SIXIÈME LEÇON – La nation titulaire originaire de la souveraineté.
MESDAMES, MESSIEURS,
J’ai essayé de montrer dans notre dernier entretien, que, d’après la doctrine de 1789, la souveraineté est une volonté, mais une volonté qui a ce caractère propre, et propre à elle seule, de ne jamais se déterminer que par elle-même, une volonté qui a la compétence de sa compétence, qui est par conséquent indépendante de toute autre volonté, une volonté qui a des droits, mais point des devoirs, une volonté qui intervient toujours comme volonté commandante.
La souveraineté étant ainsi comprise, il reste évidemment deux questions, et deux questions capitales, à résoudre.
D’abord toute volonté suppose une personne qui en est le support, le titulaire. Qu’est-ce qu’une personne ? C’est tout être conscient de lui-même, de ses actes, de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas, de pourquoi il le fait ou ne le fait pas, et en même temps un être restant identique à lui-même pendant tout le cours de son existence. Seule une personne, c’est-à-dire un être conscient de lui-même, peut servir de support à une volonté. En effet, qu’on n’oublie pas que, comme je l’ai expliqué dans un précédent entretien, la volonté est une énergie idéo-motrice, suivant l’expression de William James, c’est-à-dire une énergie qui passe à l’état d’acte sous l’action d’une idée. La souveraineté étant une volonté ne peut avoir pour titulaire qu’une personne, c’est-à-dire un être conscient. Quelle est cette personne ? C’est le problème du titulaire de la souveraineté.
D’autre part, la souveraineté est une volonté qui a un caractère propre, une volonté supérieure, indépendante, commandante, qui lie les autres volontés et qui, elle, ne peut être liée par aucune autre. Comment s’explique et se justice ce caractère propre à la volonté souveraine ? Celle-ci, bien que supérieure aux autres volontés se trouvant sur un territoire donné, est cependant une volonté humaine. Comment, dès lors, peut-on expliquer qu’elle soit supérieure aux autres volontés humaines ? C’est le problème dit problème de l’origine de la souveraineté, problème qui a occupé les esprits dès le moment où l’on a réfléchi aux choses sociales et politiques. Problème sur lequel on écrit des montagnes de livres et dont cependant, il faut bien le dire, la solution n’a pas avancé d’un pas, pour cette bonne raison qu’il est absolument insoluble humainement parce qu’on ne peut pas expliquer humainement qu’une volonté humaine soit supérieure à une autre volonté humaine.
C’est cependant ce qu’a tenté de faire la conception de souveraineté nationale ; et je veux essayer, dans cette leçon, de montrer comment. Cependant, il n’est pas inutile de dire auparavant quelques mots d’une doctrine qui a eu dans l’histoire, elle aussi, une grande place, qui a évolué, on peut dire, concurremment à la doctrine de la souveraineté nationale, qui a exercé sur cette dernière une certaine action, comme elle en a, de son côté, ressenti l’influence, une doctrine enfin qui, encore aujourd’hui, occupe dans certains esprits une grande place. Je veux parler de la doctrine dite du droit divin.
I
Quand on parle de la doctrine du droit divin, il ne faut pas oublier qu’elle a été présentée sous deux formes tout tait différentes et qu’il importe de distinguer soigneusement, si l’on veut avoir une idée exacte de la doctrine, du juriste français distingué, M. de Vareilles-Sommières, a appelé l’une la théorie du droit divin surnaturel, l’autre la théorie du droit divin providentiel.
Dans la théorie du droit divin surnaturel, le titulaire de la souveraineté est l’individu qui exerce le pouvoir dans un pays donné, le chef de l’État, roi, empereur, consul, peu importe le nom qu’on lui donne, celui que les théologiens appellent le prince, que les auteurs allemands appellent le Herrscher. Le prince est désigne directement par Dieu pour gouverner un peuple. C’est Dieu lui-même qui l’investit du pouvoir politique ; et c’est à Dieu seul qu’il doit rendre compte de la manière dont il exerce sa puissance. Il est ainsi investi directement d’un caractère sacré qui explique son pouvoir. Il a des droits sur ses sujets; mais ses sujets n’ont point de droits contre lui. Il a des devoirs, mais seulement envers Dieu, qui lui a directement conféré un pouvoir surnaturel et qui seul peut lui demander compte de ses actes.
Vous vous tromperiez si vous pensiez que cette doctrine est celle de tous tes théologiens catholiques. Si j’avais le temps, je vous montrerais que les plus grands, comme saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, et Suarez à la fin du XVIe, enseignaient une doctrine différente, se rattachant plutôt à ce que j’ai appelé le droit divin providentiel et dont je vais dire un mot dans un instant.
