Notre arrêt, rendu sur les conclusions conformes de M. le commissaire du gouvernement Teissier (V. les conclusions dans le Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, 1903, p. 62 et s.), soulève une question du plus haut intérêt, celle des rapports qui s’établissent entre les Administrations et leurs concessionnaires de services publics, lorsque les Administrations entendent se servir vis-à-vis de ceux-ci de leurs pouvoirs réglementaires de police. Cette matière est extrêmement vaste, car les situations dans lesquelles le marché passé met respectivement le concédant et le concessionnaire par rapport à l’exercice des pouvoirs de police sont très variés, et nous ne pourrons guère qu’essayer d’une classification des hypothèses; mais cette classification, qui n’a jamais été tentée, sera d’autant plus utile que les contrats de concession de services publics vont toujours se multipliant.
Le fait particulier qui a amené M. Teissier à s’occuper de la question et le Conseil d’Etat à se prononcer est le suivant : un préfet a pris un arrêté pour imposer à un concessionnaire de tramways de mettre en service tous les jours un train de plus; il prétend puiser ce pouvoir réglementaire dans l’art. 33 du règlement du 6 août 1881, rendu pour l’exécution de l’art. 38 de la loi du 11 juin 1880, et ainsi conçu : « Le préfet détermine, sur la proposition du concessionnaire, le minimum et le maximum de la vitesse des convois de voyageurs et de marchandises sur les différentes sections de la ligne, ainsi que le tableau du service des trains. » De son côté, la Compagnie concessionnaire invoque l’art. 14 de son cahier des charges, qui porte que le nombre minimum des voyages qui devront être faits tous les jours dans chaque sens est fixé à deux en hiver et quatre en été; elle soutient que ce minimum contractuel est en même temps un maximum, et que par cette disposition du cahier des charges, le pouvoir réglementaire du préfet se trouve lié. C’est, en effet, ce que décide le Conseil d’Etat : « Considérant que, si l’art. 33 du règlement d’administration publique du 6 août 1881 confère au préfet le droit de déterminer, sur la proposition du concessionnaire, le tableau du service des trains, cette disposition doit être conciliée avec l’art. 14 du cahier des charges de la Compagnie requérante, qui porte que le nombre minimum des voyages qui devront être faits tous les jours dans chaque sens est fixé a deux en hiver et quatre en été; que le nombre des voyages fixé par cet art. 14 constitue donc un minimum contractuel, qui ne peut être modifié que par accord réciproque des parties. »
Tout en proposant cette solution, M. le commissaire du gouvernement Teissier se rendait compte qu’une objection doctrinale grave pouvait lui être faite. Est-ce que vraiment les administrations peuvent renoncer à exercer un pouvoir de police, et, dès lors, peuvent-elles en accepter la limitation dans un cahier des charges ? L’examen attentif de cette objection l’a amené à formuler une distinction, qui nous paraît très fondée, entre « les pouvoirs de police impartis à l’Etat par la nature des choses, impératifs, comme l’est par exemple le droit de police qu’il exerce dans l’intérêt de la sécurité publique », et d’autres droits de police, « qui ne dérivent pas de ses pouvoirs essentiels, de ses pouvoirs de souveraineté, mais de sa qualité de mandataire ou plutôt de negotiorum gestor des intérêts du public ». Si les premiers sont inaliénables, il n’en est pas de même des autres, l’Etat peut y renoncer en tout ou en partie. « L’Administration, dit M. Picard (Tr. des chem. de fer, t. III, p. 361), peut, dans les contrats de concession, renoncer à une partie de ses pouvoirs, stipuler des restrictions et des conditions pour l’exercice de ses droits, » et le commissaire du gouvernement cite l’exemple des conventions de 1883 avec les grandes Compagnies, dans lesquelles le nombre des trains dans chaque sens, que l’Administration peut exiger sur les lignes concédées, est limité par un calcul de recette kilométrique locale.
