TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MEHEMI c. FRANCE (No 2)
(Requête no 53470/99)
ARRÊT
STRASBOURG
10 avril 2003
DÉFINITIF
10/07/2003
En l’affaire Mehemi c. France (no 2),
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM.G. Ress, président,
J.-P. Costa,
L. Caflisch,
P. Kūris,
J. Hedigan,
MmesM. Tsatsa-Nikolovska,
H.S. Greve, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 janvier et 20 mars 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53470/99) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, M. Ali Mehemi (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 novembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me J. Debray, avocat à Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait en particulier qu’au mépris de l’article 8 de la Convention les autorités françaises n’avaient pas mis fin à une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de la vie privée et familiale « normale » constatée par la Cour européenne des Droits de l’Homme dans un arrêt du 26 septembre 1997 (Mehemi c. France (no 1), Recueil des arrêts et décisions 1997-VI), notamment du fait du maintien de l’interdiction du territoire national prononcée à son encontre et des conditions de séjour en France après son retour au début de 1998.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 28 février 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable. Dans cette décision, elle a considéré que le grief tiré de la situation personnelle et familiale du requérant depuis le 26 septembre 1997 devait également être examiné sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
8. Le requérant est né en 1962 à Lyon et réside à Villeurbanne.
9. Le requérant a vécu en France de sa naissance au 28 février 1995 avec tous les membres de sa famille, son père et sa mère ainsi que ses quatre frères et sœurs.
10. Le 14 mai 1986, il s’est marié avec une ressortissante italienne qui aurait, selon le requérant, à présent la nationalité française et, de leur union, sont nés trois enfants de nationalité française.
11. A la suite d’une interpellation pour des faits d’infractions à la législation sur les stupéfiants (résine de cannabis) en décembre 1989, le requérant fut condamné à une peine de six ans d’emprisonnement par un jugement du 22 janvier 1991. Le 4 juillet 1991, la cour d’appel de Lyon a confirmé la condamnation et a prononcé au surplus une interdiction définitive du territoire national.
12. A la suite du rejet par la cour d’appel de Lyon, puis par la Cour de cassation, d’une demande de relèvement de cette interdiction du territoire, le requérant a saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 25 août 1994 d’une requête (no 25017/94) dirigée contre la République française en vertu de l’ancien article 25 de la Convention. Cette affaire a ensuite été déférée à la Cour par la Commission le 4 juillet 1996, puis par le Gouvernement le 17 septembre 1996.
13. L’interdiction du territoire a été exécutée le 28 février 1995.
14. Par un arrêt du 26 septembre 1997, la Cour a constaté la violation de l’article 8 de la Convention (Mehemi c. France (no 1), Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). Elle a considéré que l’interdiction définitive du territoire constituait une mesure non proportionnée aux buts poursuivis. Elle a notamment conclu en ces termes (pp. 1971-1972, § 37) :
« (…) eu égard à l’absence d’attaches du requérant en Algérie, à l’intensité de ses liens avec la France et surtout au fait que la mesure d’interdiction définitive du territoire prise à son encontre a pour effet de le séparer de ses enfants mineurs et de son épouse, (…) ladite mesure n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. »
A. Procédure en relèvement introduite à la suite de l’arrêt du 26 septembre 1997
15. Le 21 octobre 1997, le requérant déposa une requête en relèvement de l’interdiction du territoire en visant expressément l’arrêt de la Cour du 26 septembre 1997.
16. Par un arrêt du 24 mars 1998, la cour d’appel de Lyon transforma l’interdiction définitive du territoire en une interdiction de dix ans, estimant que cette mesure d’éloignement, limitée dans le temps, ne portait plus une atteinte disproportionnée aux droits du requérant issus de l’article 8 de la Convention.
17. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cette décision et demanda l’aide juridictionnelle.
18. Par une décision du 20 mai 1998, le bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation prit une décision provisoire d’admission à l’aide juridictionnelle. Il rejeta toutefois la demande le 10 juin 1999, estimant qu’aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être relevé.
19. Par un arrêt du 26 mai 1999, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
B. Démarches entreprises auprès des autorités à la suite de l’arrêt du 26 septembre 1997
20. Le 21 octobre 1997, le requérant a présenté une demande de grâce qui a été rejetée le 19 juillet 1999.
21. Le 11 octobre 1997, l’avocat du requérant écrivit au ministre des Affaires étrangères aux fins de lui demander les mesures qu’il entendait prendre à la suite de l’arrêt de la Cour du 26 septembre 1997 et de connaître les conditions dans lesquelles son client allait pouvoir regagner le territoire français. Le 22 octobre 1997, M. Dobelle, directeur adjoint des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, l’informa qu’il avait consulté à ce sujet le ministère de la Justice, compétent pour le relèvement de l’interdiction du territoire, et le ministère de l’Intérieur, compétent pour la délivrance d’un titre de séjour, et qu’il ne manquerait pas de transmettre sa réponse dans les meilleurs délais.