La doctrine du droit divin surnaturel n’est même guère affirmée en France avant le XVII siècle. Sans doute on énonçait la vieille formule qui paraissait bien l’impliquer : « Le roi de France ne tient son royaume que de Dieu et de son épée. » Mais c’était là une formule plutôt négative que positive. Je veux dire qu’elle servait au roi pour refuser de reconnaître une suprématie quelconque à l’empereur germanique et au pape, et pour affirmer son indépendance complète à leur égard. C’est seulement dans certains écrits attribués à Louis XIV et dans un édit de Louis XV de décembre 1770 qu’on trouve la formule la plus précise de la doctrine du droit divin surnaturel. Il y est dit : « Que l’autorité dont les rois sont investis est une délégation de la Providence ; que c’est en Dieu et non dans le peuple qu’est la source du pouvoir et que c’est à Dieu seul que les rois sont comptables du pouvoir dont il les a investis. »
Il n’est pas sans intérêt de rapprocher de ces formules certaines déclarations de Guillaume II, empereur allemand, qui lui aussi a maintes fois affirmé qu’il tenait son pouvoir impérial directement d’une délégation divine, et qu’à Dieu seul il devait compte de ses actes. Les Alliés lui ont donné raison, puisque, malgré les dispositions formelles de l’article 227 du traité de Versailles, ils ont laissé au bon Dieu le soin de le juger.
A Coblentz, au mois de septembre 1897, Guillaume II disait : « Guillaume Ier a montré et fait rayonner bien haut un trésor que nous devons conserver saintement, c’est la royauté par la grâce de Dieu… avec ses responsabilités redoutables devant le créateur seul, responsabilités dont aucun ministre, aucune chambre des députés, aucun peuple ne peut relever le prince. » Le 26 août 1910, à Koenigsberg, il disait encore : « Me considérant comme un instrument du Seigneur et indifférent aux manières de voir du jour, je poursuis ma voie, uniquement consacrée à la prospérité et au développement pacifique de la patrie. »
L’auteur allemand d’un livre très intéressant intitulé Le mensonge du 3 août 1914 reproduit le fac-similé d’une déclaration autographe do Guillaume II du mois d’octobre 1916 commençant par ces mots : « Le roi étant de droit divin ne doit de compte qu’à Dieu seul. II ne doit déterminer sa voie et ses actes que sous ce point de vue. »
Dans un livre intitulé Le roi, qui vient de paraître et dont vous avez pu lire le compte rendu dans le New York Times du 17 décembre courant, Rosner, historiographe de Guillaume II, dépeignant l’attitude de l’Empereur pendant la nuit tragique du 18 septembre 1918, où il apprit de la bouche du maréchal Hindenbourg et du général Ludendorf que l’armée allemande était irrémédiablement perdue. L’auteur prête à Guillaume II les pensées suivantes : « Je suis roi…, j’ai l’office suprême, chargé de responsabilités et ainsi investi du pouvoir de trouver la droite voie, les mesures à prendre, la conduite à tenir. Je ne serais qu’un vain fou, un aventurier irresponsable si je n’avais pas la foi en la grâce de Dieu et si je n’étais pas saintement conscient de ma mission. Non, je n’ai pas le droit d’exprimer mes alarmes devant eux (les officiers de l’État-Major). En cette heure sombre, je reste seul avec mes angoisses, et comme le Christ au jardin des Oliviers pendant que ses disciples sont endormis, je prie et je dis : Père, si c’est possible, éloigne de moi cette coupe d’amertume ; mais fais non comme je veux, et seulement comme tu veux. » Ainsi, jusqu’au dernier moment, Guillaume II parait être resté plein de foi dans la délégation divine qu’il aurait reçu du ciel.
Mais ce n’est point cependant sous cette forme de droit divin surnaturel que la doctrine théocratique a fait sentir son influence sur le développement général des idées politiques et particulièrement sur la conception de la souveraineté nationale. C’est sous la forme de la théorie du droit divin providentiel.
II
Dans cette dernière théorie, le pouvoir politique vient de Dieu seul, suivant la parole de l’Apôtre saint Paul : Omnis potestas a Deo. Mais, l’homme ou les hommes qui le possèdent n’ont point reçu une délégation divine donnée à eux directement. Ils sont investis du pouvoir politique par des moyens humains qui se réalisent sous la direction constante de la Providence divine toujours présente. Ainsi cette doctrine est compatible avec toutes les formes de gouvernement, la monarchie, la démocratie, l’aristocratie. C’est le pouvoir politique en soi qui vient de Dieu ; mais les formes contingentes du pouvoir viennent des hommes, qui peuvent se donner le gouvernement qui leur convient. Le gouvernement a cependant toujours quelque chose de divin, parce qu’il exerce une puissance qui est d’origine divine.
