Les questions de comptabilité publique cachent parfois, sous des aspects techniques, de véritables drames humains ; la décision Consort D. en est une illustration criante.
M. D. a été blessé lors d’un accident de la circulation survenu en 1989. Admis au service des urgences du Centre hospitalier de Semur-en-Auxois, celui-ci y sera la victime d’une erreur de diagnostic médical ce qui entraînera un traitement tardif de certaines lésions, qui auraient pu normalement être soignées si elles avaient été immédiatement prises en charge ; il en résultera un déficit fonctionnel de sa jambe gauche qui, après aggravation, imposera de procéder à une amputation partielle en 2003.
Le Tribunal administratif de Dijon a ainsi, sur demande des consorts D., condamné le Centre hospitalier de Semur-en-Auxois à les indemniser partiellement des préjudices subis par un jugement du 21 juillet 2005 (TA Dijon, 21 juillet 2005, Consorts D., n° 04‑00894). Toutes les parties interjetteront appel devant la Cour administrative d’appel de Lyon qui rejettera leurs conclusions d’appel par un premier arrêt du 18 décembre 2008 (CAA Lyon, 18 décembre 2008, Centre hospitalier de Semur-en-Auxois, n° 05LY01636-06LY01791).
Le Conseil d’État cassera néanmoins celui-ci par une décision du 9 février 2011 et renverra le litige aux seconds juges pour qu’ils restatuent sur cette affaire (CE, 9 février 2011, Centre hospitalier de Semur-en-Auxois, n° 325897).
C’est alors que la Cour administrative d’appel de Lyon, saisie après renvoi, va, par son second arrêt du 22 septembre 2011 (CAA Lyon, 22 septembre 2011, Centre hospitalier de Semur-en-Auxois, n° 11LY00421) faire droit aux conclusions d’appel du centre hospitalier et infirmer le jugement des premiers juges en constatant que la prescription était acquise au profit des deniers publics.
Un second pourvoi en cassation sera alors formé, cette fois par les consorts D., et le juge de cassation, par une décision du 5 décembre 2014, annulera l’arrêt qui lui a été soumis (CE Sect., 5 décembre 2014, Consorts D., n° 354211) puis, après rétention du litige (Article L.821‑2 du code de justice administrative), fera droit aux conclusions d’appel présentées par ceux-ci.
A l’occasion de l’examen de cette affaire, la Section du contentieux va procéder à l’unification des méthodes d’appréhension des règles de prescription applicables indépendamment du chef de préjudice en cause au profit d’une lecture globale du droit en vigueur.
1°) La prescription, entendue ici comme étant la consolidation d’une situation juridique par le simple écoulement du temps, est régie par des règles qui sont à la fois simples et complexes.
Simples, car au delà de sa survenance, nulle action n’est possible et les droits contestés ne peuvent plus être remis en cause. Hormis quelques rares exceptions (crimes contre l’humanité (Article 213‑5 du code pénal), domanialité publique (Article L.3111‑1 du code général de la propriété des personnes publiques), archives publiques (Article L.212‑1 du code du patrimoine)), il existe toujours une prescription indépendamment du domaine en question.
Complexes, car il existe de multiples régimes de prescription, ayant des durées variables, et des possibilités d’interruption ou de report différents ce qui implique nécessairement une triple détermination pour chaque espèce : d’abord celle du régime juridique applicable, ensuite celle de la date à laquelle la durée prescription débute et, enfin, la date à laquelle celle-ci est acquise.
Le droit commun prévoit désormais une prescription de droit commun de 5 années (Article 2224 du code civil) assortie de très nombreuses exceptions (Cf. A. Hontebeyrie, « Prescription extinctive » et « Prescription acquisitive », Encyclopédie de droit civil, Dalloz, 2014).
En droit administratif, les règles générales de prescriptions des créances publiques ont été refondues par la loi du 31 décembre 1968 (Article 1er de la loi n° 68‑1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics) qui pose le principe général d’un terme quadriennal et de multiples causes d’interruption (Article 2 de la loi du 31 décembre 1968 précitée). A titre dérogatoire, la loi du 4 mars 2002 (Loi n° 2002‑303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé codifiée à l’article L.1142‑28 du code de la santé publique) a institué une prescription décennale dans le cadre des dommages liés aux actes réalisés par des professionnels de santé et c’est cette dernière qui était invoquée au cas présent par les consorts D.
