Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1892, p. 572
Le conseil de préfecture est-il compétent pour connaître d’une action en indemnité formée par un ouvrier blessé sur les chantiers de travaux exécutés en régie pour le compte de l’Etat ? – Rés. aff. imp.
L’Etat est-il fondé à prétendre qu’il n’est tenu à aucune responsabilité à raison d’un accident survenu à un ouvrier sur des chantiers de travaux en régie, surveillés par ses agents, en se fondant sur ce que les ouvriers de ce chantier n’étaient pas ses agents, mais ceux d’un tâcheron qui les embauchait et payait directement ? – Rés. nég.
L’ouvrier blessé est-il recevable à intenter directement son action contre l’Etat, maître de l’ouvrage ? – Rés. off.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, a conclu en ces termes :
Le sieur Garrigou, ouvrier terrassier, était employé sur les chantiers de construction de la ligne de Marmande à Angoulême. Le 12 avr. 1888, il fut blessé par la chute d’un wagonnet chargé de terre, et il eut la jambe cassée. Il s’adressa à Lafeuille, entrepreneur de travaux publics, pour réclamer des dommages-intérêts devant les tribunaux civils. Il soutint que l’accident qui lui était arrivé avait été produit par une fausse manœuvre d’un autre ouvrier, le sieur Pépelut, qui déchargeait avec lui les déblais. Le tribunal civil de Brive et la Cour d’appel de Limoges le déboutèrent de sa demande. D’après le jugement et l’arrêt, Lafeuille ne pouvait être responsable de l’accident, il s’agissait de travaux effectués en régie ; les ouvriers étant véritablement les préposés de l’Etat, celui-ci était seul responsable.
Le sieur Garrigou s’est adressé au conseil de préfecture pour demander à l’Etat une indemnité. Devant ce tribunal, l’administration a conclu au rejet de la demande, prétendant n’avoir encouru aucune responsabilité ; subsidiairement, elle a demandé la mise en cause de Lafeuille.
Par un arrêté en date du 31 mars 1891, le conseil de préfecture a déclaré la demande de Garrigou contre l’Etat recevable, a ordonné la mise en cause de Lafeuille et alloué au sieur Garrigou une provision de 300 F. Cet arrêté n’est pas simplement préparatoire, il est définitif sur le principe même de l’indemnité. Dès lors, le ministre est recevable à en demander la réformation devant le juge d’appel. Au fond, le ministre soutient que l’administration n’est pas responsable ; l’accident a été causé à un ouvrier par la faute d’un autre ouvrier, la responsabilité incombe au tâcheron dont les ouvriers sont les préposés.
Le pourvoi du ministre soulève plusieurs questions : 1° le Conseil d’Etat est-il compétent pour connaître du litige ? 2° le sieur Garrigou a-t-il une action directe contre l’Etat ? 3° en fait, la responsabilité de l’Etat est-elle engagée ?
I. Le Conseil d’Etat est-il compétent pour connaître du litige ?
La question n’est pas soulevée par le demandeur, mais il est indispensable de l’examiner avant de résoudre la difficulté du procès. La question de savoir quel est le juge compétent pour connaître des actions en indemnité à raison de dommages causés aux personnes par les travaux publics est une des plus controversées. Jusqu’en 1860, la jurisprudence a appliqué l’art. 4, § 3, de la loi du 28 pluviôse an VIII à tous les dommages sans distinction, qu’il s’agisse de dommages causés aux personnes ou aux propriété s. De 1860 à 1870, elle a distingué et attribué aux tribunaux judiciaires la connaissance des dommages causés aux personnes. De 1870 à 1880, on est revenu à la compétence générale des conseils de préfecture pour tous les dommages. Mais récemment, depuis 1886, le Tribunal des conflits, tout en maintenant la compétence des conseils de préfecture pour les dommages aux personnes, a fait une distinction entre le cas où le dommage est causé à des ouvriers ou à des tiers. Dans cette dernière hypothèse le conseil de préfecture est toujours compétent ; il s’agit d’un quasi-délit, l’art. 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII s’applique littéralement. Mais, si le dommage a été causé à un ouvrier, il n’y a plus de quasi-délit, il convient d’examiner le contrat de louage d’ouvrage passé entre le maître et l’ouvrier. En conséquence, si l’ouvrier qui a subi un dommage poursuit l’entrepreneur, l’action est de la compétence du tribunal judiciaire, parce que le contrat de louage d’ouvrage entre ouvrier et entrepreneur est un contrat de droit civil dont, le contentieux appartient aux tribunaux judiciaires (v. Trib. des conflits, 15 mai 1886, Bordelier, p. 423 ; 5 juin 1886, Pichat, p. 504).
Au contraire, s’il s’agit d’une action formée par l’ouvrier contre l’Etat à raison de travaux en régie, le Tribunal des conflits admet la compétence du conseil de préfecture par le motif que l’art. 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII attribue aux conseils de préfecture la connaissance des contestations entre l’Etat et les entrepreneurs de travaux publics.