C’était la doctrine, je l’ai déjà indiqué d’un mot, défendue par les grands théologiens catholiques, et notamment par saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, et Suarez à la fin du XVIe. Au XIXe siècle, elle a eu deux illustres représentants, Joseph de Maistre et Bonald. Je me bornerai à faire une seule citation empruntée à ce dernier, qui écrit : « Le pouvoir est légitime, non dans ce sens que les hommes qui l’exercent y sont nommés par un ordre visiblement émané de la divinité, mais parce qu’il est constitué sous la loi naturelle et fondamentale de l’ordre social, dont Dieu est l’auteur, loi contre laquelle tout ce qu’on fait, dit Bossuet, est nul de soi et à laquelle, en cas d’infraction, l’homme est ramené par la force irrésistible des événements1. »
La doctrine du droit divin providentiel se concilie logiquement avec les règles du gouvernement limité par l’intervention des représentants du peuple et par l’existence de lois humaines consacrant la responsabilité effective des gouvernants. Elle accepte même tout gouvernement établi en fait dans un pays, quelle que soit sa forme, royauté, empire, république, qui assure l’ordre et la paix.
Tel était l’enseignement formel du grand pape Léon XIII. « Lors donc, écrivait-il en 1892, dans sa lettre aux cardinaux français (lettre dite sur le ralliement), que dans un pays il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour cela et dans ce sens que nous avons dit aux catholiques français : acceptez la république, respectez-la, soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir même de Dieu. »
Proposition qui est d’ailleurs la conclusion très nette de la doctrine : le pouvoir politique a quelque chose en soi de divin ; et c’est ce caractère divin qui fait avant tout qu’on lui doit obéissance.
III
Cette proposition me sert en même temps de transition à la doctrine de la souveraineté nationale car celle-ci, elle aussi, reconnait au pouvoir politique quelque chose de divin. On l’a dit souvent, elle a substitué le droit divin du peuple au droit divin du roi, et c’est ce qui me faisait dire, en commençant cet entretien, que la doctrine théocratique a certainement exercé une action directe sur la doctrine de la souveraineté nationale.
Dans cette dernière, c’est la nation elle-même qui est titulaire de la souveraineté et titulaire dès l’origine. Cela veut dire que, du moment où une collectivité existe comme nation, elle est investie naturellement et nécessairement de la souveraineté sur tous les individus qui se trouvent sur son territoire. Comment cela s’explique-t-il ? Comment et pourquoi la collectivité nationale est-elle investie d’une puissance commandante souveraine ?
Pour le comprendre, il faut tout d’abord admettre que la nation est une personne distincte de la somme des individus qui la composent, qu’elle possède, comme nation, une conscience et une volonté, l’une et l’autre une et collective, distinctes des consciences et des volontés individuelles, ou, comme on dit quelque fois, qu’il y a une âme nationale distincte des âmes individuelles.
Tel est, en effet, le postulat fondamental de toute doctrine de la souveraineté nationale. Il faut admettre que la nation n’est pas seulement cet ensemble d’individus rattachés à un territoire et unis les uns aux autres par le sentiment qu’ils poursuivent en commun un certain idéal d’ordre à la fois matériel et moral qu’ils ne peuvent atteindre que par le territoire qu’ils habitent. Il faut admettre qu’il n’y a pas seulement dans la nation une étroite interdépendance réunissant ses membres par le souvenir des luttes et des souffrances communes, des défaites et des victoires, par la communauté de race et de langue, mais encore que la nation est une grande personnalité morale ayant véritablement une conscience, une volonté distinctes des consciences et des volontés individuelles.
Renan exprimait bien cette conception de la personnalité nationale quand il écrivait : « Les nations comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre agissent à la manière de personnes ayant un caractère, un esprit déterminés ; on peut raisonner d’elles comme on raisonne des personnes. La nation, l’Eglise, la cité existent plus que l’individu, parce que l’individu se sacrifie pour ces entités qu’un réalisme grossier regarde comme de pures abstractions2. »
Pour vous dire toute ma pensée, au risque de passer, suivant l’expression dé Renan, pour un réaliste grossier, je ne puis admettre cette personnification de la nation. En science positive, il y a là quelque chose d’absolument indémontrable. Évidemment la nation est une réalité, et tout ce que j’ai dit précédemment tendait à le démontrer. Mais on ne peut pas en conclure qu’elle soit une personnalité. Sans doute les membres d’une même nation, au même moment, pensent et veulent la même chose. Mais de ce que des millions de personnes pensent et veulent la même chose au même moment, poursuivent un même but, aspirent à un même idéal, il ne résulte pas, on ne démontrera jamais qu’il résulte que, outre les millions de volontés individuelles, il y ait une volonté générale, une et collective, distincte d’elles et supérieure à elles.
