RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l’arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Vu la connexité, joint les pourvois n° s P 08-44. 181, Q 08-44-182, S 08-44 184, T 08-44. 185 et U 08-44. 186 ;
Vu l’article 1er du protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales et l’article 8 de la loi n° 2003-47 du 17 janvier 2003 ;
Attendu que caractérise un bien, au sens du premier de ces textes, l’intérêt patrimonial qui constitue une » espérance légitime » de pouvoir obtenir le paiement de rappels de salaires pour les compléments différentiels de salaire prévus par un accord collectif en vue d’assurer aux salariés la garantie du maintien de leur rémunération mensuelle en vigueur à la date de la réduction collective du temps de travail ;
Attendu, selon les arrêts attaqués, que Mme X… et quatre autres salariées de l’association Saint-Martin, qui gère une maison d’enfants à caractère social et éducatif, ont saisi, entre décembre 2004 et janvier 2005 la juridiction prud’homale notamment d’une demande de rappel de salaire, pour la période du 1er janvier 2000 au 30 septembre 2001, en se prévalant de l’accord de branche sanitaire, sociale et médico-sociale visant à mettre en oeuvre la réduction du temps de travail conclu le 1er avril 1999 et en soutenant qu’elles avaient, depuis le 1er janvier 2000, un droit acquis à la perception de sommes consécutives aux modalités financières de la réduction du temps de travail ; que l’employeur s’est opposé à cette demande sur le fondement de l’article 8 de la loi du 17 mars 2003, qui dispose » dans les établissement mentionnés à l’article L. 314-6 du code de l’action sociale et des familles dont les accords collectifs de réduction de temps de travail ou les décisions unilatérales prises en application de conventions collectives nationales ou d’accords collectifs nationaux sont soumis à la procédure d’agrément ministériel, le complément différentiel de salaire prévu par accord collectif en vue d’assurer aux salariés la garantie du maintien de la rémunération mensuelle en vigueur à la date de la réduction collective du temps de travail à trente-cinq heures ou en-deçà, n’est dû qu’à compter de la date d’entrée en vigueur des accords d’entreprise ou d’établissement ou des décisions unilatérales relatifs à la réduction collective du temps de travail. Cette entrée en vigueur est subordonnée à l’agrément ministériel prévu au même article. Ces dispositions s’appliquent sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée. Elles ne s’appliquent pas aux instances en cours à la date du 18 septembre 2002 » ;
Attendu que pour déclarer irrecevables ces demandes les arrêts retiennent qu’en l’état des recours engagés par les salariés postérieurement à l’entrée en vigueur de l’article 8 de la loi du 17 janvier 2003, aucune créance salariale relative au complément différentiel litigieux ne pouvait naître puisque le non-paiement de ce complément, découlant de l’application de cet article, était devenu licite en l’absence de rétroactivité de cette application ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que les demandes de rappels de salaire invoquées portaient sur la période du 1er janvier 2000 au 30 septembre 2001, antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 17 janvier 2003, ce dont elle devait déduire l’existence d’une espérance légitime, et qu’il lui appartenait de vérifier si l’application rétroactive de cette loi respectait un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde du droit au respect des biens, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, les arrêts rendus le 3 juin 2008, entre les parties, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant lesdits arrêts et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, autrement composée ;
Condamne l’association Saint-Martin aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, condamne l’association Saint-Martin à payer à Mmes Y…, Z…, A…, B… et X… la somme globale de 2 500 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts cassés ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre novembre deux mille dix.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen identique produit aux pourvois n° s P 08-44. 181, Q 08-44. 182 et S 08-44. 184 à U 08-44. 186 par Me Blanc, avocat aux Conseils pour Mmes Y…, Z…, A…, B… et X…
Il est reproché aux arrêts attaqués d’avoir déclaré irrecevables les demandes des salariées en application des dispositions de l’article 8 de la loi n° 2003-47 du 17 janvier 2003 ;
Aux motifs que les salariées se prévalaient 1°) de l’accord de branche sanitaire sociale et médico-sociale à but non lucratif, visant à mettre la création d’emploi par l’aménagement et la réduction du temps de travail en date du 1er avril 1999 fixant notamment « la durée du travail à 35 heures au plus et au plus tard à compter du 1er janvier 2000 dans les entreprises de plus de 20 salariés et au plus tard à compter du 1er janvier 2000 pour les autres » ; qu’il en résultait que les heures effectuées au-delà du plafond hebdomadaire ouvraient droit à une majoration de salaire de 25 %, s’agissant notamment des heures effectuées entre la 35ème et la 39ème heure ; 2°) de l’accord d’entreprise mis en place au sein de l’Association Saint-Martin en date du 13 mars 2001, et son avenant en date du 30 août 2001, ayant reçu l’agrément du ministère de l’emploi et de la solidarité le 18 septembre 2001 ; que l’article 8 de la loi n° 2003-47 du 17 relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi disposait que « dans les établissements mentionnés à l’article L. 314-6 du code de l’action sociale et des familles dont les accords collectifs de réduction du temps de travail ou les décisions unilatérales prises en application de conventions collectives nationales ou d’accords collectifs nationaux sont soumis à la procédure