La décision de notre arrêt est intéressante, en ce qu’elle invite à réviser les formules généralement reçues .par lesquelles on exprime les droits des Compagnies de chemins de fer sur les voies ferrées qui leur sont concédées, et, plus généralement, les droits des concessionnaires sur le domaine public.
La formule courante est que les .concessionnaires ou permissionnaires du domaine public n’ont sur la dépendance concédée, à raison de l’inaliénabilité de celle-ci, qu’un droit de possession précaire et révocable, qu’ils n’ont aucun droit réel qui soit un démembrement de la propriété, spécialement ni usufruit, ni emphytéose (V. en ce sens, Berthélemy, Tr. élém. de dr. adm., 4e éd., p. 424 et 429; Ducrocq, Cours de dr. adm., 7e éd., t. IV, n. 1584, p. 316, et n. 1606, .p. 356; de Récy, Tr. du. domaine public, t. I, n. 466 et s.; notre Rép. gén. du dr. fr., v Domaine public et de l’Etat, n. 469 et s.; Pand. Rép., v Domaine, n. 780 et s.). En ce qui concerne les Compagnies de chemins de fer, M. Aucoc (Confér. sur le dr. adm., 2e éd.,t. III, n. 1310 et s.) dit formellement qu’elles n’ont sur le sol du chemin qu’elles ont construit ou mis en état d’être exploité pour le compte de l’Administration, aucun droit de propriété ni même aucun droit immobilier qui puisse être qualifié d’usufruit ou d’emphytéose. Il rappelle qu’au début de la période de création des chemins de fer, il y eut quelques hésitations, parce que les premières concessions avaient été faites à perpétuité; quand on commença à donner des concessions temporaires, l’Administration laissa glisser dans quelques dispositions du cahier des charges des allusions au droit de propriété de la Compagnie sur le chemin; diverses lois rendues à la même époque semblèrent également admettre que la Compagnie pouvait hypothéquer le chemin à la garantie de ses créanciers. Mais la loi du 15 juillet 1845, art. 1er arrêta le développement de la propriété naissante des Compagnies en disposant que les chemins de fer exécutés par l’Etat ou concédés font partie de la grande voirie, c’est-à‑dire du domaine public inaliénable et imprescriptible. Des 1851, le Conseil d’Etat en tirait cette conséquence que les Compagnies ne pouvaient être assujetties à la taxe des biens de mainmorte à raison de la voie ferrée (V. Cons, d’Etat, 8 févr. 1851, Chem. de fer du Centre, S. 1851.2.450; P. chr.), et cette décision a été suivie de nombreux arrêts dans le même sens (V. not., Cons, d’Etat, 23 mars 1900, Min. des finances c. Chemin. de fer du Nord, S. et P. 1902.3.66, et les renvois. V. égal., pour l’exemption de l’impôt foncier, Cons. d’Etat, 12 juin 1901, Chem. de fer d’Orléans, S. et P. 1904.3.45, et la note); mais cela n’excluait que la propriété. L’incertitude se prolongea au sujet d’un droit réel possible, analogue à l’usufruit on a l’emphytéose. Dans le projet de loi de 1850, sur la réforme hypothécaire, proposé par le Conseil d’Etat, on comprenait parmi les biens susceptibles d’hypothèque : « les concessions de chemins de fer, canaux, ponts et autres ouvrages d’utilité publique, faites pour vingt ans ou plus » (art. 2118, n. 4). Mais la réforme n’aboutit pas. En 1861, la Cour de cassation, saisie de la question de savoir si la cession d’une concession de chemin de fer devait être frappée d’un droit de mutation immobilière ou d’un droit de mutation mobilière, se prononça pour cette seconde solution par un arrêt fortement motivé : « Attendu que le droit des concessionnaires, limité aux produits du chemin de fer, distinct de la propriété de ce chemin, immédiatement acquise à l’Etat, ne participe en rien de la nature immobilière de cette propriété; que, de l’attribution des chemins de fer au domaine public, il résulte, encore que la jouissance des Compagnies, quelle qu’en soit l’importance et la durée, n’a jamais le caractère d’un usufruit, d’une emphytéose ou de tout autre droit analogue comportant un démembrement de la propriété publique contraire aux principes qui en assurent la conservation et l’intégralité…; qu’ainsi à quelque point de vue qu’on se place, les droits des Compagnies sur les chemins de fer sont purement mobiliers » (Cass. 15 mai 1861, S. 1861.1.888; P. 1861.911). Ainsi s’évanouissait le démembrement de la propriété après le droit de propriété complet, et l’on était conduit à la formule négative plus haut rappelée.
