TROISIÈME LEÇON – Quels groupements sociaux sont aujourd’hui des nations ?
MESDAMES, MESSIEURS,
Je terminais la dernière leçon en disant que ce qui fait une nation, c’est la conscience existant au même moment chez tous les individus d’un même groupement social qu’il y a une intime et profonde interdépendance entre le territoire et la population qui l’habite et que, seulement par le territoire, elle peut remplir sa destinée, je veux dire atteindre l’idéal d’ordre matériel ou moral qu’elle s’est fixé. J’ajoutais que le lien national est d’autant plus résistant et fort qu’il y a eu plus de luttes, plus d’épreuves, plus d’efforts, plus de souffrances pour conquérir la possession paisible de ce territoire. Je disais aussi que l’origine commune, la nationalité, ne suffit pas à constituer une nation, que, pour qu’il y ait nation, il faut que ce sentiment d’interdépendance ait pénétré profondément dans la conscience de tous les membres du groupe, chez les puissants et chez les faibles, chez les riches et chez les pauvres, chez les savants et les ignorants, chez les gouvernants et les gouvernés ; et enfin qu’il y a dans ce sentiment quelque chose de mystique, de religieux, qui lui donne d’autant plus de force qu’il puise son origine au tréfonds même de la nature humaine.
Le moment est venu de rechercher maintenant quels sont les grands groupements sociaux de l’époque actuelle auxquels nous pouvons reconnaître ce caractère national. Évidemment, il nous est impossible de les passer tous en revue. Je ne prendrai que quelques exemplaires types, et choisis, bien entendu, parmi ceux qui ont pris part à la grande guerre.
I
Je me suis demandé, et non sans une certaine perplexité, comment nous pouvions nous y prendre pour faire l’épreuve et pour reconnaître si les idées développées précédemment étaient exactes, si, en effet, ce que j’ai appelé le sentiment national avait pénétré dans un pays donné au plus profond des consciences simples et ignorantes. Voici ce à quoi j’ai pensé, et qui m’a été suggéré, je dois le dire, par les longues causeries que j’ai eues sur le bateau avec un Français, qui avait fait toute la campagne comme officier d’artillerie.
Supposez qu’au moment qui a marqué le point culminant de la guerre, au mois de mars 1917, c’est-à-dire au moment où la Russie était encore dans la lutte et où les États-Unis venaient d’y entrer, vous ayez pu parcourir les différents fronts et interroger le soldat le plus humble, le plus illettré et que vous lui ayez demandé : « Pourquoi te bats-tu ? » Quelle réponse auriez-vous reçue ? Certainement, je ne me trompe pas en disant que voici à peu près les réponses qui vous auraient été faites.
Le poilu français vous aurait répondu : « Je me bats, parce que je ne veux pas être Boche. » J’ai vu dénier, dans les hôpitaux, de nombreux blessés de toutes les classes sociales ; je leur ai posé souvent la question ; c’est toujours la réponse qui m’a été faite : « Je ne veux pas être Boche. » Le brave poilu, en répondant ainsi, ne se doutait pas que, d’un mot, il résumait toute l’histoire de son pays. La nation française s’est constituée au cours des siècles et a conquis sa forte individualité contre l’Allemagne et pour ne pas être allemande.
Vous auriez interrogé le soldat belge sa réponse aurait été bien simple : « Je me bats, parce que l’Empereur allemand, contrairement au droit des traités et à la foi jurée, a violé la neutralité du territoire que j’habite. »
A la même question, le Serbe aurait répondu qu’il se bat parce qu’un gouvernement impérial a prétendu porter atteinte à son indépendance nationale, qu’il a conquis lentement contre le Turc, et parce qu’il entend ne pas être asservi aux Habsbourgs.
