On pensait la matière du droit administratif de biens stabilisée depuis l’entrée en vigueur du Code générale de la propriété des personnes publiques en 2006. L’arrêt commenté apporte toutefois une évolution susceptible d’entraîner des conséquences réelles.
Le Conseil d’État avait été saisi d’un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille confirmant le jugement du Tribunal administratif de Montpellier annulant la délibération du Conseil municipal de la commune de Port-Vendres du 2 février 2011. Par cet acte, la commune avait décidé de ne pas renouveler la convention d’occupation d’un immeuble de sa propriété conclue avec l’association départementale des pupilles de l’enseignement public des Pyrénées-Orientales. Saisi d’un recours gracieux formé par l’association évincée, le Préfet des Pyrénées-Orientales avait déféré l’acte litigieux au Tribunal administratif Montpellier et avait assorti sa requête d’une demande de suspension, le contrat antérieur arrivant quelques mois seulement après à échéance. L’ordonnance rendue par le Conseil d’État sur cette procédure accessoire avait déjà reçu les honneurs d’une mention au Recueil Lebon (CE, ord., 3 octobre 2012, req. n° 353915). Elle délimitait pour la première fois explicitement les conséquences de l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques et avait, à ce titre, était remarquée par la doctrine.
L’arrêt du 25 janvier 2017 fait, quant à lui, l’objet d’une publication au Recueil. L’affaire des pupilles de l’enseignement public de Port-Vendres aura apporté, avec ce dernier arrêt, des précisions décisives au droit administratif des biens. Outre la question de l’appartenance du bien litigieux au domaine public, l’arrêt commenté renouvelle l’office du juge face au refus de renouvellement des autorisations domaniales et, subséquemment, redessine le domaine demeurant à l’appréciation de la personne gestionnaire du domaine.
Avant d’aborder le fond de l’arrêt, deux points, l’un de forme, l’autre de procédure, méritent une attention particulière. Sur la forme d’abord, on ne peut que relever la rédaction sans considérant de cet arrêt. Le rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative d’avril 2012 soulignait que « le simple usage du terme « considérant » et la syntaxe de la phrase unique, par l’accumulation des « que » et des « points-virgules » qu’elle induit ainsi que par la longueur de la phrase qui en résulte, peuvent constituer par eux-mêmes un obstacle à la compréhension de la décision ». Le privilège accordé au style direct tend à s’affirmer progressivement dans la jurisprudence administrative, sans toutefois que l’accessibilité du raisonnement en bénéficie toujours. Le Conseil constitutionnel, qui suit depuis peu cet objectif de rendre plus accessibles ses décisions, vient de subir les critiques de la doctrine. La récente décision Loi relative à la l’égalité et à la citoyenneté (CC, 26 janvier 2017, n°2016-745) n’a, de ce point de vue, pas convaincu. L’arrêt commenté a été rendu le même jour que 4 autres arrêts, par la même formation, 8ème et 3ème chambres réunies. Seul un autre arrêt a adopté le style direct, celui qui partageait le même rapporteur. La volonté de pédagogie du Conseil d’État demeure tributaire de la contingence de la volonté des rapporteurs attribués.
Sur la procédure ensuite, il faut noter que l’affaire est née d’un déféré préfectoral, assorti d’une demande de suspension de la décision déférée. Le Préfet des Pyrénées – Orientales a agi, à strictement parler, au-delà du seul objectif de contrôle du respect de la légalité assigné au Préfet par l’article 72 C, 6ème al. La procédure du déféré, établie à l’article L.2131-3 du Code général des collectivités territoriales, se rapproche, sans toutefois s’y assimiler totalement, au recours en excès de pouvoir. La décision du Préfet est très probablement motivée par ce que l’association était investie d’une mission de service public relevant de la compétence de l’État, et, en l’espèce, la protection judiciaire de la jeunesse. L’association assumait la gestion d’un centre éducatif renforcé régi par l’article L.312-1, 4° du Code de l’action sociale et des familles. Cet élément doit être mentionné car il conditionne, au fond, le bien-fondé du déféré.
