La morale de notre arrêt est que le juge administratif met la main sur l’opération de concession qui, jusqu’ici, était restée sous l’empire immédiat de l’administration active. Le fait est d’importance et mérite d’être noté; il a d’ailleurs tout de suite soulevé une certaine émotion dans les milieux spéciaux, émotion dont la Revue des concessions s’est fait l’écho dans son numéro de juin-juillet 1907, p. 290 et s. Il n’y a pas lieu cependant de s’étonner ni de s’émouvoir outre mesure. L’autonomie de l’Administration dans la réalisation de ses droits est destinée à disparaître devant le contrôle du juge administratif, surtout dans les matières de gestion, comme a disparu dans son temps, devant le contrôle du juge civil, l’autonomie de l’individu dans l’exécution de ses droits privés. L’intervention préalable du juge dans l’exécution des droits et dans leur sanction est le résultat de l’évolution sociale vers une régularité toujours plus grande, évolution qui, dans son ensemble, est fatale et d’ailleurs avantageuse. Les administrations publiques échapperont d’autant moins à cette transformation que, dans bien des cas, elles courent au-devant et sollicitent elles-mêmes le juge de les autoriser à agir; nous en montrerons plus d’un exemple, et notre affaire en contient une nouvelle preuve. La peur des responsabilités qu’est susceptible d’entraîner une action imprudente est ce qui les engage à recourir ainsi à l’approbation préalable du juge pour l’exécution de leurs droits. Que celui-ci en profite pour étendre son pouvoir, la chose n’est point surprenante.
Voici, d’après la Revue des concessions, l’exposé des faits de notre affaire. Le cahier des charges de l’entreprise d’éclairage électrique de la Ville de Nouzon, concédée en 1897, et dont le défendeur avait obtenu la rétrocession, stipulait diverses sanctions correspondant à des infractions déterminées : ainsi le défaut d’allumage des lampes partiel ou total donnait lieu à l’application de retenues sur le montant des sommes dues par la ville; l’interruption de l’éclairage pendant trois jours permettait à la ville de prendre possession de l’usine après une sommation restée vaine, et d’exploiter en régie, à titre provisoire d’abord, et ensuite définitivement, si, dans les trente jours, le concessionnaire ne justifiait pas être en mesure de reprendre le service. Le défaut d’approvisionnement de l’usine en combustible et matériel pouvait faire l’objet, soit d’une mise en régie, soit même, dans de certaines circonstances, et après trois sommations, d’une demande de déchéance devant le conseil de préfecture. En 1903, la ville de Nouzon, invoquant des constats d’huissier, desquels il résultait qu’à plusieurs reprises un certain nombre de lampes n’avaient pas été allumées, et qu’un tiers environ des lampes en service ne produisaient pas la moitié de la lumière normale, faute d’avoir un voltage suffisant, et prétendant, en outre, que l’entrepreneur était dans l’impossibilité matérielle d’exécuter ses engagements parce qu’il n’avait qu’un seul moteur et une seule dynamo, a demandé au conseil de préfecture de déclarer le contrat de concession résilié aux torts du concessionnaire, avec mise de la ville en possession du matériel de l’entreprise, subsidiairement, de prononcer la mise en régie, et enfin de condamner le concessionnaire à 1000 francs de dommages-intérêts.
Le conseil de préfecture des Ardennes, par arrêté du 10 mars 1904, repoussa la demande de mise en régie, parce que cette mesure rentrait exclusivement dans les attributions de la ville concédante et devait être prononcée par décision exécutoire, c’est-à-dire par arrêté du maire, le juge ne pouvant être appelé qu’après coup à apprécier la régularité de la décision exécutoire au point de vue de ses conséquences, le tout par application tant des principes généraux en matière de travaux publics que des dispositions du cahier des charges. Quant à la résiliation, c’est-à-dire à la déchéance, le cahier des charges conférait bien au conseil de préfecture la mission de la prononcer, mais il la subordonnait à la condition préalable d’une mise en régie prononcée par la ville ou de trois sommations signifiées par celle-ci en un an, et, comme ces conditions n’étaient pas remplies, le conseil de préfecture ne se reconnaissait pas le droit de la prononcer en l’état de la question.
Restaient les griefs tirés des défectuosités du service. Le conseil de préfecture commençait par rappeler très juridiquement le principe qu’en matière de travaux publics, c’est le cahier des charges qui règle les conditions de l’entreprise et fait la loi des parties, puis il constatait que le cahier des charges avait prévu explicitement tous les griefs formulés par la ville, et « édicté les mesures propres à sauvegarder les intérêts des contractants », c’est-à-dire les sanctions, et il en concluait qu’il appartenait à la ville seule d’appliquer, sur les mandats mensuels, les retenues que le défaut d’allumage comportait et de sanctionner le défaut d’approvisionnement ou l’insuffisance du matériel par la mise en règle ou par les sommations préalables qui devaient conduire à la déchéance.