Cette distinction de deux polices, l’une qui serait la police de l’ordre public et l’autre que l’on pourrait appeler la police de la gestion des services publics, nous paraît devoir être méditée, et c’est seulement après que nous y aurons réfléchi que nous pourrons aborder l’exposé des diverses hypothèses dans lesquelles la situation contractuelle des concessionnaires de services publics se combine avec unit situation réglementaire.
I. — On est habitué à l’idée de la police de l’ordre public; on sait qu’elle s’exerce par des règlements dont les prescriptions s’imposent aux habitants des circonscriptions administratives, et que son objet est le maintien de l’ordre public ou de la paix publique. On est moins habitué à l’idée d’une police de la gestion ou de l’exécution des services publics. Cependant, à la réflexion, on en conçoit facilement l’utilité; elle s’exerce par des règlements dont les prescriptions s’imposent aux fonctionnaires pour l’exécution des services en régie, et aux concessionnaires pour l’exécution des services concédés; elle a pour objet le bon fonctionnement, l’exécution normale et régulière des services. La police de l’ordre public est plus fondamentale que l’autre, et cela se reconnaît à un double signe. D’une part, historiquement, elle est bien plus ancienne dans l’Etat; pendant très longtemps, celui-ci n’assume que le maintien de l’ordre et ne se charge d’aucun service consistant en une prestation positive à fournir en public; n’y ayant point de gestion de services, il n’y a point non plus de police de la gestion. D’autre part, à l’heure actuelle, la police de l’ordre public est monopolisée par l’Etat, celui-ci ne souffre point à côté de la sienne de polices particulières, il n’y a que l’exception des gardes particuliers, qui, on le sait, doivent être agrées par l’Administration (L. 12 avril 1892), ou encore cette autre exception des pompiers civils imposés aux directeurs de théâtres de Paris par l’arrêté du Directoire du 1er germinal an VIII, et qui doivent être agréés par le préfet de police (V. Cons. d’Etat, 22 janv. 1904, Debruyère, Gaz. des trib., 14 févr. 1904). Au contraire, la police des services n’est point monopolisée par l’Etat, parce qu’il y a quantité de services rendus au public en dehors de l’administration publique, et que les établissements privés, industriels ou autres, qui assurent la régularité de ces services, ont besoin pour cela d’édicter une réglementation. Sans aller plus loin, toutes les Compagnies concessionnaires qui assurent l’exploitation des chemins de fer et tramways, outre la police du service qui leur est imposée par l’Etat, en ont une propre, qu’elles imposent à leurs employés. On sait de même que toutes les usines ou tous les ateliers un peu considérables ont leurs règlements, qui s’imposent à leurs ouvriers en vue d’assurer la régularité du fonctionnement. Si donc on peut, en rapprochant sa haute antiquité de son caractère actuel de monopole, qualifier de régalienne la police de l’ordre public, il est clair que l’on ne saurait appliquer le même qualificatif à la police des services publics. Celle-ci apparaît comme bien moins inhérente à l’Etat, comme bien plus détachable et aliénable. Toutefois, si l’on entre dans la voie des distinctions entre les divers droits de l’Administration, il importe de bien savoir où l’on va, parce que toutes les catégories que l’on pourrait être tenté de faire ne sont pas également fondées. A notre avis, il n’y a de fondées que celles qui correspondent à des différences juridiques. D’autre part, il ne faut point perdre de vue la relativité des catégories juridiques; une catégorie peut être vraie par rapport à un certain effet de droit, et ne plus l’être par rapport à un autre. En appliquant cette théorie rigoureuse du réalisme juridique et de la relativité, on est conduit aux propositions suivantes :
1° II n’y a aucun intérêt à distinguer plusieurs catégories de services publics. C’est une tentative que nous avions faite il y a quelques années à propos du service des colis postaux; il nous avait paru qu’il y avait lieu de distinguer les services monopolisés par l’Etat et ceux qui ne l’étaient pas, et qu’on pouvait assimiler à de simples gérances (V. la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 20 févr. 1891, Chem. de fer du Midi, S. et P. 1893.3.17). Mais, à la réflexion, nous avons renoncé à cette tentative, parce que nous n’avons aperçu aucune conséquence juridique attachée par la loi ou la jurisprudence à cette distinction. D’ailleurs, la notion du service public est en soi trop complexe pour que le droit y attache des effets directs. C’est une notion plutôt économique que juridique. A bien prendre, c’est l’exécution des services seulement qui devient un fait juridique, mais il se trouve justement que le droit attache les mêmes conséquences de responsabilité à l’exécution ou à l’inexécution de tous les services publics, et que l’Administration y apparaît partout comme negotiorum gestor des intérêts du public.