Auriez-vous posé la même question au tommy anglais, il vous aurait dit, à peu de chose près, ceci : « Je me bats, parce que j’appartiens à une nation, qui a constitué un immense empire colonial, qui prétend à la primauté commerciale et maritime dans le monde, qui ne veut pas, qui ne doit pas vouloir qu’une autre nation lui ravisse cette primauté et s’installe à Anvers pour la menacer dans sa situation insulaire. »
Le soldat américain, auquel vous auriez posé la même question, vous aurait assurément répondu quelque chose qui, en des termes moins éloquents, aurait signifié ce que disait, le 1er septembre 1918, le président Wilson, en s’adressant aux ouvriers américains : « Ceci est une guerre dont le but est de garantir les nations et les peuples du monde entier contre toute puissance telle que l’autocratie allemande. C’est une guerre d’émancipation, et tant qu’elle ne sera pas gagnée, les hommes ne pourront nulle part vivre sans crainte, ni respirer librement en accomplissant leur besogne quotidienne et se dire que les gouvernants sont leurs serviteurs et non pas leurs maîtres. »
Passons les lignes allemandes. Qu’aurait répondu le Michel allemand si vous lui aviez demandé pourquoi il se bat ? A coup sûr ceci : « Parce que l’Empereur le veut. » Et si, poursuivant l’interrogatoire, vous lui aviez demandé pourquoi l’Empereur le veut, il vous eût dit certainement : « Pour que l’Allemagne soit au-dessus de tout : Deutschland über alles ; l’Allemagne doit être au-dessus de tout et, pour qu’elle le soit, il faut qu’elle écrase sa voisine de l’ouest. »
Le soldat autrichien vous eût répondu probablement ceci : « Je me bats, parce que je ne peux pas faire autrement, parce qu’une puissance politique à laquelle je suis en fait subordonné me le commande et que, si je ne me battais pas, je serais fusillé. »
Disons en passant qu’incontestablement c’est cette mentalité du soldat qui a été la cause principale de la faiblesse de l’armée autrichienne, toujours battue quand elle combattait seule, sans être encadrée par des troupes allemandes, battue par les Serbes, battue même par les Italiens.
Et les soldats italiens, qu’auraient-ils répondu à notre question ? Vraisemblablement ceci. Mais, très franchement, je n’en suis pas bien sûr, parce que j’ai fait l’expérience, ayant vu dans les hôpitaux beaucoup de soldats italiens blessés ou malades et que leur réponse était un peu obscure et leur ardeur à se battre tout à fait relative. Cependant il y avait bien chez eux cette pensée, très confuse il est vrai, qu’ils se battaient parce que, pour que leur nation fût complètement constituée, il fallait qu’elle réunit des populations de même race qu’eux et qui étaient soumises à la domination étrangère, et que le sol qu’elles habitaient fût rattaché au territoire national italien.
Enfin, qu’aurait dit le moujik russe si vous lui aviez posé notre question ? Sa réponse ne fait point de doute, pas plus que celle du moujik de l’armée rouge si vous lui posiez aujourd’hui la même question : « Je me bats, aurait-il répondu, parce qu’une puissance supérieure le veut. » Puissance supérieure, le tzar ou le dictateur Lénine : c’est exactement la même chose. Si, poursuivant le dialogue, vous aviez demandé au Russe : « Pourquoi le tzar, le dictateur veulent-ils que tu te battes ? » Certainement vous auriez entendu ces mots, ou bien Niponimai, je ne comprends pas ; ou bien Nitchevo, ce n’est rien, qu’importe ! Je ne comprends pas, qu’importe ! toute la Russie est dans ces deux mots.
II
Après cela, ne sommes-nous pas en droit de dire : Oui, il y a une nation française ; oui, il y a une nation belge ; oui, il y a une nation serbe ; oui, il y a une nation américaine ; oui, il y a une nation anglaise et une nation italienne, quoique cependant, à l’égard de celle-ci, il y aurait peut-être à faire quelques réserves sur lesquelles il ne m’est pas possible d’insister. Oui, il y a une nation allemande. Mais, il n’y avait point de nation autrichienne. Il y avait un gouvernement impérial autrichien qui imposait sa puissance à des populations diverses, qui n’avaient aucun lien entre elles, qui ne tendaient qu’à se détacher de la domination impériale, à se grouper par nationalités, peut-être à former des nations nouvelles. Mais une nation autrichienne, c’est une chose qui n’a jamais existé. Quand j’entendais certains juristes publicistes définir l’État une nation organisée en gouvernement, j’opposais toujours à cette définition l’exemple de l’Autriche et je disais l’Autriche est un État ; on ne peut point lui contester ce caractère et cependant où est la nation autrichienne ? Je ne la vois nulle part. Il y a des Allemands, des Hongrois, des Slaves, des Italiens, des Tchèques, des Slovènes, des Slovaques, des Polonais, des Galiciens, et que sais-je encore? Mais d’Autrichiens point du tout. C’est pourquoi, lorsque l’armée autrichienne a été vaincue, l’état autrichien s’est par là même immédiatement disloqué, parce qu’il n’avait pas le support d’une nation.
