Les sieurs Vandelet et Faraut, anciens concessionnaires du jeu des trente-six bêtes dans le royaume du Cambodge, demandent à l’Etat d’autoriser la réouverture du jeu pour une période de six mois : subsidiairement, ils réclament une indemnité de 800.000 francs, à raison du préjudice que leur a causé l’interdiction du jeu cinq mois avant la date qui avait été primitivement fixée pour sa cessation. Cette indemnité s’applique, pour 500.000 francs à la perte de bénéfices, pour 200.000 francs au remboursement des frais d’installation, pour 100.000 francs au dédommagement dû aux sous- fermiers. Le chiffre élevé de l’Indemnité réclamée démontre combien ce jeu des trente six bêtes, plus célèbre en France qu’il n’y est connu, était fructueux pour les concessionnaires.
Le jeu de trente six bêtes est une sorte de loterie dont le tirage a lieu chaque jour. Les numéros sont remplacés par des figures, et quelque fois la nomenclature est toujours la même, depuis l’éléphant jusqu’au papillon : chaque numéro correspond, en outre, au nom d’un mandarin, bonze, lettré ou personnage célèbre. Chaque jour, avant l’ouverture des jeux, le numéro ou animal gagnant est choisi par un employé ; son portrait, plus ou moins grossièrement fait, est enfermé dans une boîte ou dans un panier juché au bout d’un mât et qu’on ouvre à la fin de la journée. Les gagnants reçoivent trente fois leur mise. Le jeu peut prêter à la fraude, le gagnant étant connu à l’avance du maître du jeu. Mais, même en dehors de toute fraude, le banquier est très favorisé, puisque, en payant que trente fois la mise aux joueurs heure, il se réserve ainsi six chances ; le jeu est donc une sorte de roulette, dans laquelle il y aurait six zéros réservés exclusivement au banquier.
Les requérants soutiennent que ce jeu favorisait le travail, parce que les indigènes travaillaient pour pouvoir jouer avec ce produit de leur travail. En réalité, il était une cause démoralisation et de troubles. La passion du jeu est si développée en Indochine, qu’un décret du 8 novembre 1889 (S. Lois annotées de 1891, p.82 ; P. Lois, décr., etc., de 1891, n. 82) a promulgué, en l’aggravant, l’art. 410. C. pén. ; tandis que cet article ne s’applique, en France, qu’à ceux qui tiennent des maisons de jeu de hasard, en Indochine il punit de la prison les banquiers qui commanditent ces maisons et même les joueurs, les personnes surprises à jouer, suivant l’expression du décret, dans ces maisons qu’on appelle, par euphémisme, des bourses de commerce.
Avant d’Examiner les faits spéciaux de l’affaire, il importe de préciser la situation politique du Cambodge.
Le royaume de Cambodge est placé sous le protectorat de la France depuis le traité du 11 août 1863, complété par le traité du 17 juin 1884, ratifié par la loi du 17 juillet 1885 (S. Lois annotées de 1886, p. 132 ; P. Lois, décr. etc., de 1886, p. 227). Le roi Norodom conserve tous les attributs extérieurs de souveraineté ; il fait des actes de gouvernent, il distribue une décoration nationale ; mais la France s’est réservé, d’une part, les pouvoirs de haute police, d’autre part, les pouvoirs de juridiction et d’administration. Un tribunal français, créé à Phnum-Penh, par décret du 24 février 1881 (S. Lois annotées de 1881, p. 117 ; P. Lois, décr., etc., de 1882, p. 196), relevant de la Cour de Saigon, juge les affaires concernant les Européens et Américains. Un décret du 6 mai 1882 (j. off. du 7 mai) attribue au conseil privé de la Cochinchine le contentieux administratif, pour les affaires entre le gouvernement du Cambodge et les Européens et Américains. Les impôts sont perçus par des agents européens ; le produit de la ferme des jeux était abandonné au roi Norodom, et les traités mettent à la charge de la France le payement de la liste civile royale.
La décision attaquée émane du conseil des ministres ; elle a été notifiée par le sous-secrétaire d’Etat des colonies ; elle rejette la demande des sieurs Vandelet et Faraut, tendant à obtenir, soit une indemnité de 800.000 Francs, soit une autorisation de rétablir le jeu pour six mois, mais elle prescrit le remboursement, en quatre annuités, du cautionnement de 29.517 piastres versé au Trésor cambodgien.
Le ministre du commerce et des colonies oppose à la requête deux fins de non- recevoir, tirées, l’une de ce qu’un acte du conseil des ministres ne peut jamais être déféré au Conseil d’Etat au contentieux, l’autre de ce qu’il s’agit d’un acte de gouvernement en matière politique et diplomatique.
