Notre arrêt sera excellent pour faire ressortir l’inconvénient des théories du domaine public dites « objectives ».
I. — Depuis Proudhon et son Traité du domaine public, qui date de 1844 (t. I, n. 202 et s.), il a été de mode, dans la doctrine, d’affirmer que les dépendances du domaine public n’étaient point des objets de propriété pour les administrations publiques, et que, par suite, le domaine public n’était pas un domaine de propriété (Cette doctrine a été suivie par M. Ducrocq, qui la reproduit encore dans la 7e édition de son Cours de droit administratif, t. IV, n. 1429 ; par M. René de Récy, Tr. du domaine publ., t. I, n. 199 ; par M. Berthélemy, Tr. élém. de dr. admin., 4e éd., p. 417 et s. ; et enfin par M. Duguit, Man. de dr. constit., p. 109. Adde, Rép. de dr. admin. de Béquet, v° Domaine, n. 199 ; et notre Rép. gén. du dr. fr., v° Domaine public et de l’Etat, n. 38 et s. ; Pand. Rép., v° Domaine, n. 40 et s. V. au surplus, la note de M. Perreau, 4° col., sous Paris, 25 juill. 1906, S. et P. 1908.2.169). Cependant, depuis pas mal d’années, la jurisprudence, aux prises avec les faits pratiques, avait infligé des démentis successifs à cette doctrine, et rendu beaucoup de décisions de détail qui s’inspiraient au contraire de l’idée secrète que le domaine public est l’objet d’une propriété administrative. Nous avons réuni ces décisions dans notre Précis de droit administratif, 11° éd., p. 638 et s. (V. égal. les renvois de la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 23 mai 1906, Min. du commerce, S. et P. 1908.3.65 ; Pand. pér., 1908.3.65).
La doctrine du domaine « insusceptible de propriété » était assez mal en point, lorsqu’elle a été relevée, il faut le reconnaître, par la vigoureuse campagne menée par M. Duguit, dans ses divers ouvrages, pour soustraire le droit public aux théories du droit civil et pour le fonder tout entier sur des notions objectives. Comme, dans cette campagne, il y a beaucoup de vrai, comme, en effet, sur bien des points, le droit public a souffert d’être traité d’après les données du droit civil, on est assez excusable de céder à la tentation de chasser de partout les idées civilistes de droit subjectif, de droit de propriété, etc. Quoi de plus simple que de revenir à l’idée d’un domaine public subsistant par lui-même, par la seule raison qu’il est affecté aux besoins du public ? Tant de choses subsistent par elles-mêmes dans la conception objective du droit public ; pourquoi pas celle-là ? La situation de la théorie est même bien meilleure qu’autrefois, alors qu’elle n’était pas liée à une conception d’ensemble. On en venait à qualifier les dépendances du domaine public de res nullius, ce qui n’était pas satisfaisant ; on ne faisait jouer aucun rôle à la question de leur affectation ; tandis qu’avec la nouvelle conception, l’affectation du domaine passe au premier plan. Comme tout ce qui existe objectivement, le domaine existe par son affectation ; celle-ci, de son côté, s’établit sur la plus large base possible, sur le public et l’utilité publique ; il n’y a donc plus qu’une seule masse de biens du domaine public, car il n’y a qu’un seul public ; il est à peine besoin de distinguer un domaine d’Etat, un domaine départemental, un domaine communal ; les relations du domaine public avec les diverses personnes morales administratives sont tout à fait superficielles.
Voilà les conséquences logiques de la poussée du droit objectif. Sans doute, M. Duguit, qui l’a déchaînée, ne va pas jusqu’aux ultimes conséquences ; il se montre prudent et fait des réserves ; il reconnaît que, sur le terrain pratique, il y a des difficultés (op. cit., p. 111) ; mais on n’est pas maître de régler les conséquences quand on a posé certains principes. C’est l’emploi du droit objectif dans le droit public qui devait lui-même être réglé par des vues de principe.