d’agrément ministériel, le complément différentiel de salaire prévu par un accord collectif en vue d’assurer aux salariés la garantie du maintien de leur rémunération mensuelle en vigueur à la date de la réduction collective du temps de travail à trente-cinq heures ou en-deçà n’est dû qu’à compter de la date d’entrée en vigueur des accords d’entreprise ou d’établissement ou des décisions unilatérales relatifs à la réduction collective du temps de travail. Cette entrée en vigueur est subordonnée à l’agrément ministériel prévu au même article. Ces dispositions s’appliquent sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée. Elles ne s’appliquent pas aux instances en cours à la date du 18 septembre 2002 » ; qu’il s’en évinçait que si, en application de ce texte, le complément différentiel de salaire, prévu par l’accord collectif du 13 mars 2001, n’était dû qu’à compter de la date d’entrée en vigueur, subordonnée à l’agrément ministériel, de cet accord d’entreprise, il ne pouvait s’appliquer aux instances en cours au 18 septembre 2002 et a fortiori à celles engagées après cette date ; que l’instance prud’homale engagée par la salariée n’était pas en cours au 18 septembre 2002 ni même à la date d’entrée en vigueur de la loi Fillon ; que la salariée n’était pas fondée à invoquer l’incompatibilité des dispositions rétroactives de la loi Fillon du 17 janvier 2003 avec l’exigence d’un procès équitable de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ayant engagée son action postérieurement à l’entrée en vigueur de l’article 8 du 17 janvier 2003 ; que s’agissant de l’atteinte au patrimoine d’un créancier, au sens de l’article 1er du protocole n° 1 faisant que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international, en l’état du recours engagé par la salariée postérieurement à l’entrée en vigueur de l’article 8 de la loi du 17 janvier 2003, aucune créance salariale relative au complément différentiel litigieux n’avait pu naître puisque le non-paiement de ce complément, découlant de l’application de cet article, était devenu licite en l’absence de rétroactivité de son application ; que s’agissant de l’atteinte à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 prohibant toute discrimination et garantissant à toute personne une protection égale et efficace contre toute discrimination, ce texte n’interdisait pas au législateur de créer des distinctions entre la situation des justiciables selon qu’ils relevaient de la loi antérieure ou de la loi nouvelle, dès lors que la différence était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général ; qu’obéissait à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention du législateur destinée à aménager les effets d’une jurisprudence nouvelle de nature à compromettre la pérennité du service public de la santé de la protection sociale auquel participaient les établissements de santé et établissements sociaux et médicaux-sociaux à but non lucratif ; que l’article 8 de la loi du 17 janvier 2003 n’était pas contraire aux dispositions précitées ;
Alors 1°) que si obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention du législateur destinée à aménager les effets d’une jurisprudence nouvelle de nature à compromettre la pérennité du service public de la santé de la protection sociale auquel participent les établissements de santé et établissements sociaux et médicaux-sociaux à but non lucratif, tel n’est pas le cas de la loi prise dans le seul intérêt financier des établissements concernés, sans que l’équilibre général du secteur ne soit en péril ; qu’en n’ayant pas caractérisé, ainsi qu’elle y était pourtant invitée, en quoi la continuité du service public de la santé et de la protection sociale était en cause et par suite en quoi l’intervention législative litigieuse était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 ;
Alors 2°) que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; que l’ingérence du législateur dans l’exercice des droits que le requérant pouvait faire valoir en vertu de la jurisprudence en vigueur et, partant, de son droit au respect de ses biens, s’analyse en une privation de propriété au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’il en va ainsi lorsqu’une loi de validation fait disparaître la créance du justiciable qui remplissait les conditions antérieurement applicables et ce, que des actions juridictionnelles aient été ou non introduites avant la promulgation de la loi ; qu’il n’est pas nécessaire que la créance soit définitivement acquise pour qu’une partie puisse se prévaloir d’une violation de l’article 1er du Protocole n° 1 ; qu’en l’espèce, en décidant « qu’en l’état du recours engagé par la salariée postérieurement à l’entrée en vigueur de l’article 8 de la loi du 17 janvier 2003, aucune créance salariale relative au complément différentiel litigieux ne pouvait naître puisque le non-paiement de ce complément, découlant de l’application de cet article, était devenu licite en l’absence de rétroactivité de son application » (arrêt p. 5), cependant que 1°) la requérante bénéficiait d’un intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l’égard de son adversaire, du moins une espérance légitime de pouvoir obtenir le paiement des rappels de salaire pour les heures litigieuses, qui avait le caractère d’un bien au sens de la première phrase de l’article 1er du Protocole no 1, l’intervention d’une loi destinée à contrer la jurisprudence favorable à la requérante l’ayant privé d’une valeur patrimoniale préexistante faisant partie de ses biens, dont elle pouvait légitimement espérer obtenir le paiement, 2°) la loi du 17 janvier 2003 faisait peser sur la requérante une charge anormale et exorbitante et que l’atteinte portée à ses biens avait revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus, la cour d’appel a violé l’article 1er du Protocole n° 1.