Héritier des rituels du don chez les tribus dites primitives, on ne peut comprendre l’impôt sans reconnaître la dialectique qu’il implique entre différents êtres, lesquels tissent par son entremise des liens d’engagement sur un plan métaphysique : « on se donne en donnant » conclut ainsi Marcel MAUSS (MAUSS M., « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in L’année sociologique, t. I, MAUSS M. (dir.), Paris, Librairie Félix Alcan, 1925, 125). L’impôt est donc un dialogue, mais il ne s’en suit pas que celui-ci soit nécessairement équilibré, ni même respectueux. Des grands empires à la Révolution, l’impôt exprimait une relation de vassalité ontologique d’un être sur un autre. Son mode d’acquisition était fondé sur la puissance dominatrice, laquelle se traduisait dans les relations sociales par le paiement d’un tribut pouvant revêtir diverses formes. L’individu ainsi dépourvu de tout droit versait à son seigneur, son maître ou son roi la somme que celui-ci lui réclamait, sous la forme qui lui plaisait et dont la quantité́ ne dépendait que du bon vouloir du maître sur sa créature.
La Révolution a érigé le sujet français au statut d’homme libre, détenteur de droits inaliénables, parmi lesquels la liberté naturelle et la propriété́. C’est précisément parce qu’ils naissent et demeurent libres que les hommes sont en droit de posséder, les biens d’un serf ou d’un esclave n’étant tout au plus qu’une relative concession, une mainmorte toute aussi contingente que temporaire. Sur la base de ces principes nouveaux consacrés par la Déclaration des Droits de l’Hommes et du Citoyen peut donc s’ériger une théorie du consentement selon laquelle les citoyens consentent librement à l’impôt « par eux-mêmes ou par leurs représentants » (art. 14). La question portant sur le caractère inclusif ou exclusif de cette conjonction a conduit à distinguer le consentement à l’impôt, consentement direct du citoyen lors de la collecte fiscale, du consentement de l’impôt, consentement indirect par les représentants du peuple lors du vote des lois de finances, comme deux fondements indissociables de la légitimité́ et de la légalité́ de l’autorité́ fiscale (BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C., LASSALE J.-P., Finances publiques, Paris, LGCDJ, coll. Manuel, 7ème éd., 2004, 578). Il est en outre considéré́ que le consentement de l’impôt est supposé́ du consentement à l’impôt, le consentement des représentants traduisant celui des citoyens électeurs. Le premier répond alors à un impératif légal conditionnant la collecte de l’impôt à une autorisation préalablement votée par les représentants du peuple qui en fixent les modalités, tandis que le second satisfait à une exigence de légitimité́ de l’impôt, renvoyant à l’acceptation par les citoyens de l’acquittement des contributions qui leur sont demandées.
Il faut se préserver, lorsque l’on s’intéresse au consentement en matière de fiscalité, d’une lecture par trop angélique de l’histoire. Les diverses tentatives en ce sens, à l’instar de la contribution patriotique de Necker et de la contribution volontaire de 1926, douchent en effet froidement nos rêves d’un consentement pur de l’impôt. La racine latine du terme, imponere, suffit à elle seule à rappeler que l’impôt n’est par nature pas proposé mais imposé, et toute l’étymologie du lexique fiscal abonde en ce sens (AFSCHRIFT T., « L’impôt : contribution ou imposture ? », 2009, [en ligne], https://www.fichier-pdf.fr/2013/05/16/thierry-afschrift-conference/preview/page/1/.). Une approche plus intéressante consiste donc à appréhender le consentement, non comme une condition initiale binaire, mais comme un objectif social pouvant être réalisé à différents niveaux. L’impératif du consentement fiscal ne consisterait donc pas tant pour les citoyens à acquiescer avec plus ou moins de spontanéité le jour de la collecte, que pour l’Etat à renforcer l’acceptation de cette collecte et de s’interroger sur les causes de son rejet. Hélas, une étude de l’évolution des doctrines fiscales en France, de leurs justifications philosophiques et de leur pratique juridico-administrative au cours de la modernité conduit à accuser le constat inverse. La dialectique classique du consentement à deux niveaux a ainsi peu à peu laissé place à une imposition rationnelle systématisée, dans laquelle le consentement de l’impôt n’est plus supposé du consentement à l’impôt, mais s’y substitue intégralement. Alors même que cette réalité met en péril la légitimité d’un impôt européen, il semblerait toutefois qu’une mutualisation de la dette adossée à une réorganisation de l’UE puisse offrir de nouvelles perspectives pour ressusciter le consentement perdu à l’échelle étatique.
De l’impôt-contrat libéral au dirigisme étatique spoliateur
Il convient en premier lieu de prendre conscience de l’évolution significative qu’a connu la théorie de l’impôt, à travers ses buts et les modalités de sa collecte au cours de la modernité. Née aux grandes heures des penseurs contractariens, la théorie de « l’impôt-échange » notamment soutenue par Smith ou Mirabeau conçoit l’impôt comme la contrepartie des bénéfices que le citoyen retire de l’Etat. Proudhon insiste sur le fait que cet échange doit être réalisé « à prix de revient » (PROUDHON P.-J., Théorie de l’impôt, Question mise au concours par le Conseil d’État du canton de Vaud en 1860, Bruxelles, Imprimerie de A.-N. Lebègue (Office de publicité), 1860, 33) et que « ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics (les impôts), mais à ce qu’il doit donner » (Montesquieu cité par Proudhon, ibid, 268) , faute de quoi les impôts renoueraient avec l’arbitraire de l’Ancien régime. La question du juste prix de l’impôt conduisit ensuite des économistes tels que Knut Wicksell et Erik Lindhal à élaborer une conception de « l’impôt-prix », tirant de la théorie du bénéfice des mécanismes de fixation des prix pour les situations de choix publics à partir de modèles marginalistes de décision privés.