Les faits d’espèce invitaient le Conseil d’État à appréhender deux enjeux essentiels : le premier réside dans le contrôle opéré par le juge de cassation sur l’appréciation des juges du fond quant à l’appartenance au domaine public. Le second, inédit, poussait le Conseil à délimiter l’office du juge administratif dans son contrôle des refus d’autorisations domaniales. S’agissant d’un arrêt de rejet, le Conseil d’État statue uniquement comme juge de cassation. Sur la première question, il juge que la CAA n’a commis aucune erreur de droit en appliquant le critère de l’aménagement spécial antérieur au Code de 2006 ni d’erreur de qualification juridique sur l’appréciation des faits d’espèce et la motivation du Tribunal. Sur la seconde question, il estime qu’elle n’a pas non plus commis d’erreur de droit sur l’étendue du contrôle du juge administratif et reprend la règle posée par elle. Ce faisant, approfondit le contrôle du juge administratif sur les refus d’octroi d’autorisations domaniales (I.) et consolide par ailleurs la méthode d’identification de l’étendue et de la consistance du domaine public (II.).
I. L’encadrement renforcé du contrôle des refus d’autorisations domaniales
La jurisprudence sur le renouvellement des autorisations domaniales est substantielle. Depuis plusieurs dizaines d’années, le Conseil d’État n’a eu de cesse d’étendre progressivement le contenu de l’intérêt public susceptible de justifier un refus de la personne gestionnaire (A.). L’arrêt Commune de Port-Vendres apporte une limite importante à cette extension, en définissant plus précisément les contours de l’office du juge administratif (B). C’est cette modification de la dynamique jurisprudentielle qui confère à l’arrêt toute sa portée.
A. L’extension du domaine de l’intérêt public justifiant un refus de renouvellement
Le régime juridique de l’octroi des autorisation d’occupation est, depuis longtemps (CE, 5 novembre 1937, Société Industrielle des schistes et dérivés) soumise, selon les termes mêmes du Conseil d’Etat à un « très large pouvoir d’appréciation » de l’autorité gestionnaire du domaine. Il ne s’est jamais cependant étendu jusqu’à l’arbitraire (CE, 27 décembre 1901, Pécard Frères, Rec p. 924). Du reste, le pouvoir d’appréciation disparait et l’autorité se retrouve en compétence liée, dès lors qu’elle est saisie d’une demande d’abrogation ou de retrait d’une autorisation illégale (CE, 29 juin 1979, Cadet, req. n° 01474). C’est cette marge d’appréciation que le Conseil d’État atténue en redessinant son contrôle. Il existe une filiation plus que certaine entre l’arrêt commenté et l’arrêt Hélie (CE, 14 oct. 1991, req. n° 95857). Saisi d’un recours contre le refus de renouvellement de concession d’exploitation de parc à huitres, le Conseil d’État a posé le principe selon lequel : « il appartient à l’administration, sous le contrôle du juge, d’examiner chaque demande de renouvellement en appréciant les garanties qu’elle présente pour la meilleure utilisation possible du domaine public ». Il en avait fait application dans un arrêt postérieur (CE, 20 mars 1996, Veber req.n° 121601). L’évolution portée par l’arrêt commenté, et qui justifie sa publication au Recueil Lebon, ne tient pas tant à la formulation de ce considérant (que l’on hésite encore à appeler ainsi), qu’à l’adjonction d’une précision tenant aux modalités d’appréciation de la personne gestionnaire du domaine. Le Conseil précise aujourd’hui que « Il peut décider, sous le contrôle du juge, de rejeter une telle demande pour un motif d’intérêt général. » et que « Pour déterminer si un tel motif existe, il y a lieu, de tenir compte, le cas échéant, parmi l’ensemble des éléments d’appréciation, des contraintes particulières qui pèsent sur l’activité de l’occupant, notamment de celles qui peuvent résulter du principe de continuité du service public ».
