La municipalisation des services est un de ces problèmes que l’on se croit obligé d’aborder avec de grands principes théoriques, et qui, en pratique, se résolvent assez simplement par des distinctions de fait. Le Conseil d’Etat, sur les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Teissier, vient d’admettre la légalité d’un service municipal de bains-douches. Tout le monde reconnaîtra que, vu les circonstances et les conditions de l’affaire, la solution est raisonnable; mais, en même temps, on ne pourra s’empêcher de remarquer qu’avec suffisamment de circonstances et de conditions, bien d’autres professions industrielles pourraient être érigées en services municipaux.
Nous n’avons pas l’intention d’examiner ici toute la question de la municipalisation des services, sur laquelle il y a déjà une littérature considérable (V. Jaray. Le Socialisme municipal en Italie et la loi de mars 1903, Ann. des sciences polit., 1904; Mater, Le Municipalisme et le Conseil d’Etat, Rev. D’écon. polit., 1905, p. 324; Petit, L’extension du domaine industriel des communes, Rev. Polit. et parlem.,1905, t. 46, p. 468 et s., et 1906, t. 47, p. 44 et s.), etc. Notamment nous n’avons pas à tenir compte des services monopolisés tels que ceux de l’eau, de l’éclairage au gaz ou à l’électricité, des transports par tramways. Notre arrêt est relatif à un service non monopolisé, et il est tout indiqué de distinguer profondément ces deux catégories de services, d’autant que les difficultés juridiques ne sont pas les mêmes pour les deux. Pour les services monopolisés, la difficulté juridique est de savoir si le monopole peut être établi et dans quelles conditions. Ainsi, pour l’éclairage au gaz ou à l’électricité, le principe du monopole introduit dans les contrats de concession a été admis par la jurisprudence du Conseil d’Etat à partir de l’arrêt Ville de Crest du 20 mai 1881 (Rec. des arrêts du Conseil d’Etat, p. 522. Adde, Cons. d’Etat, 26 déc. 1891 [2 arrêts], Comp. du gaz de Saint-Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, S. et P. 1894.3.1, et la note de M. Hauriou, n. II, 3°; 11 janv. 1895 Comp. du gaz de Limoges, et 8 févr. 1895, Comp. française d’éclairage et de chauffage par le gaz, S. et P. 1896.3.129, et la note de M. Hauriou. V. encore sur la question, Bourges, 14 juin 1899, S. et P. 1900.2.9, et la note; Cons. d’Etat, 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Deville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17, et la note de M. Hauriou; 20 mars 1903, Soc. de l’éclairage au gaz de Vizille, S. et P. 1905.3.135; 8 mai 1903, Comm. de Graulhet, S. et P. 1905.3.143.) Le principe du monopole est maintenant consacré par l’art. 8 de la loi du 15 juin 1906 (J. off. du 16 juin). Mais, une fois le monopole juridiquement établi, on ne saurait accuser le service municipal de fausser le jeu de la libre concurrence et de violer la liberté du commerce, puisqu’il n’y a plus de concurrence ni de concurrents en la personne de qui la liberté du commerce puisse être violée.
Au contraire pour les services industriels non monopolisés organisés par une commune, la difficulté juridique est d’adapter ces services à la liberté générale et à la concurrence; car la concurrence subsiste, et il paraît difficile qu’une collectivité comme la commune ne fasse pas aux simples particuliers une concurrence désastreuse. D’une part, elle a des ressources élastiques dans son budget. D’autre part, elle ne supporte pas les mêmes charges qu’un particulier. Et il ne s’agit pas seulement des charges spéciales d’un commerce ou d’une profession, car ces charges-là, il serait facile de les imposer à la commune, par exemple de la mettre à patente. Nous verrons justement que cela a été fait pour l’établissement de bains. Mais il s’agit des charges de la vie. L’industriel ordinaire vit de sa profession; toutes les charges de sa vie et de celle de sa famille pèsent sur cette profession. Les prix qu’il établit comportent un élément de bénéfices qui est pour assurer sa vie. Au contraire, la vie de la commune est assurée par ailleurs; elle pourrait donc établir des prix bien moins élevés que ceux de l’industriel ordinaire. Il faudra, ou bien que la municipalité maintienne des prix qui laissent une marge de bénéfices, ou bien, si elle établit des prix très bas, il faudra que son service s’adresse à une catégorie spéciale de gens, de telle sorte qu’elle ne fasse pas véritablement concurrence aux établissements privés.
