CINQUIÈME LEÇON – Qu’est-ce que la souveraineté ?
MESDAMES, MESSIEURS,
Sachant ce que c’est qu’une nation (ce que nous avons essayé de déterminer dans les précédentes réunions), il nous reste, pour savoir ce qu’est la souveraineté nationale, à déterminer ce que c’est que la souveraineté. Tel sera l’objet de la leçon d’aujourd’hui.
La question n’est pas facile. Depuis plus de deux siècles, on disserte à perte de vue sur elle, et tout ce qu’on a écrit à ce sujet n’a fait, ce me semble, que l’embrouiller au lieu de l’éclairer. A cela est venue s’ajouter une incertitude de terminologie qui a contribué à l’obscurcir encore davantage.
A cet égard, il importe de faire tout de suite une précision. Je repousse la terminologie de certains auteurs et particulièrement des publicistes allemands, qui distinguent entre la puissance publique et la souveraineté et qui désignent par souveraineté un certain caractère de la puissance publique. Il est bien entendu que j’emploie ces deux expressions exactement dans le même sens. Souveraineté, puissance publique, puissance étatique, autorité politique, toutes ces expressions, je les considère comme synonymes, et j’emploie le mot souveraineté, parce que c’est le mot le plus court et le plus commode.
Il importe aussi de préciser un autre point. Dans un article très intéressant, paru en 1906, dans la Revue des sciences politiques de Columbia, l’éminent professeur de sociologie, M. Franken Giddings, dit très justement qu’il faut distinguer deux choses tout à fait différentes, d’une part la souveraineté ou puissance publique en tant que fait social, et d’autre part l’idée qu’on se fait à une certaine époque de ce que c’est que la souveraineté ou puissance publique. Il a entièrement raison. Ce que je veux rechercher pour le moment, ce n’est point ce qu’est la souveraineté comme fait social. Peut-être serais-je amené plus tard à montrer que, comme fait social, la souveraineté est tout simplement une différenciation se produisant spontanément, dans un groupement social donné, entre les faibles et les forts, que la souveraineté est ainsi un fait de plus grande force. Telle parait bien être aussi l’opinion de M. Giddings. Ce que je veux seulement déterminer pour le moment, c’est la notion qu’on se formait de la souveraineté à cette grande date de 1789 que j’ai prise pour point de départ de nos études, j’ai dit pour quelle raison. Quand on proclamait, à la fin du XVIIIe siècle, le principe de la souveraineté nationale, comment comprenait-on la nature de la souveraineté ? Voila seulement ce que je veux expliquer actuellement.
Il y a, d’ailleurs, une idée à laquelle je tiens tout particulièrement, sur laquelle j’ai déjà insisté et sur laquelle je reviendrai encore, à savoir que la conception que se forme une certaine époque d’une certaine chose est, en elle-même, un fait social que ne peut pas négliger la sociologie réaliste. Les idées d’une époque sont elles-mêmes des faits sociaux et un élément important de l’évolution sociale. Vraies ou fausses, elles exercent une action directe sur le cours des événements et, si je ne craignais pas d’être paradoxal, je dirais qu’elles exercent une action d’autant plus forte qu’elles sont plus fausses. L’histoire de la notion de souveraineté illustrerait assez bien cette proposition.
I
En 1789, la théorie de la souveraineté est arrivée à son complet développement. L’élaboration en a été très longue ; elle s’est faite par la combinaison d’éléments d’origines diverses. Le souvenir de l’imperium romain, l’institution de la seigneurie féodale, la théorie à la fois romaine et féodale de la propriété, du dominium, les doctrines théologiques du XIIIe siècle, les théories des écrivains protestants pendant la seconde moitié du XVIe siècle, et enfin les doctrines des philosophes et des encyclopédistes au XVIIIe siècle, tous ces éléments sont entrés, à des degrés divers, dans cette formation de la notion de souveraineté telle qu’on la comprend en 1789, et qui est l’objet d’une théorie qui, il faut bien le reconnaître, est construite conformément aux lois de la plus rigoureuse logique, mais dont le fondement, on le montrera plus tard, est bien fragile.
Je m’en excuse : je suis obligé de présenter les choses sous une forme un peu abstraite ; je ne vois pas le moyen de faire autrement. Cette notion de souveraineté, il faut que nous la déterminions d’une façon aussi précise que possible, si nous voulons comprendre la suite de ces études.