Progressivement, le Conseil d’État a largement étendu les motifs qui fondent en droit un refus de renouvellement : l’intérêt de la voirie (CE, 14 janvier 1910, Meurdrac, Rec. P. 26) ; la protection d’un service public préexistant (CE 26 juin 1931, Chambre syndicale des propriétaires loueurs d’autocars, S. 1932.3.68) ; la préservation de l’esthétique (CE 13 juill. 1951, SA La nouvelle jetée-promenade de Nice, rec. P.404) ; la moralité (CE, 15 mai 1936, Belot, D.P. 1937-III) ou l’intérêt financier (CE, 2 mai 1969, Société d’affichage Giraudy, req. n° 60932).
Il avait également jugé explicitement, après en avoir fait une application a contrario dans le célèbre arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier, que le refus de renouvellement d’une autorisation qui ne revêt pas le caractère d’une sanction n’est pas soumis à l’exigence d’une procédure contradictoire préalable. Toutefois, la frontière est ténue entre la sanction et le refus de renouvellement fondé sur la bonne gestion du domaine public. Ainsi, dans l’arrêt Veber du 20 mars 1996, le Conseil constate la réalité du défaut d’entretien de la parcelle privativement occupée pour admettre la légalité du refus de renouvellement de l’autorisation domaniale. Si l’on ne peut à proprement parler de faute de l’occupant, à tout le moins peut-on constater qu’il existe un manquement.
On trouve dans cette règle de la précarité, issue des principes généraux de la domanialité publique et aujourd’hui codifiée à l’article L. 2122-3 CG3P, la logique qui innerve depuis l’Édit de Moulins, le régime juridique du domaine public. La précarité des autorisations d’occupation peut, en premier lieu, être fondée sur le principe d’inaliénabilité. Le domaine étant inaliénable, l’occupant ne saurait se prévaloir d’un droit acquis et pérenne à en jouir privativement. Cette hypothèse se fonde, notamment, sur la décision du Conseil constitutionnel du 21 juillet 1994, Loi complétant le code du domaine de l’état et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public (n°94-346 DC). qui l’avait conduit à censurer une disposition législative accordant à l’autorité administrative la possibilité de renouveler indéfiniment un titre d’occupation constitutif de droits réels, au motif qu’une telle disposition portait atteinte au principe d’inaliénabilité du domaine public. Mais on peut également, en second lieu, considérer, comme a pu le faire une partie de la doctrine (M. Touzeil-Divina, Respect de la force du service public !, JCP A, n°5, 6 février 2017, act. 98), y voir le signe de la libre administration des collectivités territoriales. Ce fondement apparaît toutefois plus incertain. Outre le fait que le principe de libre administration constitue un principe bien postérieur à celui de précarité des autorisations domaniales, il a essentiellement pour vocation à s’appliquer dans les rapports entre l’État et les collectivités. Plus précisément encore, il constitue une limite que le législateur doit respecter (Pour une application récente voir : CC, 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, n°2016-745 DC). On pourrait également, en dernier lieu, voir dans l’exigence de valorisation économique du domaine public, qui avait en grand partie présidé à la rédaction du CG3P (voir le rapport au Président de la République sur l’ordonnance du 21 avril 2006), un élément de revivification de l’exigence de bon emploi et de bonne gestion du domaine public, sans toutefois que cette hypothèse permette, à elle seule, d’expliquer la solution retenue. On trouverait un soutien à cette dernière hypothèse dans les jurisprudences anciennes (CE, 29 janvier 1932, Sté des autobus antibois, req. n°99532) et plus récentes (CE, Ass, 23 mai 2012, RATP, req. n° 348809) qui reconnaissent la valeur économique du domaine public. En toute hypothèse, la précarité se justifie par la nécessité de protection du domaine public (CE 13 mars 1903, Cie d’Orléans c/ Sieur François). La Haute juridiction ne lui confère toutefois pas une portée illimitée. La valeur de l’arrêt commenté réside justement dans la circonscription de cet intérêt comme motif justifiant un refus de renouvellement.