La conception contractarienne de l’impôt-échange est ainsi fondée sur une négation du principe fiscal d’absence de contrepartie de l’impôt telle que présentée dans la célèbre définition de Gaston Jèze : « une prestation pécuniaire requise des particuliers à titre définitif et sans contrepartie en vue de la couverture des charges publiques » (JEZE G. cité par DUVERGER M., Finances Publiques, Paris, PUF, 11ème éd., 1988, 125). En cela, elle assure un consentement plus authentique dans la relation fiscale reliant l’individu et l’Etat, mais au prix de la spontanéité de l’impôt, lequel n’est plus considéré comme un don mais comme une transaction. De plus, l’Etat faisant pour ces mêmes penseurs office de tierce partie permettant d’instaurer une confiance sociale par l’assurance de l’application des engagements contractuels, la question relative à la manière de s’assurer contre l’Etat lui-même reste ouverte – nous verrons comment l’UE peut apporter une solution à ce problème. Le XIXe siècle marque alors un tournant dans la théorie de l’impôt, le développement de la statistique et l’émergence de la « question sociale » conduisant à inverser la responsabilité morale d’une misère, désormais considérée comme structurelle, ce qui appelle donc à une forme de dédommagement. La question de la justice sociale, notamment étudiée sous le prisme fiscal par Léon Walras et revendiquée par le Solidarisme de Léon Bourgeois conduit ainsi à imposer face à l’« impôt-échange » la conception rivale de l’« impôt-générosité ». C’est l’époque des droits-créance et la redistribution horizontale comme verticale deviennent des buts de l’Etat.
La question de la justice sociale et des inégalités de condition débouche ainsi sur une remise en cause complète du droit de propriété et le passage de l’impôt-échange à l’impôt-générosité s’accompagne d’une expansion-extension fiscale, ainsi que d’un dépassement téléologique.
Il y a tout d’abord expansion fiscale au sens d’une augmentation générale du nombre d’impôts, de leurs taux, de leurs assiettes et de leurs plafonds. L’impôt général sur le revenu est ainsi introduit en 1914, auquel est rajouté un impôt cédulaire en 1917. Initialement plafonné à 2%, il atteint jusqu’à 45% en 2018 et alors qu’il ne concernait que 3,8 millions de contribuables en 1955, il en touche 15 millions en 1979 (DELALANDE N., SPIRE A., Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2010, 66-67) pour atteindre plus du double en 2018. De même, la TVA introduite en 1954 a été amplement généralisée, multipliant son assiette par 8 en 14 ans, tandis que la CSG votée en 1991 est passée successivement de 1,1% à 2,4% puis 2,9%. En termes de plafonnement, on pourra citer l’impôt sur la fortune dont le plafond est passé de 70% en 1988 à 85% en 1996 (NEURISSE A., Histoire de la fiscalité en France, Paris, Economica, 1996, 71), récemment remplacé par l’impôt sur la fortune immobilière.
Il y a ensuite extension fiscale, laquelle consiste en une diversification des modes d’imposition. En un siècle à peine, la France est passée d’un style d’imposition exclusivement indirect, constitué de taxes proportionnelles redevables au service, à une imposition principalement directe et de plus en plus progressive sur la base de revenus et capitaux. Chacun de ces modes fut le sujet d’ardents débats dont les vives passions qu’ils suscitèrent nous sont aujourd’hui difficilement concevables tant leur habitude s’est progressivement installée dans la pratique et les esprits. Rappelons à ce titre que plusieurs décennies de débat furent nécessaires au vote du premier impôt général sur le revenu en 1914, dans le contexte exceptionnel de préparation à la guerre, et que le principe de progressivité de l’impôt n’était rien de plus « qu’une invitation ouverte à la discrimination » pour Hayek (HAYEK F., La constitution de la liberté (1960), trad. angl. AUDOUIN R. & GARELLO J., Paris Litec, 1994, 313) revenant à « annuler la propriété dans les mains du propriétaire » selon Proudhon (PROUDHON, op. cit., 163). Philippe Nemo note ici la transition d’un système fiscal par répartition à celui d’un impôt de quotité́. Tandis que le premier consiste en la détermination du montant nécessaire à l’Etat pour assumer ses missions avant d’en repartir la charge sur la population, le second réclame une proportion fixe des revenus des richesses produites par les individus sans plus interroger les besoins de l’Etat (NEMO P., Philosophie de l’impôt, Paris, PUF, 2017). Réclamée par les socialistes depuis 1920, l’imposition sur le capital introduite par le gouvernement Mauroy en 1986 ne peut ainsi se comprendre selon la logique classique du libéralisme contractarien, dont l’esprit a présidé à la rédaction des constitutions jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Il est en effet difficile de justifier une telle réforme, laquelle implique à la fois une imposition multiple – s’agissant de prélever un impôt sur la valeur d’un patrimoine dont le revenu nécessaire à l’achat a déjà été imposé et même une taxe sur la transaction acquittée – et consistant à taxer le droit de propriété que même Rousseau tenait pour « le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même » (ROUSSEAU J.-J., « Economie », in D’ALEMBERT J. le R., DIDEROT D., Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, t. 5, Paris, Briasson – David – Le Breton – Durand, 1755, 344) sans un changement paradigmatique radical.
