RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 22 mai 2000 et 23 juillet 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. Abdelaziz Y, demeurant … ; M. Y demande que le Conseil d’Etat :
1°) annule la décision du 17 mars 2000 de la commission départementale des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés de la Moselle rejetant sa demande d’annulation de la décision du 5 octobre 1999 par laquelle la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) de la Moselle a refusé de lui reconnaître la qualité de travailleur handicapé ;
2°) condamne l’Etat à verser à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez la somme de 12 000 F en application des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 et de la loi du 10 juillet 1991 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu la convention internationale du travail n° 81 concernant l’inspection du travail dans l’industrie et le commerce signée à Genève le 19 juillet 1947 ;
Vu la convention internationale du travail n° 129 concernant l’inspection du travail dans l’agriculture adoptée par la conférence de l’organisation internationale du travail le 25 juin 1969 ;
Vu le code du travail ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mlle Hédary, Maître des Requêtes,
– les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. Y,
– les conclusions de M. Séners, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’aux termes de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement mais l’accès à la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée et des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ;
Considérant qu’en vertu de l’article L. 323-35 du code du travail, les commissions départementales des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés (CDTH) statuent, sous le contrôle de cassation du Conseil d’Etat, sur les contestations des décisions administratives prises par les commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) concernant la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ou le classement des intéressés en fonction de la gravité de leur handicap et l’orientation qui en résulte ; que de ces contestations dépendent notamment le droit des intéressés à la garantie de ressources instituée pour les travailleurs handicapés, ainsi que leurs conditions d’accès à la vie professionnelle ; qu’ainsi les contestations tranchées par ces juridictions sont relatives à des droits et obligations de caractère civil au sens des stipulations précitées de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’il y a lieu dès lors pour le Conseil d’Etat, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les dispositions nationales régissant ces juridictions ne sont pas incompatibles avec ces stipulations ;
Sur le moyen relatif à la composition des commissions départementales des travailleurs handicapés :
Considérant qu’en vertu des dispositions combinées de l’article L. 323-35 susmentionné et des articles R. 323-74 et R. 323-75 du code du travail, les commissions départementales des travailleurs handicapés sont présidées par un magistrat de l’ordre judiciaire, en activité ou honoraire, désigné par le premier président de la cour d’appel, et dont la voix est prépondérante en cas de partage ; qu’y siègent deux membres de droit qui sont, d’une part, le directeur régional du travail et de l’emploi ou son représentant ou, s’il s’agit d’un litige concernant un salarié agricole, le chef du service régional de l’inspection du travail, de l’emploi et de la politique sociale agricole ou son représentant et, d’autre part, un représentant du service départemental de l’office national des anciens combattants (ONAC) ; que chaque commission départementale des travailleurs handicapés comprend en outre quatre membres désignés par le préfet pour trois ans, à savoir un médecin du travail, un représentant des employeurs et un représentant des salariés, choisis parmi les membres du comité départemental de la formation professionnelle, de la promotion sociale et de l’emploi, et un représentant des travailleurs handicapés choisi sur une liste établie par les associations représentant les handicapés dans le département ;
En ce qui concerne la présence parmi les membres de la juridiction de fonctionnaires nommés en raison de leurs fonctions :
Considérant qu’en vertu des principes généraux applicables à la fonction de juger, toute personne appelée à siéger dans une juridiction doit se prononcer en toute indépendance et sans recevoir quelque instruction de la part de quelque autorité que ce soit ; que, dès lors, la présence de fonctionnaires parmi les membres d’une juridiction ne peut, par elle-même, être de nature à faire naître un doute objectivement justifié sur l’impartialité de celle-ci ; qu’il peut toutefois en aller différemment lorsque, sans que des garanties appropriées assurent son indépendance, un fonctionnaire est appelé à siéger dans une juridiction en raison de ses fonctions et que celles-ci le font participer à l’activité des services en charge des questions soumises à la juridiction ;
Considérant, en premier lieu, que le directeur régional du travail et de l’emploi est responsable au niveau régional des services du ministère du travail qui sont en charge localement de la politique de l’emploi des personnes handicapées et qui participent au fonctionnement des COTOREP, notamment en préparant leurs décisions ; qu’ainsi sa participation aux délibérations d’une commission départementale des travailleurs handicapés est de nature à entacher d’irrégularité les décisions de cette dernière ; qu’il ressort toutefois des mentions de la décision attaquée qu’en l’espèce, le directeur régional du travail et de l’emploi n’était ni présent ni représenté lorsque la commission départementale des travailleurs handicapés de la Moselle a délibéré ;
Considérant, en deuxième lieu, que la seule circonstance qu’un représentant de l’office national des anciens combattants, établissement public qui a pour objet de veiller en toute circonstance sur les intérêts matériels et moraux des anciens combattants et victimes de guerre, siège à la commission départementale des travailleurs handicapés en qualité de membre de droit ne suffit pas à créer un doute objectivement justifié sur l’impartialité de cette juridiction ;
Considérant, en troisième lieu, que la présence éventuelle du chef du service régional de l’inspection du travail, de l’emploi et de la politique sociale agricole ne serait pas de nature à affecter la régularité de la composition de la juridiction, eu égard au principe général, garanti par des conventions internationales, de l’indépendance des inspecteurs du travail ;
En ce qui concerne les autres membres :
Considérant que la désignation des quatre membres nommés par le préfet pour une durée préfixée de trois ans a pour objet d’assurer la représentation équilibrée et collégiale de la pluralité des intérêts généraux ou collectifs que cette juridiction, qui ne peut siéger avec moins de quatre présents, doit prendre en compte pour trancher le litige ; que dans ces conditions, la présence de ces membres n’est pas de nature à faire suspecter l’impartialité de la décision prise, lorsque aucune circonstance propre à l’espèce ne compromet leur indépendance personnelle ;
Sur le moyen tiré de l’absence d’audience publique :
Considérant que la décision attaquée ne fait mention ni de ce que la commission départementale des travailleurs handicapés de la Moselle aurait siégé en audience publique, ni de circonstances propres à justifier, sur le fondement de l’article 6-1 précité, que cette formalité n’ait pas été respectée ; que par suite, M. Y est fondé à demander pour ce motif l’annulation de la décision attaquée ;
Considérant qu’il y a lieu de renvoyer l’affaire devant la commission départementale des travailleurs handicapés de la Moselle siégeant sans la participation du directeur régional du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle ;
Sur les frais irrépétibles :
Considérant qu’aux termes du second alinéa de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 : L’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle peut demander au juge de condamner, dans les conditions prévues à l’article 75, la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès et non bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, à une somme au titre des frais que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette aide. Il peut, en cas de condamnation, renoncer à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat et poursuivre le recouvrement à son profit de la somme allouée par le juge et qu’aux termes du troisième alinéa de l’article 76 de la même loi : Les bureaux d’aide juridictionnelle se prononceront dans les conditions prévues par les textes en vigueur à la date à laquelle les demandes ont été présentées et les admissions produiront les effets attachés à ces textes (…) ; que M. Y a obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, et sous réserve que la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. Y renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat, de condamner l’Etat à payer à cette SCP la somme de 1 500 euros ;
D E C I D E :
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Article 1er : La décision de la commission départementale des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés de la Moselle est annulée.
Article 2 : L’affaire est renvoyée devant la commission départementale des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés de la Moselle siégeant sans la participation du directeur régional du travail et de l’emploi.
Article 3 : L’Etat versera à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Abdelaziz Y et au ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité.