Hollywood s’est fait une spécialité, dans le domaine du cinéma d’épouvante, de ces héros terrifiants qui, bien qu’ayant subi les affres d’un indiscutable anéantissement, renaissent invariablement pour nous livrer un épisode supplémentaire. Le procédé est si connu qu’il a donné naissance à des séries parodiques.
La main de la « domanialité publique virtuelle » ou, pour utiliser un terme que nous semble plus exact « domanialité publique par anticipation », vient-elle d’émerger de la terre fraîche de la tombe, promettant au quidam inconscient de nouvelles nuits d’épouvante ?
Par une décision du 13 avril 2016, Commune de Baillargues, requête numéro 391431, le Conseil d’Etat a prononcé l’incantation qui a fait se relever la théorie que l’on croyait enterrée à jamais.
Non seulement la domanialité publique virtuelle revit, mais elle est désormais parée d’un considérant de principe qui lui donne la rigueur que l’on pouvait lui contester :
3. Considérant que, quand une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public ;
Pour apprécier l’intérêt de ce nouvel épisode, un rappel des précédents est utile, pour ceux qui n’auront pas la patience de lire les notes antérieures (Philippe Cossalter, ‘Les habits neufs de l’Empereur ou la théorie virtuelle de la domanialité publique, Conseil d’Etat, SSR., 8 avril 2013, Association ATLALR, requête numéro 363738, publié au recueil ‘ : Revue générale du droit on line, 2013, numéro 7252 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=7252; ‘Où le spectre du domaine public par anticipation frappe encore, Note sous Conseil d’Etat, SSR., 1 octobre 2013, Société Espace Habitat Construction, requête numéro 349099, mentionné aux tables ‘ : Revue générale du droit on line, 2013, numéro 11742 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=11742).
La théorie de la domanialité publique virtuelle a été créée par le Conseil d’Etat dans sa célèbre décision Eurolat (Conseil d’Etat, SSR., 6 mai 1985, Association Eurolat, requêtes numéros 41589, publié au recueil), confirmée par un avis du 31 janvier 1995 (Conseil d’Etat, Section de l’intérieur et Section des travaux publics réunies n° 356 960 – 31 janvier 1995). Les inconvénients de cette théorie tenaient essentiellement à l’incertitude qu’elle créait sur la détermination de la consistance du domaine public. En effet, selon le Conseil d’Etat « l’appartenance d’un terrain nu qui est la propriété d’une personne publique au domaine public ne se concrétise que dans la mesure où ce terrain reçoit une affectation à l’usage direct du public ou à un service public moyennant des aménagements spéciaux. Le fait de prévoir de façon certaine l’une ou l’autre de ces destinations implique cependant que le terrain est soumis dès ce moment aux principes de la domanialité publique » (avis du 31 janvier 1995).
La condamntation de la domanialité publique virtuelle s’est faite dans des conditions assez discutables (v. pour une approche critique Philippe Cossalter, ‘Les habits neufs de l’Empereur ou la théorie virtuelle de la domanialité publique, www.revuegeneraledudroit.eu/?p=7252, précité). Les rédacteurs de l’ordonnance portant code général de la propriété des personnes publiques ont donné on le sait une nouvelle définition au domaine public artificiel immobilier, composé des biens appartenant à une personne publique et « qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ». Rien dans cette définition ne condamne la théorie de la domanialité publique virtuelle. Mais les rédacteurs de l’ordonnance, en commentant les dispositions (Christine Maugüé et Gilles Bachelier, “Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques”, AJDA 2006 p. 1073) ont indiqué ubi et orbi que désormais, l’entrée d’un bien dans le domaine public dépendait d’un aménagement effectif et non plus d’une simple série d’actes juridiques permettant de voir l’entrée dans le domaine public comme certaine.
Cette analyse fut suivie par le Conseil d’Etat statuant au contentieux, qui indiqua que l’entrée en vigueur du CG3P remettait en cause la théorie de la domanialité publique virtuelle, sans avoir pour effet cependant de faire sortir du domaine public les biens qui y étaient antérieurement entrés par l’effet de cette théorie (Conseil d’Etat, SSR., 8 avril 2013, Association ATLALR, requête numéro 363738, publié au recueil) :
1. Considérant qu’avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance d’un bien au domaine public était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné ; que le fait de prévoir de façon certaine un tel aménagement du bien concerné impliquait que celui-ci était soumis, dès ce moment, aux principes de la domanialité publique ; qu’en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entraîner le déclassement de dépendances qui, n’ayant encore fait l’objet d’aucun aménagement, appartenaient antérieurement au domaine public en application de la règle énoncée ci-dessus,
C’est donc avec un certain étonnement que l’on peut prendre connaissance de la décision Commune de Baillargues. A vrai dire, cette décision ne fait pas revivre la théorie dans ses atours antérieurs. Son champ d’application matériel est plus restreint (1). Il en reste cependant encore assez pour créer de l’insécurité juridique (2).