Au-delà des expansions de toutes formes et de tous degrés, cette attaque au cœur même de la rationalité libérale marque un véritable point de bascule entre un régime libéral d’une part, faisant figure de capitalisme modéré entre l’ordo-libéralisme allemand et l’anarcho-capitalisme étasunien, et un Etat totalisant à tendance autoritaire d’autre part. On assiste alors à une reconfiguration téléologique de l’impôt, dont la finalité ne se limite plus au financement des services publics – dont la charge peut être différemment répartie entre les citoyens –, mais vise désormais également à lisser les différences de richesse par les écarts de prélèvements et des politiques de redistribution. La combinaison des trois éléments que sont le nouvel impératif de redistribution des richesses au nom de la justice sociale, la critique de la propriété ouvrant la possibilité et le devoir d’imposer revenus et capitaux et le passage d’un impôt par répartition à un impôt de quotité, font ainsi voler en éclat tous les verrous théoriques limitant l’arbitraire d’une fiscalité illimitée. Instrument politique au service d’une idéologie, l’impôt permet alors de saisir tout ce qui dépasse de la catégorie du nécessaire gracieusement accordé par l’Etat et entre dans le champ du superflu, arbitrairement définie à l’envi et au besoin.
L’analyse serait toutefois incomplète si l’on s’arrêtait là et ne reconnaissait dans la doctrine fiscale moderne qu’un instrument socio-économique répondant à une exigence égalitariste dans le but sincère de corriger des iniquités. Bien que totalitaire, la doctrine pourrait alors passer pour une forme de solidarité humaniste. Or, l’impôt n’a pas le souci des plus démunis. Les inégalités sociales ne lui servent plus aujourd’hui qu’à légitimer une politique agressive de mobilisation des actifs privés et d’orientation des comportements de production et de consommation. Dans sa doctrine actuelle, la dimension sociale de l’impôt n’est qu’artificielle et serait sans doute nettement modérée si les ménages les plus modestes ne témoignaient pas d’une plus grande propension marginale à consommer. De même, la progressivité de l’impôt témoigne aujourd’hui moins d’un souci de justice sociale que d’une nécessité évidente pour accroître la collecte. L’impôt sur le capital n’est même plus justifié par une doctrine populiste comme il a pu l’être en 1986, mais par la volonté d’inciter les agents à la consommation plutôt qu’à la thésaurisation.
Derrière l’artificialité de la dimension sociale de l’impôt se cache bien une authentique dimension macroéconomique. Véritable « auxiliaire de la politique économique du Gouvernement » selon l’expression d’André Neurrisse (NEURRISSE A., Histoire de la fiscalité en France, Paris, Economica, 1996, 69), l’impôt est ainsi instrumentalisé par les gouvernements afin d’assurer la gouvernance économique du marché́ intérieur par la mobilisation publique des ressources privées et le recours à des incitations rationnelles permettant un dirigisme étatique des pratiques d’investissement et de consommation. Si le recours à une fiscalité paternaliste en vue de modifier les comportements individuels n’est pas nouvelle comme en atteste l’histoire des taxes somptuaires et droits d’accise, une telle entreprise dirigiste usant de l’impôt comme « mécanisme correcteur, destiné à pallier les déficiences du marché́ en rétablissant la « vérité́ des prix », ainsi qu’à faire valoir l’intérêt général contre le court-termisme et l’irresponsabilité́ des intérêts particuliers » (DELALANDE N., « Gouverner les conduites par la fiscalité ? Une brève histoire des débats sur le pouvoir incitatif de l’impôt (XVIIIe-XXIe siècle) », in DUBUISSON-QUELLIER, S., Gouverner les conduites, Paris, PFNSP, 2016, 63) est cependant relativement inédite en France. Dans la droite lignée du théorème de Coase et des partisans de la doctrine Law and Economics, le droit de propriété est alors soumis à un impératif de productivité strict : faire un usage optimal de son bien au sens de l’utilité publique, ou être contraint de le céder à un acteur plus à même d’en maximiser ses capacités de production. Il s’agit d’une condition que j’ai appelée ailleurs clause néo-lockéenne de la propriété (ETIENNE H., Le Cens de l’Etat : Comprendre la crise du politique par la modernité fiscale, Les Belles Lettres, Paris, 2021). Tout agent économique se retrouve alors enrôlé dans une mobilisation générale des biens et des efforts au sein d’une guerre économique mondiale, dont la victoire nécessite de gagner la « bataille de la performance » comme le soulignent Gilles Carrez et Didier Migaud dans leur rapport sur La Performance dans le budget de l’Etat (CARRE G., MIGAUD D., La Performance dans le budget de l’Etat, Assemblée nationale, rapprt d’information n° 1780, 24 juin 2009, 7). De droit sacré de l’homme, la propriété́ s’apparente désormais à une mainmorte gracieusement tolérée et temporairement cédée comme le laissent entendre les positions du juge Richard Posner, selon lequel « la mission des juges n’est pas de se prononcer sur la juste répartition des biens, mais d’allouer les droits à leur usage le plus productif. Ou plus exactement, la justice se confond pour lui avec l’efficience économique » (Traduction de SUPIOT in SUPIOT A., La Gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015, 197). C’est en ce sens que Nemo relève ici une caractéristique propre à l’idéologie socialiste, consistant pour l’Etat à agir sur les agrégats économiques de sorte à atteindre certains objectifs au mépris de tous les droits fondamentaux et justifiant son action par la croyance sincère que la prospérité́ économique constitue en elle-même une composante supérieure du bien commun.