La jurisprudence du Tribunal des conflits n’a été adopté ni par le Conseil d’Etat ni par les auteurs. Deux arrêts récents du Conseil l’ont rejetée (Garcia, 7 août 1886, p. 746 ; Gabaude, 11 janv. 1889, p. 60) et ont reconnu, à bon droit, selon nous, la compétence du conseil de préfecture pour statuer sur les réclamations formées par les ouvriers aussi bien contre les entrepreneurs que contre l’Etat. Dans le cas particulier, il n’y a pas lieu de prendre parti sur la question, il n’y a aucun doute sur la compétence. En admettant même la doctrine du Tribunal des conflits, comme il s’agit dans l’espèce d’un ouvrier travaillant en régie pour le compte de l’Etat, la jurisprudence n’a jamais dans ce cas admis que le juge de l’action fût soit le tribunal judiciaire, soit le ministre. Elle a toujours décidé que le conseil de préfecture devait connaître de l’action (v. Mougin, 17 avr. 1886, p. 382 ; Breuil, 9 déc. 1858, p. 703).
II. L’action peut-elle être intentée directement contre l’Etat ?
Le conseil de préfecture a répondu affirmativement et, selon lui, il n’y a pas lieu de distinguer si le travail a été fait en régie ou à l’entreprise. Nous croyons que sur ce point le premier juge s’est trompé. En effet, s’il y a régie, l’Etat est directement responsable du fait de ses préposés (C. civ., art. 1384 ; Conseil d’Etat, Nachon, 23 juil. 1868, p. 806). Si, au contraire, il s’agit d’un marché à l’entreprise, la question est beaucoup plus délicate, l’entrepreneur n’est pas un préposé de l’Etat ; sans doute l’Etat sera directement responsable des dommages causes par le travail, si ces dommages sont la conséquence de l’ouvrage public, extraction de matériaux, occupation temporaire, modification dans le régime des eaux (Conseil d’Etat, 20 mai 1892, Ministre de la guerre, p. 467) ; si le dommage a été causé par une faute imputable à ses agents (Gabaude, 11 janv. 1889, p. 60) et même si cette faute ne consiste que dans un défaut de surveillance grave (9 nov. 1888, Ministre des travaux publics, p. 821). Mais, s’il y a faute de l’entrepreneur seul, la question est beaucoup plus délicate. Dans une première opinion, l’Etat ne serait jamais responsable ; dans un autre système, l’Etat ne serait responsable que subsidiairement et en cas d’insolvabilité de l’entrepreneur.
On voit par les développements qui précèdent qu’il y a intérêt à vérifier si le travail a été exécuté en régie ou par entreprise. En fait, nous estimons avec la Cour de Limoges qu’il y avait régie. Lafeuille, entrepreneur de travaux publics, fournissait à l’Etat des ouvriers qu’il embauchait et payait directement, et l’Etat le remboursait de ses avances par journées d’hommes, d’autre part, l’Etat louait à la Société Decauville un matériel de travaux publics qu’il mettait à la disposition de Lafeuille ; les travaux étaient surveillés par des conducteurs des ponts et chaussées ; au surplus, les ingénieurs le constatent, les pièces de dépenses portent que le travail est fait en régie. Lafeuille n’est donc qu’un tâcheron, l’action est bien intentée contre l´État.
III. Enfin, la responsabilité de l’Etat est-elle engagée ?
En d’autres termes, y a-t-il faute de l’ouvrier blessé ou faute d’un ouvrier dont l’Etat répondrait ? Il faut résoudre cette question puisque le conseil de préfecture a alloué définitivement une provision de 300 F, et reconnu ainsi que la responsabilité de l’Etat était engagée au moins dans une certaine mesure. Garrigou déchargeait un wagonnet de terre avec Pépelut, dit Pipelet. Après avoir fait basculer la caisse du véhicule autour des tourillons pour vider la terre le long d’un talus maçonné, Garrigou s’apercevant que le wagonnet, retenu par un cran de sûreté, ne basculait pas complètement, monta sur le talus pour retirer la terre avec sa pioche, tandis que Pépelut retenait de l’autre côté la caisse du wagonnet avec ses mains, Pépelut donna alors une forte secousse à la caisse et la souleva ; le wagonnet sortant des rails se renversa et culbuta sur Garrigou, qui eut la jambe broyée entre la caisse et le talus maçonné. L’administration soutient que l’Etat n’est pas responsable de l’accident parce que Garrigou, le plus âgé des ouvriers, avait la direction de la manœuvre et que des ordres de chantier interdisaient aux ouvriers de se placer du côté de la décharge et de soulever le châssis de la caisse. Cette prétention n’est pas fondée. D’abord il n’est pas sûr que Garrigou eût la direction de la manoeuvre ; d’autre part, il y a eu certainement faute de Pépelut ; enfin le conducteur surveillant était à quelques pas sur le chantier et il n’a pas fait d’observations sur la fausse manœuvre. En conséquence, il y a tout au moins un élément important de responsabilité de l’Etat à raison de la faute de Pépelut et du défaut de surveillance du conducteur.
Les conclusions de Garrigou, qui tendent à statuer immédiatement sur l’indemnité définitive, ne sauraient être admises. En effet, l’Etat de l’instruction ne permet pas de se prononcer sur la gravité de la blessure et sur la part de responsabilité personnelle à Garrigou ; au surplus, le conseil de préfecture reste saisi du fond. Mais le Conseil d’Etat peut statuer sur les conclusions qui tendent à l’augmentation de la provision. En effet, l’accident a eu lieu en 1888, le procès peut encore durer devant le conseil de préfecture, s’il y a une expertise, la solution définitive peut se faire attendre. Nous estimons en conséquence, qu’il peut être alloué une nouvelle provision de 500 F.
En résumé, nous concluons au rejet du recours du ministre des travaux publics, à l’allocation d’une nouvelle provision de 500 F, au rejet du surplus des conclusions de Garrigou et à la condamnation de l’Etat aux dépends.