AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés les 21 février et 14 octobre 2019 et le 27 mars 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Forseti demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir la note du garde des sceaux, ministre de la justice du 19 décembre 2018, publiée au Journal officiel de la République française du 31 décembre 2018, relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance, ainsi que de ses annexes ;
2°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle sur la conformité de cette note du garde des sceaux, ministre de la justice aux articles 11 et 47 de la charte des droits fondamentaux, interprétés à la lumière des articles 6, paragraphe 1, et 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution ;
– le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
– la convention signée à La Haye le 25 octobre 1980 tendant à faciliter l’accès international à la justice ;
– le code de procédure civile ;
– le code de procédure pénale ;
– la loi du 29 juillet 1881 ;
– la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Fanélie Ducloz, maître des requêtes en service extraordinaire,
– les conclusions de M. Olivier Fuchs, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Le Bret-Desaché, avocat de la société Forseti ;
Considérant ce qui suit :
1. La société Forseti demande l’annulation, pour excès de pouvoir, de la note du garde des sceaux, ministre de la justice, du 19 décembre 2018 relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance.
Sur le cadre juridique du litige :
2. Aux termes de l’article 11-1 de la loi du 5 juillet 1972 instituant un juge de l’exécution et relative à la réforme de l procédure civile, dans sa rédaction applicable à la date de la note attaquée : » Les débats sont publics. / Ils ont toutefois lieu en chambre du conseil dans les matières gracieuses ainsi que dans celles des matières relatives à l’état et à la capacité des personnes qui sont déterminées par décret. Le juge peut en outre décider que les débats auront lieu ou se poursuivront en chambre du conseil s’il doit résulter de leur publicité une atteinte à l’intimité de la vie privée, ou si toutes les parties le demandent, ou s’il survient des désordres de nature à troubler la sérénité de la justice. / Devant la Cour de cassation, les dispositions des alinéas 1 et 3 du présent article sont applicables. » Aux termes de l’article 11-2 de la même loi, dans sa rédaction applicable : » Les jugements sont prononcés publiquement sauf en matière gracieuse ainsi que dans celles des matières relatives à l’état et à la capacité des personnes qui sont déterminées par décret. / Les arrêts de la Cour de cassation sont prononcés publiquement. » Selon l’article 11-3 de la même loi, dans sa rédaction alors en vigueur : » Les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement. »
3. Aux termes de l’article 1440 du code de procédure civile, dans sa rédaction alors applicable : » Les greffiers et dépositaires de registres ou répertoires publics sont tenus d’en délivrer copie ou extrait à tous requérants, à charge de leurs droits. » Aux termes de l’article 1441 du même code, dans sa rédaction alors applicable : » En cas de refus ou de silence, le président du tribunal de grande instance ou, si le refus émane d’un greffier, le président de la juridiction auprès de laquelle celui-ci exerce ses fonctions, saisi par requête, statue, le demandeur et le greffier ou le dépositaire entendus ou appelés. / L’appel est formé, instruit et jugé comme en matière gracieuse. » Il résulte de ces dispositions qu’un magistrat du siège est compétent pour statuer, en cas de silence ou de refus du greffier ou du dépositaire de registres ou de répertoires publics, sur une demande de délivrance d’une copie d’une décision judiciaire civile formée par un tiers à l’instance.
4. Aux termes de l’article 155 du code de procédure pénale, dans sa rédaction alors en vigueur : » Lorsque la commission rogatoire prescrit des opérations simultanées sur divers points du territoire, elle peut, sur l’ordre du juge d’instruction mandant, être adressée aux juges d’instruction ou officiers de police judiciaire chargés de son exécution sous forme de reproduction ou de copie intégrale de l’original. / Elle peut même, en cas d’urgence, être diffusée par tous moyens ; chaque diffusion doit toutefois préciser les mentions essentielles de l’original et spécialement la nature de la mise en examen, le nom et la qualité du magistrat mandant « . Aux termes de l’article 156 du même code, dans sa rédaction alors applicable : » En matière criminelle, correctionnelle ou de police, aucune expédition autre que celle des arrêts, jugements, ordonnances pénales définitifs et titres exécutoires ne peut être délivrée à un tiers sans une autorisation du procureur de la République ou du procureur général, selon le cas, notamment en ce qui concerne les pièces d’une enquête terminée par une décision de classement sans suite. / Toutefois, dans les cas prévus au présent article et à l’article précédent, l’autorisation doit être donnée par le procureur général lorsqu’il s’agit de pièces déposées au greffe de la cour ou faisant partie d’une procédure close par une décision de non-lieu ou d’une affaire dans laquelle le huis clos a été ordonné. / Dans les cas prévus au présent article et à l’article précédent, si l’autorisation n’est pas accordée, le magistrat compétent pour la donner doit notifier sa décision en la forme administrative et faire connaître les motifs du refus. » Il résulte de ces dispositions que la communication à un tiers à l’instance des décisions pénales qu’elles énumèrent est soumise à l’autorisation du procureur de la République ou, le cas échéant, du procureur général.
Sur la fin de non-recevoir opposée par le garde des sceaux, ministre de la justice :
5. Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.
6. Il appartient au juge d’examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s’il fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, si l’interprétation du droit positif qu’il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s’il est pris en vue de la mise en oeuvre d’une règle contraire à une norme juridique supérieure.
