L’affaire rapportée dans cet arrêt est des plus simples. Une ville avait fait une opération de voirie; elle avait exécuté un plan d’alignement relatif à une place publique, et le résultat de cette opération avait été de retrancher de la place une certaine étendue de terrain. Ce terrain retranché était tombé dans le domaine privé, la ville avait voulu l’aliéner. Un particulier avait une vue sur ce terrain; était-il en même temps riverain ? Sa propriété était-elle immédiatement contiguë ? Notre arrêt ne le dit pas. En tout cas, s’il était riverain, il n’avait point usé du droit de préemption que lui conférait l’art. 53 de la loi du 16 septembre 1807, car, finalement, le terrain avait été acquis par un tiers. Ce tiers y avait construit un immeuble, et le résultat de cette construction avait été une modification dans les jours ou vues de la propriété du riverain ou quasi-riverain. Celui-ci, se prétendant lésé par l’opération, avait poursuivi solidairement la ville et l’acquéreur-constructeur du terrain retranché. Il avait porté d’abord son action devant le tribunal civil, qui s’était déclaré incompétent; il l’a portée alors devant le conseil de préfecture. Celui-ci a admis en principe la réclamation tant contre l’acquéreur-constructeur que contre la ville et a commis des experts pour apprécier le dommage. C’est de cet arrêté du conseil de préfecture que l’acquéreur-constructeur a fait appel devant le Conseil d’Etat. Et le Conseil d’Etat réforme l’arrêté, en ce sens que le conseil de préfecture était bien compétent pour statuer sur la réclamation du riverain contre la ville, mais qu’il ne l’était pas pour statuer sur la réclamation du riverain contre l’acquéreur-constructeur, et pas davantage pour statuer sur la demande en garantie que, subsidiairement, la ville intentait contre l’acquéreur-constructeur, sous prétexte que, par convention particulière, celui-ci s’était engagé à relever la ville de toutes les condamnations qu’elle pourrait encourir à raison des constructions qu’il élèverait sur son terrain.
Le motif de cette décision, c’est que le conseil de préfecture est compétent entre le riverain et la ville, parce que l’exécution du plan d’alignement, cause première du dommage subi par le riverain, est une opération de travaux publics, mais que le simple acquéreur d’un terrain tombé dans le domaine privé est complètement étranger à l’opération de travaux publics, et que, par conséquent, vis-à-vis de lui, la compétence du conseil de préfecture n’aurait aucune base. Notre arrêt écarte même une raison de douter. Si la ville avait pu alléguer que l’acquéreur avait concouru à l’exécution du plan d’alignement par une offre de concours, on comprendrait qu’il fût impliqué dans l’opération; il est de jurisprudence constante que les offres de concours entraînent compétence du conseil de préfecture (V. Trib. des conflits, 11 janv. 1890, Veil c. Ville de Bône, S. 1892.3.49; P. 1892.3.49). Mais cette allégation n’avait pas été faite, et sans doute en fait ne pouvait pas l’être.
Conséquence : le tribunal civil avait eu tort de se déclarer complètement incompétent; le conseil de préfecture avait eu tort de se déclarer complètement compétent; la vérité était dans un partage de compétence entre les deux juridictions : le conseil de préfecture retenant l’instance du riverain contre la ville, et le tribunal civil recevant ensuite, s’il y avait lieu, l’action en garantie de la ville contre l’acquéreur.
Toutes ces décisions sont correctes, et d’ailleurs conformes à des décisions antérieures (V. Cons. d’Etat, 17 déc. 1886, Ville de Chaumont [2 arrêts], S. 1888.3.47; P. chr., et les notes; Cass. 15 avril 1890, S. 1891.1.28; P. 1891.1.44).
Ce qu’il y a d’intéressant dans cette affaire et dans les affaires similaires, c’est de voir de quelle façon satisfaisante et élégante à la fois le droit administratif est arrivé à régler cette situation délicate d’un riverain auquel une opération de voirie enlève une vue ou un accès dont il jouissait sur la voie publique.
