Le sieur Guillemin a rempli pendant une douzaine d’années les fonctions de secrétaire adjoint près le conseil des prud’hommes de Nancy sans avoir été régulièrement nommé à ce poste. Notre arrêt décide que, néanmoins, le conseil général de Meurthe-et-Moselle ne pouvait, pour dénier au requérant droit à pension, se prévaloir de la circonstance que sa nomination n’avait pas été faite régulièrement. Cela signifie évidemment qu’au regard de l’Administration le vice de forme était couvert, mais pour quelle raison ? M. Alibert qui, dans son Contrôle juridictionnel de l’Administration, examine la question de la couverture du vice de forme (p. 232 et s.), discerne dans la jurisprudence du Conseil d’Etat quatre causes de couverture :
1° L’impossibilité d’accomplir les formalités (Cons. d’Etat, 17 janv. 1896, Clerget, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 29; 23 janv. 1925, Thiant, Id., p. 68), ou l’abstention prolongée des agents qui doivent l’accomplir (quand il s’agit de l’exercice de libertés individuelles soumis à autorisation administrative) (Cons d’Etat, 13 févr. 1903, Baudart, S. 1905.3.117; 28 juill. 1905, Mathieu, S. 1907.3.100, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Teissier; 19 mai 1911, Béchou, S. 1913.3.142);
2° L’acquiescement à l’irrégularité (Cons. d’Etat, 2 juill. 1909, Pruvost, S. 1912.3.27);
3° L’accomplissement a posteriori de la formalité (Cons. d’Etat, 13 févr. 1903, précité);
4° L’inobservation des formes par le fait des intéressés.
Dans notre hypothèse, il faut sûrement écarter le n. 1 et le n. 4, qui ne répondent nullement aux faits, mais il se pourrait que nous fussions dans le cas du n. 2 ou du n. 3, acquiescement à l’irrégularité ou accomplissement a posteriori, de la formalité (Cons. d’Etat, 21 févr. 1908, Busoni, S. 1908.3.157; 7 août 1909, Winkell, S. 1909.3.145, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Tardieu et la note de M. Hauriou; 22 nov. 1918, Samuel, Rec, des arrêts du Cons. d’Etat, p. 1037).
Voici les faits :
C’est en 1910 et 1912 que se trouve le point de départ de l’affaire. A cette époque, l’organisation des conseils de prud’hommes est réglée par la loi du 27 mars 1907, dont l’art. 24 décide que les secrétaires adjoints sont nommés par décret sur la proposition du ministre de la justice et sur une liste de trois candidats arrêtée en assemblée générale du conseil à la majorité absolue. Il n’est pas distingué entre la création du poste et la nomination à l’emploi, mais, sûrement, les deux dispositions doivent être prises par décret.
A Nancy on ignore cette loi ou l’on se méprend sur son interprétation car, par une délibération du 7 mai 1912, il désigne le sieur Guillemin pour occuper le poste et le 3 juillet 1912, celui-ci prête serment devant le tribunal civil en qualité d’auxiliaire du secrétaire titulaire.
On était en plein illégalité. Mais la loi du 3 juillet 1919 (art. 13) vient changer la législation. Désormais, c’est le préfet qui sera compétent pour nommer les secrétaires adjoints, étant entendu que la création des postes continue d’avoir lieu par décret (L. 30 mars 1920, art. 4).
La préfecture de Meurthe-et-Moselle, qui, à ce moment, paraît bien avoir pris conscience de l’illégalité commise en 1910-1912, saisit tout de suite l’occasion. Par arrêté du 31 décembre 1919, le préfet, visant la délibération du 8 juillet 1910 (et sans doute aussi celle de 1912), admet le sieur Guillemin au bénéfice de la Caisse départementale des retraites, en lui faisant effectuer le versement rétroactif des retenues, depuis une date qui n’est pas indiquée. Il est bon d’observer qu’en 1919 la situation des secrétaires adjoints des conseils de prud’hommes, au point de vue de la retraite, n’était pas nettement fixée. C’est seulement la loi du 30 mars 1920 (art. 4), qui les assimilera, à ce point de vue, aux employés de la préfecture.