II est rare que la réalité se prête à des affirmations tranchantes, car elle est infiniment complexe. Il y a autant de chances de se tromper à dire que les notions de personnalité juridique et de droit subjectif doivent être chassées de tout le droit public qu’il y en avait à croire qu’elles devaient y être employées partout. Il est infiniment probable que, dans de certaines matières, elles ne doivent pas être employées, mais que, dans d’autres, elles doivent l’être, parce qu’elles aboutissent à des résultats plus satisfaisants et plus justes.
Il y a très probablement une discrimination des hypothèses à faire. Le tout est de trouver le point de vue d’où elle doit être faite.
Après avoir examiné la question dans son ensemble (cf. Hauriou, Principes de dr. public, p. 98 et s.), nous croyons pouvoir nous arrêter au critérium suivant : les données de la personnalité juridique, des droits subjectifs, de la propriété, de la responsabilité, etc., sont de mise toutes les fois qu’il s’agit de régler des relations avec autrui, c’est-à-dire des relations dans lesquelles il y a deux parties en présence, dans le sens où le contentieux prend l’expression « parties en cause » ; au contraire, ces données subjectives ne sont pas de mise et doivent être remplacées par des notions objectives, toutes les fois qu’il s’agit de régler des situations d’organisation intérieure de l’Etat qui ne supposent pas des relations avec autrui, c’est-à-dire à propos desquelles les organes intéressés ne peuvent pas être opposés l’un à l’autre comme des parties. La distinction du contentieux de l’annulation et du contentieux de la pleine juridiction rendra notre pensée sensible à tous ceux qui sont familiers avec le droit administratif. Le contentieux de l’annulation est un contentieux objectif, dans lequel ne sont mis en jeu que des actes administratifs, où les personnes morales et leur responsabilité n’apparaissent pas ; cela ne tient pas ainsi que l’enseigne M. Duguit (op. cit., p. 249), à ce qu’il ne s’agit dans ce contentieux que de la conformité de l’acte à la légalité, ce qui n’est qu’une pétition de principe. Pourquoi justement ne s’agit-il que de la conformité de l’acte à la légalité ou plutôt à la discipline ? Parce que, dans cette affaire, le réclamant ne vient pas s’opposer à l’Administration en qualité de partie (lui est partie, mais l’Administration ne l’est pas) ; il n’y a pas contestation d’autrui à autrui, et cela parce qu’au fond, ce contentieux est affaire de famille, affaire de discipline intérieure pour l’Administration, et qu’à ce point de vue, le réclamant, en sa qualité d’administré, fait lui-même partie de l’Administration. Au contraire, le contentieux de pleine juridiction atteint les personnes administratives et met en jeu leur responsabilité ; c’est un contentieux subjectif. Pourquoi ? parce qu’ici, administré et Administration sont sur le pied des relations avec autrui, sont « parties » l’un contre l’autre. Et pourquoi sont-ils ainsi devenus étrangers l’un à l’autre ? pourquoi, ici, l’administré n’est-il plus considéré comme étant à l’intérieur de la famille administrative aussi bien qu’il y était dans le cas du recours pour excès de pouvoir ? Nous attribuons cette modification de point de vue aux relations du commerce juridique. A notre avis, toute question d’échange de services et toute question d’argent a par elle-même la vertu d’opposer l’un à l’autre les échangistes comme des parties, et de les rendre autrui l’un par rapport à l’autre.
A prendre les choses de haut, cette distinction se ramène à ceci que, dans le droit public, ce qui relève uniquement des phénomènes politiques peut être traité par le droit objectif, mais que ce qui relève des phénomènes économiques (et ils ont une large action dans le droit public) doit rester sous l’empire du droit subjectif. Si, par exemple, le droit objectif règne en maître dans les matières du droit constitutionnel, le droit subjectif est chez lui dans les matières du droit administratif qui donnent lieu à contentieux de pleine juridiction.