Mais voici qu’après cinquante ans, cette formule ne parait plus répondre aux faits et qu’un nouvel examen du problème s’impose. Ce n’est pas que le principe de l’inaliénabilité des dépendances du domaine public ait fléchi, mais on s’est aperçu qu’il pouvait être précisé et par conséquent limité. Ce n’est pas non plus qu’il soit question de reconnaître an profit des concessionnaires du domaine public un droit réel analogue au droit d’usufruit ou à l’emphytéose, c’est-à-dire un droit réel du droit civil, qui soit un démembrement de la propriété immobilière, et qui soit susceptible d’hypothèque, mais on s’est aperçu qu’il existait des droits réels spécialement administratifs, dont on ne saurait dire s’ils sont des démembrements de la propriété, parce qu’en principe, ils ne sont pas dans le commerce, du moins d’une façon séparée, mais qui produisent des utilités certaines, d’ailleurs variables, et qui, étant révocables ou résolubles en argent, sont compatibles avec la domanialité publique. Nous fournirons plus loin plusieurs exemples de cette catégorie de droits réels, mais le type en est certainement donné par les aisances de voirie, c’est-à-dire par les droits d’accès ou de vue sur la voie publique, qui appartiennent aux riverains, propriétaires de maisons, droits qui ne sont pas des servitudes du droit civil, qui sont cependant des droits réels pesant sur le domaine public, et qui sont résolubles en indemnité en cas de modification de la voie (V. au surplus, sur les droits des riverains sur la voie publique, Rouen, 2 juin 1892, sous Cass. 7 mai 1894, S. et P. 1895.1.140, et les renvois; Pand. pér., 1895.1. 394; Cass. 18 nov. 1904, S. et P. 1905.1.108; Pand. pér., 1905.1.380, et la note; notre Rép. gén. du dr. fr., v Routes, n. 376 et 395, v Rues et places, n. 171, v Voirie, n. 39 et s.; Pand. Rép., v° Voirie, n. 509 et s.).
Ainsi, le point de vue s’est déplacé; il ne s’agit plus de reconnaître, au profit des Compagnies de chemins de fer et des autres concessionnaires du domaine public, des droits réels du droit civil susceptibles de procurer toutes les utilités ordinaires de la vie civile, par exemple, la faculté d’hypothèque; il s’agit de savoir si l’on ne reconnaîtra pas, au profit des concessionnaires, un droit réel de nature spécialement administrative, révocable ou résoluble en argent, par conséquent, pratiquement compatible avec la règle de l’inaliénabilité, mais susceptible de produire un certain nombre d’utilités, de fournir un certain nombre de garanties, et aussi d’expliquer un certain nombre de solutions déjà admises.
I. — Les solutions pratiques déjà admises sont évidemment la grande raison de décider; aussi allons-nous les étudier avec quelque soin. Elles sont au nombre de deux : il y a le maniement de l’action possessoire, reconnu par la jurisprudence aux concessionnaires ou permissionnaires du domaine public, et qui est en contradiction avec la précarité, absolue de leur possession; il y a aussi le droit reconnu par la jurisprudence aux concessionnaires d’obtenir des indemnités pour dommages résultant de travaux publics, on dépit du principe primitif d’après lequel les simples précarités n’avaient pas droit indemnité. Cette double évolution, hostile à la précarité absolue, tend évidemment à la consécration, au profit du concessionnaire, d’un droit qu’il s’agira de définir, et que notre arrêt appelle : un droit
exclusif de jouissance.
C’est un fait que la jurisprudence a peu à peu consacré, au profit des Compagnies de chemins de fer, le maniement des actions possessoires. Dès 1867, la Cour de cassation, dans une affaire Clertan (V. Cass. 5 nov. 1867, S. 1867, S. 1867.1.417; P. 1867.1.137), expliquait que, « si les Compagnies ne sont pas propriétaires des voies qui leur ont été concédées, et si leur possession est précaire par rapport a l’Etat, on ne saurait contester qu’elles n’aient reçu de 1’Etat le droit, de les exploiter à leur profit et qu’elles ne soient chargées de veiller, sous leur propre responsabilité, à la conservation de tout ce qui forme l’objet de la concession; que ce droit et cette obligation impliquent le pouvoir d’exercer les actions possessoires, qui sont essentiellement des actes conservatoires et d’administration; – … Attendu, d’ailleurs, que, si la possession de la Compagnie défenderesse est précaire par rapport a l’Etat, elle est manifestement pure de ce vice à l’égard de Clertan [le défendeur], qui n’est qu’un tiers relativement à la Compagnie; – Attendu que la précarité de la possession n’est un obstacle à la complainte que lorsqu’elle a ce caractère envers l’auteur du trouble, ab adversario, ce qui ne se rencontre pas dans le litige actuel ». Sans doute, cette jurisprudence maintient le caractère précaire de la possession du concessionnaire au regard de l’administration concédante, mais elle y renonce au regard des tiers, et cela est grave, parce que, si la précarité n’est pas absolue, si elle est relative, et si la possession du concessionnaire, en dehors de la ligne de précarité, conduit a l’action possessoire, c’est donc qu’en dehors de la ligne de la précarité, elle est animo domini; en effet, la possession exercée animo domini est une des conditions de la complainte (V. Cass. 5 mars 1901, S. et P. 1903.1.451, et les renvois; 22 janv. 1906, S. et P. 1907.1.461; notre C. proc., annoté, par Tissier, Darras et Louiche-Desfontaines, sur l’art. 23, n. 701 et s.; et notre Rép. gén. du dr. fr., v° Action possessoire, n. 237 et s.; Pend. Rép., cod. verb., n. 612 et s.). Or, l’animus domini évoque prétention à un droit au fond, dont on puisse se dire propriétaire ou titulaire; l’animus domini dépasse la possession proprement dite, il s’appuie sur le fond du droit (V. François Viel, De l’emploi de l’action possessoire à l’occasion des dépendances du domaine public, Thèse, Toulouse, 1907). II y a donc des cas où la possession du concessionnaire représente un contenu positif, et ce contenu ne saurait être qu’une sorte de droit réel. Et, dans une autre décision très curieuse du 20 janvier 1879 (S. 1880.1.465; P. 1880.1.161), la Cour de cassation précise bien que, « si les choses du domaine public peuvent être l’objet de l’action possessoire, ce n’est que pour les droits réels de servitude de jouissance ou d’usage, tels que celui de prise d’eau, et non pour les droits personnels de jouissance, tels que celui du fermier ou du locataire » (dans l’espèce, location d’un banc dans une église).
L’exercice de l’action possessoire, par les Compagnies de chemins de fer, est donc pour la garantie d’un droit positif de jouissance qu’elles ont sur la voie, et qui se comporte, an moins à certains égards, comme un droit réel. Sans doute, ce droit réel ne peut pas être opposé à l’administration concédant en vue de faire obstacle à une révocation on a un rachat de la concession; mais il peut lui être opposé pour d’autres utilités, et en tant que, la question de la révocation de la concession n’est pas soulevée. Peut-être même pourrait‑on construire telle hypothèse où l’action possessoire serait opposable à l’Administration elle-même, sans que l’exception de domanialité l’arrêtât, parce que la question de précarité de la concession serait étrangère à la contestation. C’est ce que constate, avec une certaine mauvaise humeur, M. de Récy, op. cit., t. I, n. 617: « Il ne faut pas se dissimuler qu’avec cette interprétation de l’art. 2226, C. civ., on arriverait directement à autoriser l’action possessoire au profit des particuliers contre l’Etat, pour le maintien des droits qu’ils peuvent prétendre sur les dépendances du domaine public en vertu de sa destination même, de leurs droits d’accès ou de vue, par exemple, sur une route nationale. Car on pourrait alléguer que cette possession n’est pas précaire » (du moins que le caractère de précarité ne doit pas produire d’effet tant que la route n’est pas déplacée).
