Le redécoupage général des cantons français, opéré en 2014 en application de la loi du 17 mai 2013 (Loi n° 2013‑403 du 17 mai 2013), a représenté une opération sans précédent qui a donné lieu à plus de 3 000 requêtes présentées devant le Conseil d’État statuant au contentieux. Si le gerrymandering a été souvent invoqué par les requérants, les « lignes directrices » que le Conseil d’État avait émis à l’attention du Gouvernement en formation administrative (CE, Sect. de l’intérieur, 22 novembre 2012, avis n° 387141) ont permis de limiter les envies de découpage exclusivement politique (Toutefois cette volonté ne saurait être totalement exclue : cf. CE, 21 mai 2014, M. X., n° 376166 avec nos obs., cette revue, <http:// www.revuegeneraledudroit.eu/?p=17205>).
Plusieurs communes du Gard ont ainsi saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le décret (Décret n° 2014‑232 du 24 février 2014 portant délimitation des cantons dans le département du Gard) procédant au redécoupage des cantons de ce département estimant que les variations démographiques entre cantons étaient telles qu’elles portaient une atteinte à l’égalité du suffrage.
Le Département de la Corse-du-Sud, plusieurs communes et plusieurs électeurs ont fait de même à l’encontre du décret (Décret n° 2014‑229 du 24 février 2014 portant délimitation des cantons dans le département de la Corse-du-Sud) procédant à ce même redécoupage pour cet autre département.
S’agissant de décrets en Conseil d’État, seul ce dernier, statuant au contentieux, était compétent en premier et dernier ressort pour connaître de ces requêtes (Article R.311‑1 du code de justice administrative). Si ces deux affaires ne pouvaient être jointes, elles ont été examinées par la Section du contentieux durant une même séance publique afin de trancher certains points demeurés en suspens.
Outre une question de procédure administrative, dont la portée dépasse le simple cadre électoral, qui est propre à la collectivité territoriale de Corse ; le juge administratif suprême se devait de déterminer les conditions dans lesquelles les contraintes géographiques, et non uniquement démographiques, pouvaient être prises en compte durant une opération de découpage électoral.
1°) Un moyen inédit au contentieux était invoqué suivant lequel l’Assemblée de Corse aurait dû être consultée en préalable à l’édiction du décret portant redécoupage des cantons de cette collectivité.
L’article L.4422‑16 du code général des collectivités territoriales dispose en effet que : « L’Assemblée de Corse est consultée sur les projets et propositions de loi ou de décrets comportant des dispositions spécifiques à la Corse ». Le Conseil d’État, en formation administrative, avait eu l’occasion de préciser que ces dispositions étaient également applicables aux ordonnances (CE Sect. des travaux publics, 20 décembre 2011, « Projet d’ordonnance de clarification et de simplification des dispositions relatives aux réserves naturelles », n° 386009), le législateur ayant entendu viser tous les actes à caractère législatif et réglementaire.
La Constitution prévoit également que les collectivités d’outre-mer doivent être consultées, dans des conditions techniquement proches, mais qui résultent d’une exigence constitutionnelle et non législative (Article 74 de la Constitution). Or, le défaut de consultation de ces collectivités implique l’inconstitutionnalité du texte en cause (CC, 22 juillet 1980, « Loi rendant applicable le code de procédure pénale et certaines dispositions législatives dans les territoires d’outre-mer », n° 80‑122 DC ; CC, 31 octobre 1981, « Loi portant dérogation au monopole d’État de la radiodiffusion », n° 81‑129 DC ; CC, 20 juillet 1993, « Loi réformant le code de la nationalité », n° 93‑321 DC). Néanmoins, ne sont pas soumises à cette obligation de consultation, les « lois de souveraineté » (CC, 30 juillet 2003, « Loi organique relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales », n° 2003‑478 DC ; CC, 30 juillet 2003, « Loi organique relative au référendum local », n° 2003‑482 DC).
La situation de la collectivité de Corse est cependant spécifique puisqu’elle relève de l’article 72 de la Constitution et non des articles 73 ou 74 (Article L.4421‑1 du code général des collectivités territoriales) : la solution propre à l’outre-mer n’était donc pas transposable à l’identique.
