Certaines décisions contentieuses se veulent discrètes bien que leur portée jurisprudentielle soit considérable sur le plan théorique, tel est le cas de la décision rendue le 6 juillet 2015 par le Tribunal des conflits (TC, 6 juillet 2015, K. et autres, n° 3995) qui confirme une solution ancienne rendue dans un contexte juridique très différent (TC, 2 février 1950, Société de gérance et de publicité du poste de radiodiffusion « Radio-Andorre », n° 01243, Rec. p. 652, concl. R. Odent et note M. Waline RDP 1950 p. 478 ; note J. Rivero JCP (G) 1950.II.5542).
L’Union européenne a adopté le 28 novembre 2008 une décision-cadre obligatoire par laquelle les États membres se doivent d’instaurer dans leur ordre interne diverses infractions pénales portant sur la lutte contre le racisme et la xénophobie (Décision n° 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, JOUE (L) n° 328 p. 55, <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2008:328:0055:0058:fr:PDF>) ce qui n’a pas été totalement « transposé » dans l’ordre juridique français.
M. Krikorian et autres ont tout d’abord formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État dirigé contre une décision implicite par laquelle le Premier ministre avait refusé de déposer un projet de loi de transposition tendant à l’instauration de ces incriminations. Celui-ci sera rejeté par une décision du 26 novembre 2012 au motif tiré de l’incompétence de la juridiction administrative pour en connaître (CE, 26 novembre 2015, Krikorian et autres, n° 350.492, aux tables du Recueil Lebon, JCP (A) n° 49‑2012 n° 845), la décision litigieuse étant alors considérée comme étant un « acte de Gouvernement ».
Par la suite, ils ont initié une seconde procédure devant l’Autorité judiciaire tendant aux mêmes fins. Néanmoins, le Tribunal de grande instance de Marseille va également se déclarer incompétent pour en connaître (TGI Marseille ord., 3 juin 2013, Krikorian et autres, n° 13/01008), ce qui sera ensuite confirmé par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (CA Aix-en-Provence, 10 octobre 2013, Krikorian et autres, n° 2013/684) rejetant également leur question prioritaire de constitutionnalité.
Le Tribunal des conflits sera alors saisi par les requérants, en usant de la voie procédurale demeurant offerte aux justiciables victimes d’une double incompétence juridictionnelle (A l’époque des faits : article 17 du décret du 26 octobre 1849 ; cette procédure relève désormais de l’article 37 du décret n° 2015‑233 du 27 février 2015 relative au Tribunal des conflits).
M. Arrighi de Casanova ayant présidé la formation de jugement au Conseil d’État qui avait statué sur le même litige, une demande incidente en récusation sera formulée et, par une décision avant-dire-droit du 18 mai 2015 (TC, 18 mai 2015, Krikorian et autres, n° 3995, à publier au Recueil Lebon), le Tribunal des conflits revenant sur sa jurisprudence la plus classique (TC, 4 novembre 1880, Marquigny c. Préfet du Nord, Rec. p. 795 ; TC, 13 janvier 1958, Alioune Kane, Rec. p. 790) va y faire droit. Cette décision sera publiée au recueil et son existence a été notée par la doctrine (Obs. S. Roussel Gaz. Pal. 22 juillet 2015, p. 21 ; AJDA 2015 p. 1726 ; Droit administratif n° 7‑2015 n° 77). Mais la décision statuant sur la question de la compétence n’aura pas droit aux mêmes égards (Elle ne sera même pas publiée au Recueil Lebon alors que sa portée le justifierait.), alors que la question soulevée est, paradoxalement, fondamentale.
En effet, la question posée au Tribunal des conflits n’est « que » celle de la possibilité d’existence d’un déni de Justice en France par défaut de compétence juridictionnelle à l’encontre de certains actes et décisions. Les « actes de Gouvernement » (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon Bonaparte, concl. David, Rec. p. 155) voient donc leur régime contentieux d’exception directement maintenus grâce à la présente décision. De telles décisions semblent donc échapper à tout contrôle juridictionnel autre que les rares possibilités de recours ouvertes devant le Conseil constitutionnel en matière électorale (CC, 5 juillet 2004, Hauchemaille, n° 2004‑21 ELEC).