Et cependant la sociologie contemporaine, qui prétend être scientifique et reposer exclusivement sur l’observation directe des faits, est d’accord ici avec la doctrine purement métaphysique de 1789. Elle admet, comme elle, qu’il existe une réalité sociale personnelle distincte des personnes individuelles qui composent le groupe social, et l’un des représentants les plus distingués de l’école sociologique, un disciple de l’illustre et regretté Durkheim, m’a vivement reproché de ne pas l’admettre. M. Davy écrit en effet : « Si Duguit s’appuie sur la sociologie, il faut être avec la sociologie véritablement d’accord. Pour cela, il faut, et avant tout, qu’allant au fond des choses, il admette le postulat sur lequel repose toute la sociologie, l’existence d’une réalité, d’une conscience, d’une volonté collective distinctes de la réalité, de la conscience et de la volonté individuelle3. »
La sociologie moderne a-t-elle essayé de démontrer la réalité personnelle de la nation ? Pas le moins du monde. On en est resté sur ce point à la prétendue démonstration qu’a tenté d’en donner Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social. Vous allez juger ce qu’elle vaut.
Après avoir affirmé que les hommes sont nés libres, indépendants et isolés et que c’est par un contrat librement consenti qu’ils ont fondé la société, contrat dans lequel chacun a fait abandon de sa liberté naturelle et a acquis en retour la sécurité, Rousseau écrit : « A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son moi commun, sa vie, sa volonté4. »
Voilà donc le grand mot. Tout groupement social, la nation comme la cité, a par le fait du contrat social son moi commun, c’est-à-dire une conscience propre distincte des consciences individuelles, une volonté propre distincte des volontés individuelles. En un mot, il est une personne. Cette volonté de la personne collective, cette volonté générale, comme dit Rousseau, cette volonté de la personne qu’est la nation n’est pas la somme des volontés individuelles, mais une volonté ayant une réalité distincte des individus. Elle est, en même temps, une volonté souveraine. La nation-personne est originairement et par nature titulaire de la souveraineté.
Il reste à expliquer pourquoi il en est ainsi. A vrai dire, d’explication on n’en donne point. Ou du moins l’explication que l’on tente d’en donner n’a pas plus de valeur que celle donnée pour expliquer la souveraineté dans la doctrine du droit divin que j’exposais au début de cet entretien.
IV
Pour démontrer que la volonté de la nation-personne a le caractère d’une volonté souveraine, on s’est quelquefois contenté de dire que par nature la nation est supérieure à l’individu, parce que le tout est supérieur aux parties qui le composent et que, par conséquent, l’individu est subordonné à la volonté de la nation, comme faisant partie d’un tout qui lui est naturellement et forcément supérieur. Évidemment, c’est un raisonnement purement formel et qui ne démontre rien du tout.
Aussi, les théoriciens de la souveraineté nationale, pour expliquer la puissance souveraine de la nation, ont-ils eu recours à un raisonnement plus subtil, mais qui, à mon sens, n’est pas plus démonstratif que le précédent. De plus il aboutit en définitive à la négation de la souveraineté nationale.
C’est encore Rousseau qui, le premier, a formulé nettement l’idée, qui se résume ainsi : la souveraineté appartient à la nation parce que l’individu, tout en étant subordonné à cette souveraineté, reste libre. En effet, la nation étant formée des particuliers qui la composent, l’un d’eux en obéissant à la nation ne fait, en dernière analyse, qu’obéir à lui-même, et obéissant à lui-même, il reste libre : « La souveraineté, dit Rousseau, n’étant formée que des particuliers qui la composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur. Par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garants envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres. Enfin, continue Rousseau, chacun se donnant à tous ne se donne à personne5.
Mais une objection vient immédiatement à l’esprit. Cette volonté de la nation personnifiée, pour se traduire à l’extérieur, s’exprime forcément par une majorité et une minorité. Par conséquent, quand on dit que c’est la volonté générale qui s’impose aux individus et que les individus qui concourent à former cette volonté générale ne font qu’obéir leur propre volonté, ce n’est pas vrai. Ce qui est vrai, c’est qu’il se forme toujours une majorité et une minorité, que la majorité impose sa volonté à la minorité. Or cela on ne l’explique pas, on ne peut pas l’expliquer.
