Le Conseil constitutionnel a été saisi le 8 janvier 2014 par la Cour de cassation (chambre sociale, arrêt n° 232 du 8 janvier 2014), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Sephora, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 3122-32, L. 3122-33 et L. 3122-36 du code du travail.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la directive 93/104/CE du Conseil, du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ;
Vu le code du travail ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations en intervention produites pour la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution par la SCP Gatineau – Fattaccini, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation et la SELARL Capstan LMS, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 31 janvier 2014 ;
Vu les observations en intervention produites pour la société Uniqlo par le cabinet Exigens, avocat au barreau de Lille, enregistrées les 14 janvier et 5 février 2014 ;
Vu les observations produites pour la Fédération des employés et cadres de la CGT force ouvrière, le Syndicat des employés du commerce Île-de-France-UNSA, l’Union syndicale CGT du commerce, de la distribution et des services de Paris, le Syndicat CGT-Force ouvrière des employés et cadres du commerce de Paris, le Syndicat Sud commerces et services Île-de-France et le Syndicat commerce interdépartemental d’Île-de-France CFDT, parties en défense, par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 30 janvier et les 14 et 19 février 2014 ;
Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Célice – Blancpain – Soltner, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et le cabinet Jeantet Associés, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 31 janvier et 20 février 2014 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées les 31 janvier et 20 février 2014 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Jean Néret, avocat au barreau de Paris, pour la société requérante, Me Cédric Uzan-Sarano, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les parties en défense, Me Anthony Brice, avocat au barreau de Lille, pour la société Uniqlo, partie intervenante, Me Jean-Jacques Gatineau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution, partie intervenante et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 4 mars 2014 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 3122-32 du code du travail : « Le recours au travail de nuit est exceptionnel. Il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale » ;
2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 3122-33 du même code : « La mise en place dans une entreprise ou un établissement du travail de nuit au sens de l’article L. 3122-31 ou son extension à de nouvelles catégories de salariés sont subordonnées à la conclusion préalable d’une convention ou d’un accord collectif de branche étendu ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement.
« Cette convention ou cet accord collectif comporte les justifications du recours au travail de nuit mentionnées à l’article L. 3122-32 » ;
3. Considérant qu’aux termes de l’article L. 3122-36 du même code : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 3122-33, à défaut de convention ou d’accord collectif de travail et à condition que l’employeur ait engagé sérieusement et loyalement des négociations tendant à la conclusion d’un tel accord, les travailleurs peuvent être affectés à des postes de nuit sur autorisation de l’inspecteur du travail accordée notamment après vérification des contreparties qui leur seront accordées au titre de l’obligation définie à l’article L. 3122-39, de l’existence de temps de pause et selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État.
« L’engagement de négociations loyales et sérieuses implique pour l’employeur d’avoir :
« 1° Convoqué à la négociation les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise et fixé le lieu et le calendrier des réunions ;
« 2° Communiqué les informations nécessaires leur permettant de négocier en toute connaissance de cause ;
« 3° Répondu aux éventuelles propositions des organisations syndicales » ;
– SUR LES CONCLUSIONS DE LA SOCIÉTÉ UNIQLO ET LES CONCLUSIONS PRINCIPALES DE LA FÉDÉRATION DES ENTREPRISES DU COMMERCE ET DE LA DISTRIBUTION, INTERVENANTES :
4. Considérant, d’une part, que la société Uniqlo conclut à l’abrogation, notamment, de l’article L. 3122-40 du code du travail dont le Conseil constitutionnel n’est pas saisi ; que, d’autre part, la fédération intervenante soutient, à titre principal, que les dispositions contestées ne sont conformes à la liberté d’entreprendre et à la liberté de travailler qu’à la condition d’être interprétées comme n’ayant pas pour effet d’interdire aux entreprises d’employer des travailleurs entre 21 heures et minuit et entre 5 heures et 6 heures ; que cette demande porte sur l’interprétation des dispositions des articles L. 3122-29 et L. 3122-30 du code du travail, relatives aux périodes de travail de nuit, dont le Conseil constitutionnel n’est pas davantage saisi ; que, par suite, les conclusions de la société Uniqlo doivent être rejetées en tant qu’elles portent sur l’article L. 3122-40 du code du travail ; qu’il en va de même des conclusions principales de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution ;
– SUR LES CONCLUSIONS AUX FINS DE NON-LIEU :
5. Considérant que les parties en défense soutiennent, à titre principal, que les dispositions contestées ont pour objet de transposer la directive du 23 novembre 1993 susvisée ; que, par suite, il n’y aurait pas lieu, pour le Conseil constitutionnel, de statuer sur leur conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit ;
6. Considérant qu’aux termes de l’article 88-1 de la Constitution : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 » ; qu’en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne ; qu’en ce cas, il n’appartient qu’au juge de l’Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du Traité sur l’Union européenne ;
7. Considérant, toutefois, que les dispositions contestées ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 23 novembre 1993 ; que, par suite, les conclusions de non-lieu des parties en défense doivent être rejetées ;
– SUR LE FOND :
8. Considérant que, selon la société requérante et les parties intervenantes, les dispositions contestées sont entachées d’une incompétence négative ; qu’elles méconnaîtraient également l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ainsi que le principe de légalité des délits et des peines ; que ces dispositions méconnaîtraient la liberté d’entreprendre et le droit de chacun d’obtenir un emploi ;
. En ce qui concerne le grief tiré de l’incompétence négative :