Il est bien certain qu’on a évolué, et que fatalement cela devait se produire. La Cour de cessation, dans son arrêt de 1867, déclarait bien que les actions possessoires sont essentiellement des actes conservatoires et d’administration. M. de Récy essaye bien aussi de se rassurer en disant (op. cit., t. I, n. 617) : « C’est là une suite de la tendance de plus en plus marquée des tribunaux a donner à l’action possessoire le caractère d’action de fait indépendante du droit, à l’assimiler aux interdits du droit romain et à en élargir les conditions. On considère aujourd’hui que, la prescription et la possession n’étant exclues que pour les choses placées hors du commerce (C. civ. 2226), l’action possessoire n’est écartée que dans la mesure même de cette exception, c’est-à-dire en tant seulement qu’elle met en question la destination de la propriété publique; dans les limites où elle est compatible, avec cette destination, l’action est recevable. » Vains efforts, la possession est un fait, mais la possession est liée au fond du droit. L’action possessoire est un acte conservatoire, mais qui est pour conserver quelque chose, un avantage positif quelconque, et cet avantage positif, qui est de la famille des droits réels, puisque la possession ne se conçoit que pour les droits réels, est, de l’aveu de notre arrêt du Conseil d’Etat, un droit exclusif de jouissance. Voilà où conduit la logique juridique, lentement, mais sûrement.
Notons que nous n’avons étudié l’évolution de la jurisprudence en matière d’action possessoire mise au service du concessionnaire qu’à propos des Compagnies de chemins de fer, mais qu’elle s’est produite avec ensemble à propos de toutes les concessions ou permissions sur le domaine public (V. sur cette jurisprudence, de Récy, op. cit., t. I, n. 6.14 et s.; note C. proc. annoté par Tissier, Darras et Louiche-Desfontaines, sur l’art. 23, n. 403 et s.; et notre Rép. gén. du dr. fr., v° Action possessoire, n. 496 et s.; Pand. Rép., cod. verb., n. 751 et s.).
En même temps, une autre évolution non moins significative se produisait dans la jurisprudence relative aux dommages permanents résultant des travaux publics. En 1886, dans la 3e édition de ses Confér. sur le dr. adm., 1. II, n. 728, M. Aucoc pouvait écrire : « Alors même qu’il serait la suite directe des travaux, le dommage ne donne pas droit à indemnité, si le fait de l’Administration porte atteinte, non pas a un droit certain, mais à une jouissance précaire… Ainsi, un propriétaire, qui à obtenu par tolérance l’autorisation d’établir un port d’embarquement sur le bord d’un fleuve, n’est pas fondé à réclamer ure indemnité dans le cas où ce port d’embarquement est supprimé par des travaux de construction d’un barrage éclusé. » Et il citait en ce sens les arrêts du Conseil d’Etat du 6 janvier 1865, Joanne-Rousseray (S. 1865.2.246; P. chr.); 9 mai 1867, Gadot (Pand. chr.; Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 464); 4 mai 1877, de la Tour du Breuil et Cio (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 435). Cette même règle était et est encore appliquée aux usines établies le long des cours d’eau navigables ou flottables qui tirent leur force motrice d’une prise d’eau à elles concédée, toutes les fois qu’elles ne sont pas en situation légale, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas à invoquer un autre titre que la concession. Si des travaux accomplis en rivière viennent réduire leur force motrice, elles n’ont droit à aucune indemnité (V. en ce sens, Cons. d’Etat, 6 juill. 1854, Comm. de Varennes, S. 1855. 2.155; P. chr., et les renvois; Picard, Tr. des eaux, t. III, p. 376 et s.; et notre Rép. gén. du dr. fr., v° Usines et moulins, n. 282 et. s.; Pand. Rép., v° Travaux publics, n. 2937 et s.). On a déduit de là pendant longtemps une formule générale suivant laquelle, les jouissances précaires, et spécialement les concessions sur le domaine public, ne donnaient pas lieu à indemnité en cas de dommage permanent (V. au surplus sur ce point, noire Rép. gén. du dr. fr., v° Travaux publics [Dommages résultant des], n. 586 et s., et les arrêts qui y sont cités; Pand. Rép., v. Travaux publics, n. 2649 et s.), et nul doute que cette formule ne visât les Compagnies de chemins de fer, aussi bien que les autres concessionnaires.