7. La note attaquée, adressée par le garde des sceaux, ministre de la justice aux premiers présidents des cours d’appel et aux procureurs généraux près ces cours, a pour objet de rappeler les conditions de délivrance de copies de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance. Elle est susceptible de produire des effets notables sur les droits de ces tiers à l’obtention de la copie d’une décision judiciaire civile ou pénale. Il en résulte que, contrairement à ce que soutient le garde des sceaux, elle peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Sur les conclusions de la requête :
En ce qui concerne les termes de la note attaquée relatifs aux décisions de justice communicables aux tiers :
8. En premier lieu, la circonstance que la note attaquée ne comporte pas de référence à l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à l’article 14 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’article 18 de la convention de la Haye du 25 octobre 1980 tendant à faciliter l’accès international à la justice, à la directive 2003/98/CE du 17 novembre 2003 ainsi qu’aux articles 1440 du code de procédure civile et L. 321-1 et L. 322-2 du code des relations entre le public et l’administration est, par elle-même, dépourvue d’incidence sur sa légalité.
9. En deuxième lieu, contrairement à ce qui est soutenu, la note attaquée ne remet pas en cause le droit des tiers à obtenir communication des décisions de justice mais se borne, après s’être référée aux conditions auxquelles est soumis l’exercice de ce droit telles qu’elles résultent des dispositions applicables, à rappeler les procédures existantes pour contester les décisions de refus organisées par les dispositions précédemment citées du code de procédure civile et du code de procédure pénale.
10. En troisième lieu, alors que la note attaquée ne procède à aucune distinction entre les demandeurs, la société requérante n’est pas fondée à soutenir qu’elle aurait pour effet de favoriser certains demandeurs au dépens d’autres, qu’elle serait entachée de détournement de pouvoir, qu’elle méconnaîtrait la liberté d’entreprendre ou aurait pour effet de conduire à une discrimination illégale. En tout état de cause, aucune disposition ni aucun principe n’imposait au garde des sceaux, ministre de la justice de traiter différemment des situations différentes.
En ce qui concerne les termes de la note attaquée relatifs à la procédure de communication des décisions de justice aux tiers :
11. En premier lieu, contrairement à ce qui est soutenu, la note attaquée ne réduit pas à la lettre simple ou recommandée avec avis de réception la forme de la présentation d’une demande par un tiers à l’instance d’une copie d’une décision de justice. En outre, en précisant qu’il appartient au tiers à l’instance qui demande copie d’une décision de justice sans utiliser le formulaire disponible sur le site du ministère de la justice, d’indiquer son identité et sa qualité ainsi que les informations nécessaires à l’identification de la décision dont il sollicite la copie, telles que ses références ou le nom des parties, éléments qui sont nécessaires pour que la demande de communication d’une copie de la décision puisse être traitée, la note attaquée n’a pas porté atteinte au droit au respect de la vie privée ni, en tout état de cause, aux stipulations de l’article 18 de la convention signée à La Haye le 25 octobre 1980 tendant à faciliter l’accès international à la justice.
12. En deuxième lieu, la note attaquée, en ce qu’elle recommande de ne délivrer aux tiers, s’agissant des décisions rendues en matière de diffamation lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne ou lorsque les débats ont eu lieu en chambre du conseil, qu’une copie de la décision se limitant au seul dispositif du jugement, doit être comprise comme rappelant la nécessité de ne pas procéder à une communication complète de la décision lorsqu’elle serait de nature à porter atteinte à la vie privée des personnes concernées. Par suite, les moyens tirés de ce que les dispositions en cause méconnaîtraient l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les articles 11-1 à 11-3 de la loi du 5 juillet 1972 et l’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse doivent être écartés.
13. En dernier lieu, la note attaquée, en rappelant qu’en application de l’article 156 du code de procédure pénale, le refus de délivrance d’une copie d’une décision pénale opposé par le procureur de la République ou par le procureur général, qui a la nature d’une décision administrative, peut, le cas échéant, faire l’objet d’un recours devant le magistrat du parquet compétent, ne méconnaît pas le sens ou la portée des dispositions applicables.
En ce qui concerne les termes de la note attaquée relatifs au traitement des demandes de masse :
14. La note attaquée, en ce qu’elle indique que » la diffusion de décisions en masse répondant à des demandes dont il est manifeste qu’elles ne portent pas sur une ou plusieurs affaires mais sur la jurisprudence de la juridiction dans une plusieurs matières sera en principe évitée « , se borne à rappeler qu’il ne devrait pas être donné suite aux demandes qui, notamment en raison du nombre des décisions visées, sont susceptibles de perturber le bon fonctionnement de la juridiction sollicitée ou de faire peser sur elle une charge, notamment pour assurer le respect de l’obligation d’anonymisation des décisions communiquées à des tiers, disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose. Dans ces conditions, la note attaquée ne méconnaît pas, contrairement à ce qui est soutenu, la liberté d’entreprendre, l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, les article 11 et 47 de la charte des droits fondamentaux, l’article 3 de la directive 2003/98/CE du 17 novembre 2003 concernant la réutilisation des informations du secteur public ainsi que les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile et 39 de la loi du 29 juillet 1881.
15. Pour les motifs exposés plus haut, la note attaquée, qui ne comporte aucune règle nouvelle que le garde des sceaux, ministre de la justice, aurait été incompétent pour édicter, n’est pas entachée d’incompétence.
16. Enfin, le détournement de pouvoir allégué n’est pas établi.
17. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu’il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle, que la requête de la société Forseti doit être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société Forseti est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Forseti et au garde des sceaux, ministre de la justice.