9. Considérant que, selon la société requérante, en ne définissant pas avec précision les critères du recours au travail de nuit, le législateur n’aurait pas épuisé la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution ; qu’elle soutient que cette incompétence négative affecterait la liberté d’entreprendre, la liberté des travailleurs et le principe d’égalité devant la loi ;
10. Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé » ; que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit ;
11. Considérant qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution : « La loi détermine les principes fondamentaux… du droit du travail » ; que le Préambule de 1946 dispose, en son huitième alinéa, que : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » ; qu’il ressort de ces dispositions que, s’il est loisible au législateur de confier à la convention collective le soin de préciser les modalités concrètes d’application des principes fondamentaux du droit du travail et de prévoir qu’en l’absence de convention collective ces modalités d’application seront déterminées par décret, il lui appartient d’exercer pleinement la compétence que lui confie l’article 34 de la Constitution ;
12. Considérant que l’article L. 3122-32 du code du travail pose le principe selon lequel « le recours au travail de nuit est exceptionnel » ; qu’il précise, d’une part, que le recours au travail de nuit prend « en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs » et, d’autre part, qu’il doit être « justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale » ; qu’en vertu du premier alinéa de l’article L. 3122-33 du même code, la mise en place dans une entreprise ou un établissement de postes de travailleurs de nuit ou l’extension de tels postes à de nouvelles catégories de salariés est subordonnée à la conclusion d’une convention ou d’un accord collectif de branche étendu ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement ; que, selon le second alinéa du même article, cette convention ou cet accord collectif comporte les justifications du recours au travail de nuit mentionnées à l’article L. 3122-32 ; qu’« à défaut de convention ou d’accord collectif de travail et à condition que l’employeur ait engagé sérieusement et loyalement des négociations tendant à la conclusion d’un tel accord », l’article L. 3122-36 du même code prévoit que « les travailleurs peuvent être affectés à des postes de nuit sur autorisation de l’inspecteur du travail accordée notamment après vérification des contreparties qui leur seront accordées au titre de l’obligation définie à l’article L. 3122-39, de l’existence de temps de pause et selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État » ; que selon le même article, « l’engagement de négociations loyales et sérieuses implique pour l’employeur d’avoir :
« 1° Convoqué à la négociation les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise et fixé le lieu et le calendrier des réunions ;
« 2° Communiqué les informations nécessaires leur permettant de négocier en toute connaissance de cause ;
« 3° Répondu aux éventuelles propositions des organisations syndicales » ;
13. Considérant que, par les dispositions contestées, le législateur a consacré le caractère exceptionnel du recours au travail de nuit ; qu’il a précisé que ce recours doit prendre en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ; qu’il a défini les critères en fonction desquels le recours au travail de nuit peut être justifié ; qu’en particulier, s’il appartient aux autorités compétentes, sous le contrôle de la juridiction compétente, d’apprécier les situations de fait répondant aux critères de « continuité de l’activité économique » ou de « service d’utilité sociale », ces critères ne revêtent pas un caractère équivoque ; qu’en subordonnant la mise en place du travail de nuit dans une entreprise ou un établissement à la conclusion préalable d’une convention ou d’un accord collectif de branche étendu ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement et, à défaut, à une autorisation de l’inspecteur du travail, le législateur a confié, d’une part, à la négociation collective le soin de préciser les modalités concrètes d’application des principes fondamentaux du droit du travail et, d’autre part, à l’autorité administrative, le pouvoir d’accorder certaines dérogations dans des conditions fixées par la loi ; que, par suite, le grief tiré de l’incompétence négative du législateur doit être écarté ;
. En ce qui concerne le grief tiré de l’atteinte à la liberté d’entreprendre :
14. Considérant que, selon la société intervenante, en réservant le recours au travail de nuit aux seuls employeurs justifiant de la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale, les dispositions de l’article L. 3122-32 du code du travail méconnaissent la liberté d’entreprendre ;
15. Considérant que la liberté d’entreprendre découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; qu’il est toutefois loisible au législateur d’apporter à cette liberté des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ;
16. Considérant qu’aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ; qu’aux termes de son onzième alinéa, « elle garantit à tous… la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » ;
17. Considérant qu’en prévoyant que le recours au travail de nuit est exceptionnel et doit être justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale, le législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, a opéré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d’entreprendre, qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, et les exigences tant du dixième alinéa que du onzième alinéa du Préambule de 1946 ; que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre doit être écarté ;
. En ce qui concerne les autres griefs :
18. Considérant que les dispositions législatives contestées n’instituent aucune sanction ayant le caractère de punition et ne définissent pas les éléments constitutifs d’un crime ou d’un délit ; que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines dirigé contre ces dispositions est inopérant ;
19. Considérant que les dispositions contestées, qui ne sont en tout état de cause pas entachées d’inintelligibilité, ne méconnaissent ni le droit pour chacun d’obtenir un emploi ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ; qu’elles doivent être déclarées conformes à la Constitution,
D É C I D E :
Article 1er.- Les articles L. 3122-32, L. 3122-33 et L. 3122-36 du code du travail sont conformes à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 3 avril 2014, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 4 avril 2014.