L’arrêt Thérond, accompagné des conclusions très fermes de M. le commissaire du gouvernement Georges Pichat, que nous rapportons ci-dessus est appelé à une grande notoriété. A la suite des arrêts du Conseil d’Etat du 13 décembre 1889, Cadot (S. et P. 1892.3.17 et la note de M. Hauriou), du 6 février 1903, Terrier (S. et P. 1903,3.25), des décisions du Tribunal des conflits du 29 février 1908, Feutry (S. et P. 1908.3.97; Pand. pér., 1908.3.97), du 11 avril 1908, de Fonscolombe, et du 23 mai 1908, Joullié (S. et P. 1909.3.49; Pand. pér. 1909.3.49, et les notes de M. Hauriou), cet arrêt deviendra classique parmi les décisions qui, dans ces vingt dernières années, ont fait évoluer la jurisprudence au sujet du caractère des contrats qui sont des mesures d’exécution des services des administrations locales. Il y a vingt ans, ces mesures d’exécution étaient considérées comme relevant en principe du droit commun et du juge de droit commun ; aujourd’hui il est, au contraire, réglé qu’elles relèvent du droit administratif et de la compétence des tribunaux administratifs. Ce qui s’est accompli là est à la fois un travail d’unification et de simplification, et un travail de consolidation du contentieux administratif. C’est une œuvre d’unification et de simplification, parce que, déjà, les mesures d’exécution des services publics de l’Etat étaient considérées comme opérations spécialement administratives, et qu’il était logique d’étendre le même caractère aux mesures d’exécution des services publics des départements et des communes. C’est une œuvre de consolidation du contentieux administratif, parce que le contentieux qu’engendrent les mesures d’exécution des services publics est du contentieux de pleine juridiction, du contentieux ordinaire, et qu’il était très important de développer ce contentieux-là, qui a bien plus de portée que celui de l’excès de pouvoir.
Le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits ont donc accompli depuis vingt ans une œuvre utile, du moins si l’on admet le principe de la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire l’existence d’une juridiction administrative parallèle à la juridiction de droit commun. Mais, après avoir été violemment combattue, la juridiction administrative semble aujourd’hui pratiquement acceptée de tous, les objections théoriques que l’on faisait valoir contre elle n’ayant point pu prévaloir contre les services pratiques qu’elle a rendus à la cause du droit. C’est le cas de dire qu’on en est arrivé à juger de l’arbre par ses fruits, ce qui, en matière sociale, est la bonne méthode.
Une objection pratique subsiste cependant, qui est que le juge administratif de droit commun, le Conseil d’Etat, n’est pas d’un accès aussi facile pour le justiciable que le tribunal civil d’arrondissement. Et, assurément, l’on devra s’attacher à faire disparaître cette objection.
Nous ne sommes pas très frappés, en ce qui nous concerne, par le fait de l’éloignement du Conseil d’Etat. Nous ne croyons pas que cet éloignement soit de nature à nuire au justiciable, à raison des caractères de la procédure, qui est entièrement écrite et entièrement dirigée par le juge. Ces caractères font que le justiciable peut correspondre avec le juge par la poste, et cette commodité supprime l’inconvénient de la distance.
