Contexte : Par un arrêt rendu le 2 juin 2015, la chambre criminelle rappelle que le principe de la réparation intégrale fait obstacle à ce que le juge prévoie que l’indemnisation de la victime au titre des dépenses de santé futures s’effectuera au fur et à mesure de ses besoins et sur présentation des factures acquittées.
Litige : Une personne est victime d’un accident de la circulation alors qu’elle circulait en motocyclette. Elle a percuté par un véhicule qui lui a refusé la priorité. Suite à cet accident, elle a subi une amputation tibiale de la jambe droite. Le tribunal correctionnel a pénalement condamné l’automobiliste et s’est prononcé sur les intérêts civils. Sur appel limité aux dispositions civiles du jugement, la cour d’appel a infirmé le jugement, augmentant sensiblement le montant des indemnités allouées à la victime. Un pourvoi est formé par la victime contre l’arrêt reprochant à la cour d’appel d’avoir violé les articles 1382 du code civil, 2 et 591 du code de procédure pénale, en disant que le responsable devait rembourser à la victime ses principes dépenses de santé futures au fur et à mesure de ses besoins et sur présentation des factures acquittées.
Solution : La chambre criminelle casse la décision de la cour d’appel d’Amiens aux motifs que :
« (…) qu’en subordonnant ainsi l’indemnisation de M. Y… à la production de justificatifs, alors qu’il lui appartenait, pour liquider son préjudice, de procéder à la capitalisation des frais futurs, en déterminant le coût de ces appareillages et la périodicité de leur renouvellement, en exigeant la communication des décomptes des prestations que ces organismes de sécurité sociale envisageaient de servir à la victime et en recourant, en tant que de besoin à une nouvelle expertise et à un sursis à statuer, la cour d’appel a méconnu » l’article 1382 du code civil et le principe de la réparation intégrale qui n’implique pas le contrôle sur l’utilisation des fonds alloués à la victime qui en conserve la libre utilisation.
Analyse : La solution retenue vaut pour tout fait dommageable causant à autrui des atteintes à sa personne, qu’il s’agisse d’un accident médical ou, comme en l’occurrence, d’un accident de la circulation.
Elle met en lumière la difficulté que représente l’évaluation du coût du renouvellement des appareillages médicaux des victimes lourdement handicapées, spécialement lorsque leur espérance de vie est longue. En effet, il est alors délicat d’évaluer précisément les besoins de la victime dans les décennies à venir. Par ailleurs, le coût de l’appareillage peut considérablement évoluer et il est impossible d’anticiper sur développement de nouvelles technologies qui pourraient, dans un avenir plus ou moins lointain, faciliter la vie de la personne handicapée. Or, quelle que soit la difficulté de sa tâche, le juge est dans l’obligation d’évaluer le montant d’un dommage dont il constate l’existence en son principe (V. pour un rappel récent de cette règle constante, 1re Civ., 10 septembre 2015, n° 14-16.614).
Le principe de la réparation intégrale ayant pour conséquence que « l’indemnisation mise à la charge de la personne responsable d’un dommage… ne peut excéder la somme à laquelle est évaluée la portion de préjudice dont la réparation lui incombe » (2e Civ., 5 décembre 1979, Bull. II, n° 286) , les juges du fond pourraient être tentés, comme ici les conseillers amiénois, de juger que les renouvellements des appareils prothétiques « seront remboursés au fur et à mesure sur présentation de factures acquittées desquelles seront déduites les prises en charge par la sécurité sociale et, le cas échéant, le mutuelle ». Cette position permet au juge d’allouer à la victime une somme qui correspond exactement à l’étendue de son préjudice.
Cependant, cette analyse méconnait une autre conséquence du principe de la réparation intégrale : le juge indemnise des besoins et non dépenses. Par conséquent, il est interdit au juge de subordonner l’allocation de dommages-intérêts à la production de justificatifs de dépenses effectives (Crim., 15 février 2005, n° 03-15.739 ; Crim., 13 décembre 1988, n° 87-90.402, Bull. crim., n° 423). C’est ainsi que, dans des circonstances très proches du présent cas d’espèce, la deuxième chambre civile a pu casser l’arrêt d’une cour d’appel qui avait déjà subordonné la condamnation du responsable au titre « des frais futurs d’appareillage, de fauteuil manuel et électrique, siège Aquatec », à la fourniture par la victime de justificatifs, au fur et à mesure de leur engagement (2e Civ., 13 juillet 2006, n° 05-14.335).
Même si la position de la chambre criminelle s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, elle n’en suscite pas moins une impression mitigée car elle ne permet pas a priori de résoudre la délicate difficulté que représente la liquidation d’un préjudice récurrent qui est susceptible de générer des dépenses de santé futures impossibles à évaluer de manière précise. Une piste pourrait cependant être explorée. En effet, il est permis de se demander si la position de la chambre criminelle aurait différence si, plutôt qu’exiger la production de factures acquittées, la cour d’appel avait subordonné le règlement à la production d’un certificat médical attestant de la persistance du besoin ainsi qu’un devis renseignant sur le coût de celui-ci ? Le besoin de la victime, dans son existence et son étendue, serait ainsi établi de façon certaine et cette dernière demeurerait libre d’affecter, comme bon lui semble, le montant des dommages-intérêts alloués par le juge.