Le juge des conflits va ainsi consacrer la solution de l’injusticiabilité des « actes de Gouvernement » sans la moindre réserve alors que la doctrine cherche à cerner cette notion qui demeure présente (P. Duez, Les actes de gouvernement, Sirey, 1935, rééd. Dalloz, 2006, 215 p. ; M. Virally, « L’introuvable acte de Gouvernement », RDP 1952 p. 317 ; R. Chapus, « L’acte de Gouvernement, monstre ou victime », D. 1958 chron. p. 5 ; P. Serrand, L’acte de Gouvernement – Contribution à la théorie des fonctions juridiques de l’État, thèse Paris II, 1996 ; F. Melleray, « L’immunité juridictionnelle des actes de Gouvernement en question – le droit français confronté aux développements récents du droit espagnol », RFDA 2001 p. 1086 ; B. Odent, « Actes de gouvernement », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz) bien que parfois qualifiée de sursitaire. Cette solution nous semble totalement contraire à l’esprit de la Constitution du 4 octobre 1958 dans sa rédaction actuelle ou des traités européens alors qu’elle pourrait, paradoxalement, se justifier dans certains cas avec une formulation différente.
1°) La théorie des « Actes de Gouvernement » est une notion ancienne que le Conseil d’État a consacré dès la Restauration (CE, 20 janvier 1816, Allut ; CE, 1er mai 1822, Laffitte, Rec. 1821-1825 p. 202) et qui sera maintenue par delà les évolutions politiques (CE, 9 mai 1867, Duc d’Aumale et autre, concl. Aucoc Rec. p. 472) avec, toutefois, une évolution majeure en 1875 liée à l’abandon du critère fondé sur le « mobile politique » de l’acte (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon Bonaparte, op. cit.). Désormais, seules les décisions qui émanent du Président de la République ou du Gouvernement, portant sur les relations internationales de la France et celles adoptées entre les organes constitutionnels sont concernées.
Les « Actes de Gouvernement » se rattachant aux relations internationales de la France concernent tous les actes soumis au seul droit international public (CE Ass., 11 juillet 1975, Paris de Bollardière, Rec. p. 423 ; CE Sect., 28 mars 2014, de B., n° 373.064, <https://www.revuegeneraledudroit.eu/?p=15787>), ceux qui relèvent des relations avec des organisations internationales (CE, 9 juin 1952, Gény, Rec. p. 19) et les autres États (CE Sect., 28 juin 1967, Société des transports en commun de la région d’Hanoï, Rec. p. 279) et ceux qui ne sont pas détachables de tels actes (CE Sect., 1er juin 1951, Société des étains et wolfram du Tonkin, Rec. p. 312) ou même ceux qui sont liés à leur mise en œuvre dans l’ordre international (CE Ass., 23 novembre 1984, Association « Les verts », Rec. p. 382).
Si les actes de l’exécutif qui affectent les rapports du pouvoir exécutif avec le Parlement (CE, 12 mars 1853, Prince de Wagram, Rec. p. 329 ; CE Ass., 19 janvier 1934, Compagnie marseillaise de navigation à vapeur Fraissinet, Rec. p. 98) ou les organes constitutionnels (CE Ass., 9 avril 1999, Ba, Rec. p. 124) sont également ainsi qualifiés, cela demeure sous la réserve qu’ils ne puissent être qualifiés d’actes ayant eux-mêmes un caractère législatif (CE Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, Rec. p. 143) ou juridictionnel (CE, 28 mars 1947, Gombert, Rec. p. 138). Il en est de même pour les décisions qui ne sont pas détachables d’une procédure conduisant à l’édiction de tels actes (CE Ass., 27 juin 1985, Georger et Teivassigamany, Rec. p. 403 ; CE Sect., 11 mai 1962, Salan, Rec. p. 317).
Le Conseil d’État avait ainsi jugé que le refus de présenter à la Chambre des députés un projet de loi n’est pas susceptible d’être discuté devant lui (CE, 17 février 1888, Prévost, concl. Levavasseur de Précourt Rec. p. 148 ; CE Sect., 18 juillet 1930, Rouché, Rec. p. 771). La même solution a été reprise sous la Ve République (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, Rec. p. 607) et a directement inspiré la solution d’incompétence opposée ici aux requérants (CE, 26 novembre 2012, Krikorian et autres, op. cit.). Mais ces derniers invoquaient un précédent jurisprudentiel portant sur les rapports entre le Premier ministre et le Conseil constitutionnel fondé sur les impératifs résultant de la participation de la France à l’Union européenne (CE Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, concl. F. Lamy Rec. p. 379) et qui pouvait parfaitement être étendu au cas présent.