Nous attacherions plus d’importance aux frais de la procédure et à la question du ministère de l’avocat au Conseil d’Etat. Il ne saurait s’agir de supprimer la nécessité de ce ministère de l’avocat pour le contentieux de pleine juridiction; outre que cette suppression entraînerait les plus graves perturbations dans la distinction du recours pour excès de pouvoir et du recours contentieux ordinaire, elle serait certainement fâcheuse pour la bonne expédition des affaires. Mais on pourrait mettre l’avocat au Conseil d’Etat à la portée du justiciable plus qu’il ne l’est. Notons que, devant les tribunaux civils de première instance, le ministère des avoués est obligatoire aussi pour les parties, mais cela ne gêne pas le client, parce qu’il va en personne voir son avoué. En s’entretenant avec lui, il se renseigne, non seulement sur son affaire, mais sur les frais de la procédure et sur le montant des honoraires. Il n’est pas dit que cela soit à bon marché, mais il n’y a pas de surprise, parce que le justiciable, étant à la portée, est renseigné, ou du moins peut, se renseigner. Il n’est pas possible de mettre l’avocat au Conseil d’Etat à la portée du justiciable de la même façon, mais on pourrait l’y mettre autrement, en donnant de la publicité à son tarif d’honoraires. De même, pourquoi ne ferait-on pas connaitre au public le montant des frais d’enregistrement d’un pourvoir ? Ainsi, sans modifications dans l’organisation, par des mesures de publicité très simples, on remédierait à l’inconvénient réel que présente l’extension de la compétence du Conseil d’Etat. Le justiciable était habitué à aller devant le tribunal civil, dont il connaissait les avenues ; vous le forcez à suivre une route nouvelle, qu’il connaît moins bien, pour aller jusque devant le Conseil d’Etat : éclairez sa route.
Nous n’insisterons pas davantage sur ces considérations générales, que nous avons développées déjà bien des fois, notamment sous l’arrêt du Conseil d’Etat, du 6 février 1903, Terrier, précité (V. aussi sur ce point, les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu sous cet arrêt). Nous allons maintenant nous attacher à l’analyse des éléments particuliers de l’affaire Thérond.
Il s’agit d’un marché passé entre une ville et un particulier, ayant pour objet la capture et la mise en fourrière des chiens errants, ainsi que l’enlèvement des bêtes mortes, dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des particuliers. II est à remarquer que le marché avait pour objet d’assurer l’exécution de lois de police, notamment de l’art. 97, n. 8, de la loi du 5 avril 1884, qui fait rentrer dans la police municipale « le soin d’obvier ou de remédier aux événements fâcheux qui pourraient être occasionnés par la divagation des animaux malfaisants », et des articles 42 et s. de la loi du 21 juin 1898, sur la police sanitaire des animaux, relatifs à l’enlèvement des bêtes mortes et à la dénaturation de leur viande. Dans la plupart des communes, le maire assurera l’application de ces lois en prenant des arrêtés de police ou en adressant aux propriétaires d’animaux des injonctions individuelles ; mais il est possible aussi d’assurer l’application des mêmes lois en organisant un service d’enlèvement des animaux. D’une façon générale, les règles de police peuvent être ainsi appliquées de deux manières ou bien par le procédé de l’injonction adressée aux particuliers, ou bien par celui du service public organisé. Pour ce qui est de la police fondamentale de l’ordre public dans la rue, il y a des communes nombreuses qui n’ont pas de service de police organisé, même pas de garde champêtre, et où le maire ne peut agir que par la voie des arrêtés et des injonctions. Dès qu’il existe un garde champêtre ou des sergents de ville, il y a service public organisé. L’enlèvement des chiens errants et celui des bêtes mortes pouvait donc fournir matière à l’organisation d’un service public.
Mais observons la manière dont il a été créé dans la ville de Montpellier. Il n’avait pas été organisé en régie avec un personnel d’agents municipaux. Il avait été l’objet d’un marché passé par adjudication avec cahier des charges. C’est-à-dire qu’il y avait eu un entrepreneur, ou plutôt un concessionnaire. Cette particularité ne fait pas obstacle à ce que l’organisation créée soit un service public, vu que nombre de services publics, parmi les plus authentiques, peuvent être exploités soit en régie, soit par concessionnaires ; il suffit de rappeler les chemins de fer, les tramways, les distributions d’éclairage : Il y avait donc eu, ainsi que M. le commissaire du gouvernement le dit très exactement, «concession de service public ».