Aussi bien, quand j’entends reprocher au gouvernement français, qui a signé les traités de paix, de n’avoir pas tenté de reconstituer une Autriche puissante pour faire contrepoids à l’Allemagne, je reste convaincu que le reproche est mal fondé, parce qu’il y a des choses que les plus habiles politiques ne peuvent pas faire, ces choses étant contraires aux forces sociales qui, je suis tenté de le croire à certains moments, agissent avec la puissance irrésistible des forces physiques. Pour faire une Autriche puissante, faisant contrepoids à l’Allemagne, il aurait fallu qu’il existât une nation autrichienne, et il n’y en avait point et il n’y en a jamais eu.
Et la Russie, dira-t-on? Qu’on ne me parle pas de la nation russe : c’est une expression qui ne contient pas un atome de réalité. Je suis allé en Russie, il y a déjà longtemps, il est vrai, puisque c’était en 1887 ; j’y ai fait un long séjour, au cœur même de l’immense empire, à Moscou, à Nijni-Novogorod et à Kasan. J’y ai vu beaucoup de monde appartenant à des milieux différents ; j’ai rapporté alors de mon séjour l’impression très nette que la Russie était encore bien loin de ce que nous pouvons appeler le stade national ; et, d’après toutes les lectures que je fais, je crois bien que les choses n’ont pas changé depuis. L’immense majorité de la population russe se compose de paysans illettrés, totalement ignorants et ne comprenant qu’une chose, la possession d’un lopin de terre suffisant pour assurer leur subsistance et celle de leur famille. Ils vivent engourdis par le froid une moitié de l’année. Au sommet, une classe supérieure comprenant, avant l’avènement du bolchevisme, deux groupes : l’aristocratie de fortune ou de naissance et les intellectuels. Les aristocrates d’origine ou de fortune, d’une moralité suspecte, ne pensant qu’aux faveurs d’où qu’elles viennent, ne songeant qu’à exploiter ce qui leur restait de privilèges et à dépenser à Paris ou à Nice les revenus parfois considérables de terres cultivées par les moujiks. Les intellectuels, tous déséquilibrés, parce qu’ils sont arrivés trop rapidement, sans étape, à un degré supérieur de civilisation, ce qui a comme enivré leurs cerveaux slaves. Déjà, en 1887, beaucoup d’entre eux rêvaient d’un bouleversement général, d’une catastrophe mondiale, sous prétexte de régénérer l’humanité. Je me rappelle encore un célèbre avocat de Moscou nous déclarant froidement dans un grand diner quasi officiel : « Avec les tyrans, il n’y a que le fer et le feu. »
Disons, en outre, qu’en Russie il n’y avait pas à vrai dire de classe moyenne, cette classe formée de quantité de braves gens qui sont en même temps capitalistes et travailleurs, et qui, pour certains pays, comme la France, constituent l’élément essentiel de la structure nationale. Bref, nulle part ne m’était apparue dans l’esprit du Russe la conscience nette qu’il appartenait à une nation, c’est-à-dire à un groupement fortement constitué, dont tous les membres poursuivent un idéal commun. Je n’y avais vu qu’une masse amorphe de populations prêtes à accepter toutes les dictatures, susceptibles de certaines commotions sous l’action de la classe des intellectuels, mais devant toujours aboutir, sous différents noms, à l’établissement d’une dictature.
Les événements que nous connaissons sont la preuve que je ne me trompais pas. Quand fut conclue, en 1897, l’alliance franco-russe et que j’entendais continuellement répéter qu’elle était non pas l’alliance entre deux gouvernements, mais entre deux nations, je me demandais si depuis dix ans que j’étais allé en Russie les choses avaient changé à ce point. Je ne pouvais le croire ; je voyais la nation française ardente, généreuse, se donner tout entière à cette alliance, espérant trouver en elle un appui contre l’ennemi héréditaire de l’Est. De nation russe, je n’en voyais point. Et de fait, cette prétendue alliance entre deux nations s’effondrait à la première épreuve. S’il y avait eu vraiment une nation russe, comme il y aune nation française, si l’alliance avait uni vraiment deux nations, la révolution de mars 1917, le changement de gouvernement n’auraient point entraîné la rupture de l’alliance, qui serait restée intacte comme les nations même qu’elle unissait.