De l’assèchement des possibilités de dialogue vers un fatum fiscal
Selon la lecture classique des principes constitutionnels en vigueur, consentir à l’impôt revient à réaliser un acte libre et volontaire procédant d’un calcul rationnel d’intérêt, lequel consiste à céder spontanément une partie de la richesse à l’autorité fiscale reconnue. Chacune de ces conditions étant supposée satisfaite tant qu’elle n’est pas manifestement invalidée, on applique alors le principe de présomption rousseauiste selon lequel la liberté́ est liberté́ de s’opposer, car « du silence universel on doit présumer le consentement du peuple » (ROUSSEAU J.-J., Du contrat social ou Principes du droit politique, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1762, 50 (la langue est ici modernisée)). A la fin du XVIIIe siècle, le droit de consentir à l’impôt se définit donc en principe comme un droit-liberté de ne pas y consentir, soit de faire rupture et de refuser le paiement de l’impôt à un système qui ne recueillerait plus l’adhésion du citoyen.
Mise à l’épreuve des réalités politiques, cette doctrine souffre de l’échec du projet de contribution patriotique proposé par Necker et perçu comme révélateur d’un défaut naturel de spontanéité́ des individus à s’acquitter de l’impôt bona fide. Les gouvernements successifs œuvrent alors à la construction d’un appareil fiscal structuré, permettant un contrôle efficace des déclarations et recouvrements. Une administration fiscale moderne et centralisée émerge ainsi à l’issue de la seconde guerre mondiale et certains agents sont même chargés de repérer dans la rue des individus dont les dépenses ostensibles laissent présumer de hauts revenus, associés à un potentiel frauduleux. Le climat de suspicion qui règne entre le fisc et les citoyens témoigne d’une dégradation de l’acceptation populaire de l’impôt. C’est le résultat d’une rupture idéologique entre une doctrine fiscale dont les finalités et les modalités ont profondément évolué et une partie des contribuables qui ne se reconnait plus dans les principes de justice définissant la collecte de l’impôt. Diverses initiatives de résistance rendent compte de ces tensions, parmi lesquelles les mouvements de Pierre Poujade (1955) et Gérard Nicoud (1969) qui s’opposent physiquement à sa collecte. Refusant de verser leur quote-part, ceux-ci mettent leur droit principiel au libre consentement à l’épreuve des réalités politiques.
Le Code Général des Impôts ne reconnait toutefois pas de clause d’exception ouvrant droit au refus de l’impôt et prévoit même des sanctions pénales à l’encontre d’un délit d’opposition (art. 1771 et art. 1746). Déjà en 1789, bien qu’en droit de « consentir librement à sa [l’impôt] charge » (DDHC, art. 10), le citoyen « saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant » et « se rend coupable par la résistance » (DDHC, art. 7), davantage encore s’il vient à troubler l’ordre public (DDHC, art. 10). On retrouve bien ici la supériorité rousseauiste de la volonté générale exprimée par la loi sur les volontés individuelles. Il vient alors que la relation entre les deux types de consentement ne relève pas légalement d’une cohabitation cohérente, mais d’une soumission du consentement à l’impôt – caractérisant la légitimité́ de l’Etat fiscal en tant qu’autorité́ morale à faire accepter librement l’impôt – au consentement de l’impôt – lequel relève de la légitimité́ de l’État comme puissance légale à faire payer l’impôt. Empruntant la terminologie moderne d’Isaiah Berlin, on parlera ici d’une absence de liberté́ politique négative du citoyen à consentir à l’impôt par lui-même (la loi l’y contraignant), sublimée par une liberté́ politique positive du citoyen à consentir à l’impôt par ses représentants (en ce qu’il participe à l’élection des individus qui déterminent cette loi), se reconnaissant ainsi constitutif de la source de l’interférence qui entrave le champ de sa liberté́ négative (BERLIN I., « Two Concepts of Liberty » (1958), in Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press, 1969). La théorie du libre consentement peut ainsi être préservée en associant au droit naturel de ne pas consentir moralement à l’impôt le devoir juridique d’y consentir factuellement, soit un droit de désapprobation publique mais pas de se soustraire à son recouvrement. Il s’agit pour Rousseau d’accepter que chacun puisse se tromper (ne reconnaissant pas sa volonté dans celle de l’intérêt général) tant que la société ne pâtit pas des conséquences de son erreur.
Voici comment la théorie du consentement fiscal, dont les principes n’ont à ce jour pas été remis en cause et figurent encore dans le préambule de la constitution en vigueur, parvient à résoudre la tension inhérente à la collecte de l’impôt. Face à l’idéal démocratique inchangé, il faut alors opposer la réalité des faits et la manière dont l’évolution législative entre en crise avec le paradigme originel.