B. Un office du juge centré sur le contrôle de la conciliation des intérêts publics
Le motif d’intérêt général est mobilisé dans plusieurs branches du droit administratif. Il innerve, à proprement parler, une grande partie du raisonnement juridique. Les modalités de sa mobilisation ainsi que son contenu varient pourtant sensiblement d’une matière à l’autre, offrant à cette notion la malléabilité nécessaire à l’extension de son domaine. En ce sens, le motif d’intérêt général constitue un standard. Il représente une garantie de la bonne exécution de ses missions par l’administration, au regard desquelles il agit comme élément de légalité mais aussi comme limite. Ainsi, dans le domaine des contrats publics, au regard de la jurisprudence la plus récente, le motif d’intérêt général justifie la résiliation, comme le maintien d’une convention (CE, Sect, 21 mars 2011, Commune de Béziers dit Béziers II, req. n° 304806). Cette ambivalence se retrouve dans l’arrêt commenté. Elle imprime à l’office du juge sa physionomie nouvelle. Le juge administratif se retrouve en situation de contrôler la conciliation des intérêts en présence que réalise la personne publique.
La résolution des antagonismes, dans un tel cadre, peut s’appuyer sur plusieurs techniques : la proportionnalité (CE, 19 mai 1933, Benjamin, req. n°17413 ; CE, Ass, 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est, req. n°78825. On peut ici faire un parallèle avec la pratique du juge constitutionnel qui n’hésite pas à assurer la conciliation des objectifs et obligations constitutionnelles potentiellement divergents) ou encore la hiérarchie des intérêts en présence. Au cas d’espèce, le problème est rapidement évacué par le juge. Le Conseil municipal de la commune de Port-Vendres avait fondé son refus de renouveler le bail sur le motif de la préservation de l’ordre public. Il prenait acte des troubles prétendument causés par les résidents du centre éducatif. Le moyen est opérant. Il est de jurisprudence constante que la protection de l’ordre public constitue un motif d’intérêt général suffisant à fonder un refus de renouvellement du titre domanial (CE, 8 mars 1989, Commune de Carnoux-en-Provence, req. n°86109). La question est toutefois rapidement résolue puisque le juge évacue le conflit en constatant le défaut de preuve. La commune ne fait notamment pas la preuve de la réalité des troubles à l’ordre public. Surtout, le juge entend restrictivement le trouble : il demeure sur le strict terrain de l’atteinte au domaine. Il ajoute que « ces faits se sont produits principalement à l’intérieur de l’immeuble, sans qu’il soit par ailleurs établi ni même allégué qu’ils auraient eu pour effet de dégrader l’immeuble ou de porter atteinte à sa valeur ».
À l’inverse, les juges du fond, non contredits par le Conseil d’État, soulignent l’intérêt général qui s’attache au maintien de la mission de l’association occupante, quand bien même, la responsabilité en incombe à l’État. Plus précisément encore, la Cour avait drastiquement limité toute possibilité de relogement, en soulignant que les missions assumées « exigeaient (l’) installation (de l’association) dans un immeuble situé à proximité immédiate de la mer ». C’est donc l’intérêt qui s’attache à la continuité du service public que le juge administratif oppose à au motif d’intérêt général soulevé par la commune.
Le CE conçoit l’office du juge administratif en tant que mécanisme de conciliation entre deux intérêts publics. Le Conseil reprend en effet en substance la solution retenue par le juge d’appel. Ce dernier avait posé la règle selon laquelle : « s’il appartient au propriétaire de dépendances du domaine public de gérer celles-ci tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, il lui incombe en outre lorsque, conformément à l’affectation de ces dépendances, celles-ci sont le siège d’activités de service public, de prendre en considération les diverses règles, telles que les principes de continuité et de bon fonctionnement du service public ». Le contrôle du juge, selon la Cour administrative d’appel, doit justement porter sur le fait de savoir si l’administration a fait « en combinant » ces principes, « une exacte application ».