Si les Russes avaient vu comme nous une guerre vraiment nationale dans la lutte de 1914, ils n’en seraient pas sortis avant la victoire complète. S’ils avaient su et compris pourquoi ils se battaient, ils auraient continué à se battre jusqu’à la solution définitive. La débâcle russe s’explique au contraire naturellement, si l’on comprend que la Russie n’est point une nation, mais une masse de population, incohérente et amorphe, prête à recevoir toutes les tyrannies ; masse paysanne qui acceptera tout si on lui donne un lopin de terre ; intellectuels audacieux, à l’esprit extraordinairement vif et brillant, imbus de la théorie catastrophique de Karl Marx, voulant la mettre en œuvre et exerçant pour cela une dictature sanglante. Le bolchevisme est un produit spontané de la terre russe ; il ne pouvait naître que là ; il ne peut se maintenir et se développer que là. Chez un peuple qui est vraiment une nation libre et consciente d’elle-même, de pareilles tentatives resteront toujours sporadiques et impuissantes.
III
Je me suis laissé entrainer à vous parler de la Russie plus longtemps que je ne le pensais. Peut-être n’était-ce pas inutile ? Je crois en effet que nous comprendrons mieux ce que c’est qu’une nation en voyant bien ce qui n’est pas une nation. Notamment, nous trouvons là une preuve évidente que ce n’est pas seulement la communauté de race, ni même la communauté de langues qui fait la nation. La communauté de race et de langue fait la nationalité, mais non pas la nation. Ce qui fait la nation, c’est l’existence d’une conscience commune, suivant l’expression de J.-J. Rousseau, l’existence d’un moi commun, et aussi la poursuite de l’idéal commun se rattachant à la possession d’un certain territoire. Il serait intéressant maintenant de prendre un à un les différents pays dont j’ai parlé et de rechercher comment ils se sont constitués en nation et pourquoi ils sont aujourd’hui des nations. Il y a là un domaine historique extrêmement intéressant et vaste, mais que je ne puis évidemment explorer en entier. Aussi mon examen portera-t-il sur trois pays seulement, qui, pour des raisons que je n’ai pas besoin de dire, nous intéressent tout particulièrement : les États-Unis, la France et l’Allemagne.
Je ne parlerai pas de l’Angleterre, parce que, pour elle, la question de formation nationale se présente dans des conditions tout à fait particulières, qui proviennent pour une grande part de sa situation insulaire, qui proviennent aussi des divisions fort anciennement formées dans la Grande-Bretagne du fait des populations de races diverses qui l’habitent : l’Angleterre proprement dite au sud, le pays de Galles à l’ouest et l’Écosse au nord. L’évolution qu’a suivie l’Angleterre a été surtout dominée par la classe aristocratique, qui, jusqu’au y a peu d’années encore, exerçait l’influence prépondérante. Enfin pour l’Angleterre se pose depuis longtemps un problème aujourd’hui plus aigu que jamais, le problème irlandais. Il est difficile de dire que l’Irlande ne forme pas une nation consciente d’elle-même. De quel droit, dès lors, lui contester la liberté de se donner un gouvernement indépendant et des lois autonomes ? Grave problème, plus politique que sociologique ou juridique, que je ne veux pas aborder.
Des Etats-Unis, je ne dirai qu’un mot. II y aurait mauvaise grâce de la part d’un professeur étranger, dans une Université qui compte tant d’éminents sociologues et tant de patriotes éclairés, à vouloir disserter longuement sur les raisons qui ont fait que les États-Unis, depuis 1776, constituent véritablement une nation. Je ne présenterai donc sur ce point que de très courtes observations.
On ne dira pas pour les États-Unis, je suppose, que ce qui constitue la nation, c’est la communauté d’origine ethnique, la nationalité, puisque dans cet immense creuset qu’est le territoire américain sont venus se fondre et s’associer des hommes de toutes les races.
Non, ce qui fait la nation américaine, c’est que, depuis tantôt trois siècles, il y a une idée commune, fondamentale, qui remplit l’esprit de tous ceux qui y viennent, pour y travailler, se fixer sur le sol américain. C’est l’idée si clairement exprimée dans le passage, que je citais au commencement de cette leçon, du message du président Wilson. C’est elle qui a été comme le ferment qui a donné naissance à la nation américaine. Elle a été affirmée par les Pilgrims Fathers quand ils sont venus s’établir dans la Nouvelle-Angleterre. Elle a été aussi solennellement affirmée par les colonies qu’ils ont fondées quand elles se sont affranchies de la domination anglaise. Encore ici apparaît une similitude frappante entre la France et les États-Unis. C’est dans une lutte contre l’Angleterre que vous avez fondé votre vie nationale. C’est aussi en luttant contre l’Angleterre, au XIVe et au XVe siècle, que nous Français nous avons constitué la nation française. Enfin l’idée qui a fait la nation américaine, la volonté de travailler librement et en paix sur un sol indépendant, a éclaté avec une force irrésistible, quand cette liberté a été manifestement menacée par une Allemagne militariste et conquérante.