2° Autrement précise est la notion des droits que l’Administration exerce pour faire fonctionner les services publics, droits de police ou autres. Ces droits prêtent à classification, surtout si on les envisage par rapport au commerce juridique, c’est-à-dire si l’on pose la question de savoir s’ils sont ou non aliénables. De ce point de vue on évoquera la règle de l’inaliénabilité des dépendances du domaine public, celle toute semblable, à notre avis, de l’inaliénabilité des fonctions publiques, et, comme correctif, toute la pratique des concessions sur le domaine ou des concessions de fonctions; à l’opposé des droits dont l’ensemble constitue la domanialité publique, on évoquera ceux dont l’ensemble constitue la domanialité privée et qui sont parfaitement aliénables. De ce point de vue on pourra se poser utilement la question de la cessibilité par les fabriques de leur monopole des inhumations, que la Cour de cassation résout par la négative (V. Cass. 30 mars 1893, S. et P. 1893.1.278; 14 avril 1894, S. et P. 1894.1.253), que le Conseil d’Etat paraîtrait plutôt disposé à résoudre par l’affirmative (V. Cons. d’Etat, 5 mars 1875, Fabrique de N.-D. de Granville [sol. implic.], Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 207; la note sous Cons. d’Etat, 8 août 1895, Comm. de Viarmes, S. et P. 1897.3.138). Mais le point de vue de l’inaliénabilité n’est pas le seul, il y a celui de la renonciation. Il est des droits qui certainement ne pourraient pas être cédés ni concédés, qui sont inaliénables aux mains de la Puissance publique; mais celle-ci ne peut-elle pas, au moins en vue d’une opération donnée, consentir à ne pas les exercer ? La renonciation est donc autre chose que l’aliénation, si bien même qu’elle se pratiquera à l’occasion de droits inaliénables, et spécialement à l’occasion des droits de police. La distinction, proposée par M. Teissier, entre la police de l’ordre public à laquelle l’Administration ne saurait jamais renoncer, et la Police de la gestion, à laquelle elle peut renoncer, apparaît ainsi mise en sa place.
3° Mais il faut bien se garder d’exagérer la portée de cette distinction; elle est relative à la question de la renonciation au droit, et par exemple elle n’aurait aucune influence sur les compétences. Les compétences sont fondées sur la nature des actes par lesquels s’exercent les droits, et cette nature des actes dépend elle-même, non pas précisément du droit exercé, mais de la circonstance où il est exercé. La police de l’ordre public est exercée par des actes réglementaires pris par la voie d’autorité, contre lesquels le recours pour excès de pouvoir seul sera recevable. La police de la gestion des services publics sera-t-elle exercée par des actes d’autorité ou par des actes de gestion ? Cela dépendra des circonstances. Si le service public est géré en régie par des fonctionnaires, la police du service s’exercera par la voie d’autorité ; si, au contraire, le service est concédé, les actes par lesquels s’exerce la police du service tomberont au milieu de la situation de gestion créée entre l’Administration et son concessionnaire, et deviendront des éléments de cette situation, par conséquent des actes de gestion. C’est ainsi que, dans l’espèce de notre arrêt, l’arrêté par lequel le préfet ordonnait à la Compagnie de tramways de mettre en service un troisième train a été considéré comme un acte de gestion, justiciable du conseil de préfecture. Mais c’est à raison de la situation au milieu de laquelle il est intervenu, ce n’est pas à raison de la nature du droit de police dont il était la manifestation.