Cette logique de la conciliation d’un corpus épars de règles n’est pas nouvelle dans la matière du droit administratif des biens. On la retrouve à l’œuvre s’agissant de l’opposabilité du droit de la concurrence au droit administratif, telle qu’elle est conçue par l’arrêt CE, Sect, 26 mars 1999, Société EDA. La filiation entre l’arrêt de la CAA et l’arrêt Société EDA est certaine. Le considérant cité est une transposition, quasiment au mot près, du considérant de principe de l’arrêt Société EDA : « Considérant que s’il appartient à l’autorité administrative affectataire de dépendances du domaine public de gérer celles-ci tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, il lui incombe en outre lorsque, conformément à l’affectation de ces dépendances, celles-ci sont le siège d’activités de production, de distribution ou de services, de prendre en considération les diverses règles, telles que le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ou l’ordonnance du 1er décembre 1986, dans le cadre desquelles s’exercent ces activités ; qu’il appartient alors au juge de l’excès de pouvoir, à qui il revient d’apprécier la légalité des actes juridiques de gestion du domaine public, de s’assurer que ces actes ont été pris compte tenu de l’ensemble de ces principes et de ces règles et qu’ils en ont fait, en les combinant, une exacte application ». La seule différence résulte de la nature de l’activité dont le domaine public est le siège (d’un côté lorsque les dépendances « sont le siège d’activités de production, de distribution ou de services », de l’autre lorsqu’elles « sont le siège d’activité de service public »). Dans le premier cas, c’est le droit de la concurrence qui doit être protégé, dans le second, la continuité et le bon fonctionnement du service public. La solution retenue de l’opposabilité du droit de la concurrence a été confirmée récemment par l’important arrêt RATP préc.
Le Conseil d’État ne reprend pas la formulation de l’arrêt Société EDA. Il ne suit pas la logique de l’opposabilité.
La mise en regard du droit de propriété dont jouit la personne publique et du régime spécifique duquel découle la précarité des autorisations d’occupation d’un côté, et la continuité des services publics dont ce domaine est le siège d’un autre côté, n’est toutefois pas inédite. On en trouve trace dans l’arrêt Commune de Douai (CE, 21 décembre 2012, préc), par lequel le Conseil d’État limite les possibilités d’octroyer au concessionnaire de service public des droits réels sur le domaine public à la condition « que la nature et l’usage des droits consentis ne soient pas susceptibles d’affecter la continuité du service public ». On en trouve trace également, mais dans une perspective toutefois légèrement différente, dans la décision du Conseil constitutionnel du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit (n° 2003-473 DC). À la différence du Conseil d’État, le Conseil constitutionnel n’oppose pas le régime de la domanialité publique à la continuité du service public. Au contraire, il inclut dans « les exigences constitutionnelles qui s’attachent à la protection du domaine public », à la fois « l’existence » et « la continuité des services publics dont ce domaine est le siège ». Selon cette lecture, il ne peut y avoir d’opposition entre l’intérêt de la bonne gestion du domaine et l’intérêt de la continuité des services publics. Elle tend à confirmer l’impression qui résulte de la lecture de l’arrêt commenté. La rédaction du considérant est telle qu’elle est laisse place au doute. Le Conseil d’État impose en effet au juge administratif de « tenir compte (…) des contraintes particulières qui pèsent sur l’activité de l’occupant, notamment de celles qui peuvent résulter du principe de continuité du service public » et ce, afin de « déterminer si » un motif d’intérêt général interdisant le renouvellement du titre domanial « existe ». La continuité du service public, selon cette lecture, est intégrée et non opposée au motif d’intérêt général invocable par le gestionnaire du domaine, dans la lignée de la conception du Conseil constitutionnel.