La Section du contentieux juge ici qu’il ressort de l’intention du législateur d’avoir imposé une telle consultation lorsque le texte comporte des dispositions spécifiquement dédiées à la Corse. Cela peut résulter soit du fait que le texte n’a vocation à s’appliquer qu’en Corse, soit du fait que le texte comporte des dispositions spéciales pour l’« île de beauté ». C’est en réalité une transposition de la logique posée par l’article 74 de la Constitution.
Or, au cas présent, le décret litigieux ne faisait que mettre en œuvre l’obligation générale de redécoupage des cantons opéré sur tout le territoire, la consultation de l’Assemblée de Corse n’était donc pas obligatoire.
2°) L’exigence du respect de l’égalité du suffrage implique que les électeurs soient représentés de manière similaire dans les différents organes politiques et administratifs. La jurisprudence précise que le référentiel à retenir est « essentiellement démographique » et donc doit se fonder principalement sur la population (CE, 12 juillet 1978, Commune de Sarcelles, Rec. p. 309 ; CC, 23 août 1985, « Évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie », n° 85‑197 DC), indépendamment des autres limites administratives même si ces dernières peuvent être prises en compte (CC, 2 juillet 1986, « Loi relative à l’élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales », n° 86‑208 DC) dans l’opération de délimitation des circonscriptions..
La loi du 17 mai 2013 a pris en compte ces exigences constitutionnelles mais a cependant permis une certaine forme de « souplesse », afin de tenir compte de particularismes évidents (îles, presqu’îles, enclaves, etc.) ou résultants d’autres spécificités géographiques plus délicates à appréhender (relief, superficie, etc.). C’est cette dernière notion que la Section du contentieux a souhaité préciser comme étant de nature à justifier des écarts de représentation : la règle n’est donc pas strictement mathématique (CC, 9 décembre 2010, « Loi de réforme des collectivités territoriales », n° 2010‑618 DC ; CE, 15 octobre 2014, X., n° 379972) sous la réserve qui n’y ait nul arbitraire (CE, 4 juin 2014, Commune de Dieuze et autres).
L’article L.3113‑2 III du code général des collectivités territoriales impose, notamment, que les cantons aient une base essentiellement démographique et un territoire continu ; le IV de cet article autorise des exceptions de portée limitée, spécialement justifiée par des considérations géographiques ou tirées de l’intérêt général.
Dans l’hypothèse gardoise, ce sont des écarts de population de 20 à 30 % avec la moyenne départementale qui étaient présents. Le Conseil d’État a jugé que du fait de la différence de situation entre la partie cévenole du Gard, et les parties situées en plaine, un écart de cet ordre pouvait être accepté au titre de ces dispositions.
La « question corse » était plus délicate. En effet, l’écart de population était beaucoup plus marqué puisque le canton de Sevi-Sorru-Cinarca présente une population plus réduite de moitié par rapport à la moyenne départementale ce qui est très largement au delà de 20 % communément admis au titre de l’article L.3113‑2 III du code général des collectivités territoriales (Cf. CE, Sect. de l’intérieur, 22 novembre 2012, avis n° 387141, précité).
De plus, le Gouvernement a pris en compte les périmètres administratifs existants (ici des intercommunalités) qui étaient directement liés à des particularités géographiques. En effet ce canton se trouve bordé : d’abord par la mer Méditerranée, ensuite par le département de la Haute-Corse et, enfin, par des crêtes montagneuses formant une « frontière naturelle ». Or, au titre du IV de l’article L.3113‑2 du code, il était donc parfaitement possible de prendre en compte ces particularités quand bien même cela impliquerait une distorsion de représentation. En effet, une méconnaissance de ces contraintes géographiques aurait induit à la création d’entités dépourvues de toute cohérence intrinsèque. L’intérêt général commande que les cantons, comme toute circonscription politique ou administrative, ait une certaine cohérence et unité ce qui implique de prendre en compte les contraintes géographiques.