L’intérêt de cette décision est dans une règle d’interprétation du contrat posée par le Conseil d’Etat, et, si cette règle n’est pas précisément conforme aux tendances actuellement en honneur dans la doctrine civiliste, elle ne mérite pas moins de retenir l’attention.
II s’agit d’un marché de fournitures, d’une convention relative au service postal maritime entre Le Havre et New-York, passée entre la Compagnie générale transatlantique et le ministre des postes et télégraphes, et stipulant une prime pour accélération de vitesse. Aux termes de l’art. 5 de cette convention, la Compagnie a droit à une prime pour chaque dixième de nœud excédant la vitesse minima de 17 nœuds 5 dixièmes ; cette accélération de vitesse doit être constatée sur des relevés annuels de vitesse moyenne dressés par l’Administration. La convention date du 16 juillet 1897, et le relevé général du 16 décembre 1903 est le premier, semble-t-il, qui ait fait ressortir une accélération de vitesse, le premier, par conséquent, pour lequel la Compagnie ait eu intérêt à discuter le mode de calcul employé par l’Administration. En tout cas, le Conseil d’Etat rejette comme non fondées en fait les prétentions du ministre, arguant que la Compagnie avait déjà accepté des calculs établis de la même façon dans des règlements antérieurs de vitesse ; les éléments nous manquent pour discuter cette partie de l’arrêt, et nous admettrons pratiquement que la Compagnie a réclamé quand il le fallait, qu’elle n’était point liée par des acceptations antérieures.
Ceci posé, voici en quoi consistait le différend. En fait, l’Administration établissait les relevés annuels de vitesse moyenne en divisant pour chaque voyage la distance du Havre à New-York par le temps employé à la parcourir, mais elle n’opérait la division qu’avec une approximation de deux décimales, soit à un centième de nœud près. Avec cette approximation, il n’apparaissait aucune accélération de vitesse, c’est-à-dire que la vitesse minima de 17,5 nœuds n’apparaissait pas comme dépassée. La Compagnie a fait observer qu’en poussant les calculs jusqu’à la troisième décimale, et en faisant, par suite, état des millièmes de nœud réalisés dans la vitesse, on dépassait de minimum de 17,5 nœuds, et qu’une prime était acquise. Il est bon de rappeler que le nœud marin représente une distance de 1.852 mètres, d’où il suit que le centième de nœud est de 18 mètres et le millième de nœud de 1 m 80. En fait, une approximation à 1 m 80 près paraît fort raisonnable, 1 m 80 représentant une longueur appréciable. Au contraire, une approximation à 18 mètres près ne paraît pas suffisante, puisqu’elle permet de négliger dans les opérations arithmétiques des quantités variant de 1 m 80 à 16 m 20.
Le ministre ne contestait pas que l’accroissement fût atteint si les calculs étaient faits, comme le demandait la Compagnie, avec une approximation de trois décimales ; mais il soutenait que la Compagnie requérante n’était pas en droit d’exiger la modification d’un mode d’évaluation qui a été constamment employé par l’Administration.
Ainsi, la question de droit posée était bien une question d’interprétation du contrat. L’art. 5 de la convention du 16 juillet 1897, relatif au calcul de la vitesse, devait-il être interprété en se reportant aux habitudes de l’Administration, habitudes évidemment bien antérieures à 1897, habitudes traditionnelles dans ces marchés de services maritimes postaux, et que l’on pouvait prétendre acceptées des fournisseurs ? ou bien, au contraire, ne tenant point compte de ces habitudes, devait-on interpréter le contrat d’après la seule logique interne de ses clauses ? C’est la question classique de l’interprétation objective ou de l’interprétation subjective.
Le Conseil d’Etat, il faut le reconnaître, n’a point donné dans l’interprétation objective, et voici sa décision très nette : « Considérant qu’en l’absence de toute disposition conventionnelle permettant de négliger dans les opérations mathématiques des quantités variant de 1 m 80 à 16 m 20, le ministre ne saurait se prévaloir du mode de calcul défectueux employé par son administration, qui a pour effet de porter atteinte aux droits que la Compagnie tient de son contrat… »
Ainsi le Conseil d’Etat ne voit que le contrat ; il enferme toute l’opération dans le contrat ; tout doit se juger d’après les droits que la Compagnie tient de son contrat. Quant aux traditions de l’Administration, elles ne constituent qu’un mode de calcul défectueux si l’on se place au point de vue du contrat, car, dans celui-ci, aucune disposition conventionnelle ne limite les calculs à deux décimales, et, en l’absence d’une disposition de ce genre, il est de la logique du contrat aussi bien que de celle de l’arithmétique de pousser l’opération au delà, tant que les décimales ont une valeur appréciable pouvant influer sur le total.
Que doit-on penser de cette solution ? La question est embarrassante. Pour prononcer en connaissance de cause, une enquête s’imposerait portant sur tous les contrats administratifs, sur les marchés de travaux publics notamment, aussi bien que sur les marchés de fournitures. Cette enquête n’a jamais été faite, et, d’une manière générale, en droit administratif, on ne s’est guère préoccupé des principes d’interprétation des contrats.
Soyons donc prudents, et, en attendant que de nouvelles décisions nous éclairent, méditons en faveur de la décision actuelle du Conseil d’Etat les observations suivantes :
1° Le marché de fournitures est un contrat plus caractérisé que le marché de travaux publics, lequel se rapproche davantage de l’exécution d’un service ; étant un contrat plus caractérisé, le marché de fournitures est, d’une façon plus absolue, la loi des parties ; il est davantage une sphère juridique complète enfermant toute la situation et fournissant toutes les raisons de décider.
2° Il y a une difficulté spéciale, en matière de contrats administratifs, à tenir compte des habitudes extérieures. Pour les contrats de la vie civile, les habitudes extérieures proviennent du commerce juridique ordinaire ; elles sont librement constituées par les échanges de parties qui sont sur le pied d’égalité, et, si des injustices se révèlent dans ces pratiques, elles sont corrigées spontanément, parce que, dans les milliers de transactions qui se produisent, il se trouve bien toujours quelqu’un qui prend l’initiative d’une modification. Au contraire, dans les contrats administratifs, les habitudes extérieures proviennent de la seule pratique unilatérale de l’Administration ; les partenaires de celle-ci sont, dans une certaine mesure, obligés de les subir, ou du moins ils sont habitués à les subir ; ils ne sont pas toujours en situation de demander des modifications ; de son côté l’Administration est routinière, elle ne songe point spontanément à se réformer. Admettre l’interprétation des contrats administratifs par les habitudes administratives, ne serait-ce point se condamner à l’ornière des bureaux et s’interdire de corriger les injustices les plus évidentes ?
Bornons-nous à ces observations, sans conclure davantage.