Nos deux décisions sont les premières qui soient intervenues au sujet de la condition juridique des chemins de fer d’exploitation des mines. Elles sont fort intéressantes par les solutions pratiques qu’elles fournissent à ce point de vue, et encore plus par les conséquences théoriques qu’on en peut tirer, et qui ne sont peut-être pas à l’abri de toute critique.
On sait que la concession minière est un domaine créé dans le tréfonds ou dans le sous-sol. Comme on l’a dit lors de la discussion de la loi de 1810, cette propriété est « doublement enclavée ». Elle l’est par rapport à la surface, où elle doit pouvoir amener ses produits; elle l’est ensuite par rapport aux voies de communication, sur lesquelles elle doit pouvoir acheminer ses produits une fois amenés à la surface. Il lui faut des accès à la surface et des accès aux voies de communication. Il lui faut ces accès d’une façon pour ainsi dire discrétionnaire, parce qu’il est impossible de prévoir les endroits où les besoins de l’exploitation des galeries souterraines nécessiteront le forage des puits et l’établissement des voies de raccordement. Dès la loi de 1810, on avait donné au propriétaire de la mine le moyen de réquisitionner ces accès sous la forme d’un droit d’occupation des terrains à la surface, mais les dispositions de cette loi, à l’usage, furent trouvées incomplètes, et la loi du 27 juillet 1880 a remanié les art. 43 et 44 de façon à les élargir. D’après ces textes, il existe, au profit de la surface, deux espèces de droits d’occupation :
Dans la première catégorie sont les travaux destinés à assurer l’extraction, c’est-à-dire à relier le fond de la mine à la surface (puits, installations de machines, ateliers, magasins, emplacements pour les matériaux), et aussi les travaux destinés à l’établissement de voies de communication pour le transport des produits, pourvu que ces voies de communication soient contenues dans le périmètre de la concession, et ne modifient pas le relief du sol (routes et chemins de charroi et aussi certains chemins de fer). Les occupations pour les travaux de cette première catégorie sont autorisées par simple arrêté préfectoral (art. 43).
Dans la seconde catégorie sont les occupations pour travaux qui doivent modifier le relief du sol ( à l’intérieur du périmètre), ainsi que les travaux à exécuter à l’extérieur du périmètre, même s’ils ne modifient pas le relief du sol. Ces occupations de la seconde catégorie ne peuvent être autorisées que par une déclaration d’utilité publique prononcée par un décret en Conseil d’Etat. Les dispositions de la loi du 3 mai 1841, relatives à la dépossession des terrains et au règlement des indemnités, sont appliquées, c’est-à-dire qu’il est procédé à une véritable expropriation. Enfin, les voies de communication créées en dehors du périmètre peuvent être affectées à l’usage du public dans les conditions établies par le cahier des charges. (art. 44).
Le chemin de fer qui a donné lieu à nos deux décisions appartenait à la seconde catégorie de travaux, puisqu’il avait donné lieu à une déclaration d’utilité publique par décret; mais, en même temps, nos arrêts relèvent la circonstance que le cahier des charges annexé au décret, bien loin d’imposer à l’exploitant de la mine l’affectation de son chemin de fer à un service public, lui avait au contraire interdit d’organiser aucun service public de transport. Ce fait nous révèle que l’Administration tantôt impose, tantôt interdit le service public, et nous allons voir que cette circonstance a une grande importance au point de vue de la condition juridique des chemins.
Il en résulte d’abord que nous devons distinguer trois sortes de chemins de fer d’exploitation des mines :
1° Les chemins construits à l’intérieur du périmètre, sans modification du relief du sol, et qui ont pu être autorisés par simple arrêté préfectoral;
2° Les chemins construits après déclaration d’utilité publique par décret, mais pour lesquels il est interdit par le cahier des charges d’organiser un service public de transports;
3° Les chemins construits après déclaration d’utilité publique par décret, et sur lesquels le cahier des charges impose l’organisation d’un service public de transports.
Comme c’est sur les chemins de fer de la seconde catégorie que nos deux décisions statuent, c’est leur condition juridique que nous allons d’abord déterminer; celle des deux autres espèces de chemins se déterminera ensuite par comparaison.