La souveraineté est une volonté, voilà le point fondamental de toute la doctrine. Qu’est-ce que la volonté? Ici, il faut faire appel aux psychologues et à l’un des plus grands, l’illustre philosophe américain William James. Mais, je sortirais de mon domaine si j’entrais dans de longs détails à cet égard, et je me bornerai à rappeler les conclusions des études psychologiques sur la nature de toute volonté. Des analyses de William James et des autres psychologues, il résulte que la volonté est une énergie idéo-motrice. Qu’est-ce à dire ? C’est beaucoup plus simple que cela ne le paraît au premier abord.
Vous n’ignorez pas que le mot énergie est aujourd’hui employé dans toutes les langues pour désigner tout agent (j’emploie à dessein un terme aussi général que possible) susceptible, sous l’action d’une certaine cause, de développer une certaine force, laquelle produit un déplacement de matières dans l’espace ou mouvement. Tant que l’énergie n’est pas déclenchée par une certaine cause et ne produit aucune force, on dit qu’elle est à l’état potentiel. Quand une cause extérieure intervient, l’énergie passe à l’état d’acte, et le mouvement s’accomplit. Prenons un exemple qui chaque jour, dans une ville comme New-York, se passe des milliers de fois sous nos yeux. Une automobile vous attend à la sortie de l’Université. Quand elle est au repos, elle contient en elle-même un potentiel d’énergie constitué par la magnéto et le pétrole dit réservoir. L’automobile ne bouge pas. Vous voulez partir : le chauffeur tourne une manivelle, ou presse un bouton aussitôt, l’étincelle électrique jaillit le pétrole entré en explosion, le moteur tourne et l’automobile part. Ainsi, l’énergie, d’abord a l’état potentiel, passe à l’état d’acte, par l’intervention d’une cause qui est elle-même une énergie déjà à l’état d’acte, une force provoquant elle-même un mouvement antécédent.
Considérons maintenant la volonté. Toute volonté est une énergie à l’état potentiel. Mais, à un moment donné, cette énergie volontaire peut passer à l’état d’acte ; on dit alors qu’il y a un acte de volonté. Que faut-il pour que l’énergie volontaire passe à l’état d’acte, pour qu’il y ait un acte de volonté ? Faudra-t-il, comme dans l’exemple que je prenais tout à l’heure, l’intervention d’une cause matérielle étrangère à l’agent d’énergie se trouvant à l’état potentiel ? Point du tout. Ce sera au contraire une cause interne, inhérente à l’agent d’énergie volontaire. Ce sera l’idée consciente, que se formera l’agent, qu’il atteindra un certain résultat, s’il déclenche son énergie volontaire, s’il fait un acte de volonté, c’est-à-dire s’il fait passer son énergie volontaire de l’état potentiel à l’état d’acte, en la manifestant à l’extérieur, en en dégageant la force qu’elle contient et en agissant sur le monde extérieur.
Reprenons notre exemple de l’automobile et du chauffeur. Le chauffeur, lui aussi, quand il tourne la manivelle ou presse le bouton, déclenche le potentiel d’énergie qu’il a en lui, engendrant une force qui produit un mouvement. Mais, qu’est-ce qui met en jeu cette énergie ? C’est ce que William James appelle justement l’image déclic, c’est-à-dire l’idée que le chauffeur se forme d’aller d’un point à un autre, l’idée, en un mot, d’atteindre un certain résultat. Voilà comment la volonté est une énergie idéo-motrice, c’est-à-dire une énergie qui reste à l’état potentiel jusqu’au moment où l’idée d’un certain but à atteindre détermine le sujet à passer à l’acte, à faire un acte de volonté, à mettre en mouvement son activité.
Cette courte analyse de la nature de la volonté et de l’acte de volonté nous fait bien comprendre deux choses. D’abord, elle montre qu’à la différence des faits physiques et physiologiques les faits volontaires trouvent leur cause en eux-mêmes, je veux dire dans la pensée du sujet d’énergie volontaire qui apparaît comme cause première du passage de l’énergie potentielle à l’état d’acte, du sujet qui se saisit comme cause première du mouvement provoqué. L’acte volontaire, acte physique, n’est pas causé par un phénomène physique antécédent ; il est déterminé par un but, par une fin qu’aperçoit l’auteur de l’acte. Cela fait comprendre, en même temps, le rôle capital que joue le but dans l’acte de volonté, et c’est même pour cette raison que j’y ai insisté. L’acte de volonté est toujours déterminé par un but. Dans tout acte de volonté, il y a un but à atteindre, et l’on peut dire qu’il n’y a un acte de volonté que si l’idée d’un but à atteindre a déterminé le sujet à vouloir cet acte. De ce que je viens de dire, il faut tirer une conséquence extrêmement importante et qui doit, à mon avis, dominer toutes les études de science sociale, qu’il s’agisse de droit, d’économie politique, de politique, de morale, à savoir, que ce qui constitue le caractère propre d’une volonté, c’est la nature des buts par lesquels elle peut être déterminée. Et en même temps, ce qui caractérise la valeur d’un acte de volonté, c’est avant tout le but qui l’a déterminé. Je dis avant tout il ne serait pas exact de dire exclusivement, parce qu’il y a des actes qui sont mauvais en soi, à raison de leur objet, et qui restent mauvais, quel que soit le but qui les a déterminés. La formule célèbre : la fin justifie les moyens, ne peut être ni un principe de morale, ni une règle de droit, ni même une maxime politique.