Retenons donc l’expression « police de gestion », elle est commode; souvenons-nous que l’Etat a deux polices, l’une de souveraineté, qui est la police de l’ordre public, l’autre de gestion, qui est la police de l’exécution des services publics, dans laquelle l’Administration apparaît comme le negotiorum gestor du public; mais, dans l’intérêt même de la théorie générale de la gestion qu’il est si urgent de construire, rappelons-nous que cette distinction n’a pas d’influence directe sur les compétences, qu’elle n’en a que sur la possibilité de la renonciation au droit, et aussi sur certaines relations entre les administrations et leurs concessionnaires de services publics.
II. — En effet, ces précisions faites, la distinction de la police de l’ordre public et de la police de la gestion va nous être extrêmement commode pour introduire un peu de clarté dans la région si obscure où se combinent les stipulations contractuelles des concessionnaires de services publics et les pouvoirs réglementaires de l’Administration.
1° Nous envisagerons d’abord les rapports que soutiennent avec les stipulations des contrats de concession les pouvoirs réglementaires de la police de l’ordre public :
a) Les pouvoirs réglementaires de la police de l’ordre public ne sauraient trouver leur source dans les stipulations d’un contrat de concession; ou bien ils ont leur source dans la loi, ou bien ils n’existent pas. Spécialement, dans un traité de concession de pompes funèbres, le maire de la commune ne peut pas stipuler le droit de décider quels emblèmes pourront être déposes sur les cercueils : « De semblables dispositions sont étrangère à l’objet du cahier des charges, ou elles ne peuvent être introduites, même avec l’approbation préfectorale. » (V. Cons. d’Etat, 15 janv. 1904, Fabriques des paroisses de la ville de Lorient, Gaz. des trib., 31 janv. 1904).
b) Les pouvoirs réglementaires de la police de l’ordre public, fondés sur la loi ou sur les usages confirmés par la loi, peuvent, dans une certaine mesure, servir de base à des traités de concession. Par exemple, les règlements sur l’enlèvement des boues et des immondices et du vidange des fosses d’aisances, auxquels sont astreints les habitants d’une ville, peuvent devenir la base d’une adjudication à un concessionnaire du service de l’enlèvement des boues et de la vidange des fosses ; si ces règlements sont annexés au cahier des charges, ils font corps avec lui, et l’inexécution de ces règlements, par exemple sur le vidange périodique des fosses, ouvre au profit de l’adjudicataire un droit à indemnité (V. Cons. d’Etat, 10 janv. 1890, Lorin, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 4; 13 déc. 1895, Lorin, Id., p. 821). De même, les règlements sur les taxes relatives aux droits de place et aux droits de vente à la criée dans une halle au poisson, annexés au cahier des charges de la concession de la construction et de l’exploitation de cette halle, font corps avec lui, et le maire ne peut modifier ces règlements sans ouvrir, au profit du concessionnaire, un droit de résiliation avec indemnité (V. Cons. d’Etat, 4 mai 1900, Comm. de la Turballe, S. et P. 1902.3.85; 25 juill. 1902, Comm. de la Turballe, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 570). De même encore, les règlements obligeant les bouchers à faire abattre à l’abattoir, ou établissant des taxes d’abattoir, annexés au cahier des charges de la concession d’un établissement de ce genre, font corps avec le marché, et, si quelqu’une de ces taxes est déclarée illégale, un droit à résiliation est ouvert au profit du concessionnaire pour inexécution des conditions (V. Cons. d’Etat, 19 mars 1897, Audibert, S. et P. 1899.3.39; et 28 juin 1901, Audibert, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 578). Remarquons que, dans ces diverses hypothèses, les pouvoirs réglementaires ne sont point aliénés au profit du concessionnaire; celui-ci n’a droit qu’à certains profits qui résultent de l’application des règlements. D’autre part, les municipalités ne renoncent point à exercer leurs pouvoirs réglementaires, ni à modifier les règlements existants, seulement la modification de ce règlement devient un motif de résiliation du marché.