II. — Appliquons ces idées générales an cas particulier contenu dans l’espèce de notre arrêt. De quoi s’agissait-il ? La Compagnie d’Orléans, pour le prolongement de la ligne de Sceaux à l’intérieur de Paris, avait pratiqué des emprises sur les voies publiques de la ville de Paris ; ces emprises étaient définitives, consistant en surfaces occupées par le chemin de fer ; dans des conférences tenues entre les représentants de l’Etat, ceux de la Compagnie d’Orléans et ceux de la ville de Paris, conférences dont il a été dressé procès-verbal, et qui constituent des accords administratifs, il avait été entendu que : « les surfaces occupées par le chemin de fer devront être définitivement retranchées du domaine public de la ville » (procès-verbal du 27 mai 1891) ; que « les surfaces occupées en tranchées ouvertes ou en cheminées d’évent donneront lieu au paiement d’une indemnité par la Compagnie à la ville de Paris, indemnité réglée, soit amiablement, soit par le jury d’expropriation » (procès-verbal du 13 août 1891).
A la suite de ces conventions, l’expropriation avait été suivie par la ville de Paris, mais avait abouti à un arrêt de Cass. 20 décembre 1897 (S. et P. 1898.1.94; Pond. pér., 1898.1.157), décidant qu’il n’y avait pas lieu à expropriation, mais seulement à changement d’affectation. Mais peut importe. Si nous appliquions les idées subjectives de domaine, de propriété, la situation serait fort simple. De deux choses l’une : ou bien les parcelles de terrain auraient été valablement désaffectées et incorporées au chemin de fer, ou bien elles ne l’auraient pas été. Si elles n’avaient pas été valablement désaffectées et incorporées, la règle de l’inaliénabilité, telle qu’elle était interprétée jusqu’ici, autoriserait la ville de Paris à revendiquer ses parcelles domaniales ; si elles avaient été désaffectées, on si la procédure de l’expropriation avait été suivie du consentement de la ville de Paris, et si on avait laissé acquérir au jugement d’expropriation l’autorité de la chose jugée (V. Cass. 20 déc. 1897, précité), la ville ne pourrait plus revendiquer, mais elle aurait droit à une indemnité d’expropriation ou de dépossession définitive (V. Cass. 8 mai 1865, S. 1865.1.273 ; P. 1865.650 ; Picard, Tr. des eaux, t. III, p.. 149; Lechalas, Dr. admin., t. I, p. 180 ; et noire Rép. gén. du dr. fr., v° Chemin de fer, n. 490 et s. ; Pand. Rép., v° Chemins de fer, n. 1830 et s. Mais V. pour le cas où il n’y a pas eu désaffectation préalable, Cass. 20 déc. 1897, précité, rendu dans la présente affaire, la note et les renvois. Adde, la note sous Cass. 21 juill. 1908, S. et P. 1908.1.430; Pand. pér., 1908.1.430).
Au lieu de ces solutions si simples, et qui, en tout cas, ont le mérité d’être des solutions, c’est-à-dire des terminaisons de l’affaire, voici ce qu’imagine notre arrêt, en partant de la donnée objective du domaine public :
1° II y a bien eu incorporation des parcelles domaniales de la ville de Paris au chemin de fer d’Orléans ; mais, cette incorporation ayant eu lieu sans un déclassement préalable, aucune mutation de propriété n’a pu se produire (est-ce parce que le principe de l’inaliénabilité s’y oppose ? ou bien n’est-ce pas plutôt parce que les parcelles n’auraient pu devenir ou redevenir des objets de propriété que par la désaffectation, la propriété restant évanouie pendant l’affectation ?).
2° La ville de Paris n’a donc pas subi de dépossession définitive donnant ouverture à un droit à indemnité dont il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire de connaître (V. Cons. d’Etat, 16 fév. 1906, Consorts Sauvelet, S. et P. 1908.3.56 ; Pand. pér., 1908.3.56, la note et les renvois).