Quant à la différence entre le but et l’objet, elle doit être faite, et elle est facile à faire, quoique cependant on les confonde quelquefois. L’objet d’un acte de volonté est le mouvement que l’on veut voir s’accomplir. Le but est la raison pourquoi on veut que ce mouvement s’accomplisse ou même, plus exactement, l’idée qu’on se forme que, si l’on fait l’acte, telle conséquence en résultera. Ihering prend l’exemple très simple suivant : « Je veux boire un verre de vin. » Boire un verre de vin est l’objet de l’acte ; pour apaiser ma soif, le but pour m’enivrer, le but encore. Il est d’évidence que les caractères de l’acte seront complètement différents, suivant que l’agent aura été déterminé par l’un ou l’autre de ces deux buts.
II
J’ai insisté à dessein sur cette analyse psychologique de la volonté, et vous allez voir que ce n’était pas inutile. Elle montre en effet que, comme je le disais plus haut, pour déterminer le caractère d’une volonté, il faut connaître et définir les motifs qui peuvent la déterminer à agir. Cela compris, on devine que ce qui caractérise cette volonté qu’on appelle la souveraineté, c’est qu’elle ne peut être déterminée que par certains motifs, ou plus exactement qu’elle ne peut être déterminée que dans de certaines conditions qui lui sont propres, qui sont tout à fait différentes pour les autres volontés, ce qui fait que la souveraineté est une volonté ayant des caractères qui ne se retrouvent dans aucune autre volonté sur la terre.
Le caractère propre de la volonté souveraine est exprimé dans une formule que j’emprunte aux jurisconsultes allemands. Sans doute, on ne la trouve ni dans les écrits du XVIIIe siècle, ni dans les constitutions françaises de l’époque révolutionnaire, ni dans les œuvres des juristes français qui les ont commentées ; mais j’estime cependant que, mieux que toute autre, elle exprime la conception de la souveraineté en 1789. Cette formule la voici : la souveraineté est une volonté qui a ce caractère à elle propre et à elle seulement de ne jamais se déterminer que par elle-même. Le motif qui seul peut déterminer la volonté souveraine à agir est un motif qu’elle tire d’elle-même. Jamais une volonté souveraine ne peut être déterminée à agir par ce motif qu’une autre volonté veut qu’elle agisse en tel ou tel sens. Le souverain ne peut jamais être déterminé à agir parce qu’il y aurait des faits ou des actes étrangers à sa propre volonté qui l’y obligeraient. Il a ce pouvoir de n’être jamais obligé à agir ou à agir dans tel sens que s’il le veut et parce qu’il le veut. C’est lui et lui seul qui se crée à lui-même les motifs déterminants de son action. Tous les développements, toutes les définitions qu’on a donnés de la souveraineté se ramènent tous à cette formule. Elle est certainement la plus exacte, parce que la plus psychologique, puisqu’elle se rattache directement à l’analyse psychologique de la volonté.
Ainsi, les auteurs allemands ont encore dit de la souveraineté : elle est une volonté qui a la compétence de sa compétence, c’est-à-dire une volonté qui détermine elle-même l’étendue de son action, ce qu’elle peut faire, ce qu’elle doit faire, ce qu’elle ne peut pas faire, ce qu’elle ne doit pas faire. Cela revient au même que de dire : la souveraineté est une volonté qui ne se détermine jamais que par elle-même. Puisqu’elle ne peut pas se voir imposer par une autre volonté une certaine action, elle a bien par là même le pouvoir de déterminer elle-même l’étendue et l’objet de son action.