Notons premièrement que la notion rousseauiste de la volonté générale ne saurait s’accommoder d’un système politique de représentation indirecte, l’auteur du Contrat social rejetant l’idée que la souveraineté du peuple puisse être divisée ou représentée. Bruno Bernardi insiste à ce propos sur l’importance de la délibération politique du peuple assemblé comme processus cognitif nécessaire au développement des affects de socialisation, permettant in fine l’accès à une conscience de l’intérêt général (BERNARDI B., « Lire le Contrat social », in Le Nouvel Observateur, n° hors-série : Rousseau, le génie de la modernité, Juillet 2010, 63-67.). Notre représentation indirecte est ainsi d’autant moins conforme à l’idéal rousseauiste qu’elle accepte une division de la souveraineté entre les institutions nationales et européennes, que la séparation effective des pouvoirs chère à Montesquieu a grandement pâti de l’alignement des calendriers électoraux en 2000 (Le renforcement du pouvoir exécutif induit est d’autant plus significatif que la théorie de la séparation des pouvoirs est particulière en France, « fondée sur la limitation des attributions de l’autorité judiciaire à l’égard de la puissance publique » comme le note Frank BARON : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270289-la-separation-des-pouvoirs) et que le développement d’une culture des partis ne permet pas à chaque représentant de voter conformément à l’idée qu’il se fait de la volonté générale. L’augmentation significative de l’abstentionnisme parmi les électeurs (de 24% en 1958, 21% en 1968 ou 16% en 1978 à 54% en 2017). témoigne de ce rejet autant qu’elle mine la légitimité du consentement à l’impôt. Notons qu’un député de l’actuelle législature représente en moyenne pleinement 16,1% de ses administrés (vote d’adhésion du premier tour) et par défaut 22,3% d’entre eux (vote du second tour). Dans certaines circonscriptions, l’abstention atteint un niveau tel qu’un député a été élu avec 6,2% des voix du nombre d’inscrits au second tour, récoltant 2,7% au premier tour. Soixante députés élus n’ont pas même obtenu 10% au premier tour et ce sont les trois quarts d’entre eux qui ne dépassent pas les 20% d’adhésion – une analyse approfondie de ces résultats est proposée in ETIENNE H., op. cit.
Dépourvu d’une représentation fidèle de ses intérêts et de tout moyen juridique de s’opposer à la collecte fiscale, l’individu, lorsqu’il entre en résistance à la manière d’un Thoreau ou d’un Gandhi se fait le porteur d’une revendication politique. Si l’issue de la lutte présente peu d’incertitude, il lui est toutefois laissé la liberté́ d’éprouver le combat, id est de ne pas se laisser spolier sans mot dire et de faire connaître publiquement l’intensité́ de l’injustice dont il s’estime victime. Il ne s’agit alors pas tant d’empêcher l’Etat de récolter l’impôt que de défendre un droit de lui refuser celui de fonder sur soi son principe de légitimation. Cette forme minimaliste de liberté́ s’est éteinte avec les articles L3252 du Code du travail, et L211 du Code des procédures civiles d’exécution, permettant à l’Etat de prélever les sommes non acquittées par le contribuable directement auprès de son employeur sur son salaire à venir, ou sur son compte bancaire. Lorsque le citoyen ne constitue plus un maillon nécessaire de la collecte fiscale, toute possibilité de désobéissance civile est ainsi anéantie. Le caractère libre du consentement à l’impôt ne procède dès lors plus de la possibilité́ effective d’un choix d’y consentir, mais d’une préférence entre s’acquitter personnellement de sa quote-part ou laisser à l’administration fiscale le soin de se servir par elle-même. La théorie du consentement fait ainsi figure d’artifice démocratique masquant un fatum fiscal inexorable et, contrairement au serf médiéval dont les jacqueries permettent encore un dialogue avec le seigneur – certes brutal mais à tout le moins existant, puisque la répression violente de la révolte était suivie d’un ajustement des taxes –, les Bonnets rouges et Gillets jaunes peut gesticuler dans les rues, ils ne s’opposeront plus à la collecte fiscale.
N’étant ni en droit, ni en capacité́ de refuser l’impôt, l’ultime forme de liberté́ dont semble encore disposer le citoyen réside dans la possibilité de lui échapper par l’optimisation, la fraude ou l’exil fiscal. Ce droit-capacité de recourir à la fraude est toutefois problématique sous deux rapports. Il s‘agit premièrement d’une liberté́ qui s’utilise contre la société́, et non par elle. Tandis que la révolte fiscale est un acte politique participant des registres de l’action collective, rassemblant les citoyens autour d’un sentiment d’injustice pour faire entendre leurs revendications, l’évitement de l’impôt répond quant à lui d’une stratégie individuelle dont le succès dépend de sa discrétion. Cette liberté est d’autre part frappée d’une forte inégalité entre les citoyens, de par la disparité́ des moyens effectifs dont chacun dispose afin de mettre en œuvre une stratégie d’évitement fiscal. Il semblerait donc en définitive que ne puisse être véritablement considéré́ comme consentant à l’impôt qu’un individu disposant des moyens suffisants pour échapper à sa collecte – grâce à des techniques sophistiques d’optimisation et de fraude dont ne dispose qu’une faible minorité́ des citoyens les plus aisés – et refusant toutefois d’en faire usage. Toute autre citoyen, quoi qu’il en dise, s’acquitte de l’impôt par contrainte, non par choix.