Dans certains cas où les règlements de la police de l’ordre public ne sont pas précisément à la base des traites de concession, ils peuvent après coup être mis au service de l’exécution du marché. Ceci se produira par exemple en matière d’inhumation. Le maire peut, sans excès de pouvoir, prendre, en vertu de l’art. 91, L. 5 avril 1884, un arrêté qui n’a d’autre objet que d’assurer l’exécution du décret du 23 prairial an XII interdisant, dans son art. 24, à toutes autres personnes que les fabriques et consistoires d’exercer le droit conféré à ces derniers en ce qui concerne la sépulture et les pompes funèbres (V. Cons. d’Etat, 25 janv. 1901, Maza, S. et P. 1903.3.84).
c) Les pouvoirs réglementaires de la police de l’ordre public ne sont pas liés par les stipulations des marchés. II se peut qu’en les exerçant au détriment de leurs concessionnaires, les administrations publiques s’exposent à des indemnités pécuniaires ou à la résiliation des marchés, mais elles peuvent exercer ces pouvoirs, parce qu’elles n’y ont pas renoncé et parce qu’elles ne pouvaient pas y renoncer. C’est à proprement parler l’hypothèse du fait du prince dont nous avons entretenu nos lecteurs sous Cons, d’Etat, 8 mars 1901, Prévet (S. et P. 1902.3.73, et la note). Outre les exemples donnés dans cette note Prévet et ceux qui viennent de l’être ici même sous la lettre b, nous pouvons, à titre d’indication, ajouter les suivants :
α) D’abord, constatons que les administrations qui n’ont pas été parties au contrat de concession conservent librement l’exercice de leurs droits de police. Ainsi l’art. 34, § 2, de la loi du 11 juin 1880 dispose que les communes ne peuvent exiger des concessionnaires de tramways une redevance ou un droit de stationnement qui n’aurait pas été stipulé expressément dans l’acte de concession; mais, si la commune n’a pas été partie au contrat, par exemple pour un tramway départemental, elle peut exiger un droit de stationnement (V. Cass. 5 févr. 1902, Aff. de la ville d’Alger c. la Comp. des chemins de fer sur routes d’Algérie).
β) Nous savons, par toute la jurisprudence relative an monopole du gaz, que, si les villes peuvent valablement s’engager, dans les traités passés avec les Compagnies, à ne pas favoriser d’entreprises concurrentes en leur accordant des permissions de voirie, cet engagement ne lie point la police municipale, et que les arrêtés par lesquels le maire autorise la pose de câbles électriques ne sont point entachés d’excès de pouvoir; la ville encourt seulement des dommages-intérêts pour inexécution des conditions du marché (V. Cons. d’Etat, 22 juin 1900, Comm. de Maromme, S. et P. 1902.3.99, et les renvois).
γ) Il en est de même de la concurrence causée à un concessionnaire de marché couvert ou des permis de stationnement à des marchands des quatre saisons; elle n’entraîne qu’une indemnité (Cons. d’Etat, 10 mai 1901, Graffin, S. 1904.3.28) ; de même, la concurrence créée à une ligne de tramway par la concession d’une autre ligne à une Compagnie concurrente (V. Cons. d’Etat, 20 juill. 1900, Comp. générale des omnibus, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 497). Il résulte d’ailleurs de ces exemples et de plusieurs autres que la prétendue violation d’un contrat par une décision réglementaire ne saurait être une ouverture à recours pour excès de pouvoir (Cons. d’Etat, 17 juill. 1896, Comp. des tramways de Paris, S. et P. 1898. 3.95).
