QUATRIÈME LEÇON – La nation française et la nation allemande.
MESDAMES, MESSIEURS,
Dans la première leçon que j’ai eu l’honneur de faire dans cette Université, je disais que ce qui caractérise l’évolution de la notion de souveraineté nationale, c’est que la conception de l’État-nation se substitue à celle de l’État-puissance et que, au moment où la guerre des nations a éclaté, deux grands pays incarnaient l’une et l’autre de ces deux conceptions, la France la conception de l’État-nation, l’Allemagne celle de l’État-puissance. J’ajoutais que la grande date du 11 novembre 1918 avait marqué la victoire de l’État-nation sur l’État-puissance.
Rien ne peut mieux illustrer cette proposition, et en même temps faire apparaître en leur entier les deux conceptions opposées de l’État-nation et de l’État-puissance, que de déterminer les conditions dans lesquelles se sont constituées la nation française et la nation allemande, de montrer, en même temps, les caractères prédominants avec lesquels l’une et l’autre apparaissaient au moment où la grande guerre a éclaté.
Pour étudier à fond ce beau et vaste sujet, il faudrait de nombreuses leçons. Aussi n’aide point l’intention de l’exposer dans ses détails, mais seulement d’indiquer les étapes principales de la formation des deux nations et les éléments essentiels qui les caractérisent.
Si toute formule générale n’était pas forcément un peu artificielle, je dirais que ce qui distingue essentiellement la formation de la nation française de celle de la nation allemande, c’est que la force qui a surtout contribué à constituer la nation française est venue d’en bas, du peuple ; celle, au contraire, qui a été l’élément principal de la formation nationale allemande est venue d’en haut, du pouvoir supérieur et commandant. Je dis cela ; mais je fais, en même temps, les réserves nécessaires, à savoir que ce serait une erreur historique grave de croire que l’action de la monarchie française n’a pas été un facteur important de la constitution de l’unité nationale et que, dans la formation nationale allemande, aucun élément d’origine populaire n’est intervenu. Assurément, en France, la monarchie a exercé une action certaine sur l’établissement de l’unité nationale, et en Allemagne, l’opinion publique dans sa spontanéité, la conscience d’une origine commune, l’identité de langue ont contribué pour une large part à la formation de la nation. Malgré cela, je crois qu’il reste vrai de dire : en France la nation s’est faite elle-même ; c’est le peuple de France qui a créé la nation française ; au delà du Rhin, c’est la puissance monarchique qui a créé la nation allemande.
I
Quand, dans notre seconde réunion, après avoir parlé de la cité antique, je suis arrivé à déterminer les caractères de la nation moderne, j’ai parlé d’un acte célèbre dans l’histoire de l’Europe, le traité intervenu au milieu du IXe siècle entre les trois petits-fils de Charlemagne, Charles le Chauve, Lothaire et Louis le Germanique, traité qui porte un nom prédestiné Verdun, qui est à l’origine lointaine de notre histoire nationale ; Verdun, qui symbolise aujourd’hui l’unité indéfectible de l’âme française.
Les territoires placés dans le lot de Charles le Chauve correspondaient à peu près à l’ancienne Gaule, c’est-a-dire à cette partie de l’Europe comprise entre la mer au nord-ouest, à l’ouest et au sud-ouest, les Pyrénées, la Méditerranée et les Alpes, au sud et au sud-est, le Rhin à l’est et au nord-est, moins une partie des terres situées sur la rive gauche du Rhin. Cependant vous vous tromperiez fort si vous pensiez que, dès ce moment, un royaume français était constitué sur ce territoire. Vous n’ignorez pas, en effet, que, pendant la seconde moitié du IXe siècle et pendant le Xe siècle, sous l’empire de causes que je n’ai pas à rechercher, s’établit, dans toute l’Europe, une organisation à la fois sociale et politique, le régime féodal, qui est caractérisé par ce fait que tous les hommes sont unis les uns aux autres par une série de droits et de devoirs réciproques, se rattachant au caractère de la terre qu’ils détiennent, depuis le roi, qui est au sommet de l’échelle, le suzerain supérieur, jusqu’au serf, qui est au dernier échelon. La souveraineté à la manière romaine, l’imperium, a presque complètement disparu ; elle est remplacée par la seigneurie. Le seigneur détient une certaine terre, et parce qu’il détient cette terre, il a des devoirs. Il a le devoir de donner aide et protection à ses vassaux, et, en retour, les vassaux lui doivent des services, particulièrement le service d’ost, c’est-à-dire le service militaire, quand le seigneur le demande, et le service d’aide, c’est-à-dire certaines redevances pécuniaires.