La réforme de l’imposition du revenu à la source illustre l’aboutissement de ce changement de paradigme fiscal, l’Etat renonçant à simuler davantage la collecte personnalisée de l’impôt, ultime relique d’une doctrine fiscale désuète mettant en scène un consentement artificiel. Perçu comme un intermédiaire entre la richesse nationale produite et les recettes prélevées, le citoyen est ainsi exclu de la relation fiscale, l’Etat s’adressant directement aux banques et entreprises. Il n’est plus attendu de lui qu’il participe aux dépenses de l’Etat, renouvelant par un acte positif libre sa volonté́ d’un vivre-ensemble par le financement d’un projet politique d’avenir commun qui permette d’organiser la cohésion sociale, mais qu’il adopte un ethos de la production visant à l’augmentation de la richesse nationale par une confusion des richesses privées et publiques, et une systématisation des transferts fiscaux. Aux yeux de l’Etat, le citoyen n’est plus qu’un leistunsgträger (agent performant) comme le note Peter Sloterdijk (SLOTERDIJK P., [2010] Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique, trad. all. MANNONI O., Libella, Paris, 2012, 65).
En dépit des signes de mécontentement, des protestations de rue devenues régulières aux chiffres astronomiques de l’évasion fiscale en passant par l’abnégation polie des classes moyennes, l’absence de remise en cause des fondements de notre doctrine fiscale et des principes président à son consentement est un signal fort de la déliquescence de l’Etat et de sa légitimité. Plutôt que de mettre en place les conditions d’un dialogue national salutaire ou d’étudier de nouveaux leviers permettant la reconstruction d’un consentement fiscal, les gouvernements successifs ont préféré brandir l’arme de la culpabilité, donnant ainsi la chasse aux derniers hommes libres et confiant aux limiers algorithmiques de TRACFIN le soin de débusquer les ennemis du régime sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit jamais de débattre, ni d’apaiser, mais toujours de jeter l’opprobre tantôt sur les fraudeurs sociaux, tantôt sur les évadés fiscaux, comme autant de boucs émissaires d’un système en manque de légitimité. Nombreux sont les marchands de haine et d’envie à se quereller sur des calculs de quotité et de répartition, se disputant sans cesse sur le mouton qu’il convient de tondre plus que les autres dans l’espoir de contenter une partie de la population en accablant davantage l’autre. Face à eux, peu s’interrogent sur les fondements de notre doctrine fiscale, sur ce qu’ils traduisent de notre relation à l’Etat et sur les possibilités de renouveau du consentement. Sloterdijk propose par exemple de promouvoir la générosité individuelle, de raviver le sens de l’honneur et de tirer profit des mécanismes de rivalité sociale dont les donations suite à l’incendie de Notre dame de Paris fournit une illustration édifiante.
Tandis que la crise de la Covid-19 propulse les dettes souveraines à des sommets inédits et que près de la moitié de la recette fiscale liée à l’imposition sur le revenu est consommée par la seule charge de ses intérêts, il semble toutefois peu probable que les gouvernements ne se risquent à un changement paradigmatique. La situation est véritablement aporétique et il semble nécessaire de toucher le fond avant qu’aucun changement se semble possible. Aux antipodes d’un renouveau fiscal vertueux, des initiatives voient le jour pour fournir aux gouvernements de nouveaux instruments d’optimisation de la collecte fiscale et repousser un peu plus encore l’ignoble raisonnement de la courbe LAFFER. L’une d’entre elles, AI Economist, développe des algorithmes d’apprentissage par renforcement dans le but de conseiller les gouvernements sur leurs réformes fiscales post-Covid-19. Ces modélisations dynamiques cherchent à rendre compte des réactions des agents à différentes mesures fiscales selon plusieurs agrégats, notamment leur productivité (https://www.salesforce.com/news/stories/introducing-the-ai-economist-why-salesforce-researchers-are-applying-machine-learning-to-economics/). Tragiques dans leurs finalités, ces modèles le sont également dans leur conception, simulant une situation de jeu à somme nulle dans laquelle les joueurs sont tous caractérisés par des intérêts opposés à maximiser, et dont l’État doit sortir vainqueur au détriment de tous. De contributeur essentiel, le citoyen se définit désormais dans le schéma fiscal par la simple contingence de son ultime capacité de nuisance, à savoir la décroissance de sa productivité marginale une fois atteintes les limites de sa volonté. Justifiée par l’urgence permanente de maintenir stable le déficit d’une dette too big to fail et rationalisée par les instruments d’une collecte optimale, en équilibre sur le dernier souffle du citoyen, la doctrine totalisante de la fiscalité productive est en marche et rien ne semble en mesure de pouvoir l’arrêter.
Les défis d’une fiscalité européenne pour recréer un équilibre des pouvoirs
Assis sur le cadavre du consentement fiscal en France, d’aucuns proposent depuis un certain temps déjà d’adosser à la fiscalité nationale un impôt européen. Plusieurs projets sont ainsi à l’étude dont une taxe écologique, une taxe sur les transactions financières et la taxe sur les services du numérique sans qu’aucun n’ait toutefois abouti. Le débat prit un tournant décisif en juin 2020 lorsque la signature d’un accord des 27 Etats membres autorise la levée d’une dette de 750 milliards d’euros destinée à la relance de l’économie européenne dans le contexte de la crise de la Covid-19. Ironiquement baptisé « Next Generation EU », en référence à ses débiteurs infortunés, ce plan d’endettement inédit appelle une nécessité de financement pouvant prendre la forme d’une augmentation des ressources propres de l’UE, une augmentation de la contribution des Etats membres, ou une réduction des dépenses de l’UE. Contrairement aux affirmations de nombreux hommes politiques, ce sont donc bien les citoyens européens qui rembourseront cette dette, directement par la création d’un impôt européen (qu’il frappe les entreprises ou les particuliers) ou indirectement par l’augmentation de la contribution nationale – la troisième option restant peu probables et se confondant avec la seconde, l’essentiel du financement de l’Union provenant des contributions étatiques.