Fallait-il considérer que la vue ou l’accès dont jouissent les riverains sur la voie publique constituent à leur profit de véritables servitudes semblables à celles du Code civil; que la voie publique est le fonds servant de cette quantité infinie de droits réels s’exerçant par toutes les fenêtres et par toutes les portes ? La conséquence eût été que, lors du déclassement d’une voie publique, les tribunaux judiciaires eussent été juges de l’indemnité, car il est de principe qu’ils sont gardiens de la propriété et de ses démembrements, et qu’ils eussent calculé l’indemnité en partant de l’idée de l’expropriation d’un droit réel appartenant aux riverains. Or, cependant, dans la réalité des choses, lorsque la voie publique avait été créée, ç’avait été pour les riverains une heureuse chance qu’elle fût créée à proximité, car elle eût pu être créée ailleurs. Ils jouissaient là d’un bénéfice dont d’autres propriétaires, dont les deniers avaient peut-être aussi contribué à créer la voie, ne jouissaient pas. Il y aurait donc eu quelque chose d’exagéré à reconnaître au profit des riverains un droit ferme, un droit analogue aux droits privés sur une chose créée avec les deniers publics. Remarquons d’ailleurs que la théorie se fût retournée contre les riverains; si, dans le droit d’accès et le droit de vue sur la voie publique, on eût vu des droits analogues aux servitudes de droit privé, il eût fallu appliquer les art. 678 et 679, C. civ., sur les distances à observer, ce qui eût été absurde. La Cour de cassation vient de décider, avec juste raison, que ces articles ne s’appliquent point, et que les jours et vues sur les voies publiques ne sont soumises qu’aux règlements administratifs (V. Cass. 28 oct. 1891, S. 1892.1.23; P. 1892.1.23, la note et les renvois).
On a donc incliné vers une solution opposée. Le jour et l’accès qu’ont les riverains sur la voie publique sont un bénéfice qui est résulté pour eux de la création de la voie. Ce bénéfice, d’autres contribuables, qui ont de leurs deniers participé à cette création, ne l’ont pas eu. Ce bénéfice peut donc être retiré. Est-ce à dire qu’il doive être retiré sans indemnité ? Ce ne serait pas équitable non plus. Depuis que la voie est ouverte, les riverains ont compté sur l’accès et les jours qu’elle leur donnait; ils ont pu faire des constructions et des aménagements qu’ils n’eussent point faits sans cela; d’ailleurs, les propriétés ont changé de mains depuis la création de la voie publique, et le propriétaire actuel a payé la plus-value. Si donc il est incontestable que le riverain n’a pas un droit réel ordinaire à l’accès ni à la vue, il est non moins incontestable qu’il subit un dommage par leur suppression, et qu’il faut lui reconnaître un droit administratif à une indemnité, quelque chose de plus qu’une simple possession précaire.
La théorie des dommages permanents en matière de travaux publics, qui est très souple et tout entière construite au point de vue de la conciliation nécessaire entre l’intérêt public et l’intérêt privé, était tout indiquée pour fournir les bases de l’indemnité. Elle reconnaît un droit au riverain, car il est de principe que les dommages résultant des travaux publics ne donnent lieu à indemnité que s’il y a eu violation d’un droit certain; mais elle ne donne à ce droit aucun caractère qui dépasse l’indemnité (V. Cass. 27 mai 1851, P. 1852.2.215; 25. févr. 1880, S. 1881.1.167; P. 1881.1.391; 4 août 1880, S. 1881.1.58; P. 1881.1.809; Cons. d’Etat, 15 juin 1842, Phalipau, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 301; 9 mars 1870, Lafont-Pasquier, S. 1871.2.284; P. chr.; Trib. des conflits, 15 nov. 1879, Auzou, S. 1881.3.19; P. chr., et la note; 26 juin 1880, Dor, S. 1882.3.3; P. chr.; Cons. d’Etat, 18 juill. 1884, Vve Screpel, Rec. des. arrêts du Cons. d’Etat, p. 640; 11 déc. 1885, Comm. de Pauillac, Ibid., p. 943. V. aussi dans ce sens, MM, Aucoc, Conférences sur le dr. admin., t. III, n. 117; Féraud-Giraud, Servitudes de voirie, t. II, p. 35 et 365).
Remarquons en terminant qu’en notre matière, pour qu’il y ait travaux publics, et par conséquent pour qu’il puisse être question de dommages résultant de ces travaux, il faut qu’il y ait eu exécution du plan d’alignement. Le plan d’alignement par lui-même n’entraînerait rien de semblable. II faut qu’il y ait eu une opération d’exécution, ne consistât-elle qu’à déplacer le ruisseau de la rue, la bordure d’un trottoir, ou même à séparer de la voie par une clôture la portion de terrain retranchable.