La première fin de non-recevoir nous paraît opposée d’une manière trop absolue. Le conseil des ministres, aux termes de l’art. 7 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, est investi, en cas de vacance de la présidence de la République, du pouvoir exécutif, et dans ce cas il serait appelé à rendre des décrets qui pourraient être déférés au Conseil d’Etat. De plus, des décrets ou des décisions ministérielles, qualifiées inexactement de décisions du conseil des ministres peut être retenu comme étant de nature à faire ressortir le caractère politique de la mesure prise par le gouvernement.
La jurisprudence du Conseil d’Etat, en matière d’actes de nature internationale ou diplomatique, peut être brièvement résumée. La qualification d’acte de gouvernement ne doit être appliquée qu’exceptionnellement, aux actes émanés, en France, des agents de l’Administration. AU contraire, cette qualification s’applique, en matière internationale, soit aux actes de guerre, soit aux actes concernant les rapports de la France avec les autres puissances et la protection de nos nationaux à l’étranger. – Pour les actes de guerre, la plus récente décision du Conseil d’Etat est celle du 7 août 1891, Vue Roussel (S : 1893.3.99 ; P. 1893.3.99), rejetant la demande en restitution d’un dépôt d’argent qui aurait disparu de la Banque de Venise lors de la prise de cette ville par Bonaparte. – En ce qui concerne les négociations diplomatiques, destinées à obtenir pour nos nationaux certaines avantages ou certaines, réparations pécuniaires, l’Action du gouvernement n’aurait pas sa liberté nécessaire si une réclamation contentieuse contre l’Etat était possible ; le gouvernement est seul juge de la mesure dans laquelle il peut intervenir auprès des nations étrangères ; nous citerons, en ce sens, une décision du Conseil d’Etat du 12 janvier 1877 (Affaire Dupuy, négociant à Haïti, se prétendant insuffisamment protégé par le consul de France) (S. 1879.2.31 ; P. chr.).- Par application des mêmes principes, le recours contentieux n’est pas recevable pour les questions relatives à la répartition des indemnités accordées par un gouvernement étranger à nos nationaux, soit que ces indemnités soient distribuées directement par le gouvernement français, soit qu’elles soient soumises à l’examen de commissions spéciales. (V. Cons. d’Etat, 11 déc. 1816, S. chr. Et 22 juill. 1835, indemnités de Saint- Domingue, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 168 ; 18 nov. 1869, Jecker, indemnités du Mexique, S. 1870.2.203 ; P. chr.)
Ces règles peuvent- elles recevoir leur application dans les pays soumis au protectorat de la France ? Evidemment oui, et même, dans ces pays, à coté de l’Acte diplomatique consistant en un accord ou une négociation avec le souverain étranger, et échappant, par suit à tout recours contentieux, on peut trouver l’acte de haute police accompli en vertu des droits du protectorat, et soustrait également, par sa nature, au recours contentieux.
Un arrêt du Conseil d’Etat du 1er février 1851, Lucas (P. chr.), relatif au traité de protectorat de Tahiti, a déclaré que cet traité constituait un acte de puissance souveraine, dont les conséquences ne pouvaient donner ouverture à aucune réclamation contre l’Etat.
Pour compléter cet exposé de la doctrine et de la jurisprudence, nous devons ajouter qu’une promesse ou prétendue promesse faite par un agent de l’Etat ne peut ouvrir un droit à réclamation dans une matière qui, par sa nature, est en dehors du domaine du contentieux. C’est ainsi en matière de faits de guerre, que le Conseil d’Etat a rejeté, par ´décision du 18 mai 1877 (S. 1878.2.28 ; P. chr.), la demande de la Banque de France en restitution de sept millions versés par elle à la commune de Paris, en 1871, bien que cette demande fût fondée sur une promesse du ministre des finances, M. Pouyer- Quertier, qui n’avait pas qualité pour engager l’Etat.
Nous devons maintenant faire, s’il y a lieu, l’application de ces principes aux faits de la cause.
L’acte qui supprime le jeu des trente-six-bêtes au Cambodge est, par lui même, un acte de haute police ; ce n’est donc pas sur cet acte, mais sur les engagements antérieurs que pourrait être fondé un recours contentieux.
La première pièce produite est le traité conclu entre le roi Norodom et les sieurs Vandelet et Faraut, pour la concession du jeu des trente-six-bêtes. Ce traité, en date du 8 mai 1888, concède le monopole du fermage du jeu, pour trois ans, dans tout le Cambodge, sauf les cinq provinces du deuxième roi, pour la somme annuelle de 8.500 barres d’argent ; la barre d’argent vaut 15 piastres et la piastre environ 4 fr. 30 ; la redevance était donc de 514.450 francs. L’art. 8 réservait l’approbation du résident général de France, dont le traité porte le visa. Cet acte n’engage que le roi du Cambodge, et nous croyons que c’est intentionnellement que le résident général y a apposé un simple visa ; in n’entendait pas s’immiscer dans une affaire d’ordre intérieur.
