Notre décision, refusant une indemnité aux fabricants d’absinthe pour le prétendu préjudice à eux causé par l’interdiction législative de ce dangereux produit, est deux fois justifiée. Elle l’est au point de vue de la morale et au point de vue du droit.
I. – L’absinthe était condamnée depuis longtemps par l’Académie de la médecine et par l’Académie des sciences comme un poison extrêmement dangereux pour la santé publique. La consommation de ce poison subtil s’était élevée, en 1913, au chiffre énorme de 240.000 hectolitres (teneur en alcool pur). Dès 1907, le Parlement avait été saisi de propositions de lois visant la prohibition ; si ces propositions n’avaient pas abouti alors, du moins l’absinthe et les boissons similaires avaient-elles été soumises à une réglementation plus sévère au point de vue de la circulation et à des droits plus élevés, par les art. 15 à 18 de la loi 30 janvier 1907 (S. et P. Lois annotées de 1907, p. 560 ; Pand. pér., 1907.3.93) et par l’art. 17 de la loi du 26 décembre 1908 (S. et P. Lois annotées de 1909, p. 913 ; Pand. pér., Lois annotées de 1909, p. 913). Dès l’ouverture de la guerre de 1914, des arrêtés préfectoraux avaient été pris dans la plupart des départements pour interdire la vente au détail de l’absinthe. Un décret du 7 janvier 1915 (S. et P. Lois annotées de 1915, p. 797 ; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 797) vint ensuite interdire la vente en gros détail et la circulation de l’absinthe. Ce décret ne pouvant produire son effet que pendant la durée des hostilités et devant d’ailleurs être soumis à la ratification des Chambres, un projet de loi fut présenté par le gouvernement pour rendre l’interdiction définitive, et est devenu la loi du 16 mars 1915. Le Parlement a ajouté l’interdiction de fabrication, qui ne se trouvait pas dans le décret (amendement de M. Chaumet, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 856, note 2 ; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 856, note 2). Il est à noter que la loi du 16 mars 1915 était purement prohibitive et répressive et ne contenait aucune promesse d’indemnité, la majorité de la Chambre ayant manifesté l’intention de réserver la question. (V. S. et P., Lois annotées de 1915, p. 856, note 6 ; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 856, note 6). Mais la suppression de la fabrication ne touchait pas seulement les fabricants ; elle touchait aussi les cultivateurs qui avaient en mains des stocks de plantes, et l’interdiction de la vente touchait les débitants. Une seconde loi de 16 mars 1915 (S. et P., Lois annotées de 1915, p. 856 ; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p.856) autorisa le remboursement des droits perçus au profit du Trésor et des communes sur les absinthes se trouvant actuellement chez les débitants, à la condition que ceux-ci se dessaisiraient de leurs stocks, qui seraient envoyés à la rectification. Une troisième loi du 29 mars 1915, qui était une loi de finances (S. et P. Lois annotées de 1915, p. 856 ; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 856), régla les indemnités accordées aux cultivateurs pour les stocks de plantes d’absinthe et ajouta, dans son dernier paragraphe : « En vue de l’indemnité qui pourra éventuellement leur être accordée par une loi ultérieure, les fabricants déclareront, dans les huit jours de la promulgation de la présente loi, les quantités de plantes de grande et de petite absinthe en leur possession. »
Remarquons tout de suite que cette perspective éventuelle ne vise pas expressément une indemnité pour l’interdiction de fabrication, mais seulement une indemnité pour la perte des plantes en stocks analogue à celle qui venait d’être accordée aux cultivateurs ; la loi éventuelle ne fut d’ailleurs pas votée, bien que plusieurs propositions de loi aient été déposées et même un projet gouvernemental (J. off., mai 1923, doc. parl. de la Chambre des députés, p. 474). Cfr. la question posée par M. Girod à la Chambre des députés (2e séance du 22 févr. 1924 ; J. off. du 23, déb. parl., p. 954), question à laquelle il n’a été fait aucune réponse. Nous voyons par la fin de notre arrêt que l’Etat refusa d’acheter les plantes inutilisées ; le service des poudres acheta néanmoins 18.000 hectolitres d’absinthe (à dénaturer), et nous voyons encore par la fin de notre arrêt que les requérants se plaignent des conditions désavantageuses de ce marché. Pour ces deux réclamations, ils sont, d’ailleurs, renvoyés devant le ministre.