L’un des considérants de notre arrêt reprend dans le même ordre d’idées : « Considérant qu’en traitant dans les conditions ci-dessus rappelées…, la ville de Montpellier a agi en vue de l’hygiène et de la sécurité de la population, et a eu, dès lors, pour but d’assurer un service public. »
Et le Conseil d’Etat continue : « qu’ainsi, les difficultés pouvant résulter de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de ce service sont, à défaut d’un texte en attribuant la connaissance a une autre juridiction, de la compétence du Conseil d’Etat ».
On ne peut pas poser plus nettement le principe que les mesures d’exécution d’un service public, et aussi les conséquences de l’exécution ou de l’inexécution ou de la mauvaise exécution, sont de la compétence du juge administratif. C’était la formule proposée par M. Romieu, alors commissaire du gouvernement, dans ses conclusions, reproduites sous l’arrêt du 6 février 1903, Terrier, précité. Le Conseil d’Etat n’avait pas cru devoir se l’approprier à cette époque ; Il s’était borné à statuer en fait. Cette fois-ci, il se l’approprie, et l’on peut dire qu’il statue en droit, qu’il pose une règle de droit. C’est ce qui fait de notre arrêt Thérond une véritable décision de principe.
Le Conseil d’Etat relève encore cette circonstance qu’il est compétent, à défaut d’un texte attribuant la connaissance de l’affaire, à une autre juridiction. C’est la formule ordinaire par laquelle il s’affirme juge de droit commun ; mais, dans la circonstance, elle signifie que cette concession de service public, qu’avait faite la ville de Montpellier, n’était pas une concession de travaux publics, et que par conséquent, le conseil de préfecture, auquel s’était adressé le demandeur, en première instance, n’était pas compètent.
Il nous paraît aujourd’hui bien évident que, dans ce marché relatif à l’enlèvement d’animaux morts ou vivants, divaguant ou non sur la voie publique, il n’y a aucun élément d’opération de travaux publics, ( V. les conclusions précitées de M. le commissaire du gouvernement , Georges Pichat) ; d’une part, la convention n’avait point pour objet la construction d’ouvrages publics ; d’autre part, elle ne comportait, point de travaux d’entretien sur la voie publique; enfin, bien qu’elle fût relative, d’une certaine manière, à la sécurité de la circulation, on ne peut y voir la création d’un service analogue à ceux du balayage et du nettoiement de la vole publique ou de l’enlèvement, des boues et immondices, qui ont été rangés par la jurisprudence dans la catégorie des travaux publics (V. Cons. d’Etat, 20 mai 1903, Ville d’Alger, S. et P. 1905.3.152, la note et les renvois. V. aussi, pour l’épandage des eaux d’égout, Paris, 22 avril 1901, S. et P. 1905.2.69, et la note), parce que ces services se rattachent, non pas à l’intérêt de la circulation, mais à celui de la conservation de l’ouvrage (Comp. pour l’allumage des réverbères, Cons. d’Etat, 28 mars 1888, Comm. de Saissac, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, P. 339). Tout cela est très bien ; mais ce qui nous aide beaucoup à y voir clair, c’est que nous n’avons plus besoin de l’assimilation avec les travaux publics pour déclarer administrative la compétence sur notre marché relatif au ramassage d’animaux. Nous avons déjà fait observer que l’extension excessive donnée pendant un temps à la notion des travaux publics provenait de ce que ce mode d’exécution des services publics était le seul qui fût reconnu administratif par nature (V. la note de M. Hauriou, 2° col., sous Trib. des confits, 29 févr. 1908, Feutry, précité). Du moment que tous les modes d’exécution des services publics sont aujourd’hui considérés comme administratifs en principe, il est inévitable que la notion des travaux Publics se rétrécisse. Notre marché ne sera donc pas une concession de travaux publics. Il y a trente ans, pour peu que des affaires de ce genre se fussent multipliées, il y a fort à parier qu’elles fussent devenues des opérations de travaux publics, aussi bien que les marchés de balayage et de nettoiement.