Rousseau cependant a tenté d’écarter l’objection, mais par un sophisme qui dépasse toute expression. Vous allez en juger : « Le citoyen, dit Rousseau, consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est contraire ou non à la volonté générale qui est la leur. Chacun en donnant son suffrage donne son avis là-dessus ; et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose, sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas6. »
Il est inutile d’insister davantage. Tous ces raisonnements de Rousseau sont de purs sophismes et ne démontrent rien. Deux des penseurs français les plus profonds du XIXe siècle n’ont pas hésité à le dire, commençant ainsi à saper à la base la religion de la souveraineté nationale qui est en train de s’éteindre. Saint-Simon a écrit : « L’expression souveraineté par la volonté du peuple ne signifie rien que par opposition à souveraineté par la grâce de Dieu. Ces deux dogmes réciproques n’ont qu’une existence réciproque. Ils sont les restes de la longue guerre métaphysique qui eut lieu, dans toute l’Europe occidentale, depuis la Réforme7. »
Et Auguste Comte : « Depuis plus de trente ans que je tiens la plume philosophique, j’ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme une mystification oppressive, et l’égalité comme un ignoble mensonge8. »
Comment donc cette conception de la souveraineté nationale qui, en science positive, ne soutient pas l’examen, a-t-elle occupé et occupe-t-elle encore une place aussi considérable dans la vie et dans la conscience des peuples modernes ? Pour la raison que j’ai déjà dite, parce qu’on y a vu une vérité d’ordre religieux, un article de foi, un dogme. On a cru, pendant des siècles, à la délégation divine dont les princes se prétendaient investis. En 1789, on a cru, avec la même ferveur, à cette sorte de divinité terrestre qu’est la souveraineté nationale. Le dogme a eu ses apôtres et ses martyrs. La foi ardente à la souveraineté du peuple a soulevé les masses, a renversé les trônes, a fait le monde politique moderne. L’homme a toujours été porté, pour expliquer ce qu’il voit, à placer, derrière les phénomènes qu’il aperçoit, des forces surnaturelles ou métaphysiques qu’il ne voit pas. Pendant des siècles, derrière la puissance des princes, il a placé la divinité qui lui donnait cette puissance. En 1789, derrière la puissance des gouvernants, il a placé une entité métaphysique nouvelle, la personnalité souveraine de la nation. Ce n’était là que des hypothèses ; mais elles plaisaient aux aspirations mystiques ; et les hommes du XIXe siècle y ont cru avec la même ardeur que leurs ancêtres du moyen âge.
La foi au dogme de la souveraineté nationale est aujourd’hui à son déclin ; et peut-être les jeunes de maintenant assisteront-ils à sa disparition complète. Mais je n’ose espérer qu’elle ne soit pas remplacée par une autre, peut-être par je ne sais quelle religion bolcheviste, qui serait certainement moins féconde et moins humaine que n’a été celle de la souveraineté nationale.
V
Laissons cela et concluons. Dans la doctrine de la souveraineté nationale, telle qu’elle est à son complet développement, la nation est une personne investie d’une conscience et d’une volonté. Cette volonté est souveraine. Cette souveraineté est exercée par les gouvernants, au nom et comme représentants de la nation. Il y a un État lorsque cette volonté souveraine de la nation est représentée par un gouvernement. L’État est donc une corporation nationale souveraine, représentée par un gouvernement. L’État est par définition souverain, puisqu’il est la nation souveraine elle-même, organisée et représentée.
Mais, cette souveraineté de l’État national, comment va-t-elle jouer ? Cette conception que nous venons de décrire dans toute sa pureté, comment s’est-elle comportée depuis un siècle dans les diverses applications qui en ont été faites ; et aujourd’hui comment se comporte-t-elle ? D’abord comment se comporte-t-elle dans les relations internationales ? Ce sera l’objet de notre prochain entretien.
- Législation primitive, Discours préliminaire 5e édition 1857, p. 41. [↩]
- Discours et conférences, p. 89. [↩]
- Revue philosophique, mai-avril 1920, p. 271. [↩]
- Contrat social, livre I, chap. V. [↩]
- Contrat social, livre I, chap. VII. [↩]
- Contrat social, livre IV, chapitre II. [↩]
- Du régime industriel, 1re lettre au roi. [↩]
- Système de politique positive, édition 1895, IV, Appendice, p. 113. [↩]
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