22. Le 17 novembre 1997, M. Dobelle transmit à l’avocat du requérant une lettre qui contenait notamment ces phrases :
« Si le respect de l’autorité de la chose jugée s’oppose à ce que l’administration délivre un titre de séjour à M. Mehemi avant que le relèvement ait été prononcé, ou que le recours en grâce ait abouti, le Gouvernement français souhaite dès à présent mettre un terme à l’atteinte à la vie familiale de votre client, telle qu’elle a été appréciée par la Cour européenne des Droits de l’Homme. Il est ainsi disposé à autoriser M. Mehemi à regagner immédiatement la France où il sera assigné à résidence jusqu’à ce qu’il obtienne le relèvement de son interdiction du territoire ou qu’il en soit gracié.
Des instructions vont être données aux services consulaires français à Alger de délivrer un visa à M. Mehemi lorsque celui-ci le sollicitera. »
23. L’avocat du requérant écrivit à M. Dobelle les 5, 16 et 24 décembre 1997 pour s’enquérir de l’évolution de la situation. Dans sa dernière lettre, il relevait que le requérant s’était présenté à plusieurs reprises à l’Ambassade de France à Alger, mais qu’il lui avait été indiqué qu’aucun visa ne pouvait lui être délivré en l’absence d’instruction en ce sens. Il demandait aussi des précisions sur les démarches nécessaires pour s’assurer de la délivrance du visa, regrettant que le requérant n’ait toujours pas pu rejoindre la France et exposant qu’à la lumière des informations obtenues par ce dernier à l’Ambassade de France à Alger, l’administration semblait « se renvoyer la balle d’un service à l’autre ».
24. Aucun visa n’ayant été délivré au début de février 1998, l’avocat du requérant prit, parmi d’autres démarches épistolaires ou téléphoniques, contact par télécopie le 3 février 1998 avec le « Bureau Visas Algérie » de la Direction des Français à l’étranger et des étrangers en France du ministère des Affaires étrangères. Par une lettre du 4 février 1998, ce service lui fit savoir que, du fait de la situation particulière du requérant, il y avait lieu de délivrer un visa spécial, nécessitant l’accord du ministre de l’Intérieur qu’il n’avait pas obtenu. Le 10 février 1998, ce service adressa par télécopie à l’avocat une lettre rédigée comme suit :
« Objet : situation de Monsieur Ali Mehemi.
Je me réfère à votre télécopie du 3 février 1998, à ma télécopie du 4 février 1998, ainsi qu’à votre télécopie du 9 février 1998.
Dès que vous avez bien voulu m’adresser la copie du passeport de votre client, le Bureau Visas Algérie a saisi les services compétents du Ministère de l’Intérieur.
S’agissant du nom de la personne chargée de ce dossier, je ne peux que vous inviter à prendre l’attache de la Direction des Libertés publiques et des Affaires juridiques du Ministère de l’Intérieur qui pourra vous donner toutes précisions utiles. »
25. Le 20 février 1998, le « Bureau Visas Algérie » informa l’avocat que l’accord du ministre de l’Intérieur venait de parvenir et que des instructions avaient en conséquence été données au consulat d’Alger.
26. Ayant obtenu un visa spécial le 25 février 1998, le requérant est revenu en France quelques jours plus tard. Le 6 mars 1998, M. Dobelle adressa à l’avocat du requérant une lettre rédigée en ces termes :
« Comme vous en avez sans doute pris connaissance, notre consulat général à Alger a délivré le 25 février dernier un visa à M. Mehemi. M. Mehemi sera, en France, assigné à résidence dans l’attente que sa peine d’interdiction du territoire soit relevée ou qu’il en soit gracié.
Avec le retour de M. Mehemi en France, cette affaire se conclut donc à la satisfaction de l’intéressé, dans le respect des termes de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme. »
27. Entre-temps, le 20 février 1998, le ministre de l’Intérieur avait en effet pris un arrêté d’assignation à résidence dans le département du Rhône, dans des lieux devant être déterminés par le préfet du Rhône. On pouvait notamment y lire :
« Vu l’interdiction définitive du territoire français prononcée par jugement de la 4e chambre de la Cour d’appel de Lyon le 4 juillet 1991 à l’encontre de M. Mehemi Ali (…)
Article 1er : Jusqu’au moment où il aura la possibilité de déférer à l’interdiction du territoire français dont il fait l’objet, le susnommé est astreint à résider dans les lieux qui lui seront désignés par le préfet du Rhône.
Sur le territoire de ce département, il se présentera périodiquement aux services de police ou de gendarmerie.
Article 2 : Le préfet du Rhône est chargé de la notification et de l’exécution du présent arrêté. »
28. Cet arrêté fut notifié au requérant en personne le 18 mars 1998 à 8 h 30. L’acte de notification portait mention des voies de recours. En application de l’arrêté précité, le préfet du Rhône décida, par un arrêté du 25 mars 1998, que le requérant était astreint à résider plus particulièrement dans « l’arrondissement de Lyon » et devait se présenter deux fois par mois au commissariat de Villeurbanne, où se trouvait son domicile à ce moment.
