Il n’y a pas lieu d’insister sur la question de compétence qui se trouve impliquée dans cette affaire. Le conseil de préfecture est compétent pour statuer sur les actions en indemnité à raison de dommages causés aux personnes par les travaux publics. Cela est vrai, que la victime de l’accident soit un tiers, un passant, ou que ce soit un ouvrier employé au chantier. Pour les ouvriers employés au chantier, peu importe qu’ils soient sous la direction de l’Administration, les travaux étant faits en régie, ou qu’ils soient sous la direction d’un entrepreneur. La jurisprudence du Conseil d’Etat ne fait pas de distinction. Il lui suffit que, dans les deux cas, l’accident se soit produit à l’occasion de l’ouvrage public, et aussi que, dans les deux cas, la responsabilité finale puisse retomber sur l’Administration, l’entrepreneur essayant toujours de rejeter la faute sur les vices des plans ou sur les ordres reçus. A la vérité, pour le cas d’accident arrivé à un ouvrier à la solde d’un entrepreneur, il y a dissentiment entre le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits. Ce dernier attribue compétence à l’autorité judiciaire, sous le prétexte que le contrat de louage d’ouvrage intervenu entre l’ouvrier et l’entrepreneur est de nature toute judiciaire. Mais il est à prévoir qu’il ne persistera pas dans cette voie, qu’il se ralliera à la manière de voir du Conseil d’Etat, soit par la considération des actions récursoires que l’entrepreneur ne manque pas d’intenter contre l’Administration, soit par cette autre considération que le meilleur est d’admettre des règles simples, exemptes de distinctions plus ou moins subtiles. Tout ce mouvement de jurisprudence est trop complètement analysé dans les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu, plus haut rapportées, pour que nous n’ayons rien à y ajouter (V. au surplus, Ducrocq, Cours de dr. admin., 6e éd., t. I, n. 327).
Mais il reste dans notre affaire deux questions intéressantes, celle de savoir si nous sommes en présence de travaux publics exécutes en régie, ou bien s’il y avait entreprise; et, comme nous conclurons à l’opération de régie, celle de savoir si, malgré tout, à raison des particularités de cette régie, la responsabilité n’est pas partagée entre l’Administration et le locateur de l’équipe d’ouvriers.
I. — Le chantier dans lequel l’accident s’est produit était organisé d’une façon particulière. D’une part, il n’y avait certainement pas eu marché d’entreprise caractérisé, avec adjudication au rabais, de toute une section de la voie à construire. Si pareil marché eût existé, il y aurait lieu à des distinctions, suivant les cas (V. Cons. d’Etat, 9 nov. 1888, Chamfray, S. 1890.3.60; P. chr.; 11 janv. 1889, Gabaude, S. 1891.3.5; P. chr.; 20 mai 1892, Ministre de la guerre c. Langlois, Pichard et autres, S. 1894.3.42; P. 1894.3.42, les notes et renvois, et les conclusions ci-dessus de M. le commissaire du gouvernement Romieu). II y avait, au contraire, travail exécuté sous la direction des agents de l’Etat. Mais, d’autre part, il y avait un entrepreneur qui fournissait les ouvriers. La présence de cet entrepreneur était une cause d’incertitude et de doute. Malgré cela, le conseil de préfecture, et le Conseil d’Etat après lui, ont décidé qu’on était en présence d’une exécution en régie. Nous croyons que c’est avec grande raison.
Il y a exécution en régie toutes les fois qu’il n’y a pas entreprise caractérisée. Le marché d’entre- prise est caractérisé par une pensée de spéculation; l’entrepreneur compte réaliser un bénéfice, et, ce qui est essentiel, ce bénéfice, il compte le réaliser sur la construction même de l’ouvrage public. La construction comprend tous les éléments prévus au cahier des charges, non seulement le travail des ouvriers, mais la fourniture des matériaux. Or, ici, il y avait bien fourniture des ouvriers, mais il n’y avait pas fourniture des matériaux. Bien mieux, il n’y avait pas fourniture par l’entrepreneur de ces instruments de travail en usage aujourd’hui sur tous les chantiers de terrassement, les rails et les wagonnets Decauville; ces objets avaient été loués directement par l’Administration, qui les mettait à la disposition de l’entrepreneur. Du moment que l’entrepreneur ne spéculait pas sur tous les éléments qui devaient entrer dans la construction de l’ouvrage, il n’y avait pas marché d’entreprise. Par conséquent il y avait régie (V. M. Aucoc, Confér. sur les dr. admin., 3e éd., t. II, n. 612 et 613). Assurément, c’est une régie d’espèce particulière. Elle est employée dans la pratique, lorsque les travaux à construire ont quelque importance; elle porte le nom de régie de tâcherons (V. les expressions de notre arrêt. Adde, MM. Christophe et Auger, Tr. des travaux publics, 2e éd., t. I, p. 278). Au lieu d’embaucher directement des ouvriers, l’Administration s’adresse à un intermédiaire qui lui fournit des équipes. Le tâcheron embauche et paye les ouvriers; il est remboursé de ses avances par journées d’hommes. L’Administration trouve dans cette combinaison l’avantage d’éviter les soucis et les tâtonnements de l’embauchage.