L’opposabilité se justifiait pourtant. Dans la mesure où la personne gestionnaire du domaine n’est pas la personne gestionnaire du service public. De la sorte, le gestionnaire du domaine n’a aucune obligation directe d’assurer la continuité du service public. En revanche, et cette position est compréhensible, on peut lui imposer un devoir de ne pas entraver le fonctionnement de ce service public. L’opposabilité s’avérait donc un outil tout à fait pertinente pour concilier souplesse de gestion du domaine et nécessités du service public.
S’il établit un contrôle sur l’appréciation portée par la personne gestionnaire, le Conseil ne semble pas vouloir s’immiscer outre mesure dans la complexité de la gestion du domaine. Il fonde un office spécifique au contrôle des décisions d’occupation du domaine public artificiel immobilier dont le classement est justifié par l’affectation au service public. Le principe de continuité du service public évoqué pour justifier une limite à la précarité de l’autorisation d’occupation, même précédé d’un « notamment », ne trouverait à s’appliquer aux biens dont le classement relève d’une affectation directe au public, ni, a fortiori, aux biens du domaine public naturel.
II. L’identification consolidée du domaine public après l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques
Dans la lignée de l’ordonnance rendue sur la demande de suspension du Préfet accompagnant son déféré dans la même affaire, le Conseil d’État confirme l’usage du critère de l’aménagement spécial pour les situations nées antérieurement à l’entrée en vigueur du Code générale de la propriété des personnes publiques (A.). Cette position conduit à apprécier plus souplement la réunion des conditions de fait déterminant l’appartenance du bien au domaine public de la commune (B.).
A. Une confirmation de l’usage du critère de l’aménagement spécial pour les situations antérieures au Code G3P
Aux termes de l’article L. 2331-1, 1° « Sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires ». L’appartenance du bien au domaine public constituait le préalable nécessaire à la compétence de la juridiction administrative (TC, 22 novembre 2010, Sarl Brasserie du Théâtre, n° 3764).
L’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques dispose « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ». L’appartenance d’un bien au domaine public est ainsi conditionnée à la réunion de deux critères cumulatifs : la propriété publique et l’affection soit au service public, pour peu alors que le bien fasse l’objet d’un aménagement indispensable, soit directement au public. Antérieurement, l’affectation au service public n’entraînait l’appartenance du bien au domaine public que s’il existait un aménagement « destiné à le rendre propre à l’usage auquel il est affecté » (CE, Sect, 19 octobre 1956, Société Le Béton, req. n°20180) qualifié rapidement de « spécial » (CE, 11 mai 1959, Dauphin ; CE, 17 mars 1967, Ranchon, req.n° 64440).
La mutation du qualificatif du critère de l’aménagement, spécial avant l’entrée en vigueur du CG3P, indispensable depuis, avait constitué une question centrale pour la doctrine. Les incertitudes étaient née d’un avis consultatif (CE Avis, AG section de l’administration, 19 juillet 2012, n°386715) relatif au Domaine de Chambord, dans lequel le Conseil avait fait directement application des nouvelles dispositions issues de l’ordonnance de 2006. La problématique soulevée à la suite de cet avis consistait à déterminer dans quelle mesure l’entrée en vigueur du Code pouvait entraîner une modification des situations juridiques existantes à cette date. Aurait-elle eu pour effet de faire sortir du domaine public des biens lui étant auparavant intégrés ? Le Conseil d’État a récemment confirmé que les deux critères ne pouvaient systématiquement se recouvrir (CE, 6 mars 2015, Ministre de l’Intérieur, req. n°368489), induisant par-là la contraction du domaine public immobilier artificiel affecté au service public. Les premières applications du critère de l’aménagement indispensable sont assez récentes (CE, 28 avril 2014, Commune de Val d’Isère, req. n°349420) et semblent confirmer la tendance au « recentrage » du domaine public. La confrontation du droit des contrats administratifs et du droit administratif des biens a engagé le Conseil à proposer une délimitation de cette notion. Dans son arrêt du 21 décembre 2012, Commune de Douai (confirmé par la suite CE, 27 février 2013, Ministre du Budget, req. n°337634), le Conseil pose la règle selon laquelle, dans le cadre des concessions de service public, « lorsque des ouvrages nécessaires au fonctionnement du service public, et ainsi constitutifs d’aménagements indispensables à l’exécution des missions de ce service, sont établis sur la propriété d’une personne publique, ils relèvent de ce fait du régime de la domanialité publique ». Avec l’emploi de la formule « et ainsi constitutifs », il tire une identité d’assiette entre les biens « nécessaires » au service public et les « aménagements indispensables ».