Toutefois, le juge administratif suprême et le juge des conflits n’ont pas suivit cet argument car l’obligation de saisir le Conseil constitutionnel aux fins de délégalisation d’une loi en vue de permettre la transposition d’une directive européenne, bien que fondée sur les exigences de l’article 88‑1 de la Constitution, ne se justifie plus de la même manière. En effet, depuis lors le juge administratif a reconnu aux directives européennes la possibilité d’être invoquée par des particuliers (CE Ass., 30 octobre 2009, Perreux, concl. Guyomar Rec. p. 407) (cette solution semble transposable aux décisions-cadres) et à ces derniers d’engager la responsabilité de l’État en cas de méconnaissance des engagements internationaux (CE Ass., 8 février 2007, Gardedieu, concl. Derepas, Rec. p. 78).
La solution retenue implique donc une absence de « spécificité » en matière de droit de l’Union. Le Tribunal des conflits a également rejeté la demande de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, ce qui est pour le moins- regrettable, alors que la question de principe soulevée l’aurait justifiée.
2°) En effet, les « Actes de Gouvernement » soulèvent des questions théoriques fondamentales dans un État de droit.
En premier lieu, le Conseil d’État estime que l’ordre juridictionnel administratif n’est pas compétent pour connaître de tels contentieux (CE, 3 novembre 1933, Desreumeux, S. 1934.III.9) ; il ne s’agit donc pas d’une question de recevabilité (CE, 23 septembre 1992, GISTI, Rec. p. 346). Ceci devrait donc, en toute logique et en l’absence de texte spécial en ce sens, ouvrir la compétence au Tribunal de grande instance, juridiction de droit commun, qui relève de l’Autorité judiciaire, ordre juridictionnel de droit commun.
On relèvera avec intérêt que l’ancien article R.311‑1 du code de l’organisation judiciaire, abrogé par le décret n° 2008‑522 du 2 juin 2008, disposait que : « Le tribunal de grande instance connaît (…) de toutes les affaires pour lesquelles compétence n’est pas attribuée expressément à une autre juridiction (…). ». La lettre de l’article L.211‑3 de ce code, actuellement en vigueur, prévoit désormais que : « Le tribunal de grande instance connaît de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n’est pas attribuée (…) à une autre juridiction ».
La différence de rédaction n’est pas anodine car la compétence de droit commun du tribunal de grande instance se limite désormais aux seuls litiges civils et commerciaux. La solution rendue par le Tribunal des conflits le 6 juillet 2015 aurait donc été différente si la lettre de la loi n’avait pas été modifiée lors d’une opération de recodification théoriquement opérée à « droit constant » (Ordonnance n° 2006‑673 du 8 juin 2006 portant refonte du code de l’organisation judiciaire et modifiant le code de commerce, le code rural et le code de procédure pénale, et le rapport au Président de la République, JO p. 8708). Il en résulte que le juge des conflits a implicitement mais nécessairement exclu la qualification d’« affaire civile » en la matière ce qui est parfaitement conforme à sa jurisprudence (TC, 19 mai 1958, Société Myrtoon steamships, AJDA 1958 p. 398).
En deuxième lieu, la réticence du juge administratif a intervenir dans certains domaines se justifie aisément compte tenu de leur forme ou de leur matière.
Les actes qui ne relèvent pas du « droit administratif » (entendu ici comme étant le seul « droit public français ») (CE Sect., 30 novembre 1962, Consorts Manfred-Weiss, Rec. p. 643) doivent en toute logique lui échapper. En effet, sa compétence est d’attribution et l’ordonnance du 31 juillet 1945 mentionnait que : « Le Conseil d’État (…) est le juge de droit commun en matière administrative » (Article 32 de l’ordonnance n° 45‑1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d’État.) avant que cette compétence ne soit transférée aux tribunaux administratifs (Actuellement : article L.211‑1 du code de justice administrative). Toutefois, cette compétence doit prendre en compte celle du Conseil constitutionnel (Articles 54, 58 à 61‑1 de la Constitution ; CE Ass., 1er septembre 2000, Larrouturou, concl. Savoie Rec. p. 365) et les aménagements résultant de conventions internationales (CE Sect., 18 avril 1958, Hedi ben Zakour, Rec. p. 221 ; CE Sect., 11 juillet 1958, Hedi ben Zakour, Rec. p. 439).