Il semblait devoir résulter de ces constatations que la demande en dommages-intérêts de la ville de Nouzon n’avait aucune base juridique, puisqu’il existait d’autres moyens de sanction prévus par le cahier des charges, et dont la ville n’avait pas usé. Cependant le conseil de préfecture ajoutait : « Mais considérant que si, sur les deux ordres de griefs relevés contre Deplanque, la ville de Nouzon n’a pas cru devoir user de mesures de rigueur, et si elle a fait montre à son égard d’une excessive bienveillance, Deplanque n’en saurait tirer argument pour échapper à toute responsabilité; qu’il est hors de doute, en effet, qu’il est en retard pour l’exécution complète des clauses de son marché; que ce retard, constaté par les observations presque journalière du registre et par les actes d’huissier versés au dossier, justifie la demande de dommages-intérêts formée par la ville contre lui, et que l’indemnité de 1000 francs, réclamée par elle dans ses conclusions subsidiaires, n’est nullement exagérée. » En conséquence, condamnation du concessionnaire à cette indemnité de 1000 francs, pour « retard dans l’exécution des obligations de son contrat ».
Cette décision a été déférée au Conseil d’Etat comme étant en contradiction avec la jurisprudence d’après laquelle il n’y a pas d’autre sanction à l’inobservation des conditions du contrat de concession que celles que le cahier des charges prévoit expressément, et aussi parce qu’il n’était pas de l’office du juge de première instance de substituer aux griefs déterminés de la ville, tirés du défaut d’allumage et du manque de matériel, celui plus général et plus vague de retards dans l’exécution du service.
Le Conseil d’Etat a rectifié la position prise par le conseil de préfecture, en faisant disparaître le grief de retard dans l’exécution du service, et en lui substituant celui d’exécution incomplète des clauses du contrat, qui rentre dans l’objet de la demande de la ville. Pour ce, il a puisé dans les constats d’huissier produits par la ville et visés par le conseil de préfecture trois infractions qu’il a détachées et distinguées de celles prévues au cahier des charges : l’insuffisance de voltage des lampes, l’insuffisance de l’entretien des appareils, le non-allumage des lampes aux heures réglementaires, et, les réunissant sous la qualification d’exécution incomplète des clauses du contrat, il a maintenu la condamnation à 1000 francs de dommages -intérêts, et il dit : « que, si aucune sanction de ces faits n’a été expressément prévue au cahier des charges, ils n’en constituent pas moins, de la part de l’entrepreneur, l’inexécution de ses obligations, et sont de nature à motiver l’allocation d’une indemnité à la ville de Nouzon, à raison du préjudice qui en est résulté pour elle ».
II n’y a donc aucun doute sur les intentions du Conseil d’Etat; il a tenu à appliquer une sanction qui n’était pas prévue dans le cahier des charges; il a puisé dans son pouvoir de juge le droit de condamner à des dommages-intérêts motivés directement par un préjudice, et non pas par une clause du contrat. Ce faisant, il s’est placé sciemment au-dessus du contrat de concession, et il a substitué la sanction du juge à celle de la partie contractante.
Au reste, notre arrêt a été rendu sur les conclusions conformes de M. le commissaire du gouvernement Romieu, qui n’a pas caché ses intentions. On va lire des extraits de ces conclusions, et, en admirant leur fermeté, on regrettera que ce soit l’une des dernières manifestations publiques d’un talent que le corps des conseillers d’Etat a ravi à celui des maîtres des requêtes « Dans un contrat de concession de service public de l’Etat, des départements, des communes (eau, gaz, électricité, chemins de fer, tramways, etc.), le conseil de préfecture a -t-il le droit de prononcer une condamnation à des dommages-intérêts, par application de l’art 1142, C. civ., pour inexécution des obligations du concessionnaire, en dehors d’une stipulation formelle du contrat prévoyant cette sanction? La négative a été admise par deux arrêts du Conseil d’Etat (15 juill. 1881, Syndic de la faillite du chem. de fer d’Orléans à Rouen, 3 arrêts, S. 1883.3.12; P. chr., avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Marguerie; et 11 janv. 1884, Level, S. 1885.3.69; P. chr.; avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Gomel), qui ont été considérés comme ayant fixé la jurisprudence sur ce point, et dont la doctrine est la suivante : le cahier des charges d’une concession se suffit à lui-même; il règle seul les rapports du concédant et du concessionnaire au point de vue de leurs obligations réciproques et des sanctions qu’elles comportent; les seules pénalités applicables sont celles qu’il prévoit d’une manière explicite; il n’appartient pas au juge de suppléer au silence du contrat par l’application des règles du droit commun, par exemple de condamner le concessionnaire à des dommages-intérêts à raison d’infractions au contrat, pour lesquelles ce contrat n’avait pas édicté de clauses pénales; en l’absence de clauses pénales visant une inexécution déterminée, le concédant n’a à sa disposition qu’une seule sanction, c’est la rupture du contrat, c’est-à-dire la déchéance, laquelle seule peut être considérée comme de droit commun dans un contrat de concession.