1) Les conditions cumulatives de reconnaissance de la domanialité publique virtuelle
Selon le rapporteur public Nathalie Escaut, « La commune de Baillargues, dans le département de l’Hérault, avait décidé d’aménager un plan d’eau artificiel, à l’entrée de son territoire, afin de créer un espace de loisirs et de sports, pouvant aussi servir de bassin d’écrêtement des crues. ». Des propriétaires faisant l’objet d’une expropriation, ils avaient saisi le juge judiciaire d’une demande de désignation d’une géomètre expert afin qu’il procède à une opération de bornage entre leurs propriétés et le domaine public. Saisi d’une question préjudicielle par le TI de Montpelliers, le TA de Montepelliers considéra que les parcelles de la commune de Baillargues n’appartenaient pas à son domaine public.
Ces parcelles, si elles devaient être affectées à une activité de service public et faire l’objet d’un aménagement indispensable, n’étaient pas encore affectées à cette activité faute que les travaux d’aménagement aient été achevés.
En application de la décision ATLALR, les parcelles n’avaient pas encore intégré le domaine public.
Cependant, le Conseil d’Etat casse le jugement du TA pour erreur de droit. La haute juridiction considère en effet, et nous reproduirons à nouveau son considérant de principe, que
quand une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public ;
L’on peut clairement identifier deux conditions cumulatives à la reconnaissance du domaine public virtuel : que la personne publique ait pris la décision d’affecter le bien à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution de ce service public peuisse être regardé comme entrepris de façons certaine.
Notons que le considérant ne porte pas sur l’hypothèse des biens affectés à l’usage direct du public. L’on ne saurait y voir, sans une forme d’inconscience, une volonté de la part du Conseil d’Etat d’en exclure l’hypothèse. Le problème ne se posant pas dans l’immédiat, le Conseil ne l’a pas abordé. Il convient de noter cependant que pour l’instant la théorie de la domanialité publique par anticipation ne s’applique plus que dans le champ des biens faisant l’objet d’un aménagement indispensable à l’exploitation d’un service public.
Les deux conditions cumulatives sont de manière évidente une manière de restreindre le champ d’application matériel de la théorie. Le Conseil d’Etat a en quelque sorte décomposé l’ancienne théorie. Il était auparavant nécessaire que l’affectation au service public d’un bien spécialement aménagé soit « prévu de façon certaine ». Désormais, il faut que cette affectation ait été décidée et que l’aménagement ait été lui-mêle entrepris de façon certaine.
Mais là réside une ambiguïté. Après une virgule, le Conseil d’Etat ajoute « eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public ». L’énoncé de cette liste non limitative d’indices se rapporte-t-il aux deux conditions prises ensemble, ou uniquement à la seconde ? En fonction de la lecture que l’on en fait, le champ d’application de la théorie n’est pas le même.
2) Faut-il ou ne faut-il pas que des travaux aient été entrepris ?
Le considérant de principe est composé d’une majeure, posant les deux critères cumulatifs de reconnaissance de la domanialité publique par anticipation, accompagnée d’une mineure détaillant une liste non limitative d’indices.
Les deux critères de la majeure sont : 1. une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et 2. l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine.
La mineure propose trois indices possibles : « les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés… »
Il ne semble pas exister, à la lecture de cette phrase, de lien nécessaire entre l’engagement des travaux et le fait d’avoir engagé l’aménagement indispensable.
Le rapporteur public Nathalie Escaut proposait de se référer à une décision du Conseil d’Etat, 1er octobre 1958, Sieur Hild, requête numéro 39090, rec. p. 463 aux termes de laquelle des travaux d’empierrement du sol et de création de pistes cimentées, qui avaient pour objet d’adapter des terrains acquis par l’Etat pour la création d’un aéroport, «eu égard à leur importance et à leur nature, … ont eu pour effet, bien qu’ils n’aient pas été totalement achevés … d’incorporer ces terrains au domaine public ».
Et le rapporteur public de proposer le système à deux critères. Selon cette grille de lecture, reprise par le Conseil d’Etat, la preuve de l’engagement de l’aménagement indispensable peut être apportée par « les actes juridiques nécessaires à la réalisation des travaux d’aménagement », « notamment au travers de la conclusion des contrats ». Ce n’est que si les actes juridiques ne suffisaient pas à justifier du caractère certain de la mise en oeuvre de l’aménagement, qu' »il faudrait exiger en plus des éléments matériels correspondant à un début de réalisation des travaux ».