L’évolution de la jurisprudence a commencé dans un arrêt du Conseil d’Etat du 13 mars 1903, Chem. de fer d’Orléans c. François (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 243). Dans cette première affaire, elle fut désavantageuse aux Compagnies. Il s’agissait des travaux de prolongation de la ligne d’Orléans jusqu’au quai d’Orsay. Ces travaux avaient occasionné une gêne considérable à un commerçant pour l’exploitation d’un établissement installé sur le domaine public en vertu d’une concession régulière; le commerçant demandait une indemnité, et la Compagnie lui opposait le caractère précaire de son titre. Le Conseil d’Etat accorda l’indemnité : « Considérant, d’une part, que, si l’art. 18 du cahier des charges porte que la résiliation aura lieu a toute époque, lorsqu’un intérêt de service exigera la démolition du chalet, cette résiliation n’a été prononcée à aucun moment, et que le sieur François a continué à verser les termes échus de la redevance imposée; que, d’autre part, à défaut d’une clause expresse, la précarité des autorisations sur le domaine public n’existe que dans l’intérêt même du domaine sur lequel elles ont été accordées; que, dans ces conditions, la Compagnie n’est pas fondée à se prévaloir du caractère précaire de la concession du sieur François, pour se refuser à réparer le dommage qui aurait été la conséquence directe de l’exécution de ses travaux. » On voit, ici encore, se dessiner la thèse de la relativité de la précarité; la concession n’est précaire que dans l’intérêt du domaine sur lequel elle a été accordée, et en somme dans l’intérêt du service affectataire. Une concession accordée sur une place publique ou dans une rue n’est précaire que dans l’intérêt du service de la voirie sur cette place ou sur cette rue, mais elle n’est pas précaire au regard des travaux qui s’accomplissent dans le sous-sol de la voie publique dans l’intérêt d’un chemin de fer qui représente un autre service.
Le principe, une fois posé, ne tarda pas à être invoqué par les Compagnies concessionnaires elles-mêmes a leur propre profit, et avec succès. Trois décisions du Conseil d’Etat, du 3 février 1905 (Comp. générale des omnibus, du 19 mai 1905, Min. du commerce et Min. des travaux publics, et du 11 mai 1906, Min. du commerce et Min. des travaux publics, S. et P. 1906.3.145, avec une note de M. Hauriou; Pand. pér., 1906.4.7, et 3e espèce, 1907.4.31), admettent la Compagnie générale des omnibus et la Compagnie générale parisienne des, tramways a réclamer des indemnités pour divers dommages occasionnés à leurs installations, soit par les travaux du Métropolitain, soit par ceux de 1’Exposition de 1900 (V. aussi, Cons. d’Etat, 24 nov. 1905, Comp. parisienne de l’air comprimé, S. et P. 1907.3.134), et par conséquent admettent que la précarité de ces installations, invocable seulement dans l’intérêt du service de la voirie urbaine, ne l’est pas au regard des autres travaux. Nous n’insistons pas davantage sur ces trois arrêts, à l’occasion desquels nous avions déjà signalé, à la suite de M. le commissaire du gouvernement Saint-Paul, qu’ils reconnaissent au concessionnaire des droits opposables à l’Administration, toutes les fois qu’on ne se trouve pas dans la ligne de la précarité, désormais considérée comme exceptionnelle.
II. — La nouvelle jurisprudence sur l’exercice des actions possessoires, comme celle sur les dommages résultant de travaux publics, ne fournissaient cependant sur le droit des concessionnaires que des renseignements indirects; ce droit justifiait l’action possessoire, et, par conséquent, il était de nature réelle; il justifiait une indemnité au cas de dommage, et, par conséquent, il avait une valeur pécuniaire. Mais quel était son contenu positif, nous ne le savions pas encore. C’est sur ce point que notre arrêt actuel nous apporte le sentiment de la jurisprudence, et c’est en quoi son importance est capitale.