Mais cela ne change en rien le caractère de la régie, en ce sens que la construction opérée reste toujours l’œuvre directe de l’Administration, non pas celle d’un entrepreneur. Il y a simplement complication dans le louage d’ouvrage destiné à procurer la main-d’œuvre, intervention d’un intermédiaire, d’un locateur d’ouvriers.
II. — Mais voici maintenant la question importante bien que l’opération reste une exécution en régie, l’intervention du locateur d’ouvriers ne doit-elle pas avoir une influence sur la responsabilité en cas d’accident ? Dans une régie ordinaire, où les ouvriers sont embauchés directement par l’Administration, celle-ci est certainement responsable des dommages causés par lesdits ouvriers. Mais ici, il y a un intermédiaire qui fournit les ouvriers tout embauchés; n’est-ce point là le commettant responsable ?
Voici deux ouvriers fournis à l’Administration par un entrepreneur; l’un d’eux est blessé par le fait de l’autre. De qui l’ouvrier auteur de l’accident est-il le préposé ? Est-ce de l’Administration ? N’est-ce point plutôt de l’entrepreneur, qui l’a choisi et qui a loué son travail à l’Administration ? Tout récemment, nous avons eu à examiner une hypothèse analogue (V. Trib. des conflits, 8 août 1891, Mourot, S. 1893.3.113; P. 1893.3.113 et la note de M. Hauriou). Il s’agissait d’une grue à vapeur louée par une société à la manutention de l’Exposition de 1889 et mise à la disposition des exposants. Cette machine avait été louée avec son mécanicien et son chauffeur. Par la faute du mécanicien, le chauffeur avait été blesse. Nous avons examiné à cette occasion la question de savoir si le locateur de l’équipe d’ouvriers pouvait être déclaré responsable du dommage causé par l’un d’eux. Nous avons conclu que c’était une question de fait.
La jurisprudence actuelle, en effet, fonde la responsabilité du commettant sur le fait de la direction. Celui-là est le commettant responsable qui, au moment de l’accident, a le préposé sous sa direction. Peu importe qu’il l’ait choisi personnellement, l’emploie habituellement, ou au contraire que ses services lui aient été accidentellement loués par un entrepreneur (V. la note précitée de M. Hauriou, et les renvois). Il y a une décision typique à cet égard de la Cour de Douai. Une Compagnie de Chemins de fer, qui, pour le service intérieur d’une de ses gares et suivant ses besoins, loue a un entrepreneur de roulage des chevaux et des conducteurs, qui sont placés alors sous la direction et la surveillance des employés de la gare, est civilement responsable de l’accident cause par la faute de l’un de ces conducteurs pendant une manœuvre (Douai, 14 mars 1879, S. 1880.2.290; P. 1880.1.103). Nous avons donné dans la note précitée les raisons de cette jurisprudence et l’historique de son évolution.
II s’agit donc de savoir sous la direction de qui était l’ouvrier auteur de l’accident au moment de l’accident. Comme le travail était exécuté en régie, que les agents de l’Administration étaient présents sur le chantier, il y a grande présomption que ledit ouvrier était sous la direction immédiate de l’Administration. Aussi ne voyons-nous qu’un fait qui pourrait entraîner la responsabilité de l’entrepreneur. II faudrait supposer que les ouvriers loués par lui à l’Administration étaient par lui organisés en équipe, c’est-à-dire que, de par son choix et sa direction, les uns avaient le droit de commander aux autres, et que l’accident serait la faute de celui-là même qui avait le droit de commander. C’est bien ce qu’a soutenu l’Administration dans sa défense. Mais c’est une question de fait, et le Conseil d’Etat en a sagement renvoyé l’examen au juge du fond.