On objectera, au cas présent, que la décision litigieuse était une décision de rejet adoptée par le Premier ministre tendant au dépôt d’un projet de loi auprès du Parlement : une telle matière ne saurait être régie par un droit étranger et ne peut que relever que du « droit public ». L’administrativité de l’acte peut cependant se révéler délicate à établir au regard de l’autonomie, relative, du droit constitutionnel envers le droit administratif.
En troisième lieu, le juge administratif a déjà admis la possibilité de contester devant lui des mesures négatives alors que la mesure opposée, positive cette fois, n’est pas susceptible d’être discutée devant lui.
Ainsi, le refus de saisir le Conseil constitutionnel pour délégaliser une loi aux fins de transposition d’un acte de droit dérivé international est susceptible de recours pour excès de pouvoir (CE Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, op. cit.) alors que la décision de saisir cette juridiction ne l’est pas (CE ord., 7 novembre 2001, Tabaka, Rec. p. 789). Il en est de même pour les refus opposés par l’exécutif de saisine des juridictions (CE, 1er décembre 1976, Association des concubins et concubines de France, Rec. p. 520 ; CE Sect., 11 janvier 1935, Colombino, Rec. p. 44) ou pour le régime des notifications d’« aides d’État » auprès de la Commission européenne (CE Ass., 7 novembre 2008, Comité national des interprofessions des vins et appellations d’origine et autres).
Il était donc parfaitement possible d’admettre la compétence contentieuse du juge administratif au cas d’espèce, la France ayant une obligation de transposition (Article 83 TFUE), dans la mesure où il s’agissait d’un refus de saisir le Parlement de cette question, ce dernier étant ensuite libre de son appréciation.
3°) La constitutionnalité de la théorie des « Actes de Gouvernement » telle que consolidée par le Tribunal des conflits dans sa décision Krikorian apparaît, pour le moins, doublement problématique.
Tout d’abord, les dispositions de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme instaurent un « droit au recours » devant une juridiction (CC, 13 août 1993, « Loi relative à la maîtrise de l’immigration », n° 93‑325 DC). Il est patent que l’injusticiabilité de tels actes soulève une grave difficulté à ce titre dans la mesure où le Conseil constitutionnel estime que ce droit au recours doit être « effectif » (CC, 9 avril 1996, « Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française », n° 96‑373 DC).
Or force est de constater que nulle solution interne n’est offerte devant la juridiction constitutionnelle en l’état du droit depuis 1958 (L. Favoreu, Du déni de justice en droit public français, LGDJ, 1964, 582 p. not. p. 241 et s) malgré de régulières critiques doctrinales en ce sens (E. Carpentier, « L’ »acte de Gouvernement » n’est pas insaisissable », RFDA 2006 p. 661 ; E. Carpentier, « Permanence et unité de la notion d’acte de Gouvernement », AJDA 2015 p. 799). La solution d’un recours constitutionnel apparaît ainsi particulièrement séduisante car elle permet à la fois de conforter rétrospectivement la construction doctrinale du Conseil d’État et d’y mettre un terme sur le plan procédural (L. Favoreu, « L’acte de Gouvernement, acte provisoirement et accidentellement injusticiable », RFDA 1987 p. 544 ; L. Favoreu, « Pour en finir avec la « théorie » des actes de Gouvernement », Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p. 607) tout en en limitant l’application aux seules violations des droits fondamentaux. Le droit au recours semble donc mis à mal en cette matière.
On relèvera ainsi que le Tribunal des conflits interprète sa propre compétence de manière étroite en la limitant aux seuls conflits entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif. Les conflits avec le Conseil constitutionnel, la Haute cour, la Cour supérieure d’arbitrage, le président de la République statuant au titre de la justice retenue ou les autorités politiques sont donc exclues de sa compétence ce qui n’est pas sans soulever des difficultés d’ordre théorique pour les rares hypothèses où cela pourrait se présenter.
Enfin, si la présence d’un litige régi par le droit international pourrait justifier l’incompétence des juridictions internes françaises, au profit d’organes ou de juridictions internationales, tel n’est pas le cas ici.