Nous savons déjà, que notre décision qualifie le droit qu’ont les Compagnies de chemins de fer sur la voie ferrée de droit exclusif de jouissance, mais la portée de cette qualification sera éclairée par les circonstances de l’hypothèse.
Il s’agissait de terrains situés le long de la voie, non actuellement utilisés par celle-ci, mais faisant néanmoins partie du domaine public. Sur ces bordures, l’administration de l’Etat a voulu établir des lignes télégraphiques; elle on avait le droit, aux termes de l’art. 58, § 1er, du cahier des charges, ainsi conçu : « Le gouvernement se réserve la faculté de faire le long des voies toutes les constructions, de poser tous les appareils nécessaires à l’établissement d’une ligne télégraphique, sans nuire au service du chemin de fer. » La Compagnie d’Orléans a fait les travaux d’appropriation nécessaires, c’est-à-dire qu’elle a débroussaillé et élagué les arbres pour le compte de l’Etat. Ensuite, elle a demandé le remboursement de ses dépenses. Le ministre du commerce s’est refusé au remboursement, par le motif que, par l’art. 58 du cahier des charges, « l’Etat a entendu placer les bords de la voie ferrée qui font partie du domaine public en dehors des avantages de la concession, en tant que leur occupation pour l’exploitation du service concédé gênerait leur affectation aux besoins de l’Administration, des télégraphes, et que, dès lors, l’Etat peut exiger de la Compagnie qu’elle exécute a ses frais les opérations de débroussaillement ou d’élagage nécessaires pour l’établissement de ses lignes ».
Le raisonnement juridique du ministre du commerce n’apparaît pas très net; en revanche, le sentiment sur lequel il repose est clair. L’Etat concédant reste seigneur et maître du terrain concédé; la Compagnie qui n’a qu’une possession précaire doit être trop heureuse de lui fournir non seulement les emplacements pour la ligne télégraphique, mais la prestation qui consiste à les nettoyer. La Compagnie n’est pas seulement une précariste, elle est une corvéable. C’est du droit féodal; mais la féodalité est naturelle à l’homme et même à l’administration!
A cette prétention bureaucratique, voici ce que répond le Conseil d’Etat :
1° Les terrains situés le long des voies, et sur lesquels la Compagnie a effectué des travaux pour le compte de l’Etat, font partie du domaine public concédé à la Compagnie, c’est-à-dire que la stipulation de l’art. 58 du cahier des charges n’a pas eu pour effet de les distraire de la concession et de les réserver à l’Etat.
2° Le concessionnaire a sur ces terrains un droit exclusif de jouissance, lui permettant notamment d’y planter des arbres ou d’y laisser pousser des végétations spontanées; ce droit de jouissance ne pourrait être restreint que par des dispositions formelles; la stipulation de l’art. 58 du cahier des charges n’est une disposition formelle qu’en ce qui concerne l’obligation de laisser établir la ligne télégraphique, mais il ne contient pas du tout l’obligation de supporter les frais d’élagage et de débroussaillement, et, dès lors, le concessionnaire, qui est en principe dans la situation d’un usufruitier vis-à-vis de son nu propriétaire, n’est pas tenu à cette prestation.
Cette absence d’obligation à une prestation est caractéristique du droit réel, tel que notre système juridique le conçoit depuis la Révolution. Notons aussi l’emploi de l’adjectif exclusif pour qualifier le droit de jouissance du concessionnaire, emploi qui est bien dans le sens du droit réel, dont le propre est d’être en effet exclusif.
