souffrir de ce qu’un service public est concédé au lieu d’être exploité en régie ; on cherche à rendre l’exploitation du service aussi souple, aussi adaptée aux besoins variables du public que s’il n’y avait pas de contrat.
Et alors tend à se former cette nouvelle conception du contrat de concession que nous voyons s’affirmer dans notre arrêt et dans les conclusions du commissaire du gouvernement : le contrat de concession n’est plus l’instrument régulateur de l’exploitation de service concédé ; il n’est plus que l’instrument compensateur des pertes que le concessionnaire pourrait subir du fait que la réglementation du service est passée aux mains de l’Administration. La concession avait été faite sur la base d’un certain forfait d’exploitation que le contrat avait déterminée ; ce forfait ne sera pas maintenu, mais il servira de point de comparaison pour l’appréciation des indemnités, car les aggravations apportées aux charges de l’exploitation donneront lieu à indemnité.
Il n’y a point lieu de se scandaliser d’une pareille jurisprudence, ni même de s’en inquiéter ; il ne faut point crier au contrat léonin, ni se lamenter sur la disparition de la bonne foi dans les contrats. La perspective des indemnités à payer empêchera les administrations publiques d’abuser du droit qui leur est reconnu d’aggraver les charges du service concédé ; elles n’useront de ce droit que si les besoins du public sont pressants.
D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il y avait dans notre hypothèse un texte, et qu’il s’agissait de l’interpréter ; l’art. 33 du règlement d’administration publique du 6 août 1831 confère au préfet le droit de déterminer le tableau du service des trains ; ce n’est pas être très révolutionnaire que d’avoir interprété ces expressions comme impliquant pour l’Administration le droit, non seulement d’approuver les horaires des trains au point de vue de la sécurité et de la commodité de la circulation, mais encore de prescrire les modifications et les additions nécessaires pour assurer, dans l’intérêt du public, la marche normale du service.
Assurément, c’est de l’interprétation objective ; c’est une interprétation qui se préoccupe de l’intérêt actuel du service plus que de la volonté présumée des contractants à l’époque du contrat ; mais cette interprétation objective ne fait de tort à personne, elle fait l’affaire du public, et elle ne cause pas de préjudice au concessionnaire, puisqu’il sera indemnisé.