Si aux termes de l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle les œuvres photographiques peuvent être considérées comme des œuvres de l’esprit, elles doivent pour cela satisfaire à la condition d’originalité. La jurisprudence la caractérise par la liberté de choix du photographe portant notamment sur l’angle de prise de vue, le cadrage, l’éclairage et la lumière, ou encore la mise en scène. De sorte que le degré de technicité employé est davantage considéré que le résultat esthétique final obtenu par le photographe, à charge pour celui-ci d’apporter la preuve de ses choix personnels et créatifs. Cette approche accouche régulièrement de décisions contestables, à l’image de l’arrêt du 21 mai 2015 rendu par la 3ème chambre du TGI de Paris.
A) Principe de protection des œuvres de l’esprit
Contrairement aux idées qui sont « par essence et par destination de libre parcours » ((H. Desbois, Le droit d’auteur en France : Dalloz 1978, 3e éd., p. 22)), impliquant que la pensée échappe à toute appropriation individuelle, le Code de la propriété intellectuelle protège les droits des auteurs sur « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » ((Article L 112-1 CPI )).
Pour obtenir cette protection une œuvre doit en premier lieu être originale, c’est-à-dire porter « l’empreinte de la personnalité de son auteur ». Ce critère éminemment subjectif est une notion d’origine jurisprudentielle difficile à appréhender. La Cour de cassation considère ainsi de manière assez floue que « l’originalité doit être appréciée tant dans l’aspect général de l’œuvre que dans les éléments la composant »1.
Il s’agit là d’une grande source de conflits et de contentieux judiciaires, ce que Charles Renouard pressentait dès 1839 : « A quelles incertitudes, à quels désordres serait-on conduit s’il fallait classer légalement les ouvrages de l’esprit par leur utilité, leur moralité, leur style, leur nouveauté, leur originalité »2.
Ajoutons qu’il revient à celui qui s’en prévaut de prouver l’originalité de son œuvre, ce qui se justifie par l’idée que l’auteur est le plus à même d’identifier les éléments traduisant l’empreinte de sa personnalité3. Preuve que la question ne laisse personne indifférent, la Chambre criminelle elle-même y est allée de sa petite analyse dans un arrêt du 9 septembre 2003.4
L’originalité d’une œuvre s’analyse en outre en dehors de toute considération d’ordre esthétique, artistique ou moral. C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel de Nîmes a refusé de prendre en compte une attestation de plusieurs membres de l’académie des Beaux-arts en retenant que « les avis éminents de trois membres de l’Académie des Beaux-arts, s’ils peuvent constituer une critique respectable de l’art de M.X…, sont inopérants à cet égard dans la démonstration de l’absence de contrefaçon.»5. En d’autres termes l’indifférence du mérite implique que le degré de créativité soit écarté par les magistrats, ce que la Cour de cassation a récemment souligné en cassant une décision qui avait distingué entre des éléments présentant une « totale originalité » et des éléments présumés moins originaux.6
B) Cas de la photographie
Parmi la liste d’œuvres bénéficiant de la protection du Code de la propriété intellectuelle, figurent les « œuvres photographiques »7. La doctrine reconnait désormais ce postulat, contrairement à Henri Desbois qui s’y opposait du fait du caractère mécanique du processus : « L’opérateur fait preuve de personnalité, de goût dans les préparatifs d’une prise de vue, mais il n’exécute pas de ses mains le cliché.»8.