Dans l’histoire des États-Unis, un moment critique a été la guerre dite de Sécession. Alors l’unité nationale a failli être brisée ; mais elle était déjà trop solidement établie pour qu’elle pût être rompue, et, loin de se briser, elle est sortie renforcée de l’épreuve.
Cette individualité nationale des États-Unis apparaît d’autant plus résistante qu’elle se combine avec le système fédéral. La forte individualité nationale qu’est la France a toujours été accompagnée d’une puissante centralisation politique et administrative. Au contraire ici, vous avez toujours pratiqué le régime fédéral, c’est-à-dire une large décentralisation politique. Il y a les lois fédérales, mais il y a aussi les lois des États. A coté de l’administration fédérale, il y a l’administration des États, et il n’est pas rare, même encore aujourd’hui, qu’il y ait des conflits entre les États particuliers et l’État fédéral. Malgré cela, l’unité nationale reste indissoluble et intacte. Nouvelle preuve que, pas plus que la communauté de race, la centralisation politique et administrative ne fait à elle seule l’unité nationale ; nouvelle preuve que c’est seulement le sentiment profondément implanté dans la conscience de chacun des membres d’un groupe social qu’il doit poursuivre un but qui s’impose à lui et qui forme l’idéal de sa vie. Ce qui fait la nation, c’est la foi à un certain idéal se rattachant toujours au territoire qu’habite un peuple et qu’il veut tout à lui, parce qu’il y voit la condition indispensable d’une vie indépendante de paix et de travail.
IV
Il faudrait aussi rechercher si les populations auxquelles le Traité de Versailles (23 juin 1919) vient de reconnaître l’autonomie politique constituent véritablement des nations. Le fait que désormais la Yougo-Slavie, formée par là réunion de l’ancienne Serbie, du Monténégro et de la Croatie a aujourd’hui une organisation autonome, s’étendant sur ces trois pays, le fait que les Tchéco-Slovaques et le territoire qu’ils habitent, soumis autrefois à la domination autrichienne, ont maintenant un gouvernement propre ; le fait que l’ancienne Pologne est reconstituée par la réunion sous une même autorité politique des provinces qui avaient été partagées au XVIIIe siècle entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, ces faits ne sont pas par eux-mêmes la preuve qu’il y ait une nation yougo-slave, une nation tchéco-slovaque, une nation polonaise, bien qu’il y ait, on ne saurait le nier, des nationalités yougo-slave, tchéco-slovaque, polonaise, c’est-à-dire des populations paraissant avoir une même origine et parlant le serbo-croate, le tchèque, le polonais. Et encore est-ce bien sûr? Les origines ethniques sont-elles aussi certaines que les représentants de ces populations le prétendent? N’y a-t-il pas eu, depuis des siècles, un mélange continuel des races ? Et sur les territoires yougo-slave, tchèque et polonais, n’y a-t-il pas un nombre relativement élevé d’individus qui sont d’origine différente ou de race mélangée ? Non, en admettant même qu’elle existe, ce n’est pas cette communauté d’origine ethnique qui pourra faire que ces populations soient de véritables nations. C’est le rôle qu’elles rempliront ; c’est l’idée qu’elles serviront ; c’est la manière dont elles sauront la servir ; c’est la conscience qu’elles en auront ; et c’est avec le temps seulement qu’elles pourront constituer leur unité nationale si elles savent résister aux épreuves et remplir leur destinée.
J’avais tout d’abord pensé parler aujourd’hui des deux nations qui doivent surtout retenir notre attention je n’ai pas besoin de dire pourquoi, quand j’aurai nommé la France et l’Allemagne. Mais, je me suis laissé entraîner plus loin que je ne le pensais primitivement, et je dois consacrer une leçon tout entière à ce sujet. Il le mérite assurément ; ce sera l’objet de notre prochain entretien.
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