En effet, le droit de l’Union européenne bénéficie d’un régime particulier dans l’ordre juridique interne. Si la participation aux communautés européenne résultait initialement des dispositions générales de la Constitution (Alinéas 14 et 15 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ; articles 52 à 55 de la Constitution du 4 octobre 1958), tel n’est plus le cas depuis l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht (Loi constitutionnelle n° 92‑554 du 25 juin 1992 ajoutant à la Constitution un titre « Des Communautés européennes et de l’Union européenne » a en effet créé un article 88‑1 fondant désormais cette appartenance de manière distincte) avec la création d’un fondement spécifique propre aux communautés et à l’Union puis, désormais, à la seule Union européenne (Cf. Thibaut de Berranger, Constitutions nationales et construction communautaire, LGDJ, 1998, 592 p.).
Cependant, la solution rendue par le Tribunal des conflits, qui a refusé de transmettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (Articles 256 et 267 TFUE) sur ce point, est en porte-à-faux au regard des exigences constitutionnelles propres à l’Union. En effet, la « transposition » d’un acte de droit dérivé dès lors que le droit européen l’impose (C’est le cas des directives mais au cas présent il s’agissait d’un acte adopté dans le cadre de la Coopération policière et judiciaire en matière pénale (3e pilier) avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009) résulte d’une exigence constitutionnelle directe (CC, 10 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l’économie numérique », n° 2004‑496 DC).
C’est d’ailleurs à ce titre que la décision par laquelle le Premier ministre refusait de saisir le Conseil constitutionnel, sur le fondement de l’article 37 de la Constitution, pour assurer la transposition d’une directive avait été annulée par le Conseil d’État (CE Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, op. cit.).
Cette solution nous semblait devoir être étendue au cas soumis au Tribunal des conflits qui aurait ainsi retenu, nécessairement, la compétence administrative. On notera que cette solution aurait permis au Parlement de librement déterminer les infractions et peines liées aux infractions en question tout en mettant la France à l’abri d’actions européennes.
4°) La solution rendue par le Tribunal des conflits soulève en effet la question de son inconventionnalité.
Les obligations conventionnelles résultant de la Convention européenne des droits de l’Homme, notamment de ses articles 6 et 13 (La Cour européenne juge que la notion d’acte injusticiable peut, dans certaines limites, être considéré comme compatible avec la Convention : Cour EDH, 14 décembre 2006, Markovic c. Italie, n° 1398/03), imposent l’ouverture de voies de recours internes lorsqu’un droit conventionnel est méconnu. On relèvera qu’au cas présent il n’apparaît pas qu’un droit conventionnel ait été méconnu (il n’existe pas de droit à l’édiction d’une infraction) mais que cela n’est nullement exclu dans le cadre du droit communautaire pour d’autres contentieux.
Mais cet aspect demeure d’effet limité dans la mesure où, depuis les arrêts Nicolo (CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, concl. P. Frydman Rec. p. 190) et Société Rothmans international France (CE Ass., 28 février 1992, Société Rothmans international France, Rec. p. 81), le juge administratif écartera une norme législative, réglementaire ou même un autre acte administratif qui se révélerait contraire à un Traité ou à une norme de droit dérivé. De plus, un tel acte – même non transposé- pourra être désormais invoqué (CE Ass., 30 octobre 2009, Perreux, op. cit.), ceci permet à un administré à qui l’on oppose une décision interne de mettre en échec celle-ci, quelque puisse être sa nature (Hormis les normes de nature constitutionnelle : cf. CC, 27 juin 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », n° 2006‑540 DC), lorsque le droit de l’Union est méconnu.
Néanmoins, on ne peut que constater que la solution rendue au cas présent est doublement problématique sur le strict plan du droit de l’Union européenne.
En premier lieu, le droit de l’Union impose aux États de transposer les directives et de mettre en œuvre les autres actes qui nécessitent des mesures nationales en ce cas (CJCE, 6 mai 1980, Commission c. Belgique, n° 102/79). Autrement dit, il s’agit là d’une obligation conventionnelle qui n’est pas respectée et qui peut entraîner l’engagement de la responsabilité internationale ou interne (CE Ass., 28 février 1992, Société Arizona Tobacco products, Rec. p. 78 ; CE Ass., 8 février 2007, Gardedieu, op. cit.) de l’État et il est regrettable que seul un litige indemnitaire semble possible au cas présent.