Le roi n’est que le suzerain supérieur, et même, au début de la monarchie capétienne, quelques-uns de ses vassaux sont plus puissants que lui. Mais cependant il a conservé quelque chose de l’imperium romain, qui se traduit dans une formule que je trouve très belle, et que je vous prie de vouloir bien retenir parce qu’elle a joué un rôle important dans l’évolution de laquelle est sortie la nation française, et aussi, parce qu’elle est restée au fond de toutes les consciences françaises, et enfin parce qu’elle a, depuis dix siècles, toujours inspiré la notion que nous nous formons en France de l’État et du rôle des gouvernants. Les formules ont changé ; l’idée fondamentale est restée la même et, dès le Xe siècle, au début de la monarchie capétienne, elle est exprimée par ces mots : « Le roi doit assurer l’ordre et la paix par la justice. »
Formule féconde, parce qu’elle affirme que le détenteur de la puissance publique a bien plutôt des devoirs que des droits et que son devoir primordial est d’assurer l’ordre et la paix. Formule féconde, parce qu’elle affirme aussi que celui qui détient la puissance publique ne peut jamais agir que suivant la justice et qu’ainsi l’idée de justice apparaît au premier plan, au seuil même de la route longue, laborieuse, qui doit conduire à la formation de la nation française.
Nous verrons plus tard comment la notion du devoir d’organiser des services publics pour assurer, conformément à la justice, la satisfaction des besoins physiques et moraux des individus s’est substituée à la notion de puissance commandante, droit souverain des gouvernants. Cette transformation capitale trouve ainsi son premier germe dans cette formule du moyen âge : « Le roi de France doit assurer l’ordre et la paix par la justice. »
II
Ce pouvoir appartenant au roi de France, ou plutôt ce devoir qui lui est imposé, constitua le premier élément de centralisation politique en France. En même temps, il fut un facteur important de notre formation nationale. Cela ne peut être contesté, et ainsi nous voyons apparaître une première vérification de ce que je disais en commençant, à savoir que l’unité nationale française a été constituée avant tout par une force venant d’en bas, par une force véritablement populaire. Cette idée que le roi, suzerain supérieur, a sans doute un pouvoir propre, mais un pouvoir qui est une conséquence du devoir qui lui est imposé par sa situation, un pouvoir qu’il ne peut exercer que dans la mesure où il se conforme à la justice, est née au cœur même des humbles et des petits. Ce n’est pas une idée née dans l’esprit des grands, des puissants du monde ; elle s’est formée au plus profond de la conscience populaire et, je le répète, c’est elle qui a été le ferment premier de notre formation nationale.