δ) La concession par l’Etat des droits de bacs et passages d’eau n’emporte pas renonciation par celui-ci au droit de fixer par décret le tarif des droits à percevoir pour le transport des objets, videlicet le tarif du transport des vélocipèdes et automobiles (Décr., 6 janv. 1899) : « Considérant que, pour demander l’annulation pour excès de pouvoir du décret qu’elle attaque, la société requérante se fonde sur ce que ce décret aurait porté atteinte aux droits qu’elle tiendrait de son contrat d’amodiation du bac de Dinard; — Mais considérant que, si cette prétendue violation d’un contrat peut servir de base à une action en dommages-intérêts contre l’Etat, elle ne peut donner ouverture à un recours pour excès de pouvoir. » (V. Cons. d’Etat, 14 mars 1902, Fichet, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 189).
ε) Enfin, il est des actes réglementaires dont les Compagnies concessionnaires seraient tenues de supporter les effets sans aucune indemnité. Ainsi, aux termes de l’art. 1er, in fine, du décret du 6 août 1881, l’Administration peut ordonner d’office les modifications aux voies ferrées dont l’expérience ferait reconnaître la nécessité au point de vue de la sécurité; ces modifications ne peuvent en aucun cas donner lieu à indemnité. Application de ce droit a été faite justement à la Société des chemins de fer économiques du Nord, par arrêté du ministre des travaux publics, dans une affaire qui a donné lieu à deux décisions du 26 janvier 1900 (S. et P. 1902.3.40), et à une décision du 27 décembre 1901 (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 947); le Conseil d’Etat a reconnu le droit du ministre, et a même affirmé que le contentieux de cette décision était en dehors du contentieux du cahier des charges (2e arrêt du 26 janv. 1900). Ainsi encore, une Compagnie de tramways urbains serait obligée d’observer les arrêtés du maire interdisant la circulation, pour des motifs de sécurité publique, le jour de la Fête nationale (V. Cons. d’Etat, 27 janv. 1899, Comp. des Chemins de fer sur route d’Algérie, S. et P. 1899.3.89). De même, une Compagnie concessionnaire de l’éclairage serait obligée d’allumer exceptionnellement un jour de brouillard intense pour obéir à une prescription du maire.
2° Envisageons maintenant les rapports que soutiennent avec les stipulations des contrats de concession les pouvoirs réglementaires de la police de gestion des services publics :
a) Observons d’abord que la police d’un service concédé se compose, soit de droits mis à la disposition de l’Administration par une disposition légale ou réglementaire, soit de droits stipulés dans le contrat de concession; par conséquent, à la différence des règlements de la police de l’ordre public, qui n’ont jamais une origine contractuelle, ceux de la police des services concédés peuvent avoir cette origine. Dans la matière des concessions de chemins de fer ou de tramways, les droits réservés à l’Administration par les lois ou par les règlements sont nombreux, et, dans notre hypothèse même, le droit pour le préfet de fixer le tableau des trains lui est conféré par l’art. 33 du règlement d’administration publique du 6 août 1881.
Mais, d’un autre côté, on sait combien fréquentes sont, dans les cahiers des charges des concessions, les clauses donnant à l’Administration le droit de prescrire des mesures par la voie d’autorité, et même de faire des régiments sur le mode d’exécution du service, sous la seule condition de ne pas étendre les obligations imposées au concessionnaire. Sous cette condition, le concessionnaire prend l’engagement de se soumettre à ces règlements (V. par exemple, pour l’hypothèse d’un concessionnaire des eaux, Cons. d’Etat, 18 févr. 1898, Ville de Douai, 1re espèce, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 123). Dans les traités pour l’éclairage au gaz, les compagnies s’engagent aussi à exécuter les règlements municipaux sur les heures d’allumage et d’extinction, pourvu que les obligations quant à la quantité du gaz fourni ne soient pas augmentées.
