NEUVIÈME LEÇON – La souveraineté nationale à l’intérieur. La liberté de l’individu.
MESDAMES, MESSIEURS,
Quand la souveraineté de l’État s’exerce à l’intérieur, elle se rencontre avec la liberté de l’individu. Dans la première leçon que j’ai eu l’honneur de faire, je disais qu’à la fin du XVIIIe siècle, à peu près au même moment, en France et en Amérique, on avait proclamé à la fois le principe de la souveraineté nationale et le principe de la liberté individuelle. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en même temps qu’elle disait à l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation », portait à l’article 1er : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » On énumérait ces droits qui, aux termes de l’article 2, étaient la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Un article, non plus de la Déclaration des droits, mais du préambule de la Constitution, disait : « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l’exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre et garantis par la Constitution. »
L’idée était donc celle-ci : oui, sans doute, la souveraineté nationale est la puissance de faire des lois, d’assurer l’exécution de ces lois, de juger les différends qui naissent de cette exécution ; toutefois cette puissance a une limite, dont le fondement et la mesure se trouvent dans les droits naturels de l’homme, auxquels elle ne peut porter atteinte. Mais c’était là une proposition bien générale et dont l’application demandait des précisions. D’autre part, il apparaissait certain que la vie sociale n’était possible que si des limitations étaient apportées au libre exercice des droits individuels, et alors on s’arrêta à cette formule : la souveraineté de l’État peut intervenir pour limiter les droits de chacun, mais seulement dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger les droits de tous, et elle ne peut le faire que par la loi, c’est-à-dire au moyen d’une disposition générale, édictée par la nation elle-même ou ses représentants.
Cette formule n’était-elle pas elle aussi trop générale et insuffisante ? D’une part, elle était une pure affirmation des droits naturels de l’individu, et ceux-ci pouvaient être contestés. Il fallait donc démontrer leur fondement et leur existence, déterminer aussi leur étendue et leur portée. D’autre part, cette formulé arrivait sans doute à limiter négativement les pouvoirs de l’État. Mais ne fallait-il pas aller plus loin et ne fallait-il pas trouver un principe en vertu duquel on reconnût à l’État non seulement des obligations négatives, mais encore des obligations positives, en d’autres termes, un principe en vertu duquel on pourrait dire non seulement ce que l’État ne peut pas faire, mais aussi ce qu’il est obligé de faire ? Enfin il fallait trouver une organisation qui garantit autant que possible que l’État n’outrepasserait pas les limites qui lui étaient fixés et remplirait les obligations qui lui étaient imposées. En un mot, il fallait déterminer : 1° le fondement et le contenu de la liberté individuelle ; 2° les obligations positives et négatives de l’État ; 3° l’organisation de l’État au point de vue de la liberté.
C’est autour de ces trois points qu’ont évolué les idées relatives aux rapports de la souveraineté et de la liberté ; et c’est cette évolution que je voudrais étudier, au moins dans ses éléments essentiels, dans les cinq dernières leçons.
I
La doctrine dite individualiste qui pose le principe de la liberté individuelle, ou plus exactement, suivant l’expression dont je me suis déjà servi, le principe de l’autonomie de l’individu, est très ancienne. J’en ai rappelé précédemment les lointaines origines ; j’ai indiqué les principales étapes de son développement. Je n’y reviendrai pas. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, en France, en Angleterre, en Amérique, on regardait les principes individualistes comme des vérités absolues, comme les dogmes intangibles d’une religion révélée.
Tout le système peut se résumer en quelques mots très simples. Il enseigne qu’en vertu même de sa qualité d’homme, en vertu de l’éminente dignité de sa personne, l’homme nait investi du droit naturel, inaliénable et imprescriptible, d’exercer sans entrave son activité physique, intellectuelle et morale. Ce droit, que tout homme apporte avec lui en naissant, il le conserve en entrant dans la société politique, et il peut l’opposer à la fois aux autres individus et au pouvoir politique constitué dans cette société. Nul ne peut porter atteinte aux droits d’autrui. L’État, la puissance politique, ne peut pas non plus édicter des dispositions qui priveraient les hommes du libre exercice de leurs droits naturels. Le but de toute autorité politique est, au contraire, de protéger ces droits ; et toute autorité qui y porterait une atteinte quelconque serait oppressive et tyrannique. L’État a seulement le pouvoir d’apporter certaines limitations aux droits individuels, mais seulement dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer la tranquillité et la sécurité de la vie sociale. Il doit, suivant la formule, dont je me suis déjà servi, limiter la liberté de chacun dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer la liberté de tous ; il ne peut le faire que par la loi, c’est-à-dire par une disposition générale émanant soit du peuple, soit de ses représentants librement élus.