Je ne veux point dire qu’il n’y ait pas eu, au cours de l’histoire de France, des violences, des destructions, des actes barbares et injustes. Je ne veux pas dire que le moyen âge a été l’âge d’or. Mais j’affirme que ceux qui nous présentent le moyen âge français comme une époque de barbarie et d’obscurité, ceux qui, comme Renan, nous parlent de la grande nuit du moyen âge, sont absolument en dehors de la vérité historique. J’affirme que, dans les dix siècles du moyen âge, il n’y a pas eu autant d’actes de violences et de cruauté, de destruction et de pillages, qu’il y en a eu pendant les quatre années de la dernière guerre, et que le XIIIe siècle français peut être compté au nombre des époques les plus lumineuses de l’histoire. Il débute avec une victoire remportée par ce qui devait être le noyau même de là nation française, les habitants des communes, sous la conduite de la noblesse et du roi, la victoire de Bouvines, remportée par Philippe-Auguste, en 1214, sur les Anglais et les Impériaux. Point initial et glorieux de cette lutte séculaire contre l’Anglais d’abord, et contre l’Allemand ensuite, pour constituer l’unité de la nation française. En 1214, à Bouvines, comme sept siècles plus tard, en 1914, à la Marne, c’est le peuple de France qui se dresse frémissant contre l’envahisseur et affirme, avec une force irrésistible, sa volonté d’être lui-même, c’est-à-dire de ne reconnaître sur le sol qu’il habite d’autre domination que celle qu’il s’est librement donnée et à laquelle il demande l’ordre et la paix par la justice.
Nous arrivons ainsi au XIVe et au XVe siècle, époque où la nation française va définitivement se constituer, et cela, comme je l’ai déjà remarqué, contre l’Angleterre, pendant cette longue guerre qui a rempli tout un siècle, la guerre de cent ans, et qui se termine par une victoire toute française, la bataille de Castillon, en 1453, laquelle affranchit définitivement de la domination anglaise toute la partie sud-ouest de la France.
Pendant cette lutte séculaire contre la domination étrangère, qui a réveillé le sentiment national qui paraissait endormi, qui a incarné la défense nationale ? Une humble fille du peuple, née dans la Lorraine, dont on a eu l’audace de prétendre qu’elle n’était pas une terre française.
Loin de moi la pensée de contester l’historicité de Jeanne d’Arc. Seulement, si je parle de Jeanne d’Arc, ce n’est pas en historien, mais en sociologue. Je veux dire par là que, dans l’histoire de Jeanne d’Arc, je ne vois qu’un fait social dont les détails, vrais ou faux, m’importent peu, un fait qui nous révèle encore que la volonté qui a fait l’âme nationale française, ce n’est pas une volonté venant d’en haut, mais une volonté venant d’en bas. Jeanne d’Arc symbolise et synthétise cette volonté collective de la masse populaire, qui s’est redressée pour chasser l’Anglais au XVe siècle, comme l’armée française, exclusivement nationale, s’est redressée sur les bords de la Marne, dans les ravins de Verdun, en 1914 et en 1916. Jeanne d’Arc au XVe siècle symbolise l’âme nationale, comme le poilu de 1914. Au XXe siècle comme au XVe, c’est dans la masse profonde du peuple que l’âme nationale se révèle et vibre spontanément.
III
Au milieu du XVe siècle, l’unité nationale française est donc constituée et définitivement. Elle allait se maintenir et se renforcer à l’intérieur, sous l’action de la monarchie, qui complète ce qu’a fait le peuple, et, à l’extérieur, par la nécessité de la défense contre l’Allemagne impériale, ou plutôt contre l’Empire germanique, car d’Allemagne, à vrai dire, il n’y en a pas encore, mais seulement des Allemands soumis à la puissance impériale.