La solution de nos deux arrêts est très nette : les chemins de fer miniers construits après déclaration d’utilité publique, sur lesquels le cahier des charges interdit l’organisation d’un service public de transports, ne sont pas des ouvrages publics, mais des propriétés privées; par conséquent, les dommages ou inconvénients de voisinage qu’ils peuvent entraîner ne sont pas de la compétence du conseil de préfecture, mais de celle du tribunal civil : « Considérant, dit le Tribunal des conflits, que ce chemin, qui n’avait pas été créé par une concession de la puissance publique, constituait, non un travail public, mais une propriété privée avec les conséquences qui en résultent à l’égard des tiers lésés. » Les motifs sont les suivants : 1° avant tout, la circonstance que le chemin n’a pas été construit en vue d’un service public : « Considérant, dit le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 2 décembre 1904, que la société concessionnaire de la mine a été autorisée à construire le chemin de fer, et qu’il lui a été interdit, par le cahier des charges annexé au décret, d’organiser un service public de transports…; — Considérant que les travaux dont s’agit n’ont pas eu pour objet d’assurer un service public, mais qu’ils ont été exécutés exclusivement dans l’intérêt de la société concessionnaire de la mine de Champigneulles et pour lui faciliter l’exploitation de cette mine. » — Considérant, reprend le Tribunal des conflits dans la décision du 3 juin 1905, que, s’agissant d’un chemin de fer minier, autorisé et construit dans l’intérêt exclusif de la société concessionnaire, etc… » 2° A la vérité, les travaux ont été déclarés d’utilité publique par un décret, et ensuite exécutés sous la surveillance de l’administration, qui a procédé à la réception des travaux. A la vérité encore, le décret d’autorisation était accompagné d’un cahier des charges (puisque ce cahier interdisait l’organisation d’un service public de transports). Mais le Conseil d’Etat écarte l’objection que l’on pourrait tirer de l’existence de ces formes : « Considérant que les travaux ne sauraient acquérir ce caractère (de travaux publics) par le seul fait qu’un décret les a déclarés d’utilité publique ou qu’ils ont été autorisés, soit par une décision ministérielle, soit par un arrêté préfectoral. » Nous savions déjà, par de nombreuses décisions antérieures, que, pour avoir le caractère de travaux publics, des travaux n’avaient pas besoin d’être régulièrement autorisés (V. Trib. des conflits, 29 juin 1895; Réaux, S. et P. 1897.3.49, et la note de M. Hauriou; 2 mars 1901, Lacaille, S. et P. 1903.3.111, et la note; Cass. 1er déc. 1902, S. et P. 1905.1.182). Notre arrêt nous fournit la contre-partie, à savoir que des travaux autorisés ne sont pas nécessairement des travaux publics. Le travail public ne se définit que par une condition de fond qui est l’exécution en vue d’un service public (V. les notes de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 5 mai 1893, Sommelet, S. et P. 1895.3.1, et sous Trib. des conflits, 10 nov. 1900, Préfet des Bouches-du-Rhône, S. et P. 1901.3.33; Cass. 1er déc. 1902, précité, la note et les renvois). Comme le chemin de fer qui nous occupe n’est pas un ouvrage public, il reste la propriété privée de la Compagnie minière (V. Picard, Tr. des chem. de fer, t. II, p. 127; Colson, Abrégé de la législ. des chem. de fer, p. 117, Transports et tarifs, p. 297).
Il sera maintenant très facile de déduire la condition juridique des chemins de fer des autres catégories.
Pour les chemins construits à l’intérieur du périmètre, après autorisation par simple arrêté préfectoral, sans cahier des charges, et sur lesquels un service public de transports ne pourrait point être imposé, a fortiori on doit admettre qu’ils ne constituent pas des ouvrages publics, et restent la propriété privée du concessionnaire de la mine.
Mais, pour les chemins qui ont donné lieu à déclaration d’utilité publique, et sur lesquels le cahier des charges a imposé un service public de transports, a contrario nous devons admettre et la qualité d’ouvrage public et la domanialité publique, puisque la circonstance du service public, d’après nos arrêts, est déterminante. Et il suffit que le chemin soit partiellement affecté à un service public de transports pour devenir un ouvrage public, puisque nos arrêts insistent sur ce fait que, dans l’espèce, le chemin de la mine de Champigneulles était exclusivement pour l’exploitation de la mine. S’il n’avait pas été exclusivement pour cette exploitation, s’il eût été partie pour l’exploitation de la mine et partie pour un service public de transports, il eût été considéré comme un ouvrage public (V. les auteurs cités plus haut).