Le professeur Burgess, dans son ouvrage classique, Science politique et droit constitutionnel comparés, écrit : « Que devons-nous maintenant entendre, par ce terme et ce principe tout a fait important, la souveraineté ? J’entends par là un pouvoir originaire absolu, sans limite, universel, sur un sujet individuel ou sur toute association de sujets. »
Le professeur Esmein, dans son Traité, non moins classique, de Droit constitutionnel, écrit : « Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente, quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté. »
Ces définitions de Burgess et d’Esmein expriment toujours la même idée. Si la souveraineté est, en effet, une volonté qui jamais ne se détermine que par elle-même, il en résulte évidemment qu’elle ne reconnaît ni puissance supérieure ni puissance concurrente ; qu’elle est, comme dit Burgess, une puissance originaire, c’est-à-dire qu’elle n’a point reçu ce caractère d’une volonté antérieure ou supérieure à elle, parce qu’elle dépendrait alors de cette volonté. La souveraineté est illimitée ou absolue, car, si elle ne l’était pas, elle dépendrait d’une autre volonté qui la limiterait et, par conséquent, elle cesserait de se déterminer exclusivement par elle-même.
Il est bien entendu que, dans tout cela, ce ne sont pas mes idées que j’expose, que je traduis simplement une doctrine, mais une doctrine qui a joué un rôle capital et qui est par elle-même un fait social de premier ordre. Aussi bien, s’il faut vous dire toute ma pensée, j’estime que, dans cette doctrine de la souveraineté, quelque logique qu’elle soit, il n’y a pas un atome de réalité positive, que c’est une construction de métaphysique formelle, curieuse et logiquement édifiée, mais tout à fait étrangère à la réalité concrète et qui est aujourd’hui en train de s’écrouler. Quoi qu’il en soit, quelles sont les conséquences que l’on rattachait à ce caractère de la souveraineté ?
III
Tout d’abord, on aperçoit que la volonté souveraine ainsi comprise ne peut jamais être grevée d’une obligation quelconque envers d’autres volontés. Elle peut avoir des droits ; elle n’a point d’obligations. Si elle en avait, elle serait liée par une autre volonté ; elle cesserait donc de se déterminer exclusivement par elle-même, elle cesserait d’être une volonté souveraine. C’est pourquoi Rousseau, un des artisans de la doctrine, écrivait : « Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre1. » Et Kant, qui, je l’ai montré dans une étude publiée dans la Harvard Law Review en 1917, s’est directement inspiré, dans sa doctrine politique, des idées du Contrat social, écrit : « Une loi (la loi du souverain) qui est si sacrée, si inviolable, que c’est déjà un crime de la mettre seulement en doute… ne semble pas venue des hommes, mais de quelque législateur suprême et infaillible… De là cette proposition que le maître dans l’Etat que des droits vis-à-vis de ses sujets et qu’il n’a point de devoirs2. »
Dans ces conditions, la souveraineté est une volonté toujours commandante. Elle est une volonté supérieure à toutes les autres volontés se trouvant sur un territoire donné. Par conséquent, elle n’entre pas en rapport avec elles par voie de contrat, mais seulement par voie de commandement. Il y a toujours, entre le souverain et les sujets, un rapport de supérieur à subordonné. La souveraineté est par nature une volonté exclusivement et toujours commandante. Suivant une vieille expression, emprunté au droit canonique, toute société dans laquelle existe une puissance souveraine est une société c’est-à-dire qu’elle se compose de personnes qui sont dans une situation différente et dont les volontés ont des caractères et des pouvoirs différents. Les personnes qui interviennent au nom de la souveraineté, qui expriment la volonté souveraine, sont supérieures aux autres et agissent vis-vis d’elles par voie de commandement, et uniquement par voie de commandement. Les personnes auxquelles s’adresse le souverain sont obligées d’exécuter l’ordre qu’il leur donne, non point à cause du contenu de cet ordre, mais parce qu’il émane d’une volonté supérieure par nature à leur propre volonté.
Ce caractère de volonté supérieure et commandante est tellement inhérent à la souveraineté que, lorsque, pour une raison ou une autre, le souverain, au lieu de procéder par voie d’acte unilatéral, par voie de commandement, fait un contrat, on dit que ce contrat n’a point le caractère de celui intervenu entre deux personnes non souveraines, qu’il a un caractère particulier qui le distingue des contrats ordinaires, et on prétend qu’il ne faut pas lui appliquer le droit commun des contrats. Doctrine singulièrement dangereuse, qui ne conduit à rien de moins qu’à la politique absolutiste à l’intérieur et à la politique de rapine et de violence à l’extérieur.
IV
Une autre conséquence, tirée du caractère de la souveraineté, est son unité et son indivisibilité. L’article du préambule du titre III de la constitution française de 1791 portait : « La souveraineté est une, indivisible et inaliénable. » C’était absolument logique.
