Au premier abord, notre arrêt Rabé semble être tout simplement une seconde édition de l’arrêt Bouchardon, du 2 août 1870 (S. 1872.2.288 ; P. chr.). Dans cette affaire bien connue, le Conseil d’Etat avait déclaré déjà qu’il y a, de la part de l’autorité municipale, détournement de pouvoir à réglementer le stationnement des voitures de place de telle façon que cela équivaille au refus d’autorisation de toutes voitures autres que celles d’un certain entrepreneur, et, par conséquent, de telle façon que cela constitue un monopole de fait au profit d’une certaine entreprise. Là-dessus, on a appuyé cette remarque, devenue classique, que si, par un contrat financier, passé par exemple, avec un entrepreneur d’éclairage ou de service des eaux, une commune peut constituer pour cet entrepreneur un monopole de fait (V. Cons. d’Etat, 20 mai 1882, Ville de Brest, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 522 ; 17 nov. 1882, Comp. gén. des eaux, S. 1884.3.58 ; P. chr. ; 12 juin 1891, Ville de Maubeuge, S. et P. 1893.3.64 ; 15 avril 1910, Ville de Gap, S. et P. 1912.3.132 ; Pand. pér., 1912.3.132), à l’inverse, elle ne peut pas créer un pareil avantage par une simple mesure de police.
A un second examen, le texte de notre arrêt révèle, cependant, quelque chose de nouveau, ou, du moins, la rubrique, extraite du dossier par l’arrêtiste, nous signale que la décision du maire, refusant d’autoriser le stationnement d’une nouvelle voiture automobile, avait été prise uniquement pour satisfaire à une demande de la chambre syndicale des patrons cochers (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p., 445). Nous entrevoyons, dès lors, un autre aspect de la question. Il ne s’agissait plus de constituer un monopole de fait au profit d’une entreprise particulière, mais au profit d’un syndicat professionnel. Sans doute, du point de vue de la liberté du commerce et de l’industrie, comme du point de vue de la liberté du domaine public et du droit individuel de stationnement, il importe peu qu’une municipalité porte atteinte au principe de la libre concurrence par une faveur faite à un individu ou à un syndicat. Toutefois, il deviendrait déjà intéressant de saisir sur le fait la tentative d’un syndicat pour s’attribuer le monopole d’une profession, alors que cette tentative serait secondée par une municipalité, armée de son droit d’accorder ou de refuser le permis de stationnement des voitures de place sur la voie publique.
Du moment que l’arrêt du Conseil d’Etat n’exprimait visiblement pas tous les éléments de l’affaire, il devenait très intéressant de se référer au dossier. Il réservait une surprise. En réalité, on se trouve en présence d’un tentative de création indirecte de corporation municipale.
Voici les circonstances de fait. En 1908, la municipalité de Cannes crut devoir permettre, à titre d’essai, le stationnement devant le casino municipal de douze automobiles de luxe. Ces automobiles reçurent des numéros, comme les voitures de place à traction animale, et furent assujetties à un droit de stationnement de 100 francs par an, le prix maximum de la course étant fixé à 20 francs. L’expérience se prolongea jusqu’à l’ouverture de la saison 1913-14 ; mais l’innovation n’obtient pas la faveur du public ; l’autorisation donnée aux propriétaires des douze autos de luxe ne fut pas renouvelé, et les numéros qui leur avaient été concédés leur furent retirés. Ce n’est pas que la municipalité renonçât à mettre des autos à la disposition du public ; mais, à raison de la concurrence des tramways, elle ne jugeait pas opportun d’augmenter le nombre des numéros de voitures de place déjà concédés.
Par délibération du 24 septembre 1913, le conseil municipal décida que les propriétaires des voitures à traction animale, détenteurs de numéros, seraient invités à substituer à leurs véhicules des taxi-autos, et non plus des autos de luxe, jusqu’à concurrence de dix au minimum. Immédiatement, le nombre des taxi-autos mis en circulation par les anciens cochers de voitures de place dépassa le chiffre de dix. A la date du 15 octobre 1913, le maire de Cannes régla par un arrêté la circulation sur la voie publique de ces voitures, et l’art. 16 de cet arrêté stipula que les taxi- autos seraient astreints aux mêmes obligations générales que les voitures de place, et pourraient stationner partout où stationnait celle-ci.