Cette liberté, au sens général du mot, ou plutôt cette autonomie de la personne humaine, c’est le droit, ai-je dit, d’exercer sans entrave son activité physique, intellectuelle et morale. La liberté physique, qu’on appelle quelquefois simplement la liberté individuelle, est la liberté d’aller et de venir, de se livrer à tout travail matériel et dans les conditions qu’il plaît à chacun de choisir, et aussi de devenir propriétaire du produit de son travail. La liberté intellectuelle, c’est la liberté d’exprimer ses idées, dans quelque ordre de pensée que ce soit, de les exprimer par la parole ou par l’écrit, ce qui implique la liberté de réunion, la liberté de l’enseignement et la liberté de la presse. Enfin la liberté morale, c’est la liberté d’avoir et d’exprimer les croyances éthiques et religieuses que l’on croit vraies et d’exercer publiquement le culte qui s’y rattache.
Toute l’organisation politique doit tendre à assurer la protection de la liberté humaine ainsi comprise, et l’homme a le droit d’exiger que toutes les garanties soient prises par la constitution et les lois, afin que l’État ne porte aucune atteinte à cette liberté, et c’est là pour lui un droit que les Déclarations de l’époque révolutionnaire appellent la sûreté.
Enfin, si malgré tout, si malgré l’affirmation de ces principes, si malgré l’organisation politique établie conformément à ces principes, la puissance politique porte atteinte aux libertés individuelles, il y a ce qu’on appelle oppression ; et il est un dernier droit qui est la conséquence et comme la sanction de tous les autres, la résistance à l’oppression : le droit d’opposer une résistance passive à un acte que l’on considère comme attentatoire à la liberté le droit de recourir à la résistance défensive, c’est-à-dire d’opposer la force à l’intervention de la force publique tendant à exécuter un acte contraire au droit ; et enfin le droit de résistance agressive, c’est-à-dire le droit de renverser par la force un gouvernement oppresseur, le droit à l’insurrection.
La Déclaration des droits de 1789 avait formulé le principe en indiquant la résistance à l’oppression parmi les droits naturels énumérés à l’article 2. La Déclaration des droits de 1793 alla plus loin. On y trouve des formules qui ont été bien souvent citées et qu’il n’est pas inutile de reproduire ici. Aux articles 33, 34 et 35, on lit : « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme. Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
II
Telle était la conception de la liberté a l’époque de la Révolution française, et tel était le système suivant lequel on avait tenté de concilier la souveraineté de l’État et l’autonomie de la personne humaine. En vérité, quand ces deux véritables souverainetés se trouvaient en présence, c’était la souveraineté nationale qui était limitée par l’autonomie de l’individu. Mais alors, direz-vous, elle cessait d’être la souveraineté, puisque le propre d’une souveraineté est de ne jamais être limitée que par elle-même et qu’ici la souveraineté politique se trouvait limitée par un élément étranger à elle-même, la liberté intangible de l’individu.
La contradiction était certaine. Beaucoup de théoriciens de l’individualisme se sont efforcés de l’expliquer, mais sans y parvenir, parce que forcément on arrivait, ou bien à faire disparaitre la souveraineté de l’Etat au profit de la liberté individuelle, ou bien à sacrifier complètement la liberté de l’individu à la souveraineté de l’État, quels que fussent les sophismes employés pour maintenir intacte la souveraineté de l’État en paraissant maintenir aussi les droits de l’individu.
L’initiateur de ces sophismes est incontestablement J.-J. Rousseau que, par une erreur singulière, on cite souvent comme l’inspirateur des doctrines libérales de la Déclaration des droits promulguée en 1789, quand il est au contraire l’initiateur de toutes les doctrines de dictature et de tyrannie, depuis les doctrines jacobines de 1793 jusqu’aux doctrines bolchevistes de 1920. Sans doute, J.-J. Rousseau était un individualiste ; mais ç’a été la grande erreur de beaucoup des représentants de l’école individualiste de croire que cette doctrine entraînait forcément comme conséquence pratique des conclusions libérales, et qu’elle aboutissait ainsi à l’institution d’un gouvernement de liberté. Il suffit d’ouvrir le Contrat social pour voir comment J.-J. Rousseau sacrifie sans réserve les droits de l’individu à la toute-puissance de l’État.
Si l’on ne lisait que le chapitre IV du livre II du Contrat social, on pourrait croire que Rousseau admet que l’individu conserve dans la société une partie de ses droits naturels qui viennent limiter ainsi le pouvoir de l’État. Le chapitre en effet a pour titre : « Des bornes du pouvoir souverain » ; et on y lit : « On convient que tout ce que chacun aliène de sa liberté, c’est seulement la partie dont l’usage importe à la communauté. » Mais il ajoute immédiatement : « Il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. » Au chapitre VI du livre I, Rousseau dit encore : « L’union (résultant du contrat social) est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer ; car, s’il restait quelque droit au particulier, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. »
Ce n’est pas tout. Rousseau enseigne que cette souveraineté sans limite de l’État laisse cependant intacte l’autonomie de l’individu ; et par là il a ouvert la voie aux philosophes et aux juristes de l’Allemagne moderne, Kant, Hegel, Gierke, Jellinek, qui à sa suite viendront affirmer que l’individu, ne trouvant la plénitude de son être que dans l’État, celui-ci peut être tout-puissant sans que l’autonomie de l’individu soit amoindrie. Rousseau ne dit pas autre chose quand il affirme que, par le jeu du contrat social qui crée la volonté collective, les individus, en obéissant à cette volonté, n’obéissent qu’à eux-mêmes. Plus cette volonté collective est puissante, plus les individus eux-mêmes sont puissants, puisqu’elle n’est formée que des volontés individuelles. Affirmer la souveraineté sans limites de la volonté collective de l’État, c’est donc affirmer l’autonomie sans restriction de l’individu. L’autonomie individuelle se réalise dans la souveraineté étatique, et elle est en raison de cette souveraineté.