« La doctrine qui ressort des arrêts de 1881 et de 1884 est beaucoup trop absolue et ne nous semble commandée par aucun texte ni aucun principe de droit; elle a, en fait, des conséquences regrettables, et elle n’est plus en harmonie avec la manière dont la jurisprudence la plus récente parait comprendre les rapports juridiques entre le concédant et le concessionnaire. »
Les conséquences regrettables de cette jurisprudence primitive sont que l’autorité concédante ne disposerait, pour ramener le concessionnaire à la stricte exécution de ses obligations, que de moyens trop rigoureux pour être employés d’une façon pratique : « La déchéance, en effet, qui est la rupture définitive du contrat, a dit M. le commissaire du gouvernement (ou même la mise sous séquestre, qui est la prise de possession provisoire par l’Administration de la direction du service), est, en matière de concession, une mesure tellement grave que l’on devra hésiter avant d’y avoir recours. D’une part, en effet, la déchéance ne doit être prononcée que pour des infractions d’une réelle gravité et pourrait être annulée par le juge, si on prétendait la rendre applicable à des inexécutions de moindre importance. D’autre part, en supposant que la déchéance ou la mise sous séquestre soit légalement justifiée, elle pourra, dans bien des cas, constituer une sanction trop radicale, trop sévère pour le concessionnaire, trop gênante pour la puissance publique, qui n’aura envie ni de voir le service public désorganisé, ni d’en assumer la direction. Une sanction trop rigoureuse équivaut souvent à l’absence de sanction, et, quand on ne dispose que de la peine de mort, on risque l’impunité. II ne faut pas que l’Administration soit acculée à l’une de ces deux alternatives : l’aveu de son impuissance à obtenir de son concessionnaire l’exécution de son contrat, ou la nécessite d’en prononcer la rupture… Il est donc nécessaire que le juge puisse, dans le silence du cahier des charges et en l’absence de disposition contractuelle nettement contraire, faire appel au droit commun pour assurer une sanction aux obligations du concessionnaire au moyen de condamnations pécuniaires appropriées et variables selon l’importance des infractions constatées…
« Cette introduction du droit commun dans les rapports contractuels entre concédant et concessionnaire, — uniquement pour suppléer aux lacunes du contrat de concession, — nous paraît nécessitée, par le développement des services publics industriels et assez conforme aux tendances de la jurisprudence actuelle. Autrefois, notamment lors des arrêts de 1881 et 1884, les services de cette nature étaient beaucoup moins nombreux qu’aujourd’hui. Le contrat de concession apparaissait alors comme quelque chose d’exceptionnel et de rigide, qui ne comportait l’emploi d’aucun principe du droit civil ni d’aucune règle autre que celles édictées par le cahier des charges lui-même; on se rend compte aujourd’hui que cette conception trop étroite peut conduire à des impossibilités et que les rouages de la concession, maniés avec cette inflexibilité, risqueraient d’éclater. Tout d’abord, on a reconnu au concessionnaire le droit de demander une indemnité au concédant si les avantages promis par le cahier des charges ne lui ont pas été conférés; — et cela était nécessaire, car la résiliation du contrat au profit du concessionnaire ne constituerait pas pour lui une garantie suffisante, puisqu’en matière de concession, la résiliation est ruineuse pour le concessionnaire (V. Cons. d’Etat, 24 juill. 1885, Ville de Vichy, S. 1887.3.21;P. chr.; 16 janv. 1903, Communes de Juvisy et de Viry-Châtillon,Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 15). Puis, l’on a admis de même que, lorsque la Puissance publique imposait par voie réglementaire au concessionnaire des obligations excédant les prévisions contractuelles, celui-ci avait également le droit de réclamer une indemnité (V. Cons. d’Etat, 23 janv. 1903, Chem. de fer économiques du Nord,Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 63. Adde, la note de M. Hauriou sous cet arrêt [dont la partie ci-dessus visée n’a pas été reproduite au Recueil], S. et P. 1904.3.49). Voici donc le droit commun appelé à réparer, au profit du concessionnaire, les dommages résultant pour lui d’une exécution incomplète ou défectueuse du contrat ou d’une intervention de l’Administration, qui, même, en la supposant légitime, altère l’équilibre contractuel; et cette réparation se fait sous forme de dommages-intérêts prononcés par le juge en dehors de toute clause du cahier des charges, et en vertu des principes généraux du droit.