L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté avait déjà permis au juge des référés du Conseil d’État d’apporter une réponse à cette question, plus de 6 ans après l’entrée en vigueur du Code. Par son ordonnance du 3 octobre 2012 (Commune de Port-Vendres, req. n°353915), la formation juridictionnelle du Conseil prenait le contrepied de la position adoptée par la formation consultative. Elle avait jugé « qu’en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entrainer le déclassement de dépendances qui appartenaient antérieurement au domaine public et qui, depuis le 1er juillet 2006, ne rempliraient plus les conditions désormais fixées par son article L. 2111-1 » (confirmé par CE, 8 avril 2013, Association ATLALR, req. n°363738). Aussi le juge administratif a-t-il pu continuer d’appliquer le critère antérieur.
Au cas d’espèce, le Conseil d’État ne fait pas directement application de la solution ainsi dégagée. Dans la mesure où l’arrêt commenté est un arrêt de rejet, son office s’est cantonné au contrôle de cassation. Il juge toutefois que la Cour n’a pas commis d’erreur de droit en appliquant le critère de l’aménagement spécial et non celui de l’aménagement indispensable.
B. Une appréciation souple du critère de l’aménagement spécial
L’arrêt commenté présente une innovation quant à l’office du juge de cassation. Ainsi que le Rapporteur public l’a souligné dans ses conclusions, la nature du contrôle de l’appréciation par les juge du fond de l’existence d’un aménagement spécial n’avait pas été tranchée. Le Rapporteur public invitait donc la juridiction à contrôler cette appréciation sous l’angle de la qualification juridique. Le Conseil d’État ne s’est pas précisément déterminé. Il juge que « En statuant ainsi, la cour n’a, contrairement à ce que soutient la commune, commis aucune erreur de droit ». S’il ne fait pas mention d’un contrôle de la qualification juridique effectuée par la Cour administrative, la présence de l’incise « contrairement à ce que soutient la commune » n’est pas dénuée d’intérêt. Elle tend, au contraire, à préciser que le Conseil, qui n’était pas saisi d’un moyen fondé sur l’erreur de qualification, s’en est tenu au moyens du pourvoi. Si tel avait été le cas, l’appréciation par les juges du fond de l’existence de tels aménagements, parce qu’elle suppose un passage du fait au droit, aurait bel et bien relevé de la qualification juridique, et non du contrôle de l’erreur de droit, plus liée à la détermination du droit applicable et des critères invoqués (R. Chapus, Contentieux administratif, Paris, Montchrestien, 2007).
Sur le fond, les éléments de fait qualifiés d’aménagement spécial sont assez peu nombreux. Ils consistent en « l’aménagement d’un espace pour le veilleur de nuit dans les dortoirs, la réalisation d’un économat fermant à clef et la mise en place d’un système de fermeture à clef des dortoirs ». Cette appréciation des juges du fond, non contredite par le juge de cassation, est conforme à la tendance jurisprudentielle établie depuis plusieurs décennies : existence de chambres de sûretés dans une gendarmerie (CE, 7 mai 2012, SCP Mercadier-Krantz, req. n°342107) ; existence poteaux et d’une chaîne empêchant le passage des voitures (CE, 11 mai 1959, Dauphin, req. n° 9229) ; une plage entretenue (CE, 30 mai 1975, Dame Gozzoli, req. n° 83245). La question de savoir dans quelle mesure l’application du nouveau critère aurait pu modifier la solution demeure ouverte. En soi, les aménagements cités sont bien indispensables mais sont-ils suffisants ?
