Conseil d’État, 5ème – 4ème chambres réunies, 01/06/2017, 406103
Conseil d’État – 5ème – 4ème chambres réunies
N° 406103
ECLI:FR:CECHR:2017:406103.20170601
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
Lecture du jeudi 01 juin 2017
Rapporteur
M. Florian Roussel
Rapporteur public
Mme Laurence Marion
Avocat(s)
SCP OHL, VEXLIARD ; SCP BORE, SALVE DE BRUNETON
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La SCI La Marne Fourmies a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au préfet de la Gironde de lui accorder¸ dans un délai de huit jours sous astreinte, le concours de la force publique en vue de l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux des locaux commerciaux qu’elle occupe 244, avenue de la Marne à Mérignac. Par une ordonnance n° 1605182 du 8 décembre 2016, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté sa demande.
Par un pourvoi et un mémoire, enregistrés les 19 et 23 décembre 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la SCI La Marne Fourmies demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) statuant en référé, d’enjoindre au préfet de la Gironde de lui accorder le concours de la force publique en vue de l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux des locaux commerciaux qu’elle occupe 244, avenue de la Marne à Mérignac, dans un délai de huit jours à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 250 euros pas jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement d’une somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Florian Roussel, maître des requêtes,
– les conclusions de Mme Laurence Marion, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Ohl, Vexliard, avocat de la SCI La Marne Fourmies et à la SCP Boré, Salve de Bruneton, avocat de la société Bowling de Bordeaux.
Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 mai 2017, présentée par la SCI La Marne Fourmies ;
1. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que la SCI La Marne Fourmies a consenti, le 4 avril 1989, un bail commercial à la société Bowling de Bordeaux portant sur un immeuble sis 244, avenue de la Marne à Mérignac (Gironde) ; que ce bail a été renouvelé le 16 mars 2006 ; que, par une ordonnance du 4 septembre 2006, le juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux a constaté la résiliation du bail et dit que la société occupante devrait quitter les lieux dans un délai d’un mois ; que cette ordonnance est devenue définitive à la suite du rejet de l’appel formé par la société Bowling de Bordeaux par un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 10 juin 2009 et du rejet de son pourvoi en cassation par une décision de la Cour de cassation du 9 mars 2010 ; que, par un jugement du 5 mai 2011, le tribunal de grande instance de Bordeaux a rejeté la demande de la société Bowling de Bordeaux tendant à l’annulation d’un commandement visant la clause résolutoire en date du 16 février 2006, constaté à nouveau la résiliation du bail et ordonné l’expulsion de la société ; que l’appel formé par la société a été rejeté le 26 avril 2013 et son pourvoi en cassation le 14 octobre 2014 ; qu’un huissier désigné par la SCI La Marne Fourmies a présenté les 20 octobre 2009, 7 janvier 2010, 28 avril 2011 et 1er décembre 2014 des réquisitions de la force publique en vue de l’exécution de ces décisions de justice, auxquelles le préfet de la Gironde n’a pas donné suite ; qu’ayant conclu le 18 mars 2016 avec la société Domofrance une promesse unilatérale de vente sous la condition suspensive de la libération des lieux par la société Bowling de Bordeaux au jour de la signature de l’acte authentique, la société a fait à nouveau requérir la force publique à plusieurs reprises à compter du 7 avril suivant, sans plus de succès ; que la date limite pour la signature de l’acte authentique, fixée au 18 novembre 2016 dans la promesse de vente, a été reportée, par un avenant conclu le 25 novembre 2016, au 23 décembre suivant ; que, le 8 décembre, la SCI La Marne Fourmies a saisi, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux d’une demande tendant à ce qu’il soit enjoint au préfet de la Gironde de lui accorder le concours de la force publique afin de procéder à l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux dans un délai de huit jours sous astreinte ; qu’elle se pourvoit en cassation contre l’ordonnance du même jour par laquelle le juge des référés du tribunal administratif¸ statuant sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, a rejeté sa demande pour défaut d’urgence ; que, contrairement à ce que soutient la société Bowling de Bordeaux, la circonstance que, postérieurement à l’enregistrement du pourvoi, la date limite fixée par l’avenant du 18 novembre 2016 a été atteinte n’a pas privé ce pourvoi de son objet ;
2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-1 du code de justice administrative : » Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. (…) » ; qu’aux termes de l’article L. 521-2 de ce code : » Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) » ;
3. Considérant, d’une part, que le propriétaire auquel le préfet a refusé le concours de la force publique pour l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion d’occupants sans titre de son bien peut saisir le tribunal administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de ce refus, qu’il lui est loisible d’assortir de conclusions tendant à ce que le tribunal enjoigne au préfet de lui accorder le concours ; que, lorsqu’il a introduit un tel recours, le propriétaire peut demander au juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-1 précité du code de justice administrative, de suspendre la décision préfectorale dans l’attente du jugement au fond ; que la condition d’urgence à laquelle cette voie de droit est subordonnée doit alors être appréciée en tenant compte de l’atteinte aux intérêts du propriétaire résultant de la poursuite de l’occupation irrégulière de son bien ; que si, constatant l’urgence et retenant l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée, le juge des référés prononce la suspension demandée, il lui appartient, saisi de conclusions en ce sens, d’ordonner au préfet de réexaminer la demande de concours de la force publique ; qu’en revanche, eu égard au caractère définitif que revêtirait une telle mesure, il ne lui appartient pas, sur le fondement de l’article L. 521-1, d’ordonner la réalisation de l’expulsion ;