» Réciproquement, pourquoi refuserait-on au concédant le droit de faire appel au droit commun pour obtenir du concessionnaire l’exécution intégrale de son marché, dans le cas où le cahier des charges a omis d’édicter les sanctions nécessaires ? Plusieurs arrêts récents semblent l’avoir admis (V. Cons. d’Etat, 15 janv. 1897, Soc. départementales d’usines à gaz, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 16; 24 janv. 1902, Gilquin, Ibid., p. 45; ainsi que la réserve formulée à la fin de l’arrêt du 10 nov. 1905, Département de la Marne, S. 1907.3.111).
» II y a là, une doctrine qui, dans ses deux branches, serait très féconde pour apporter plus de souplesse et d’équité dans les rapports entre le concédant et le concessionnaire, et dont l’unité juridique pourrait être exprimée à peu près en ces termes : le cahier des charges de la concession fixe les obligations des parties; ces obligations doivent avoir une sanction; lorsqu’il n’a pas été prévu de sanction directement applicable au fait d’inexécution relevé et la charge du concédant ou du concessionnaire, il appartient au juge, sur la demande de la partie lésée, d’édicter une sanction dans les termes du droit commun, c’est-à-dire, selon les circonstances, de prononcer la résiliation du contrat ou de condamner la partie défaillante au paiement de dommages-Intérêts. »
On voit, par cette dernière formule, où M. le commissaire du gouvernement a condensé sa pensée, combien sa conclusion est nette dans le silence du cahier des charges, il appartient au juge d’édicter une sanction, et c’est un revirement de jurisprudence qu’il demande et que notre arrêt opère. Mais la portée de notre arrêt est plus grande encore qu’on ne le dit; il a toute celle que nous lui donnons au début de cette note; il implique une mainmise du juge sur l’exécution de l’opération de concession, un recul de cette procédure d’exécution par simple décision administrative, grâce à laquelle l’administration active prononçait elle-même des mises en régie ou des déchéances, ou des séquestres, ou des retenues pécuniaires à titre de clause pénale. On verra dans l’avenir les administrations renoncer progressivement à cette procédure d’exécution et demander l’intervention du juge, et les cahiers des charges eux-mêmes se plier à cette servitude. Le juge n’aura pas seulement à édicter la sanction dans le silence du cahier des charges, il aura à l’édicter en conformité du cahier des charges lui-même. C’est que la procédure d’exécution par décision administrative préalable constitue un tout auquel on ne touche pas impunément; l’entamer, c’est la condamner. Elle constitue un système de justice privée; l’Administration s’y fait justice elle-même, sauf recours de la partie adverse au juge, mais recours qui est postérieur à la voie d’exécution. Ce système à ses avantages et ses inconvénients; il a l’avantage d’être simple et rapide; il a l’inconvénient d’être rigide et d’entraîner des responsabilités en cas d’erreur. Cette dernière considération, que M. le commissaire du gouvernement indique d’une façon très discrète, est celle qui déterminera les administrations à battre en retraite et à renoncer à la voie d’exécution par décision administrative préalable, dès qu’elles verront le Conseil d’Etat disposé à s’immiscer dans l’exécution de l’opération de concession. Le principe de la responsabilité pécuniaire de l’Administration, pour voie d’exécution employée d’une façon imprudente ou frustratoire, a été en effet très énergiquement posé d’une façon générale par l’arrêt Olivier et Zimmermann du 27 février 1903 (S. et P. 1905.3.17, et la note de M. Hauriou), et il a été appliqué à la matière spéciale des concessions de travaux publics (V. Cons. d’Etat, 8 févr. 1878, Pasquet, S. 1880.2.26; P. chr.; 6 avril 1895, Deshayes, S. et P. 1897.3.80, et la note; 20 janv. 1905, Comp. départementale des eaux et services municipaux, S.1907.3.8, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu). Au contraire, on voit dans notre espèce que le conseil de préfecture n’impute pas à faute au concédant de n’avoir pas usé des moyens de sanction qu’il avait à sa disposition; le Conseil d’Etat pas davantage. Les administrations deviennent timides à mesure que le Conseil d’Etat s’enhardit. D’elles-mêmes, elles essaient de s’abriter derrière le juge, afin d’éviter la responsabilité pour voie d’exécution imprudente.