Un autre point aurait pu rendre difficile la reconnaissance de l’appartenance du bien au domaine public. Il réside dans la déconnexion entre la personne publique propriétaire du bien et la personne publique responsable du service public. Dans le cas d’espèce, la situation est encore compliquée par le fait que l’État, personne responsable du service public, n’assume pas directement ce service, qui se trouve géré par une association, personne morale de droit privé. Si le Code, en son article L. 2111-1, n’impose pas l’identité entre la personne propriétaire du bien et la personne responsable du service public, il n’interdit pas non, a prori, l’absence d’identité. La jurisprudence administrative est toutefois claire – et ancienne – sur cette question : la seule circonstance que le service public relève de la compétence d’une autre personne publique que celle propriétaire du bien qui en constitue le siège est insusceptible d’empêcher l’appartenance au domaine public de la personne propriétaire ( Palais de Justice appartenant au Département de la Seine (CE, 23 octobre 1968, Brun, req. n°73249) ; parcelle communale affectée au service public de l’eau (CE, 19 décembre 2007, Commune de Mercy-le-bas, req. n°288017); terrain appartenant au Port autonome de Marseille accueillant des installations affectées au service public du traitement des déchets (CE, 11 mai 2016, Association de défense et de protection du littoral du golfe de Fos-sur-Mer, req. n°390118) ; affectation d’un bien appartenant à une commune à la Gendarmerie nationale, service public de l’État (CE, 7 mai 2012, SCP Mercadier et Krantz, req. n°342107)). Cette situation est toutefois source de conflits. Les intérêts du propriétaire ne sont pas nécessairement ceux de la personne responsable du service public.
Enfin, à la lecture des conclusions du Rapporteur public, on souligne que le Conseil s’est refusé à restreindre davantage la consistance du domaine public affecté au service public en exigeant une intentionnalité de l’affectation. Les conditions de l’appartenance au domaine public demeurent objectives. L’intention, critère subjectif, est une innovation récente de la jurisprudence administrative. Il résulte de l’arrêt CE, 2 novembre 2015, Commune de Neuves-Maisons (req. n° 373896 et solution confirmée par CE, 5 décembre 2016, M. Flé, req. n° 401013). Ces applications ne concernaient toutefois que la question des biens affectés à l’usage direct du public. Ce critère vise à limiter l’extension du domaine public par l’existence d’une situation de fait, d’un usage direct « spontané » par les usagers. Cette jurisprudence peut être comprise comme le refus d’une forme de mécanisme semblable à la prescription acquisitive en droit privé, qui aboutirait à consolider une situation de fait par la reconnaissance d’un classement involontaire dans le domaine public de certains biens. L’arrêt commenté ne répond pas à la question posée, le Conseil d’État demeurant sur le terrain de l’appréciation objective des critères.
La reconnaissance de l’appartenance du bien au domaine public entraîne alors logiquement la requalification du contrat conclu entre la commune et l’association. Initialement qualifiée de « contrat de location » soumis par la volonté des parties à la loi du 6 juillet 1989 relative aux rapports locatifs, la convention doit être considérée comme une convention d’occupation du domaine public. Cette requalification préalable, pour laquelle le juge administratif est compétent (CE, Sect., 22 avril 1977, Michaud, req. n°95539 ; TC, 22 novembre 2010, Sarl Brasserie du Théâtre, n° 3764), entraîne tout aussi logiquement l’application du régime des autorisations domaniales.
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