Ces solutions pratiques provoquent un certain nombre d’observations : 1° Il dépend en somme de l’Administration, en insérant dans le cahier des charges la clause qui impose le service public de transports, ou, au contraire, celle qui l’interdit, de changer du tout au tout la condition juridique du chemin de fer. Disons que l’Administration se fera ici l’interprète des circonstances, et qu’il y a telles occasions où le service public de transports sera utile, telles autres où il ne servirait de rien; 2° Le chemin de fer minier, qui n’est pas un ouvrage public, parce que le service public de transport lui a été interdit, n’en a pas moins été créé en vertu d’un droit de réquisition des terrains et à la suite de véritables expropriations. « Il n’est qu’une propriété privée, » nous dit le Tribunal des conflits, et cependant cette propriété privée aura été constituée sur des terrains expropriés avec la procédure de la loi du 3 mai 1841 (L. 27 juill. 1880, art. 44, in fine).
Voilà la conséquence théorique la plus grosse de la solution de nos arrêts. C’est qu’ils admettent la donnée d’une procédure d’expropriation employée au profit d’une propriété privée. Nous savons bien que la propriété minière, quoique privée, est une propriété d’intérêt public ou d’intérêt social. Nous savons bien que certaines législations étrangères admettent dans une certaine mesure d’expropriation pour cause d’utilité sociale au bénéfice d’entreprises privées (V. sur ce sujet, Polier, thèse de Toulouse, 1905). Nous savons aussi que notre législation française connaît un certain nombre de dépossessions forcées au profit de la propriété privée (Polier, op. cit.). Ce n’est pas le fond de la chose qui nous inquiète; mais, en la forme, nous trouvons inélégant que l’on fasse servir la procédure de la loi du 3 mai 1841 à une entreprise privée. Nous dirions volontiers : Ne mélangeons pas les genres. La procédure de la loi du 3 mai 1841 est une procédure administrative. Si vous l’employez, admettez que le concessionnaire de mines est un délégué de l’Administration. Transformez-le en un concessionnaire de travaux publics, non pas pour l’exploitation de sa mine, mais pour l’exploitation de son chemin de fer. Et, si vous ne voulez pas qu’il ouvre son chemin de fer au public, admettez alors que le transport de son minerai est un service public.
Si vous voulez que le chemin de fer demeure une propriété privée, alors n’employez pas pour le construire la procédure de la loi du 3 mai 1841; trouvez un autre procédé juridique pour procurer les terrains; la chose ne serait pas difficile; il n’y aurait qu’à appliquer à cette hypothèse quelque servitude analogue à celle d’aqueduc, créée par la loi du 29 avril 1845 pour l’irrigation des propriétés. Ce serait une expropriation, mais par des moyens civils.
Comme le Tribunal des conflits, pas plus que le Conseil d’Etat, ne sauraient par leur jurisprudence créer des servitudes de droit civil, ils ne pouvaient trouver de solution nette que du côté de la concession de travaux publics. Il fallait, à notre avis, attribuer le caractère d’ouvrage public au chemin de fer dans tous les cas où la déclaration d’utilité publique permet l’expropriation. Et, sans doute, il n’y a de travail public que là où il y a service public; mais, nous le répétons, qui empêchait de déclarer service public le transport des produits d’une propriété d’intérêt public ? Comment ? le transport des minerais paraît être d’utilité publique assez pour justifier l’expropriation, et il ne le serait pas assez pour être qualifié de service public !
Au fond, nous croyons que les deux hautes juridictions ont été impressionnées par la crainte de paraître donner à la propriété minière elle-même une couleur administrative; elles ont voulu éviter toute atteinte à son caractère de propriété privée. Mais il ne s’agissait pas de la propriété minière du tréfonds; il s’agissait d’un chemin de fer qui est à la surface. Il est entendu que la Compagnie minière est propriétaire de sa mine, mais rien ne l’empêche d’être concessionnaire de son chemin de fer. Elle est bien dans cette situation de concessionnaire quand un service public de transports a été imposé sur le chemin de fer, et on ne s’aperçoit pas que cela ait aucune répercussion sur la propriété du fond. Que lui fait, à ce point de vue, la circonstance du service public de transports imposé ou interdit ? Dans l’espèce, la puissante Compagnie des hauts fourneaux de Denain et Anzin voyait si peu d’inconvénient à être traitée comme un concessionnaire de travaux publics pour son chemin de fer, que c’est elle qui le demandait.