On voit déjà des cahiers des charges disposer que la déchéance ou bien la mise en régie seront prononcées par le conseil de préfecture (nous en avons un exemple dans notre espèce); on voit aussi des administrations municipales reculer devant la voie d’exécution qu’elles auraient le droit de manier, et demander au préalable au conseil de préfecture l’interprétation du contrat, de façon à se mettre à couvert; il y a là un emploi très curieux du contentieux de l’interprétation, qui tend à se généraliser, et qui est favorisé par la jurisprudence assimilant la difficulté administrative pendante au litige né et actuel, qui seul, primitivement, permettait d’engager le contentieux de l’interprétation. Il suffit, par exemple, qu’une ville soit en désaccord persistant avec son concessionnaire d’éclairage pendant un certain temps, au sujet de l’exécution du contrat, pour que l’interprétation de la clause litigieuse puisse être demandée (V. Cons. d’Etat, 11 mai 1894, Comp. genevoise de l’industrie du gaz, S. et P. 1896.3.77, la note et les renvois; 4 juin 1897, Comp. du gaz de Foix, 2ème espèce, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 457; 14 avril 1905, Soc. toulousaine d’électricité. Ibid., p. 371).
Sans doute, c’est la mort de l’antique principe d’après lequel le cahier des charges se suffisait à lui-même. Mais quoi, tout se transforme et le principe avait fait son temps; il avait eu son utilité à l’époque où, la concession de travaux publics étant chose nouvelle, il avait fallu la créer de toutes pièces, et où on n’avait pu la créer que par les stipulations des cahiers des charges. Mais la multiplication même des opérations et des cahiers des charges, leur variété inévitable, ont amené ce résultat fatal qu’en combinant les dispositions des divers cahiers des charges, on a pu constituer un type idéal de concession plus riche qu’aucun de ceux qui sont réalisés. La concession de travaux publics est ainsi devenue une institution juridique existant en soi, qui dépasse chaque opération particulière, et dans laquelle le juge peut puiser des inspirations. Elle est née de l’accumulation des cahiers des charges, mais maintenant elle dépasse chacun de ces cahiers. Et, de plus, ses caractères spécifiques étant désormais fixés, on peut se retourner vers le droit commun pour lui faire des emprunts motivés par des nécessités pressantes de justice, sans crainte de fausser l’opération de concession.
La Revue des concessions a tort de se lamenter de cette transformation; elle marque au contraire une ère nouvelle pour l’opération de concession.
Sans doute, ce sera moins simple que l’application littérale et exclusive du cahier des charges, mais ce sera peut-être aussi plus fécond. La Revue des concessions signale elle-même avec beaucoup d’opportunité que la première intervention notable du juge dans le contrat de concession s’est produite à propos des affaires d’éclairage au gaz et de concurrence électrique, dans les arrêts du Conseil d’Etat du 22 juin 1900, Commune de Maromme (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 415, et du 10 janvier 1902, Comp. nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17, avec la note de M. Hauriou), où le Conseil d’Etat, considérant que les parties étaient en faute de n’avoir pas prévu la substitution de l’éclairage à l’électricité à l’éclairage au gaz, a supplée d’office à l’absence de la clause du meilleur éclairage, et organisé toute une procédure pour mettre en demeure les compagnies du gaz d’avoir à organiser elles-mêmes l’éclairage à l’électricité, sinon à se reconnaître déchues de leur droit de préférence. Peut-on dire que cette première intervention du juge ait été fâcheuse ? N’a-t-elle pas au contraire tiré les villes d’un mauvais pas et donné au public des satisfactions légitimes sans nuire sérieusement aux concessionnaires ? L’opération de concession est mûre pour cette épreuve, qui consiste en somme à rentrer dans le droit commun, car la procédure d’exécution par décision administrative préalable est, sans contredit, exceptionnelle. Une fois le bateau construit, il faut savoir le lancer sur les flots; on ne peut éternellement le laisser sur son chantier. Sans doute, l’appréciation du juge est périlleuse; mais elle est comme la mer agitée, elle a plus d’avantages que d’inconvénients. Avant peu, on s’apercevra qu’on peut dire de l’opération de concession comme de beaucoup d’autres institutions qui ont franchi ce pas : fluctuat nec mergitur.