La souveraineté est une, cela veut dire que, sur un territoire donné, il ne peut y avoir qu’une seule et unique souveraineté, et qu’un même homme ne peut être soumis qu’à une seule et unique souveraineté. Supposons en effet que, sur un même territoire, il y ait deux souverainetés ou qu’un même homme soit soumis à deux souverainetés. Si nous supposons que les deux souverains donnent des ordres contraires, ou bien ces ordres ne s’exécuteront pas, et alors il n’y aura pas de souveraineté du tout, puisque ces deux prétendues souverainetés s’entravent réciproquement et que ces volontés cessent d’être indépendantes. Ou bien de ces deux ordres contradictoires, un seul s’exécutera, et c’est alors la volonté qui a donné cet ordre qui est seule souveraine, l’autre ne l’est pas puisqu’elle est limitée, entravée par l’autre volonté. Il n’y a donc plus qu’une seule souveraineté sur un même territoire et s’imposant aux mêmes hommes. En d’autres termes, supposez sur un même territoire deux prétendues souverainetés faisant des lois contradictoires. Ou bien, aucune de ces lois n’aura force obligatoire, et alors il n’y aura pas de souveraineté du tout. Ou une seule de ces lois est obligatoire, l’autre ne l’étant pas ; dès lors, cette dernière ne sera pas souveraine, la première seule le sera. Il n’y a donc sur le territoire qu’une seule souveraineté.
Je fais observer, en passant, que cette idée de l’unité de la souveraineté a donné naissance au célèbre problème de l’État fédéral. Avec cette théorie de la souveraineté, il est absolument impossible d’expliquer le système fédéral, le système des États-Unis, où par exemple l’habitant de New-York est soumis en même temps à la puissance fédérale des États-Unis et à la puissance locale de l’État de New-York. Si ces deux puissances sont dites souveraines, ou bien elles se neutralisent et cessent toutes les deux d’être souveraines, ou bien l’une doit céder à l’autre et cesse par là même d’être souveraine. Mais alors, le titulaire de la puissance qui cesse d’être souveraine n’est plus un État. Si c’est la fédération, les États-Unis ne sont plus un État. Si c’est l’État-membre, celui-ci n’est plus un État. Le problème est proprement insoluble. C’est même, selon moi, une des meilleures preuves de ce qu’a d’artificiel et d’irréel cette théorie de la souveraineté.
Non seulement la souveraineté est une, mais elle est encore indivisible. Cela veut dire qu’elle ne peut pas être fragmentée en divers éléments incorporés dans des organes distincts. Une volonté est ou n’est pas ; elle ne peut pas être partiellement. Si la souveraineté était divisée, il y aurait des fragments de volonté, ce qu’est évidemment une chose que l’esprit se refuse à concevoir. D’autre part, si l’on supposait la souveraineté divisée entre deux ou plusieurs organes, ou bien ces divers organes seraient tous souverains, ce qui est impossible puisqu’on vient de démontrer que la souveraineté est une ; ou bien aucun de ces organes ne serait souverain, et alors il n’y aurait plus de souveraineté du tout.
Enfin, un dernier caractère de la souveraineté est l’inaliénabilité, ce qui veut dire que l’être qui est titulaire de la souveraineté ne peut pas la céder à un autre. Effectivement, la souveraineté étant une volonté ne peut se détacher de l’être, quel qu’il soit, qui en est le titulaire. Si celui-ci, en effet, aliénait sa souveraineté, il cesserait par là même d’exister en tant qu’être investi d’une volonté et, au moment où il la céderait, la souveraineté disparaîtrait. L’homme ne peut aliéner sa volonté ; il reste toujours investi de la volonté qui constitue l’essence de son être. L’aliénation de sa volonté serait un véritable suicide, et sa volonté disparaitrait au moment même où il voudrait l’aliéner. Il n’en serait pas différemment pour la souveraineté.
Ce dernier caractère de la souveraineté m’amène à poser une double question qu’il faut absolument résoudre pour achever notre étude de la souveraineté. Quel est l’être qui est titulaire de cette volonté qui a le caractère de volonté souveraine ? Et secondement, si l’on reconnaît à la volonté d’un certain être le caractère souverain, comment cela peut-il s’expliquer ? C’est le célèbre problème du titulaire et de l’origine de la souveraineté. Comment l’a-t-on résolu en 1789 ? Tel sera l’objet de notre prochain entretien.
- Contrat social, livre I, chapitre VI. [↩]
- Métaphysique du droit, traduction française de Barni, p. 177. [↩]
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