III
Une conception de la liberté individuelle, de l’autonomie individuelle, qui aboutissait à de pareilles conclusions ne pouvait incontestablement se maintenir telle quelle. Elle le pouvait d’autant moins que c’est au nom de la liberté ainsi comprise que tous les gouvernements despotiques ont tenté de justifier leurs actes arbitraires et tyranniques. D’autre part, la théorie individualiste de la liberté ne pouvait pas se maintenir, parce que, outre qu’elle aboutit pratiquement à des conséquences inadmissibles, théoriquement elle est indéfendable. Sur ce dernier point, je ne dirai qu’un mot ; mais, à mon avis, il a une haute importance.
Toutes les doctrines individualistes affirment que l’homme, au moment où il est venu au monde, est, en vertu même de sa qualité d’homme, titulaire de droits qu’il apporte dans la société, et que ces droits qu’il a naturellement avant d’entrer dans la société, ces droits innés, il peut les opposer au pouvoir politique et aux autres individus. Or, une pareille conception est contradictoire en soi. En effet, un droit ou n’est rien ou est un pouvoir de volonté ayant un certain objet, pouvoir qu’un homme peut opposer à un autre homme. Un droit suppose forcément trois éléments, un sujet actif du droit, un objet de ce droit et enfin un sujet passif, c’est-à-dire un homme auquel le titulaire du droit peut l’opposer. Un homme isolé, sans relations avec ses semblables, n’a pas, ne peut pas avoir de droits. Robinson dans son île n’a pas de droits. L’homme ne peut avoir de droits que lorsqu’il entre en relations avec d’autres hommes, c’est-à-dire lorsqu’il vit en société. Les droits de l’homme ne peuvent donc pas être antérieurs à la société ; mais au contraire ils naissent de la société. On ne peut pas prétendre que l’homme en entrant dans la société apporte des droits qui s’imposent à elle. Au contraire, l’homme n’a de droits que lorsque vit en société, parce qu’il vit en société, et c’est d’elle seule qu’il tire tous ses droits.
Ainsi, la doctrine individualiste et sa conception de la liberté individuelle s’effondrent. Son point de départ est contradictoire. Le fondement sur lequel on veut l’appuyer s’écroule.
Il y avait une autre raison aussi pour que la conception purement individualiste de la liberté ne pût se maintenir : c’était le caractère exclusivement métaphysique de la notion de droit. Ici encore, je ne puis que passer très rapidement.
J’entends par notion métaphysique toute notion impliquant une affirmation qui n’est pas vérifiée par l’observation directe des sens. Toute tentative d’explication de l’univers implique une notion métaphysique. Toute affirmation sur le caractère et la valeur en soi de la personne humaine est une affirmation d’ordre métaphysique. Toute doctrine, comme la doctrine individualiste, qui affirme qu’en raison de sa qualité d’homme, de son éminente dignité, l’être humain a une volonté, qui par nature, et comme telle, s’impose aux autres volontés, qui, à cause de sa valeur interne, des qualités qui lui sont propres, peut limiter l’action des autres individus et la puissance de l’autorité politique, est évidemment une doctrine exclusivement métaphysique. Or, comme j’ai eu l’occasion de le dire déjà à plusieurs reprises, des doctrines de ce genre, il en est comme des doctrines purement religieuses. On peut y croire ardemment, et je respecte profondément ces croyances ; mais on ne peut les enseigner comme doctrines positives. Elles peuvent être l’objet d’un acte de foi ; elles ne peuvent être celui d’une proposition scientifique. Aussi, toute la doctrine individualiste a-t-elle été vivement critiquée par l’école positiviste, qui, qu’on le veuille ou non, a fait sentir son action d’une manière profonde depuis un demi-siècle.
Dans ces conditions, la conception individualiste de la liberté devait tendre disparaitre pour faire place à ce que j’appelle la conception solidariste. Que sa disparition soit complète et que la substitution soit totalement achevée, je n’oserais pas l’affirmer. D’ailleurs, dans l’évolution du monde social, dans l’évolution des institutions et des idées, il n’y a point d’étapes à proprement parler. L’évolution est ininterrompue ; les idées et les institutions s’enchainent et s’entremêlent toujours les unes et les autres ; et dans le domaine qui nous occupe maintenant, s’il n’est pas vrai de dire que la conception solidariste de la liberté a complètement remplacé la conception individualiste, il est cependant tout à fait exact d’affirmer que la conception solidariste est aujourd’hui au premier plan, et qu’elle tend de plus en plus à remplacer la conception individualiste. Dans notre prochaine réunion, nous essayerons de montrer sur quels points et comment elle s’en distingue nettement.
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