Néanmoins, si la durée de la prescription est ainsi déterminable, son terme ne peut être calculé qu’en fonction de la date à laquelle le délai commence à courir.
La loi du 31 décembre 1968 définit cette origine au 1er janvier de l’année qui suit celle « au cours de laquelle les droits ont été acquis ». La rédaction de l’article L.1142‑28 du code de la santé publique est quelque peu différente puisqu’elle définit l’origine du délai de 10 ans comme étant la date de « consolidation du dommage ».
Cette notion de « consolidation » du préjudice permet de tenir compte de l’évolution, liée à une aggravation de la situation de la victime, et de statuer ainsi définitivement sur les droits en cause (CE Ass., 21 mars 1947, Compagnie générale des eaux, Rec. p. 122 ; CE Ass., 21 mars 1947, Veuve Aubry, Rec. p. 122). Elle a été d’ailleurs reprise par la suite en matière de dommage corporel par le Parlement (Article 2226 du code civil).
2°) Cette solution jurisprudentielle présente également l’avantage de mettre un terme à la distinction qui était auparavant retenue sous l’empire de la loi du 31 décembre 1968 entre les dommages temporaires et les dommages permanents qui n’étaient pas soumis aux même règles quant à la prescription.
Les dommages temporaires, subis avant la consolidation, voyaient la prescription courir au terme de l’année en question (CE Sect., 28 octobre 1955, Ville de Rueil-Malmaison ; CE, 26 septembre 2008, Centre hospitalier de Flers) ce qui imposait aux victimes d’engager –en toute rigueur- une action chaque année pour être pleinement indemnisés. Si cette solution avait le mérite de l’orthodoxie juridique, à laquelle le juge administratif est sensible, ses conséquences pratiques étaient néanmoins délicates à justifier auprès d’usagers dont la préoccupation première tenait à leur état de santé. La Cour de cassation avait d’ailleurs mis un terme à cette interprétation de la loi du 31 décembre 1968 (Cass. civ. 2e, 25 octobre 2001, Bull. II n° 161, n° 99‑10.194) au profit des justiciables lorsque ceux-ci relèvent, par exception, de la compétence judiciaire (Cass. civ. 2e, 23 novembre 1956, Trésor public c. Giry).
Les dommages permanents, voyaient quant à eux la prescription courir à la date de consolidation définitive.
Désormais, la Section du contentieux fait sienne la solution rendue par l’autorité judiciaire en jugeant que la date de consolidation demeure le point de départ de la prescription quelque puissent être les chefs de préjudice (Voir la solution applicable en droit civil en vertu de l’article 2226 du code civil). Ceci permet ainsi de trancher l’entier litige par une unique instance.
Or, si un premier rapport d’expertise avait fixé cette date de consolidation au 28 avril 1993, un second rapport retiendra la date du 31 juillet 2004. Il est vrai qu’entre temps M. D. a du être amputé partiellement d’une jambe mais les seconds juges avaient estimé que cet acte médical n’était pas la conséquence directe des actes médicaux réalisés en 1989 ce qui a été sanctionné par le Conseil d’État à la seule vue des rapports d’expertises. En effet, la dégradation des tissus, ayant imposé cette amputation, était en l’espèce nécessairement liée à la faute médicale commise en juillet 1989.
Mais en retenant la date du 31 juillet 2004, le litige était soumis à la loi de 2002. Par voie de conséquence, le centre hospitalier ne pouvait voir sa responsabilité écartée du fait de la prescription.
La Section du contentieux précise également que l’instauration d’une prescription de 10 années en 2002 est bien applicable aux faits commis avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sous la réserve de ne pas remettre en cause les situations dans lesquelles la prescription était acquise, reprenant ainsi la solution de droit commun adoptée par le législateur (Article 26 de la loi n° 2008‑561 du 17 juin 2008, article 2222 du code civil).