Ainsi le contenu positif du droit des concessionnaires de chemin de fer s’exprime en un droit exclusif de jouissance des dépendances de la voie, permettant notamment de planter des arbres et aussi de tirer profit de ces arbres. Sur ce point, les Compagnies n’avaient pas attendu la décision du Conseil d’Etat; il y a longtemps qu’elles plantent, qu’elles cueillent les fruits et qu’elles coupent. Ce droit est révocable sans doute, on plutôt rachetable, mais il ne l’est que par cette opération d’ensemble qui s’appelle le rachat de la concession. En attendant, il produit des utilités, et aucune de ces utilités particulières ne peut être contestée en détail, même par l’Administration de l’Etat, tant que la concession n’est pas rachetée dans son ensemble. La révocation ou le rachat d’une concession sont des opérations que l’Administration doit aborder franchement et directement, avec une certaine procédure, outre qu’elles ne doivent être faites que dans l’intérêt du service public. Il n’est pas permis de procéder à des révocations indirectes, c’est-à-dire de restreindre indirectement les avantages du concessionnaire, en lui imposant des obligations ou en lui infligeant des dommages, parce que, tant que la concession n’est pas révoquée et tant qu’il ne peut pas être question de la révoquer dans l’intérêt du service, le concessionnaire a un droit réel opposable à l’Administration.
Il faut nous résoudre à modifier nos formules et aussi nos conceptions; il n’est plus suffisant de qualifier le concessionnaire du domaine public de possesseur précaire; derrière la .possession, qui n’est d’ordinaire qu’une protection avancée du droit réel, le droit réel s’est en effet révélé peu à peu; le concessionnaire du domaine public s’est affirmé titulaire d’un droit réel opposable à tous, même à l’Administration concédante, sauf dans la ligne de la précarité; mais cette ligne de la précarité, fort étroite, laisse au droit réel toute une sphère d’utilités. Ce droit réel ne relève pas du droit civil, mais du droit administratif. II y a ainsi toute une catégorie de droits réels administratifs, dont la caractéristique est d’être temporaire, révocables dans l’intérêt du service public ou rachetables. Ce ne sont pas tous des droits de jouissance, comme celui du concessionnaire de chemins de fer sur la voie ferrée. Chacun doit être étudié en son particulier. Le concessionnaire d’une ligne de tramways ou le concessionnaire d’une canalisation d’éclairage n’ont évidemment sur la voie publique qu’une sorte de droit d’usage; les propriétaires des maisons riveraines n’ont sur la rue, sous le nom d’aisances de voirie, qu’une sorte de droit de servitude; en revanche, les concessions perpétuelles dans les cimetières sont des sortes de propriétés (V. sur le droit des concessionnaires dans les cimetières, Aix, 17 avril 1907, S. et P. 1907.2.278, la note et les renvois; Pand. pér., 1907.2.361), dont la révocabilité n’apparaît qu’au cas de transfert du cimetière (V. sur le droit des concessionnaires au cas de transfert du cimetière, Bordeaux, 10 juin 1907, S. et P. 1907.2.267, et la note); les usines établies sur les fleuves navigables ou flottables antérieurement à 1566, ou bien celles vendues à la Révolution comme biens nationaux, et qui sont dites propriétaires de leur barrage, n’ont qu ‘une propriété révocable de la même famille, puisque, pour des raisons d’intérêt public, et moyennant indemnité, le barrage, peut être supprimé ou abaissé (sur le droit à indemnité, à raison de travaux exécutés par l’Administration, des propriétaires d’usines établies antérieurement à 1566 ou ayant fait l’objet d’une vente nationale (V.Cons. d’Etat, 27 févr. 1891, Vauthier, S. et P. 1893.3.29, et la note; adde, notre Rép. gén. du dr. fr., v° Usines et moulins, n. 266 et s.;et 284; Pand. Rép., v° Travaux publics, n. 2936 et s.; V. aussi, Cons d’Etat, 13 nov. 1903, De la Roche-Aymon, S. et P. 1906.3.38 et les renvois); les usines simplement autorisées sur les mêmes cours d’eau, et qui ne sont point propriétaires de leurs barrages, ont cependant sur ceux-ci un certain droit réel; car, si l’autorisation peut être retirée sans indemnité, elle ne peut l’être cependant que moyennant une procédure difficile à mettre en mouvement et pour des raisons d’utilité publique. Ainsi de suite. Il serait prématuré d’organiser une théorie complète de ces droits réels résultant des concessions sur le domaine public; il convient d’attendre que les faits jurisprudentiels nous aient révélé davantage leurs effets. Nous aurons sous peu l’occasion d’y revenir.