Dans notre affaire, la ville de Paris se préparait à exploiter un établissement de bains-douches installé dans l’ancien marché de Belleville, en vertu de délibérations du conseil municipal des 28 décembre 1897 et 27 mars 1901. En 1902, les travaux d’installation avaient été mis en adjudication et le préfet de la Seine, par arrêté du 24 février 1902, avait approuvé cette adjudication. La chambre syndicale des propriétaires de bains s’émut de cette création. Elle n’attaqua point les délibérations du conseil municipal, qui cependant auraient pu être attaquées par le recours du contribuable (V. Cons. d’Etat, 29 mars 1901, Casanova, S. et P. 1901.3.73; 6 avril 1900, Camus et autres, S. et P. 1906.3.49, et les notes de M. Hauriou sous ces arrêts); elle s’en prit à l’arrêté du préfet de la Seine approuvant l’adjudication des travaux. Ce recours a été reconnu recevable par le Conseil, qui a statué au fond.
Cette acceptation de la recevabilité du recours prouve deux choses : 1° que la chambre syndicale des propriétaires de bains avait qualité pour agir; 2° qu’à l’occasion de l’adjudication d’un travail public, la légalité d’une opération administrative peut être mise en question, ce qui est tout à fait intéressant. Une opération administrative ne doit pas être envisagée seulement dans sa décision de principe, mais aussi dans sa réalisation, et, dans cette réalisation, elle a un certain nombre de tournants qui sont pour elle des moments critiques; l’expropriation pour cause d’utilité publique en est un, si un terrain est nécessaire; l’adjudication des travaux en est un autre si les travaux sont nécessaires pour l’accomplissement de l’opération. Le signe que des recours contentieux sont possibles à chacun de ces tournants gît en ceci que la tutelle administrative intervient. Du moment que la tutelle administrative est mise en mouvement, c’est donc que l’opération fait un pas important vers sa réalisation, que la critique est éveillée, et, si la critique de l’administration supérieure s’exerce, des recours contentieux sent aussi de mise.
Au fond, les requérants prétendaient qu’en créant et en exploitant établissement de bains-douches et de bains en baignoires, la ville de Paris exerçait une profession, qu’elle sortait ainsi de ses attributions légales, et qu’elle portait atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, les propriétaires d’établissements privés étant assujettis à des impôts et supportant des charges qui n’incombent pas à la ville de Paris. C’était bien le grief tiré de la libre concurrence et de ce que l’organisation d’un service municipal, faisant concurrence aux établissements privés, ne la fait pas à armes égales.
Le Conseil d’Etat a rejeté le recours au fond pour trois raisons :
1° Il résulte de l’instruction que ces bains sont gratuits, sous la seule réserve d’une redevance de 10 centimes pour la location du linge, et, dans ces conditions, ils ne peuvent être considérés comme faisant l’objet d’un commerce ou d’une industrie;
2° L’installation d’un pareil établissement ne constitue qu’une amélioration apportée dans le fonctionnement du service public de l’hygiène;
3° D’ailleurs, une telle extension de ce service a été prévue par la loi du 3 février 1851.
La première de ces raisons n’est peut-être pas très démonstrative, ou du moins n’est pas présentée de façon à répondre à la véritable objection. Elle se ramène à dire que la ville de Paris ne cherche pas à faire une spéculation, et que, par suite, elle n’exerce pas une véritable profession. (Comp. pour l’exploitation d’un théâtre par une ville, Trib. comm. de Troyes, 13 mars 1905, S. et P. 1906.2.286, et la note.) D’abord, à certains égards, il y a profession sans spéculation. Un arrêt du Conseil d’Etat du 11 février 1870, Ville de Nantes (S. 1871.2.288; P. chr.), a décidé qu’une ville devait être mise à la patente pour exploitation d’un établissement de bains et lavoir municipal, quoiqu’elle n’en fît pas une spéculation, parce qu’elle exerçait quand même la profession. (Comp. Cons. d’Etat, 13 nov. 1897 Comm. de Navarrenx, S. et P. 1899.3.88; 6 avril 1900, Comm. de Saint-Léonard, S. et P. 1902.3.79, et les renvois.) Ensuite, l’absence de pensée de spéculation n’est pas ce qui, en fait, empêcherait l’établissement municipal de faire concurrence aux établissements privés; au contraire; elle rendrait cette concurrence plus redoutable en permettant l’abaissement des prix: La vérité est que, à raison de circonstances particulières en matière de bains, la gratuité des bains municipaux est une garantie que le service municipal ne fera pas une concurrence sérieuse aux établissements privés. Les bains gratuits ne seront fréquentés que par une clientèle populaire qui n’usait pas du bain payant. Ils ne seront pas fréquentés par la clientèle habituelle des établissements privés. En ces matières de soins corporels ou d’aises corporelles, les distinctions de classes sont tenaces, les questions de promiscuité importantes; la tenue mondaine impose le bain payant. Le bain gratuit a comme un air d’assistance publique. Ainsi, quoique incomplètement exprimée, la première des raisons données par notre arrêt a son poids: il est certain que la ville n’exerce pas là une profession qui soit, de nature à faire concurrence aux professions similaires.