Si vous jetez un regard sur une carte de France, vous vous rendrez facilement compte de la raison pourquoi c’est contre l’Empire allemand que notre unité nationale s’est consolidée, et qu’elle a conquis la force de résistance et l’indissoluble structure qui ont fait l’étonnement du monde. La France a des frontières naturelles à l’ouest, au sud et sud-est ; mais à l’est, au nord-est et au nord, sa frontière est ouverte. Il faut donc la défendre, et la défendre contre ce réservoir inépuisable de populations qu’est l’Europe centrale. Toutes les guerres du XVIe, du XVIIe et du XVIIIe siècle, les guerres de la Révolution et de l’Empire, toutes s’expliquent par la nécessité pour la nation française de se défendre contre ses voisins de l’est. Que la France, à certains moments, ait eu des désirs de conquête, qu’elle ait parfois pratiqué, comme on dit aujourd’hui, une politique impérialiste, je ne le conteste pas pour les temps de Louis XIV et de Napoléon Ier. Et encore ne peut-on pas soutenir que, pour les armées de Napoléon, c’était un impérialisme de conquêtes morales et d’idées, bien plus qu’un impérialisme de conquêtes matérielles et territoriales qui les guidait et les entraînaient ? Quoi qu’il en soit, cet esprit de conquête ne dure qu’un instant. Dans l’ensemble, ce que je dis est incontestable. Toute la vie extérieure de la France depuis trois siècles, toute sa politique étrangère, se sont déroulées sous l’action de la nécessité inéluctable de se défendre contre l’invasion allemande, de protéger sa frontière de l’est pour garder son unité et son indépendance nationales.
Depuis la fin de la guerre de Cent ans, deux moments solennels marquent les étapes de cette lutte énergique, inlassable, du peuple de France contre l’ennemi de l’est, deux noms qui remplissent le monde et qui seront prononcés tant qu’il y aura des hommes et qui parlent, parce qu’ils symbolisent mieux que tous les autres la volonté inébranlable d’un peuple qui veut garder la libre possession de son sol et remplir pleinement, par lui et avec lui, la mission que lui a confiée la destinée : Valmy et la Marne, Valmy en 1792, la Marne en 1914, deux victoires du peuple de France contre l’ennemi héréditaire. Le volontaire de 1792 et le soldat de 1914 peuvent se donner la main l’un et l’autre, ils ont montré au monde, avec une singulière éloquence, l’âme toujours vivante de la patrie française, se dressant contre le même ennemi toujours renaissant.
IV
Pendant que le peuple de France se constituait ainsi en nation, que se passait-il en Allemagne ? Le régime féodal, à peu près à la même époque qu’en France, s’était établi au delà du Rhin, cependant, avec cette différence que la plupart des seigneuries relevaient directement de l’Empereur germanique et qu’il n’y avait pas, d’une manière générale, comme en France, une hiérarchie des terres correspondant à une hiérarchie des personnes, hiérarchie des vassaux et des suzerains. L’Empereur est élu, et forcément sa puissance est limitée par celle des princes électeurs. De nation allemande avant le XIVe siècle, on n’en aperçoit nulle part. La longue guerre de Trente ans, née de la Réforme luthérienne, se termine au traité de Westphalie en 1648 et l’Allemagne se trouve morcelée en une infinité de seigneuries, de principautés vassales de l’Empereur germanique, dont le prestige va d’ailleurs, chaque jour, s’amoindrissant. Mais, à la fin du XVIIe siècle, l’une de ces principautés prend une importance particulière et affirme son action avec une énergie peu commune. Ce n’est point une nation qui se révèle. Non, c’est un gouvernement qui veut s’imposer. L’électeur de Brandebourg devient roi de Prusse en 1701. Un gouvernement militaire, exclusivement militaire, s’y constitue. La Prusse, a-t-on dit justement, n’est pas une nation, elle n’est même pas un gouvernement, elle est une armée. Disons qu’elle est un gouvernement militaire, une puissance militaire se concentrant tout entière dans la main du roi.
C’est avant tout le gouvernement militaire prussien qui va faire la nation allemande, créer son unité et son individualité. Je dis, avant tout, parce que, comme je le faisais observer au début de cette leçon, il ne faut pas méconnaître que d’autres éléments que la puissance prussienne ont contribué à former la nation allemande. Il ne faut pas oublier que, sous l’action de fortes individualités comme Fichte, par exemple, dont le Discours à la nation allemande exerça une action considérable, il y a eu en 1813 un éveil de l’esprit national allemand, qui a puissamment secondé l’œuvre de centralisation et d’unification entreprise par la Prusse.