Plus encore que la dette nationale celle-ci semble illégitime, par son absence renforcée de consentement, et vicieuse en ce qu’elle resserre l’étau autour du citoyen dont le destin est de travailler davantage pour stabiliser une dette irrécouvrable à laquelle jamais il ne consentit. Toutefois, à situation désespérée mesure d’exception et là où le mauvais homme d’affaires voit la fatalité du risque, le plus fin perçoit une opportunité compétitive. Rappelons que la dette implique un renversement de pouvoir, et c’est en cela qu’elle peut être véritablement qualifiée de souveraine. Elle contraint la liberté du débiteur qui devient l’obligé du créancier, auquel certains droits sont associés comme en témoigne la diversité des clauses des covenants bancaires. Une dette européenne pourrait alors permettre de diminuer la souveraineté des créanciers privés sur les Etats membres, en substituant à la clarté des directives de politiques publiques intimées par le marché à un Etat de sorte à produire des conditions de refinancement qui lui soient favorables, des conditions de marché uniques agrégeant les caractéristiques économiques et politiques des Etats membres. A condition qu’elle ne s’accompagne pas d’un impôt direct collecté sur les citoyens européens (ce qui conduirait à une multiplication des bourreaux) mais d’une négociation relative à son remboursement à l’échelle des gouvernements, cette dette pourrait également ériger l’UE en allié objectif des citoyens face à leurs gouvernements. Une administration européenne forte pourrait par exemple faire usage des droits alloués par le remboursement d’une dette commune pour contraindre les gouvernements à réduire leurs dépenses, et ceci sans augmenter la pression fiscale autour du citoyen, préservé par des covenants. A la place d’une Europe des Etats dysfonctionnelle et en manque chronique d’acceptation populaire depuis sa création, on pourrait alors construire une Europe des citoyens contre les Etats, de sorte à rétablir un équilibre des pouvoirs depuis longtemps perdu en France et contenir les déviances autoritaires émanant de l’arbitraire croissant des gouvernements nationaux.
A force de vouloir unir dans diversité, l’UE est devenue le bouc-émissaire commode de partis politiques l’ayant désigné comme source de tous leurs maux et ennemi commun contre lequel l’alliance se fait. Mais l’ennemi commun rassemble tout autant quand ses têtes sont multiples. Une refondation de l’institution pourrait ainsi permettre à l’UE de bâtir une union des peuples européens, rassemblés sur la limitation de l’arbitraire grandissant de leurs Etats. Dans une société désenchantée par la politique, où la défiance des citoyens envers les Etats est systématique et généralisée (ROSANVALLON P., La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, Paris, 2006), il est impératif que l’UE se dissocie de ce sentiment qui la touche par la proximité qu’elle entretient avec les administrations nationales. Elle pourrait alors chercher à développer un capital de confiance dont l’ont privé les décisions politiques qui ont jusqu’ici présidé à sa construction. On entend souvent dire que le problème de l’Union se rapporte à son succès, coupable d’avoir été trop efficace en allant trop vite. Ce ne sont pas les défauts que lui trouvent les citoyens interrogés dans la rue, et qu’il faut bien qualifier d’anti-UE et non d’eurosceptiques. Il me semble que ce sentiment d’aversion vient en réponse au principal défaut dont la construction européenne à fait montre, à savoir sur son hubris. C’est donc à cet orgueil qu’il convient de s’attaquer, maîtrisant à l’avenir ses deux principales manifestations : un paternalisme élitiste engagé dans une ambition politique doctrinale.
Par paternalisme élitiste, j’entends l’ensemble des mensonges, promesses non tenues et dénis de démocratie qui ont jalonné les étapes de la construction européenne dans le but de la faire accepter aux citoyens dits « moyens », supposé incapables d’accéder à la vision du plus grand bien qu’une élite d’intellectuels europhiles a pour lui défini dans une certaine vision de l’Europe. Pêchant par défaut de démocratisme, le paternalisme élitiste pêche aussi par son côté doctrinal, se refusant d’admettre la moindre erreur de parcours de peur que cela n’entraine la remise en question totale du projet européen et accueillant toute critique avec la plus grande hauteur, quand bien même elle interrogerait l’instauration d’une monnaie unique dans une zone monétaire non optimale, la sortie de l’Union de la Grèce ou l’entrée d’un Etat comme la Turquie. Parmi les grands succès de l’UE se trouve la relative pacification des relations interétatiques. Celui-ci est majeur et il est probable que le recours strict aux seules voies démocratiques n’aurait pas pu porter de tels fruits, eusse l’opinion du citoyen dû être consultée et écoutée. Je ne souhaite donc jeter la pierre ici à personne, mais simplement constater que les citoyens européens ne pourront accepter l’UE tant qu’on leur apprendra que son ambition initiale était purement économique et aucunement politique, qu’un président de la république fera adopter par voie parlementaire un traité tout juste rejeté par référendum populaire ou que l’on incitera les épargnants à placer leur argent dans les banques en garantissant leurs dépôts jusqu’à un certain seuls via l’Union bancaire, sans que le fonds destinés à assurer cette garantie n’ait été pourvus. L’UE fait certes l’objet de fantasmes, mais le paternalisme élitiste manifesté par son personnel et les trahisons des élus nationaux pour en soutenir l’évolution doivent être considérées comme des erreurs de communication, sinon comme des fautes politiques graves, conduisant les trois quarts des français à juger leurs représentants corrompus, tant au niveau national (74%) qu’européen (73%) (LEVY J.-D., BARTOLI P.-H. & HAUSER M., « Les perceptions de la corruption en France », Harris interactive, 2019).