La seconde raison est également très sérieuse : l’établissement de bains municipal constitue une amélioration apportée au fonctionnement du service public de l’hygiène. Assurément. Et cela met en lumière cette vérité très profonde que tout service public doit être motivé par une pensée de police, et que la fonction administrative se ramène essentiellement à la police entendue dans son sens le plus élevé d’aménagement et d’assainissement du milieu social. Tout au plus pourrait-on faire observer qu’à ce compte, bien des services pourraient être créés qui seraient dans le même cas. Ainsi une épicerie ou une boucherie municipale se justifieraient par le perfectionnement du service de l’inspection sanitaire et par l’idée de la police de la santé et de la salubrité.
A la vérité, dans le cas particulier de l’établissement de bains, la formule tirée de l’amélioration du service public se trouve autorisée par une loi, et c’est la troisième raison donnée par le Conseil d’Etat. Il s’agit d’une loi assez peu connue du 3 février 1851 (S. Lois annotées de 1851, p. 21; P. Lois, décr., etc., de 1851, p. 34). L’art. 1er est ainsi conçu : « Il est ouvert au ministère de l’agriculture et du commerce, sur l’exercice 1851, un crédit extraordinaire de 60.000 francs, pour encourager, dans les communes qui en feront la demande, la création d’établissements modèles pour bains et lavoirs publics gratuits ou à prix réduits. »
Il y a dans ce texte une expression frappante qui est celle d’établissement modèle. Il rentre bien, en effet, dans la fonction administrative de créer des modèles destinés à améliorer les entreprises privées. L’Etat a des fermes modèles, il a à Sèvres une fabrique de porcelaine et aux Gobelins une fabrique de tapis, qui sont des modèles. Si l’Etat et les municipalités entretiennent des musées, c’est pour conserver des modèles d’œuvres d’art. L’enseignement public est un modèle pour l’enseignement privé, etc. L’exemplarité est l’un des moyens de la bonne police, et, par suite, une fin justificative du service public.
La notion de l’établissement modèle est même plus riche qu’elle ne le paraît au premier abord, car l’exemplarité peut être utile non seulement dans la bonne tenue ou la bonne organisation de l’établissement, mais aussi dans une certaine modération des prix. Une boulangerie modèle ou une boucherie modèle se concevraient très bien comme régulateurs des prix en même temps que comme exemples de bonne tenue. Dès lors, pourquoi pas une boulangerie ou une boucherie municipale, si d’ailleurs elles sont organisées de façon à n’accaparer qu’une partie de la clientèle; si elles doivent régulariser la concurrence en empêchant la coalition des fournisseurs; si, en un mot, elles doivent assurer le même résultat, qui est déjà poursuivi par la taxe municipale du pain et de la viande, et qui, dès lors, est bien dans la compétence de la police municipale ? C’est exactement dans cette limite que la loi italienne de mars 1903, sur la régie directe des services publics par les municipalités, autorise la création de fours communaux « dans le but d’empêcher la hausse artificielle du prix du pain » (art. 1er, § 9).
Nous avons la conviction qu’en cette matière des services municipaux, il ne faut pas s’attacher à l’objet des services, exclure les uns, admettre les autres; qu’il faut, au contraire, s’attacher aux conditions dans lesquelles le service est organisé. Nous dirions volontiers que tout peut devenir matière de service municipal à de certaines conditions. Et c’est encore le système de la loi italienne précitée. Cfr. l’article de M. Jaray dans les Annales des Sciences politiques, 1904, p. 297. Nous n’avons pas ici à traiter des conditions auxquelles les services monopolisés sont acceptables. Quant aux services non monopolisés, ils sont acceptables quand ils sont organisés de façon à ne pas fausser sensiblement le jeu de la concurrence, et, à plus forte raison, lorsqu’ils sont de nature à améliorer les conditions de la concurrence en leur qualité « d’établissements modèles ».
Notons que des services destinés à servir de modèles ne sauraient être organisés qu’en régie, puisque, par définition, la spéculation en est bannie, et que la spéculation se glisse dans toute gestion à l’entreprise.