4. Considérant, d’autre part, que le refus de concours de la force publique opposé au propriétaire est susceptible de revêtir, au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le caractère d’une atteinte grave à une liberté fondamentale ; que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient des dispositions de cet article est toutefois subordonné à la condition qu’une urgence particulière rende nécessaire l’intervention dans les quarante-huit heures d’une mesure de sauvegarde ; que, le juge des référés saisi sur ce fondement peut, s’il estime que cette condition est remplie eu égard aux circonstances particulières invoquées devant lui par le propriétaire, et si le refus de concours est manifestement illégal, enjoindre au préfet d’accorder ce concours dans la mesure où une telle injonction est seule susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte ;
5. Considérant que, pour rejeter pour défaut d’urgence la demande présentée par la SCI La Marne Fourmies sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a relevé que cette dernière n’avait pas saisi le juge administratif d’un recours en excès de pouvoir contre les décisions préfectorales lui refusant le concours de la force publique et qu’elle ne mentionnait aucune circonstance faisant obstacle à ce qu’un nouvel avenant reporte une deuxième fois la date limite fixée par la promesse unilatérale de vente conclue avec la société Domofrance pour la libération des lieux ; que, toutefois, il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que la SCI cherchait à obtenir depuis octobre 2009 l’exécution des décisions de justice ordonnant l’expulsion des occupants sans titre de son bien, qu’elle justifiait de l’existence d’un projet de vente en cours, dont le succès était subordonné à la libération des lieux dans un certain délai, dont l’expiration était proche, et que le préfet n’avait pas donné suite aux multiples démarches qu’elle avait accomplies depuis plusieurs mois afin que l’expulsion soit réalisée dans ce délai ; que l’administration n’alléguait pas que les opérations d’expulsion auraient été susceptibles d’entraîner des troubles à l’ordre public ; que, dans ces conditions, en estimant que la condition d’urgence posée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’était pas remplie, le juge des référés a porté sur les circonstances de l’espèce une appréciation entachée de dénaturation ; que son ordonnance doit, par suite, être annulée ;
6. Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu, en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l’affaire au titre de la procédure de référé engagée ;
7. Considérant, d’une part, qu’il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu’à la date d’introduction de sa requête, la SCI La Marne Fourmies justifiait, eu égard à l’ancienneté de la procédure d’expulsion, des multiples démarches engagées auprès de l’Etat en vue de sa mise en oeuvre, de l’existence d’un projet de vente en cours, dont l’aboutissement était subordonné à la libération des locaux à une brève échéance, et alors que l’administration ne faisait pas état de risques de troubles à l’ordre public, que la condition d’urgence posée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative était remplie ; que si les défendeurs soutiennent que l’urgence a disparu depuis le 23 décembre 2016, date limite fixée par la promesse de vente conclue avec la société Domofrance pour la signature de l’acte authentique, il résulte de l’instruction qu’un nouvel avenant au contrat, conclu le 15 mai 2017, a prorogé jusqu’au 30 juin prochain les effets de cette promesse ; qu’ainsi, la condition d’urgence demeure remplie à la date de la présente décision ;
8. Considérant, d’autre part, que le droit de propriété a pour corollaire la liberté de disposer d’un bien ; qu’en l’absence de tout motif d’ordre public de nature à justifier le refus du préfet de la Gironde d’accorder à la société requérante le concours de la force publique pour l’exécution des décisions de justice ordonnant la libération des locaux litigieux, ce refus porte à cette liberté fondamentale une atteinte manifestement illégale ;
9. Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’ordonner au préfet de la Gironde de prendre toutes mesures nécessaires afin de procéder à l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux des locaux commerciaux qu’elle occupe au 244, avenue de la Marne à Mérignac, dans les trois mois à compter de la notification de la présente décision ; qu’en cas d’inexécution de cette injonction au terme de ce délai, l’Etat est condamné à une astreinte de 250 euros par jour de retard ;
10. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise, à ce titre, à la charge de la SCI La Marne Fourmies, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 3 000 euros à verser à la SCI La Marne Fourmies au titre de ces mêmes dispositions ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux en date du 8 décembre 2016 est annulée.
Article 2 : Il est enjoint au préfet de la Gironde de prendre toutes mesures nécessaires afin de procéder à l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux des locaux commerciaux qu’elle occupe au 244, avenue de la Marne à Mérignac dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : En cas d’inexécution de l’injonction au terme du délai de trois mois fixé par l’article 2 de la présente décision, l’Etat est condamné à une astreinte de 250 euros par jour de retard.
Article 4 : L’Etat est condamné à verser 3 000 euros à la SCI La Marne Fourmies au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions présentées par la société Bowling de Bordeaux au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la SCI La Marne Fourmies, au ministre d’Etat, ministre de l’intérieur et à la société Bowling de Bordeaux.
Copie en sera transmise pour information à la section du rapport et des études du Conseil d’Etat.
ECLI:FR:CECHR:2017:406103.20170601