Pour constituer l’unité nationale de l’Allemagne sous l’hégémonie de la Prusse, il fallait d’abord ruiner la puissance de l’Empereur germanique qui régnait à Vienne ; et il fallait, d’autre part, annihiler la puissance française, qui jamais ne pourrait consentir à voir, du côté de sa frontière ouverte, une grande unité nationale, en même temps grande puissance militaire. Toute la politique prussienne depuis Frédéric II se rattache à cette double idée ; son effort constant tend a ce double but. Ainsi, l’œuvre de formation nationale allemande est bien celle d’une puissance politique, tendant à se réaliser par l’anéantissement d’une autre puissance n’ayant point le support d’une nation, et aussi par l’annihilement d’une grande et ancienne nation, qui, elle, veut vivre indépendante sur son territoire et qui ne supportera pas qu’on l’en empêche.
Retenez ces deux idées, et vous comprendrez toute l’histoire de l’Allemagne pendant les deux derniers siècles. C’est d’abord la guerre de sept ans contre l’Autriche et la France, et qui se termine avec le traité de Paris, en 1760, par la victoire de la Prusse. Pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, la Prusse et l’Autriche s’associent contre Napoléon. Mais, aussitôt après la chute du grand Empereur, la rivalité reparaît. Les traités de Vienne (1814-1815) créent la Confédération germanique, dont font partie quantité de petits royaumes et de principautés, mais où la Prusse et l’Autriche vont naturellement se disputer la primauté. Un homme de génie, le prince de Bismarck, saura l’assurer à son pays ; et, quand éclate la guerre de 1836, le prestige de l’Autriche est déjà bien amoindri.
Après Sadowa, en 1866, l’Autriche est exclue de la Confédération germanique. Celle-ci, d’ailleurs, disparait pour faire place à la Confédération de l’Allemagne du Nord, dont font partie, sous la présidence du roi de Prusse, tous les États allemands, sauf ceux situés au sud de la ligne du Main, la Bavière, le Wurtemberg et le duché de Bade. Pour que l’unité impériale allemande pût être faite, il restait à affaiblir suffisamment la France, afin qu’elle ne pût pas s’opposer à la réunion de toutes les terres allemandes et de toutes les populations y habitant sous l’autorité du roi de Prusse, devenu empereur allemand. Bismarck, en commettant un faux dont plus tard il s’est vanté, déchaîne la guerre franco-allemande de 1870-1871. Abandonnée par les grandes puissances de l’Europe, qui, quarante-quatre ans après, comprendront enfin leur lourde erreur, la France est battue. On l’ampute de l’Alsace et de la Lorraine ; l’Empire allemand est constitué et le roi de Prusse est proclamé empereur.
A partir de ce moment, il existe, il n’en faut pas douter, une nation allemande unifiée. Ce ne sont point des populations sans lien entre elles qui sont placées sous la domination du Hohenzollern, comme les populations soumises à la domination des Habsbourgs. Non, il y a bien une nation allemande ; il y a bien une interdépendance étroite entre tous les individus qui la composent. Mais la force qui surtout a provoqué et réalisé cette interdépendance, ce n’est pas, suivant l’expression dont je me suis déjà servi, une force venant d’en bas, des entrailles mêmes du peuple ; c’est une force venant d’en haut : c’est l’État militaire prussien qui a fait la nation et qui l’a faite allemande, d’ailleurs à son image.