On trouve des prises de position favorables à la reconnaissance de la photographie comme art dès 1856, à l’instar du procès intenté par Nadar à son frère à l’occasion duquel le père des célèbres clichés de Baudelaire et d’Alexandre Dumas développa l’idée que la photographie devait être analysée comme toute autre œuvre d’art. Les auteurs du livre Controverses ((« Controverses » par Daniel GIRARDIN et Christian PIRKER, éd. Actes Sud, 2008)) écrivent à ce sujet : « Le procès que Nadar a intenté contre son frère montre que le statut de la photographie en tant qu’œuvre de l’esprit protégée par la loi était alors inexistant. »
L’un des premiers arrêts à faire transparaitre la notion d’« empreinte de la personnalité de l’auteur » comme critère d’originalité d’une photographie est l’arrêt Cavour du 24 avril 1862. A l’époque, deux photographes réalisèrent un portrait du comte de Cavour, figure illustre du Risorgimento. Des concurrents exploitèrent sans autorisation une reproduction dudit portrait. Ils furent attaqués en justice par les photographes qui, pour agir en contrefaçon, mirent en avant son caractère d’œuvre d’art. De leur côté, les concurrents s’appuyaient sur « la pétition des 26, une protestation émanant de personnalités du monde de l’art, dont Ingres, contre toute assimilation de la photographie à l’art ». Le 10 avril 1862 la chambre des appels de Paris rendit un jugement favorable aux photographes en affirmant que « les dessins photographiques » peuvent « être le produit de la pensée, de l’esprit, du goût et de l’intelligence de l’opérateur » ((CA Paris, 10 avril 1862, D.1863.I.53)).
Oscar Wilde lui-même fut indirectement concerné par cette problématique. En 1883, la Burrow-Giles Lithographic Co. mettait en circulation 85.000 copies d’un portrait de l’auteur du Fantôme de Canterville. Le photographe attaqua cette société sur le fondement du droit d’auteur. L’enjeu était, une fois de plus, de démontrer que le portrait avait valeur d’œuvre d’art afin que la Burrow-Giles Lithographic Co. soit condamnée pour contrefaçon. Le photographe présenta le portrait comme le résultat d’un travail intellectuel et artistique, ce à quoi son adversaire opposait le caractère mécanique et chimique du procédé, « vulgaire restitution du réel ». Le Tribunal donna raison au photographe en retenant « la minutie de la composition, le soin dans le choix du costume, du décor, des draperies et des accessoires ainsi que le travail sur les ombres et les lumières ».
C) Limites du contrôle de « l’empreinte de la personnalité de l’auteur » à l’aune de critères techniques
Cent cinquante ans plus tard personne ne songe plus à contester la nature artistique de certaines photographies. Mais en érigeant la technicité comme valeur probante de « l’empreinte de la personnalité de l’auteur », le critère d’originalité pose d’énormes problèmes d’interprétation, comme en atteste l’arrêt du TGI de Paris du 21 mai 20159. Les juges ont estimé qu’une célèbre photographie de Jimi Hendrix par le photographe Gered Mankowitz ne pouvait être protégée par le droit d’auteur faute pour celui-ci de prouver son originalité en détaillant ses choix techniques.
En cela la jurisprudence se montre relativement constante ; c’est parce que la patte du photographe doit être présente dans le cliché que la jurisprudence refuse aux paparazzis le caractère d’originalité et, partant, la protection juridique de leurs photographies.10.
Gered Mankowitz, célèbre notamment pour ses photographies des Rolling Stones, n’aurait donc pas suffisamment mis en avant ses choix artistiques personnels et créatifs pour prétendre détenir des droits sur son portrait de Jimi Hendrix. Or parmi ces choix, le TGI relève la « pose prise par le sujet ». Il reproche ainsi au photographe de ne pas expliquer qui serait l’auteur des décisions relatives à cette pose. Il nous semble pour le moins contestable de retenir cet élément comme critère d’originalité. Comment le juge pourrait-il déterminer si le sujet exécute des instructions données par le photographe ou si ce dernier ne s’est pas contenté d’actionner son appareil ? S’il fallait se hasarder sur ce point, nous dirions que Jimi Hendrix prend une pose relativement originale lorsqu’il lève sa cigarette et expire des volutes de fumée en se fendant d’un large sourire. Mais rien ne permet de savoir si ce scénario est celui du photographe, du sujet lui-même ou plus simplement le fruit du hasard capté par l’objectif.
En réalité la méthode utilisée par le TGI pour analyser l’empreinte de la personnalité de l’auteur est une resucée de critères établis par la Cour de justice de l’Union européenne11, dont il va jusqu’à recopier d’entiers passages : « au stade de la phase préparatoire, l’auteur pourra choisir la mise en scène, la pose de la personne à photographier ou l’éclairage » ; « lors de la prise de la photographie de portrait, il pourra choisir le cadrage, l’angle de prise de vue ou encore l’atmosphère créée » ; « enfin, lors du tirage du cliché, l’auteur pourra choisir parmi diverses techniques de développement qui existent celle qu’il souhaite adopter, ou encore procéder, le cas échéant, à l’emploi de logiciels ».