Il est intéressant de remarquer tout de suite que, par cette série de mesures, la municipalité organisait elle-même le monopole des anciens cochers de voitures de place ; elle posait en principe, d’une part, que le nombre des voitures de place ; elle posait en principe, d’une part, que le nombre des voitures de place ne pouvait pas être augmenté, d’autre part que, seules, les voitures de place existantes pourraient être converties en taxi-autos, et comme, d’autre part encore, les cochers étaient syndiqués, il s’ensuivait que le syndicat des cochers de voitures de place devenait une véritable corporation administrative, investie d’un monopole de stationnement sur la voie publique, non seulement pour les voitures à chevaux, mais pour les taxi-autos.
On l’allait bien voir, en janvier 1914, le sieur Rabé, excipant de la cession qu’il prétendait lui avoir été faite d’une des douze autos de luxe ci-dessus indiquées, ainsi que du numéro jadis concédé à cette voiture, sollicita du maire de Cannes l’autorisation de la remettre en circulation. Il affirmait ainsi l’intention de briser le monopole et de revendiquer la liberté du commerce et de l’industrie. Le maire, pour satisfaire à la réclamation de la chambre syndicale des patrons cochers, refusa, sous le prétexte qu’il n’était pas dans les intentions de la municipalité d’augmenter le nombre des numéros de voitures autorisées à stationner ; il ajouta que, si le sieur Rabé devenait propriétaire de stationnement, la municipalité serait disposée à autoriser le transfert de ce numéro au profit du sieur Rabé. Cette dernière déclaration achevait de caractériser le monopole corporatif, en le compliquant d’une sorte de vénalité des offices.
Pourquoi le Conseil d’Etat a-t-il évité de se prononcer sur ce côté de la question ? Pourquoi a-t-il laissé dans l’ombre cette constitution, avec la complicité de la police de la voirie, d’une corporation municipale, car, s’il l’avait approuvée, il n’eût pas prononcé l’annulation de la décision. Si la corporation avait été valablement constituée son monopole allait de soi, il n’y avait pas d’excès de pouvoir. Donc il a implicitement désavoué toute cette combinaison. S’il ne l’a pas condamnée explicitement, c’est que ce n’était pas utile au réclamant. Celui-ci obtenait l’annulation du refus de permis de stationnement ; il allait sans doute pouvoir mettre en circulation sa voiture ; c’était tout ce qu’il demandait.
Et puis, le Conseil d’Etat était peut- être embarrassé. Cette question est nouvelle, non pas absolument, comme nous l’allons voir, mais, avec les mœurs syndicalistes actuelles, elle est susceptible de prendre un développement nouveau. Elle est apparentée à la question de la municipalisation des services ; elle est complexe comme celle-ci, à propos de laquelle le Conseil d’Etat a été obligé de prendre une position intermédiaire, n’approuvant ni ne condamnant en principe, s’en référant aux nécessités plus ou moins urgentes de la police. (Cfr. Cons. d’Etat, 2 févr. 1906, Chambre syndicale des propriétaires de bains de Paris, S. et P. 1907.3.1 ; Pand, pér., 1906.4.44). Il a préféré attendre, voir venir, choisir, pour se prononcer une espèce où il y serait directement forcé.
Mais nous ne sommes pas tenus à la même réserve, et, sans traiter à fond la question, nous pouvons au moins la prospecter.