b) En dehors des pouvoirs réglementaires résultant de textes ou stipulés au contrat, aucune prescription réglementaire relative au service ne peut être imposée au concessionnaire. Et il n’en va pas ici comme pour la police de l’ordre public, où la mesure prise s’exécute, sauf à ouvrir un droit à indemnité au profit du concessionnaire; ici, la mesure prise ne s’exécute pas, ou du moins elle peut être annulée sur recours pour excès de pouvoir. En d’autres termes, n’y a pas ici fait du prince. C’est ainsi qu’un arrêté du maire, pris pour imposer à un entrepreneur du service des pompes funèbres des obligations qui ne résultaient pas de son cahier des charges, mais qui n’auraient pu lui être imposées que dans ledit cahier, a été annulé (V. Cons. d’Etat, 24 mars 1893, Routiou, S. et P. 1895.3.13). De même a été annulé un arrêté par lequel un maire tentait d’imposer à une Compagnie de tramways certaines formes de voitures et une certaine composition du personnel (Cons. d’Etat, 29 janv. 1892, Tramways de Bordeaux, S. et P. 1893.3.153). A été encore annulé un arrêté par lequel le maire de la commune, en l’absence de toute clause de ce genre dans les marchés de travaux publics communaux, interdisait l’emploi du blanc de céruse (Cons, d’Etat, 6 févr. 1903, Gennevoise-Lefebvre, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 92). Et il importerait peu que ces arrêtés dissimulassent leur véritable but derrière de prétendues préoccupations d’ordre public; le Conseil d’Etat démasque le détournement de pouvoir. De même encore, le préfet de police à Paris commet un excès de pouvoirs en prescrivant la Compagnie générale des omnibus de recevoir sur toutes ses lignes les correspondances délivrées par la Compagnie parisienne de tramways de la ligne de Petit-Ivry aux Halles centrales aux points de rencontre desdites lignes, parce qu’il ne lui appartient pas d’intervenir par une prescription réglementaire dans l’application des tarifs résultant des traités passés entre la Compagnie des omnibus, la ville de Paris, le département ou l’Etat (V. Cons. d’Etat, 20 juill. 1900, Comp. générale des omnibus, S. et P. 1903.3.6). De même encore, le préfet n’a pas le droit d’imposer à une Compagnie concessionnaire d’un chemin de fer d’intérêt départemental, dont la construction et l’exploitation ont été concédées moyennant un forfait kilométrique dont l’intérêt est garanti, la création de gares nouvelles ou de haltes, si aucune réserve de ce droit n’a été insérée au cahier des charges (V. Cons. d’Etat, 23 mai 1890, Soc. des chem. de fer économiques, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 537). Même solution en ce qui concerne les Chemins de fer d’intérêt général (V. Cons. d’Etat, 28 juin 1878, Chem. de fer du Nord, et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement David, S. 1880.2.92; P. chr.; 24 nov. 1882, Chem. de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Gomel, S. 1884.3.60; P. chr.).
c) Enfin, il résulte de notre décision, — et c’est d’un très grand intérêt, — que les stipulations du cahier des charges peuvent contenir une renonciation expresse ou impliquer une renonciation tacite à certains droits de la police du service que l’Administration tiendrait de la loi ou du règlement.
III. — La reconnaissance que nous venons d’opérer dans les régions très mal explorées, où les obligations des concessionnaires résultant du cahier des charges confluent à celles qui peuvent leur être imposées par mesure de police, nous amène, en rapprochant les résultats, à formuler les trois règles suivantes :
1° Le droit de prescrire des mesures au concessionnaire par voie réglementaire ne peut pas être stipulé par l’Administration dans le cahier des charges s’il s’agit de la police de l’ordre public; il peut l’être s’il s’agit de la police de la gestion du service.
2° Les mesures réglementaires imposant au concessionnaire des obligations nouvelles (qui dépassent celles du cahier des charges) ne peuvent être annulées s’il s’agit de la police de l’ordre public, parce qu’elles constituent un fait du prince, mais elles donnent lieu à indemnité; s’il s’agit de la police de la gestion du service public, les mesures réglementaires imposant des obligations nouvelles peuvent être annulées parce qu’elles ne constituent pas un fait du prince.
3° L’Administration ne peut pas renoncer dans le cahier des charges à exercer tel ou tel droit de la police de l’ordre public; elle peut renoncer à exercer un droit de la police de la gestion des services publics.