L’engagement des travaux n’est donc qu’un indice subsidiaire, venant au soutien de la démonstration de l’engagement de l’aménagement indispensable si les « contrats conclus » ne suffisent pas.
L’on peut comprendre cette volonté de stabiliser la situation de dépendances qui, n’ayant pas encore fait l’objet d’une exploitation concrète au bénéfice de l’activité de service public, méritent la protection du régime de la domanialité publique, d’autant plus que ces biens peuvent être grevés d’autorisations d’occupation temporaires ou d’autres titres qui supposent, de manière en quelque sorte anticipée, l’appartenance du bien au domaine public (v. notamment Philippe YOLKA, « Faut-il réellement abandonner la domanialité publique virtuelle ? », JCP A, n° 8, 22 février 2010, 2073).
Il ne faut par ailleurs pas exagérer les difficultés qui peuvent se poser en cas de doute sur l’incorporation d’un bien au domaine public (François LLORENS et Pierre SOLER-COUTEAUX, « Domanialité publique virtuelle : le phénix ne renaît pas de ses cendres ! », Contrats et Marchés publics n° 6, Juin 2016, repère 6).
Enfin, il faut de souvenir qu’un bien incorporé au domaine public peut être simplement désaffecté et déclassé, d’autant plus lorsque les travaux d’aménagement n’ont finalement pas été entrepris.
Mais, et c’est la tare originelle de la théorie, que se passe-t-il si l’aménagement indepnsable a été engagé, par exemple par l’attribution de marchés de maîtrise d’oeuvre voire de travaux et que ces actes sont soit résiliés pour raison d’intérêt général, soit annulés. L’entrée anticipée dans le domaine public est-elle anéantie, considérée comme n’ayant jamais existé le juge administratif se plaçant au moment où il se prononce ? Celà serait contraire à la jurisprudence ATLALR et d’une manière générale aux principes régissant l’entrée et la sortie du domaine public artificiel.
Reste donc entier le principe d’une entrée anticipée dans le domaine public qui pourra ne pas avoir laissé de trace matérielle visible pour la collectivité et plusieurs années plus tard remettre en cause une opération immobilière simple consistant en l’aliénation d’une (supposée) dépendance du domaine privé.
Soyons honnête malgré l’aisance à critiquer une théorie qui n’a pas besoin de nous pour générer les oppositions, le bénéfice de ces nouveaux critères est plus grand que l’inconvénient de quelques cas difficiles très isolés. Mais l’on peut se demander si finalement la jurisprudence Hild n’aurait pas suffi pour fixer de manière anticipée l’entrée d’un bien dans le régime de la domanialité publique sans que, encore une fois, de simple actes juridiques sans commencement d’exécution matérielle puissent avoir cet effet.
L’on peut se demander en d’autres termes si la théorie de la domanialité publique virtuelle a une utilité et si ce nouvel épisode était nécessaire.
Il restera bientôt à régler les trois questions suivantes. Premièrement le champs d’application temporel : de manière évidente les nouveux critères doivent être utilisés pour toutes les dépendances ayant fait l’objet d’un « aménagement indispensable » à compter de la date d’entrée en vigueur du CG3P. Deuxièmement l’effet de l’abandon d’un projet pourtant jugé certain : cet abandon devrait être de nul effet dès lors que des actes auront permis de voir la réalisation de l’aménagement comme suffisamment certaine. Troisièmement enfin le cas des dépendances du domaine public artificiel immobilier ouvert au public: leur destin nous semble moins assuré. Il serait paradoxal qu’après avoir supprimé puis restreint (dans cet ordre) le champ d’application matériel de la théorie de la domanialité publique virtuelle, le Conseil d’Etat l’étende à nouveau aux dépendances devant être ouvertes au public. Souvent l’existence d’un service public « couvrira » le cas des dépendances affectées à l’usage direct du public. Mais que se passera-t-il en cas de décision de construire une place publique ? Le critère de l’aménagement indispensable ne sera pas requis, à moins comme dans l’arrêt Dauphin de la voir comme affectée à une activité de service public du temps libre et du loisir. Et à partir de quel moment cette place (ou l’espace vierge devant l’accueillir) sera-t-elle intégrée au domaine public ?
Des questions, de la plus simple à la plus complexe, restent en suspens. Les juges du Palais Royal sont décidément d’excellents scénaristes !
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