Ainsi, en ce qui concerne le préjudice pouvant résulter de l’interdiction de fabrication, le législateur n’a fait aucune allusion même éventuelle à une indemnité aux fabricants. Au point de vue moral, il n’avait à faire aucune promesse, car la fabrication d’absinthe n’était pas une industrie intéressante. Sans doute, jusqu’à la loi du 10 mars 1915, cette industrie n’était pas illicite, puisqu’elle n’était pas encore prohibée par la loi, mais elle était condamnée par les organes autorisés de l’opinion, comme industrie d’empoisonnement public. Les fabricants ne peuvent même pas se plaindre qu’aucun délai ne leur ait été accordé pour écouler leurs produits et transformer leur fabrication, ainsi qu’il a été fait, par exemple, pour la céruse, par la loi du 20 juillet 1909 (S. et P. Lois annotées de 1909, p. 963 ; Pand. pér., Lois annotées de 1909, p. 963). Depuis 1907, ils étaient avertis de la précarité de leur situation, en même temps qu’ils étaient éclairés sur la nocivité de leur produit, et ils avaient eu le temps de réfléchir.
II. – Au point de vue du droit, du moment qu’il n’était intervenu aucune reconnaissance législative d’obligation, les fabricants ne pouvaient réclamer aucune indemnité. Notre arrêt relève que la société requérante ne pouvait invoquer aucune obligation contractuelle préexistante à laquelle la loi du 16 mars 1915 aurait porté atteinte. Il fait remarquer par là que cette société n’était point un concessionnaire de service public en rapports d’obligations avec l’Etat. En effet, dans ses rapports avec ses concessionnaires, l’Etat peut être tenu d’indemniser, si, en vertu de son pouvoir législatif, il vient bouleverser les conditions du contrat. C’est ce qu’on appelle le fait du prince. Mais les fabricants d’absinthe n’étaient pas des concessionnaires ; ils n’étaient pas en rapports d’obligations avec l’Etat ; ils étaient de simples sujets, et les simples sujets ne sont pas en rapports contractuels avec l’Etat. Vis-à-vis d’eux, il n’y a pas de fait du prince ; il n’y a que l’exercice normal de la Puissance publique. Ce n’est pas que l’exercice de la Puissance publique, et notamment l’exercice de la législation, ne puisse jamais motiver d’indemnité, et qu’on doive rejeter toute idée d’indemnisation à raison de la nature de l’acte législatif qui consomme le préjudice. Sans doute, une pareille fin de non-recevoir a existé autrefois, et nous en retrouvons encore la trace dans les observations du ministre dans notre affaire. Elle n’est plus admise aujourd’hui, et de nombreuses décisions du Conseil d’ Etat ont accordé des indemnités à la suite de mesures législatives. Mais il faut pour cela que quelque circonstance génératrice d’indemnité d’après le droit commun ait accompagné la mesure législative ; ce n’est pas de la prohibition, ou, d’une façon plus générale, du commandement contenu dans la loi, que peut découler l’obligation d’indemniser, mais des circonstances dans lesquelles le commandement est intervenu. Ces circonstances peuvent être de deux sortes : ou bien le législateur est en faute d’avoir fait sa loi ; cette hypothèse paraît invraisemblable ; mais elle ne le serait pas dans un pays qui admettrait l’inconstitutionnalité des lois, car une loi inconstitutionnelle peut être une faute ; ou bien la loi peut entraîner un enrichissement pour le patrimoine de l’Etat, corrélatif à l’appauvrissement des particuliers qui sont frappés par les prohibitions de la loi ; en ce cas, le principe de droit commun que nul ne doit s’enrichir au détriment d’autrui doit jouer à la charge de l’Etat. C’est ainsi, par exemple, qu’en vertu de la loi du 2 août 1872, l’Etat, ayant supprimé par mesure de police des fabriques d’allumettes en vue de l’établissement du monopole, fut condamné à payer indemnité (Trib. des conflits, 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol, S. 1872.2.93 ; P. chr., avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Laferrière ; Pand. chr., Cons. d’Etat, 5 déc. 1879, Laumonnier-Carriol, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 768).
Les requérants, dans leur mémoire, invoquaient ce précédent ; mais ils ne faisaient pas attention qu’il y avait ici enrichissement sans cause de l’Etat par suite d’établissement du monopole, tandis qu’au contraire, dans l’affaire de la prohibition de l’absinthe, l’Etat ne s’est pas enrichi, et que même il s’est appauvri de tous les droits de circulation qu’il a cessé de percevoir. (Sur le principe de cette distinction entre les mesures législatives qui enrichissent l’Etat et celles qui ne l’enrichissent pas, V. notre Précis de dr. admin., 11e éd., p. 303 et s.).
Il n’y avait, dans notre affaire, ni la circonstance de la faute du législateur, ni celle de l’enrichissement de l’Etat, et c’est pourquoi notre arrêt peut conclure : « Considérant qu’en cet état, et alors qu’aucune circonstance n’est relevée qui soit susceptible de mettre en jeu la responsabilité pécuniaire de l’Etat, la société requérante n’est pas fondée, etc… »