Par ambition politique doctrinale, j’entends la volonté de créer une identité européenne au sein d’une Europe politique et sociale sur le modèle du fédéralisme étasunien dont les références systématiques témoignent d’une cohérence inchangée, des « Etats-Unis d’Europe » des premiers jours au « moment hamiltonien » de la levée d’une dette commune. Le défi d’une Europe politique est d’autant plus grand qu’il est opposé aux aspirations de la majorité des citoyens, concerne des espaces très hétérogènes et porte en son sein une dimension totalitaire. Reconnaissons d’abord la grande disparité des Etats membres, tant sur le volet économique et industriel que sur leur particularisme identitaire, accusant d’une multitude de cultures fortes aux langues distinctes. On ne saurait imaginer qu’un parlement ou un gouvernement puisse assurer la représentation fidèle d’une population aussi hétérogène aux préoccupations si disparates et aux intérêts souvent antagonistes. La voix unique d’un président européen jamais ne réchauffera le cœur d’un peuple plurilingue et cette absence d’union verticale se double d’une impossibilité de rassemblement horizontal, les différences de cultures et de langues empêchant de fédérer des classes sociales, communautés d’opinion ou d’intérêts entre les Etats. D’un point de vue politique l’Europe divise plus qu’elle ne rassemble, peinant à identifier des problématiques communes et des visions consensuelles, tandis que les élus européens participent à l’éloignement du pouvoir, entrainant un appauvrissement de la représentation populaire et de la responsabilité effective de ses agents, autant qu’à la compétition entre représentants nationaux et européens. L’histoire témoigne ensuite des mécanismes autoritaires qui jouent dans la construction d’un peuple, passant par une réécriture de l’histoire et la fabrication de mythes identitaires. Les missionnaires coloniaux et hussards noirs de la république témoignent de la composante éducative accompagnant une telle entreprise et dont la disparition des langues régionales en France n’est qu’une résultante parmi d’autres. La tendance des hommes à apprécier la différence s’estompe dès lors que celle-ci leur semble chercher à remettre en cause l’identité dans laquelle ils se reconnaissent ; l’opération d’uniformisation culturelle nécessaire à la construction d’une Europe politique présente ainsi donc un risque de division, alors même que le modèle assimilationniste accuse un échec patent sur le sol français, illustrée par la crise identique que chacun sait. Enfin, la mise en évidence par l’histoire d’une corrélation relativement admise entre la taille des Etat et la propension autoritaire du pouvoir qui les administre suggère qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de faire émerger des nations belliqueuses, mais de mettre en place des structures de cohabitation pacifiques des peuples. A cette fin, les administrations supranationales doivent donc chercher à contenir les Etats plutôt qu’à les remplacer.
Une UE politique paraît alors aussi improbable et dangereuse qu’elle semble opposée aux nécessités qui l’appellent. Les enjeux de la mondialisation capitaliste requièrent l’administration d’un marché commun et de programmes industriels coopératifs pour faire émerger des compétiteurs mondiaux à l’instar d’Airbus, de sorte à défendre les intérêts économiques des Etats membres et conserver une compétitivité face aux giga-Etats que sont les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Ceci nécessite une certaine uniformisation fiscale pour prévenir les opportunités de law shopping sur le marché commun, autant que la digitalisation de l’économie appelle à son tour une régulation commune sur les enjeux de données, lesquels justifient un Règlement général pour la protection des données à l’échelle Européenne. Toutefois, l’UE doit accepter d’être ce qu’elle est, à savoir une autorité économique et financière pour l’administration technocratique d’un marché permettant aux Etats membres de conserver une influence mondiale, et non chercher à se constituer en autorité politique, nécessairement rivale des Etats membres. Froide et dépassionnée comme une cour de justice, elle n’a pas plus vocation à réchauffer les cœurs à l’unisson qu’à régenter les comportements sociaux, mais à protéger les Européens contre la violence d’une mondialisation débridée et contenir les déviances autoritaires auxquelles cette dernière invite les Etats membres. Ce n’est qu’en réduisant la voilure de ses aspirations qu’elle permettra de substituer à un système politique à deux niveaux une triangulation équilibrée entre le citoyen européen, son Etat politique et son UE économique. On pourrait ainsi éviter de faire de l’UE un enfer pour peu que ses dirigeants ne cherchent pas à en faire un paradis. Qu’il s’agisse de dette commune comme de fiscalité, il est donc primordial que l’UE pose un regard clair sur le rôle qu’elle est appelée à jouer dans un monde qui n’est plus celui de sa genèse, qu’elle se dissocie des autorités politiques nationales pour se forger une identité propre autour d’un projet clair auquel les citoyens européens pourront adhérer avec confiance. L’enjeu est de faire accepter l’Europe pour faire accepter l’impôt et non l’inverse. S’il est illusoire de chercher à étendre à l’Europe un consentement national perdu, un rééquilibrage des forces au sein d’un triangle vertueux pourrait alors permettre de ressusciter ce consentement au sein des Etats.
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