La seconde pièce est un véritable instrument diplomatique. C’est une lettre, en cambodgien et en français, écrite au roi par le résident général le 27 juin 1888, et relatant les conditions de l’accord intervenu pour la cessation du jeu de trente- six bêtes ; en raison des dépenses d’installation faites par les concessionnaires, on consent à la prolongation de leur exploitation jusqu’au 14 mars 1889. Le lendemain, 28 juin, le roi notifia cet accord aux sieurs Vandelet et Faraut. Dans ces actes, dont le caractère diplomatique est incontestable, le gouvernement français se borne à intervenir auprès d’un gouvernement étranger.
Le 30 juin 1888, le résident général, M. de Champeaux, adressa aux sieurs Vandelet et Faraut la lettre qui forme la base de leurs recours. Le résident général les informait qu’à la suite d’une entente survenue entre le gouvernement français et le roi Norodom, le ferme du jeu des trente-six bêtes était supprimée, et il ajoutait : « Vous abandonnerez à Sa Majesté la somme de 29.517 piastres mexicaines, versée pour cautionnement, contre l’autorisation que vous accorde, par la présente, le gouvernement français, d’accord avec le gouvernement cambodgien, d’exploiter le monopole du jeu des trente six bêtes du 1er juin 1888 au 14 mars 1889, sans aucun impôt ou rétribution. » Et, plus loin : » En un mot, le gouvernement français vous garantit une juridiction pour faire respecter vos droits (c’était celle du commissaire de police de Pnum-Penh). Il va de soi que, par cette transaction, vous renoncez à présenter ultérieurement, soit au gouvernement français, soit au gouvernement cambodgien, toute réclamation pour cause de résiliation de votre contrat de trois années. » Cette lettre n’est, sans doute, pas rédigée avec la prudence ordinaire du style diplomatique : elle fait, à tort, intervenir le gouvernement français, mais son caractère résulte de ses premières lignes ; c’est la notification d’une convention passée entre la France et le roi du Cambodge. D’ailleurs, aux termes de la jurisprudence que nous avons rappelée, le résident n’aurait pu modifier le caractère de l’intervention de l’Etat.
Le 29 septembre 1888, le résident général, d’après les ordres du ministre, informait les sieurs Vandelet et Faraut qu’ils devraient fermer les bureaux du jeu le 15 octobre, cinq mois avant l’époque primitivement fixée (la Chambre des députés avait été saisie de la question du jeu des trente- six bêtes, dans ses séances des 17 et 18 juillet 1888 ; J. off., déb. Parl., juill. 1888, p. 2145 et s., 2155 et s.).
Enfin, la décision, notifiée le 26 avril 1889, rejetait la demande en indemnité, mais prescrivait la restituions du cautionnement.
Ces mesures ne sont que la suite de celles précédemment prises. Le gouvernement français n’a jamais abdiqué ses droits de police dérivant du protectorat ; c’est en vertu de ce droit de haute police qu’est intervenu avec le roi Norodom créait forcément, à raison de ces droits de police, une situation précaire. Les requérants ont peut-être, par la rupture anticipée du contrat, recouvré un droit contre le gouvernement français, qui n’a jamais fait avec eux aucun contrat administratif, dans le sens juridique de ce mot.
L’autorisation temporaire du jeu, donnée jusqu’au 14 mars 1889, puis restreinte au 15 octobre 1888, le remboursement du cautionnement en quatre annuités, constituent des mesures prises à la suite de l’accord intervenu, pour la suppression du jeu, avec le roi placé sous notre protection, et échappent, comme cet accord lui-même, à tout recours contentieux. Il y a donc un double motif pour ne pas admettre une requête dirigée contres des actes, soit participant de la nature dérivant des droits de police qui résultent des conditions mêmes du protectorat.
Nous nous sommes abstenu de citer les pièces qui n’on pas un rapport direct avec la question à juger. Nous ne pouvons cependant ne pas parler de la lettre du résident général, M. de Champeaux, en date du 28 mai 1888, relatant une entrevue du roi Norodom, pendant son séjour à Saigon, en avril 1888, avec le gouverneur général de l’Indochine. Il résulte pour nous de cette lettre que l’ancien gouverneur général de l’Indochine a toujours affirmé, avec la plus grande netteté, l’intention du gouvernement français de ne pas s’immiscer dans les autorisations et concessions de jeux au Cambodge, et qu’il a, en même temps, revendiqué le droit de haute police du gouvernement pour le cas où les jeux produiraient des inconvénients tels que leur suppression s’imposerait.
Nos conclusions sont donc entièrement conformes aux déclaration très précises et très juridiques formulées par l’ancien gouverneur de l’Indochine.
Nous concluons, par ces motifs, au rejet de la requête des sieurs Vandelet et Faraut.