Quoi qu’il en soit, le sieur Guillemin continue d’accomplir régulièrement son service de secrétaire adjoint jusqu’au 1er juillet 1923, date à laquelle il est admis à faire valoir ses droits à la retraite, en qualité de secrétaire adjoint, qualité non contestée par l’administration préfectorale.
Tel est l’exposé des faits.
Sommes-nous dans un cas d’accomplissement a posteriori de la formalité ? Il ne le semble pas. Le préfet de Meurthe-et-Moselle n’a point pris d’arrêté pour procéder à la nomination du sieur Guillemin. Sans doute, il aurait pu le faire, mais il ne l’a pas fait. Il s’est borné à admettre le requérant au bénéfice de la Caisse départementales des retraites. A la vérité, implicitement cette décision supposait la qualité du requérant, et d’ailleurs le préfet a visé la délibération du conseil des prud’hommes de 1910. Mais ces mesures détournées, qui s’expliquent peut-être par le désir de faire remonter les droits à la retraite à une date plus ancienne, n’équivalent pas à l’accomplissement de la formalité de la nomination.
Sommes-nous donc dans un cas d’acquiescement à l’irrégularité ? Il faut bien le croire. M. Alibert (loc. cit., p. 234), ne vise que l’acquiescement des parties privées et il cite : Cons. d’Etat, 2 juillet 1909, Pruvost, précité, pour établir que cet acquiescement ne suffit pas à couvrir le vice de forme, parce que les formalités administratives sont d’intérêt public, parce qu’elles ne sont pas dans l’intérêt des parties et qu’alors le consentement de ces dernières est sans influence sur l’irrégularité.
Ici, l’acquiescement ne provient pas des parties, il provient de l’Administration elle-même mais si les formalités administratives sont dans l’intérêt du public, elles sont par là même dans l’intérêt de l’Administration, et celle-ci peut renoncer à leur garantie dans les cas surtout où, comme ici, si elle se prévalait de la nullité pour vice de forme, elle encourrait une responsabilité pécuniaire pour avoir, par sa faute, causé un tort à un fonctionnaire.
Nous pouvons enregistrer notre arrêt comme contenant un cas très net de couverture d’un vice de forme par acquiescement de l’Administration.
La pratique administrative fournissait, d’ailleurs, des précédents : Antérieurement à la jurisprudence de 1909 sur les mutations domaniales (V. Cons. d’Etat, 16 juill. 1909, Ville de Paris et Chem. de fer d’Orléans, S. 1909.3.97, et la note de M. Hauriou), il était entendu que, si une dépendance du domaine public d’une administration ne pouvait pas être expropriée nolente domino, elle pouvait l’être volente domino, c’est-à-dire si le service affectataire consentait à couvrir de son silence la nullité de l’aliénation (V. Cass. civ. 8 mai 1865, S. 1865.1.273; P. 1865.650).
D’ailleurs, le fonctionnaire, dont la nomination, quelque irrégulière qu’elle fût, n’avait pas été rapportée, ne pouvait pas être placé dans une situation moins bonne que les fonctionnaires dont la nomination a été rapportée après les délais du recours contentieux et qui, d’après la jurisprudence récente du Conseil d’Etat, peuvent faire annuler la décision de retrait, qui, par conséquent restent nommés (Cons. d’Etat, 3 nov. 1922, Cachet, 1er juin 1923, Gros de Beler, etc., S. 1925.3.9, et la note de M. Hauriou). La jurisprudence favorable sur le retrait des actes entraînait logiquement une jurisprudence favorable sur l’acquiescement au vice de forme.
La délibération du conseil général de Meurthe-et-Moselle est donc annulée en tant qu’elle a refusé au sieur Guillemin tout droit à pension au titre de secrétaire adjoint au conseil des prud’hommes et le requérant est renvoyé devant le préfet pour qu’il soit procédé à la liquidation de la pension à laquelle il a droit. Fidèle à sa jurisprudence, le Conseil d’Etat ne procède pas lui-même à la liquidation, il se borne à trancher la question du droit à pension.