Ce composé analytique figurant la création intellectuelle atteste de l’inclination de la jurisprudence à se focaliser sur le degré de technicité employé. C’est, autrement dit, le choix du pragmatisme scientifique sur l’abstraction du jugement esthétique. Cette position est certes compréhensible dans la mesure où le juge n’a pas vocation à se muer en critique artistique. Elle n’en est pas moins insatisfaisante car l’empreinte de la personnalité de l’auteur ressort souvent davantage d’une impression d’ensemble que de l’énonciation didactique de choix techniques -face auxquels le juge se trouve, en toute hypothèse, dénué d’expertise.
La solution consistant à évaluer l’empreinte personnelle de l’artiste dans une analyse du cadrage ou de l’angle de prise de vue pour juger de la valeur d’une œuvre d’art, qui par nature est rétive à toute forme d’épistémologie, ne nous parait pas satisfaisante. En tentant d’échapper au jugement artistique la jurisprudence tombe dans un autre écueil tout aussi critiquable qui consiste à cocher des cases. Or les magistrats ne s’en font pas moins critiques d’art, car en quoi le fait d’analyser la mise en scène ou la pose du sujet serait-il moins subjectif que d’émettre un jugement sur la valeur esthétique d’une œuvre ?
Cela démontre à quel point il est délicat d’apprécier l’empreinte de la personnalité de l’auteur, particulièrement dans une photographie. Pour étayer son travail devant les juges Gered Mankowitz s’est peut-être contenté de considérations purement esthétiques qui ne mettent pas « les défendeurs en mesure de débattre de l’originalité de la photographie litigieuse et le juge d’en apprécier la pertinence ». On peut sérieusement douter de cette violation du contradictoire telle qu’elle est soulevée par le TGI. Il n’en demeure pas moins que l’arrêt du 21 mai 2015 se fonde sur la banalité d’un cliché qui n’a pourtant rien de banal et dont le refus conséquent de protection juridique frise le ridicule. D’autant que le TGI omet ainsi l’appréciation de la Cour de Cassation qui a eu l’occasion de préciser qu’« une combinaison d’éléments banals peut, en elle-même, présenter un caractère original, si une telle combinaison résulte d’un effort créatif portant l’empreinte de la personnalité de son auteur»12.
Le rejet par le TGI de cette position de bon sens a au moins ceci de bon qu’il nous permet de reproduire la photographie de Jimi Hendrix sans l’autorisation de Gered Mankowitz. Le lecteur se fera ainsi une idée plus précise de son originalité. Mais il est surtout symptomatique des travers d’une jurisprudence qui érige le monstre froid de la technicité en preuve d’originalité, acculant ainsi les photographes à disséquer leur œuvre pour bénéficier de la protection du droit d’auteur.
- Cass. Civ, I, 6 juillet 1999 [↩]
- Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences, les beaux-arts, Paris, 1839 [↩]
- Décision du TGI du 1er juillet 2011 : « Lorsque la protection au titre du droit d’auteur est contestée en défense, l’originalité d’une œuvre doit être explicitée par celui qui s’en prétend auteur, seul ce dernier étant à même d’identifier les éléments traduisant sa personnalité ». Voir également TGI de Paris, 3ème Chambre, 4ème Section, jugement du 11 septembre 2014 [↩]
- Chambre criminelle, 9 septembre 2003, N° de pourvoi: 02-87098 [↩]
- Cour d’appel de Nîmes, 26 mai 2009, N°RG: 06/01115 [↩]
- Com., 19 janvier 2010, n° 08-15216 [↩]
- Article L112-2 alinéa 9 du CPI [↩]
- La propriété littéraire et artistique, A. Colin, 1953 [↩]
- TGI Paris, 3e ch. 1re section, 21 mai 2015, n° RG 14/03863 [↩]
- Voir par exemple : Cour d’appel de Paris, 5 décembre 2007, n°06-15937 [↩]
- 1er décembre 2010 C145/10 Eva Maria P. c/ Standard Verlags GmbH [↩]
- Cass. 1e Civ. 30 avril 2014, n°13-15.517 [↩]
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