V
Comme je l’ai fait observer plus haut, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas en Allemagne d’autre lien national que celui provenant de la subordination à la puissance prussienne de toutes les parties du territoire allemand. S’il en avait été ainsi, l’unité nationale allemande aurait été bien fragile. Je veux dire seulement que la formation de la nation allemande a été provoquée, dirigée par la puissance prussienne, quand, au contraire, l’unité nationale française a été une création spontanée du peuple lui-même. Au-delà du Rhin, la conscience de l’interdépendance entre les individus et la volonté de vivre en une communauté nationale ont été des éléments secondaires, mis en œuvre par une puissance d’en haut. En France, l’élément avant tout générateur de la formation nationale a été la volonté du peuple de France, et la monarchie n’a joué au demeurant qu’un rôle secondaire. Cela suffit à marquer une différence profonde entre les deux nations, différence qui, on pourrait aisément le montrer, se manifeste dans les productions de leur littérature, dans les conceptions de leurs philosophes, dans les théories de leurs juristes.
Aussi bien, ce qui prouve que la nation allemande, créée par la puissance militaire de la Prusse, n’est pas malgré tout une œuvre artificielle, c’est qu’elle a survécu et que peut-être même elle survit renforcée à l’effondrement militaire de la Prusse, consacré par le traité de Versailles, à la suite de la grande guerre.
On a reproché à ses rédacteurs, qui, dit-on, étaient maîtres de la situation, d’avoir traité avec l’Allemagne au lieu de traiter avec les divers États dont la réunion formait l’Empire allemand ; on leur a reproché de n’avoir pas supprimé l’unité politique de l’Allemagne et rétabli l’Allemagne morcelée du traité de Westphalie. Le reproche n’est pas plus fondé que celui que je rappelais dans notre dernière réunion, à savoir, de n’avoir pas créé une grande Autriche pour faire contrepoids à l’Allemagne. Les auteurs du traité de Versailles ne pouvaient pas faire une Autriche forte, parce qu’il n’y avait pas de nation autrichienne pouvant servir de support à sa puissance. Ils ne pouvaient pas davantage créer une Allemagne morcelée parce que, depuis 1870, elle a fait son unité nationale, qu’elle l’a même fortement renforcée, et qu’une unité nationale, quand elle existe vraiment, ne se brise pas par la volonté de quelques hommes graves, réunis autour d’un tapis vert. C’est la puissance militaire prussienne qui a fait la nation allemande ; la puissance militaire prussienne a été vaincue mais la nation allemande n’en subsiste pas moins. Il ne dépend pas des diplomates qu’il en soit autrement.
Je dirai même que, par suite d’une conséquence, en apparence paradoxale, de la guerre, malgré la défaite de l’Allemagne, son unification nationale me paraît aujourd’hui renforcée ou au moins plus complète qu’elle ne l’était en 1914. En effet, quand des dynasties princières régnaient dans les différents États de l’Empire allemand, il y avait là un puissant élément de décentralisation politique et de résistance à l’unification complète de l’Allemagne sous la souveraineté de Berlin. En un seul et même jour, toutes ces dynasties se sont écroulées les unes sur les autres. La République allemande a été proclamée ; elle s’est donné une constitution, votée par une assemblée nationale, élue à un suffrage universel aussi large que possible. Les États particuliers subsistent, mais, privés de leur prince, ils sont sans force et sans action ; et le Reich républicain est un État national plus un, plus fortement centralisé au point de vue politique que ne l’était le Reich impérial.
Je le regrette vivement pour mon pays ; mais, comme sociologue, je dois le constater ; et j’espère que les hommes politiques des puissances qui ont été alliées et associées dans la guerre du droit le comprendront et sauront agir en conséquence. Qu’on n’accuse pas les diplomates de n’avoir pas empêché le fait que je signale. Les faits sont plus forts que les hommes, et il y avait là une chose inéluctable. Elle intéresse plus directement la France ; mais ce serait se leurrer singulièrement que de croire qu’une nation quelconque, même séparée de l’Europe par un large océan, puisse s’en désintéresser.
Nous avons ainsi achevé l’étude de la nation, premier élément de la souveraineté nationale. Que faut-il entendre maintenant par souveraineté et comment cette notion de souveraineté évolue-t-elle ? C’est ce qu’il nous faut étudier, en considérant particulièrement trois nations : la France, les États-Unis et l’Allemagne.
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