Les juridictions ont déjà été saisies : la Cour de cassation a admis qu’une municipalité pouvait soumettre les commissionnaires de la ville, stationnant sur la voie publique, à une sorte d’autorisation, et la leur retirer à titre de procédure disciplinaire. (V. Cass. Crim. 13 févr. 1909, Stefanini, S. et P. 1909.1.529 ; Pand. pér. 1909.1.529, et la note de M. Roux). Le Conseil d’Etat avait déjà admis, lui aussi , qu’un maire peut créer, dans le marché de la commune, en vue du bon ordre et de la sécurité, une brigade de portefaix, soumis à l’agrément de l’autorité municipale, et placés sous les ordres d’un chef d’équipe. (V. Cons. d’Etat, 9 déc. 1904, Boudhir-Khamliche-ben-Zellat, S. et P. 1906.3.154). Mais, si cette soumission à l’autorisation municipale d’une profession qui, sans doute, entraîne un stationnement sur la voie publique, mais qui, jusque-là, était considérée comme libre, est déjà une nouveauté que certains trouvent discutable (Cfr. La note de M. Roux, précitée), du moins n’est-il pas stipulé, dans les arrêtés en question, et ne résultait-il pas des faits de la cause, ni dans l’affaire Stefanini, ni dans l’affaire Boudhir, qu’on se trouvât en présence d’une corporation fermée, dont le nombre des membres aurait été limité, et dont les emplois se seraient transmis d’une façon vénale.
Dans la corporation fermée, et dans la vénalité des offices de cette corporation municipale à l’occasion du stationnement sur le domaine public, se trouve la nouveauté vraiment grave de la situation créée par la municipalité de Cannes.
Que devons-nous penser de cette nouveauté ? D’abord, établissons bien que nous posons une question purement juridique. Nous n’examinerons pas ici la question de savoir si, en ces temps de retour au syndicalisme, les municipalités, comme l’Etat d’ailleurs ne seront pas amenées ? A reconstituer ou à faire reconstituer des corporations administratives, pour assurer le fonctionnement régulier de certaines industries de première nécessité et pour se garer des grèves continuelles. Il se peut que l’évolution sociale nous ramène très vite à cette nécessité. Il n’y a pas longtemps qu’à Paris, les commerces de la boucherie et de la boulangerie sont libres (DD. 24 févr. 1858, S. Lois annotées de 1858, p.20 ; p. 20 ; P. Lois, décr. etc. de 1858, p. 33, et 22 juin 1863, S. Lois annotées de 1863, p.86 ; P. Lois décr., etc. de 1863, p.150) ; qui oserait dire qu’ils le resteront longtemps ? Et ne reverrons-nous pas aussi les brevets des imprimeurs, supprimés par le décret du 10 septembre 1870 (S. Lois annotées de 1870, p.516 ; P. Lois, décr., etc. de 1870 p. 885). Mais ce qu’il nous importe de savoir en ce moment, c’est par quelle espèce de mesure juridique de pareilles dérogations peuvent être apportées à la loi qui garantit la liberté du commerce et de l’industrie, et spécialement à la loi du 26 août 1790, sur la liberté des messageries et transport de voyageurs. Bien entendu, des lois ou décrets pourraient surgir. En ce cas, pas de doute. Mais, en l’absence de lois nouvelles, et par le simple jeu des mesures de police, particulièrement de la police du domaine public ? On peut, croyons-nous, poser les règles suivantes :
1° La police municipale ne peut pas organiser en corporations les industries qui touchent à la circulation sur la voie publique, sans des raisons d’ordre public d’absolue nécessité.
2° Elle ne peut procéder à de pareilles organisations par voie détournée ; mais elle doit le faire directement et franchement, par un règlement de principe, qui puisse être attaqué au contentieux, comme dans l’affaire Boudhir.
La municipalité de la ville de Cannes n’avait observé ni l’une ni l’autre de ces deux conditions ; d’une part, il ne pouvait pas être d’une absolue nécessité pour l’ordre public de limiter le nombre des voitures de place et d’en ériger l’entreprise en une sorte d’office public ; d’autre part, l’organisation des patrons cochers en corporation municipale avait été le résultat de mesures obliques ; elle provenait de ce que les industriels s’étaient eux-mêmes syndiqués et de ce que la municipalité obéissait à leurs suggestions pour refuser d’autoriser de nouvelles voitures. C’était une corporation de fait une corporation honteuse, dont le Conseil d’Etat ne pouvait admettre l’existence juridique.