3° Elle a seulement subi une affectation nouvelle de ses parcelles domaniales, qui est venue se superposer à l’affectation d’utilité publique qu’elles avaient déjà, et qui durera autant que l’exploitation du chemin de fer. — Cela signifie que le domaine public communal est, en réalité, grevé d’une servitude générale d’intérêt public, et que l’affectation à un service public d’Etat peut se superposer à l’affectation à un service communal sans faire sortir l’objet du domaine public de la commune. En réalité, cela signifie qu’il n’y a qu’un seul domaine public, malgré les compartiments dans lesquels on le répartit, et que les dépendances de ce domaine sont interchangeables. Et, en effet, si on ne pose pas la question de la propriété, à quoi bon réserver un domaine aux services communaux, un autre aux services départementaux, un autre aux services d’Etat ? Tous les services doivent pouvoir indistinctement profiter d’un domaine qui n’existe que par son affectation à l’utilité publique, car tous peuvent invoquer la même utilité publique.
Ainsi, la ville de Paris ne subit qu’une servitude. A la vérité, ce sera une servitude perpétuelle ou indéfinie ; mais « elle a conservé les droits de propriété qu’elle pouvait avoir sur les parcelles dont il s’agit, et elle recouvrera, en cas de désaffectation, le plein exercice de ces droits ».
4° Pour le moment, considérant que la ville soutient que l’affectation au service d’un chemin de fer d’intérêt général de dépendances de ses voies publiques aurait pour effet de la priver d’avantages inhérents à la gestion de son domaine public, et qu’elle se trouverait en outre dans l’obligation de créer de nouvelles voies pour remplacer celles qui ont été supprimées ; que les dommages ainsi allégués seraient, s’ils étaient établis, la conséquence de travaux publics ; que par suite, le conseil de préfecture est seul compétent pour statuer, etc.
Sans examiner, — ce qui sera l’affaire du conseil de préfecture, — si les dommages, qu’on l’invite ainsi à apprécier, rentrent bien dans le type habituel des dommages permanents résultant de travaux publics, nous attirons tout de suite l’attention sur le grand inconvénient de cette manière de voir. Elle ne fournit pas une solution, c’est-à-dire une terminaison de l’affaire. Même quand la ville aura été indemnisée, ce ne sera pas fini, puisque la ville conservera un droit éventuel sur les parcelles domaniales, au cas où le chemin de fer serait désaffecté ; elles resteront inscrites sur le sommier de son
domaine. Voilà une question qui n’aura pas reçu la solution nette, brutale, décisive, qu’entraîne le transfert de propriété. On est propriétaire ou on ne l’est pas. Là, l’objet ne sera pas dans le domaine de la ville, et cependant il y sera. Au fond, il sera dans deux domaines et sera grevé de deux tenures. C’est à quoi l’on arriverait avec ce système, s’il se généralisait : à ressusciter les tenures superposées les unes aux autres et durant à perpétuité, avec les enchevêtrements et les complications que cela entraîne au bout d’un certain temps. C’est le moyen de tout embrouiller.
Ce n’était pas la peine, pour ce médiocre résultat, de méconnaître l’intention des parties, consignée dans les procès-verbaux ci-dessus relatés, et de rompre avec des traditions de jurisprudence déjà établies (C. Cons, d’Etat, sur conflit, 15 mai 1858, Ville de Bordeaux, S. 1859.2.265; P. chr. ; Trib. des conflits, 28 janv. 1899, Ville de Périgueux, S. et P. 1901.3.82, et la note).
Si les juges de l’assemblée du contentieux ont été séduits par cette conception d’un domaine public constituant une seule masse, et subsistant uniquement par son affectation à l’utilité publique, nous les engageons à réfléchir que cette conception, soutenable à certains égards dans une théorie générale de l’Etat, ou dans des théories constitutionnelles, n’est plus de mise en droit administratif, alors surtout que des administrations publiques plaident l’une contre l’autre dans un contentieux de pleine juridiction au sujet d’une dépendance de leur domaine. Dans cette perspective-là, c’est encore la donnée de la propriété et de la personnalité subjective qui est la plus sûre.
Alors, dira-t-on, il y a deux façons d’envisager le domaine public ? Peut-être. Il y a bien deux façons d’envisager les administrations publiques, une dans le contentieux de l’excès de pouvoir, l’autre dans le contentieux de la pleine juridiction. Ici, nous sommes dans le contentieux de la pleine juridiction.