En second lieu, la seule voie ouverte aux requérants relève de l’ordre communautaire. Un recours en manquement (Article 260 TFUE) devant la Cour de justice de l’Union européenne ne peut être initié que par la Commission européenne mais celle-ci peut être parfaitement saisie à cette fin par des particuliers. On notera que la France a déjà été condamnée à ce titre pour ne pas avoir rendu effectif des poursuites pénales pour certaines infractions en matière de pêche (CJUE, 12 juillet 2005, Commission c. France, n° C‑304/02) et que le Traité de Lisbonne a renforcé les pouvoirs de la cour en la matière.
Si cette dernière voie d’action existe, il ne faut pas omettre de relever que la Commission européenne y joue un rôle discrétionnaire et que, par voie de conséquence, les requérants individuels se trouvent dans une position procédurale subordonnées alors que tel n’est pas le cas sur le plan interne. En effet, le refus d’engager la procédure de manquement n’est pas discutable devant les juridictions de Luxembourg (CJCE, 17 mai 1990, Sonito et autres c. Commission des Communautés européennes, n° C‑87/89 ; CJCE, 20 février 1997, Bundesverband der Bilanzbuchhalter c. Commission des Communautés européennes, n° C‑107/95 P).
Toutefois, force est de constater que cette solution ne saurait être regardée comme satisfaisante d’autant plus que seule la question du principe d’un projet de loi, et non de son adoption, était ici en question. Une évolution textuelle apparaît donc requise au regard des exigences d’effectivité du droit communautaire.
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La décision du Tribunal des conflits est triplement délicate à appréhender.
Elle conforte tout d’abord l’héritage jurisprudentiel du Conseil d’État et le précédent rendu par le juge des compétences en matière d’« acte de Gouvernement » qui avaient été tous initiés et rendus sous les IIIe et IVe Républiques dans un contexte juridique fort différent. L’instauration du contrôle de constitutionnalité, puis son extension par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité, tout comme la consécration du contrôle de conventionnalité auraient dû induire une évolution des solutions en la matière ; il n’en n’est rien.
Sa rédaction aurait parfaitement pu adopter le même considérant de principe en réservant l’hypothèse où une exigence constitutionnelle, telle que celle découlant de la qualité d’État membre de l’Union européenne, ou une obligation conventionnelle, telle que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme, imposaient une voie de droit interne effective.
Une telle solution aurait permis de concilier la solution de principe tout en réduisant la portée et en faisant obstacle à une éventuelle condamnation internationale de la France. Elle pouvait d’ailleurs être parfaitement étendue aux actes parlementaires (Cour EDH, 16 septembre 2014, Karácsony et autres c. Hongrie, n° 42461/13).
Ensuite, la conception étroite du rôle du juge des conflits s’articule mal avec l’organisation normative et juridictionnelle ici en cause. Outre la limitation à la seule question des répartitions des compétences entre l’Autorité judiciaire et l’Autorité administrative, il aurait parfaitement pu être précisé que les requérants pouvaient, s’ils l’estimaient opportun, saisir telle juridiction extérieure à ce dualisme. La Cour de justice de l’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’Homme –juridictions internationales-, les autres juridictions internes qui ne relèvent ni du Conseil d’État ni de la Cour de cassation (L’articulation avec la logique constitutionnelle, posée par son article 61‑1, aurait été ici particulièrement bienvenue) auraient pu donc s’articuler dans les missions du Tribunal des conflits quand bien même celui-ci ne pouvait pas annuler une procédure suivie devant eux ou y renvoyer le litige qui sur un plan formel aurait ainsi été le produit d’une instance nouvelle.
Enfin, cette solution impliquera nécessairement in fine l’intervention du Parlement alors que la composition, l’organisation et les procédures relatives aux conflits ont été récemment modernisées (Loi n° 2015‑177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures). A défaut, la France s’expose à des poursuites internationales récurrentes tant au titre du droit de l’Union européenne qu’au titre d’autres organisations internationales lorsque celles-ci peuvent adopter des actes contraignants qui doivent faire l’objet de mesures internes de « transposition » ou de mise en œuvre. La France, dont le retard en matière de transposition de directives est regrettable, aurait gagné à bénéficier d’une telle voie de droit qui ne soulève d’ailleurs aucune difficulté à l’égard des décisions par lesquelles le Premier ministre refuse d’adopter un décret d’application d’une loi publiée (CE Ass., 28 mars 1997, UNAF, n° 180.943) même si la décision en question se rattache à une pure procédure administrative et non une procédure législative.