Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 mars 2011 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 737 du 10 mars 2011), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par Mme Nathalie V., veuve C., agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de ses enfants mineurs Adrien C., Justin C., Margot C. et Léonie C., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 8° de l’article L. 412-8 et du 2° de l’article L. 413-12 du code de la sécurité sociale.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code de la sécurité sociale, ensemble la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010 ;
Vu l’arrêt de la Cour de cassation (deuxième chambre civile) du 23 mars 2004, n° 02-14142 ;
Vu le décret-loi du 17 juin 1938 relatif à la réorganisation et à l’unification du régime d’assurance des marins ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour les requérants par Me Emmanuel Lebar, avocat au barreau de Coutances, enregistrées les 26 mars et 11 avril 2011 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 28 mars 2011 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Lebar, pour les requérants, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 27 avril 2011 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que, selon le 8° de l’article L. 412-8 du code de la sécurité sociale, outre les personnes mentionnées à l’article L. 412-2, bénéficient également des dispositions du livre IV du même code, sous réserve des prescriptions spéciales d’un décret en Conseil d’État : « Les personnes mentionnées à l’article 2 du décret-loi du 17 juin 1938 relatif à la réorganisation et à l’unification du régime d’assurance des marins pour les accidents du travail et les maladies professionnelles survenus en dehors de l’exécution du contrat d’engagement maritime » ;
2. Considérant que, selon le 2° de l’article L. 413-12 du code de la sécurité sociale, il n’est pas dérogé aux dispositions législatives et réglementaires concernant les pensions : « des personnes mentionnées à l’article 2 du décret du 17 juin 1938 relatif à la réorganisation et à l’unification du régime d’assurance des marins » ;
3. Considérant que les requérants font valoir que ces dispositions ne prévoient pas la possibilité d’une indemnisation complémentaire du marin victime d’un accident du travail dû à la faute inexcusable de son employeur ; que, par suite, elles porteraient atteinte au principe d’égalité devant la loi et au principe de responsabilité ;
4. Considérant qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ces dispositions que sont seules applicables à tous les bénéficiaires des prestations du régime social des gens de mer les dispositions de leur régime spécial, lequel ne prévoit aucun recours contre l’armateur en raison de sa faute inexcusable ;
5. Considérant qu’en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à la disposition législative contestée ;
6. Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi… doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;
7. Considérant qu’aux termes de l’article 4 de la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ; qu’il résulte de ces dispositions qu’en principe, tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que la faculté d’agir en responsabilité met en œuvre cette exigence constitutionnelle ; que, toutefois, cette dernière ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d’intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu’il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu’il n’en résulte une atteinte disproportionnée ni aux droits des victimes d’actes fautifs ni au droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l’article 16 de la Déclaration de 1789 ;
8. Considérant que les dispositions législatives contestées délimitent le champ d’application de certaines dispositions du régime général de la sécurité sociale, en matière d’accident du travail subi par les marins, au regard de celles du régime spécial défini par le décret-loi du 17 juin 1938 susvisé auquel ces salariés se trouvent soumis ; qu’eu égard aux conditions particulières dans lesquelles les marins exercent leurs fonctions et aux risques auxquels ils sont exposés, il était loisible au législateur de prévoir que l’indemnisation des marins victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles serait soumise à des dispositions particulières dérogeant aux dispositions de droit commun prévues, en cette matière, par le code de la sécurité sociale ; que, par suite, en elle-même, une telle dérogation ne méconnaît pas le principe d’égalité devant la loi ;
9. Considérant, toutefois, que ces dispositions ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, être interprétées comme faisant, par elles-mêmes, obstacle à ce qu’un marin victime, au cours de l’exécution de son contrat d’engagement maritime, d’un accident du travail imputable à une faute inexcusable de son employeur puisse demander, devant les juridictions de la sécurité sociale, une indemnisation complémentaire dans les conditions prévues par le chapitre 2 du titre V du livre IV du code de la sécurité sociale ; que, sous cette réserve, ces dispositions ne méconnaissent pas le principe de responsabilité ;
10. Considérant que le 8° de l’article L. 412-8 et le 2° de l’article L. 413-12 du code de la sécurité sociale ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit,
DÉCIDE :
Article 1er.- Sous la réserve énoncée au considérant 9, le 8° de l’article L. 412-8 et le 2° de l’article L. 413-12 du code de la sécurité sociale sont conformes à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 5 mai 2011, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 6 mai 2011.