29. Le requérant fut ultérieurement mis en possession d’une autorisation provisoire de séjour de six mois datée du 21 avril 1998 et valable jusqu’au 20 octobre 1998. Il y était mentionné qu’il était autorisé à exercer une activité professionnelle et assigné à résidence dans le département du Rhône par un arrêté ministériel du 20 février 1998 et un arrêté préfectoral du 25 mars 1998. L’autorisation provisoire de séjour a ensuite été renouvelée systématiquement lorsqu’elle arrivait à échéance, notamment le 13 octobre 1999 jusqu’au 12 avril 2000, le 7 avril 2000 jusqu’au 6 octobre 2000, le 30 mars 2001 jusqu’au 29 septembre 2001. La dernière prolongation est intervenue le 28 septembre 2001.
30. Le 27 juillet 2001, l’avocat du requérant demanda au préfet du Rhône de lui délivrer un certificat de résidence de dix ans, se fondant sur le fait que l’interdiction du territoire avait pris fin (paragraphe 31 ci-dessous). En l’absence de réaction, il reprit contact avec le préfet par une lettre du 28 novembre 2001. Interprétant ce silence comme un refus implicite, il l’invita à lui en communiquer les motifs.
31. Le 31 octobre 2001, le ministre de l’Intérieur prit un arrêté d’abrogation de l’arrêté ministériel d’assignation à résidence à l’encontre du requérant du 20 février 1998. Il y était notamment indiqué que « l’interdiction définitive du territoire français prononcée initialement par arrêt du 4 juillet 1991 de la cour d’appel de Lyon, réduite à une durée de dix ans par arrêt du 24 mars 1998, est réputée subie depuis le 10 juillet 2001 ».
32. Le même jour, le ministre transmit une ampliation de l’arrêté d’abrogation au préfet de la région Rhône-Alpes, préfet du Rhône, en l’invitant à le notifier au requérant, ainsi qu’un « avertissement très solennel ». Il l’invitait aussi à mettre le requérant en possession d’un certificat de résidence valable un an, portant la mention « salarié ». Le ministre y joignait une lettre à l’adresse du requérant, où l’on pouvait notamment lire ces mots :
« Après nouvel examen de votre dossier, j’ai décidé par arrêté en date de ce jour d’abroger l’arrêté d’assignation à résidence dans le département du Rhône pris le 20 février 1998, afin de vous permettre de vivre paisiblement sur le territoire français.
Je tiens toutefois à vous indiquer très solennellement que si, de nouveau, vous ne respectiez pas nos lois et règlements, ce serait la marque que vous n’avez pas renoncé à menacer l’ordre public. Dès lors, je demanderai à M. le préfet de la Région Rhône‑Alpes, préfet du Rhône, de prendre toutes dispositions utiles pour engager une procédure d’expulsion à votre encontre. »
33. Par une lettre du 13 décembre 2001, le préfet informa l’avocat du requérant de l’abrogation de l’arrêté pris par le ministre et de l’avertissement que celui-ci entendait lui adresser. L’arrêté du 31 octobre 2001 fut notifié par les services de police le 4 janvier 2002 au requérant qui fut aussi invité à se rendre auprès des services de la préfecture en vue de la régularisation de sa situation administrative.
34. Le requérant se présenta aux services de la préfecture le 8 janvier 2002. Ces services enregistrèrent une demande de certificat de résidence d’un an portant la mention « salarié » et délivrèrent au requérant un récépissé de cette demande.
35. Répondant à la lettre du 28 novembre 2001, le préfet rappela à l’avocat du requérant les décisions notifiées à ce dernier le 4 janvier 2002. Il ajoutait ces phrases :
« M. Mehemi s’est présenté le 8 janvier 2002 auprès de mes services en vue de l’enregistrement d’une demande de certificat de résidence d’un an portant la mention « salarié ».
Il est muni dans l’attente de la production de son passeport renouvelé d’un récépissé de trois mois portant autorisation de travail.
Sur présentation de ce document, je procéderai à la délivrance du titre de séjour susvisé. »
36. Le 2 avril 2002, un nouveau récépissé de demande de carte de séjour, valable jusqu’au 1er juillet 2002, fut remis au requérant. Le 1er juillet 2002, un nouveau récépissé, valable jusqu’au 2 octobre 2002, fut délivré.
37. Le 2 octobre 2002, le requérant se présenta aux services préfectoraux. Il était toujours dépourvu de passeport, les services consulaires algériens ne lui ayant pas encore renouvelé ce document. Son autorisation de séjour fut prolongée jusqu’au 31 décembre 2002.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
38. Dans ses observations envoyées à la Cour après l’adoption de la décision sur la recevabilité du 28 février 2002, le Gouvernement invite la Cour à réexaminer, à la lumière de nouveaux arguments, l’exception d’irrecevabilité de la requête déjà examinée et rejetée par elle dans la décision susmentionnée, faisant à nouveau valoir que le requérant ne saurait se prétendre victime d’une violation de la Convention.
39. La Cour ne décèle cependant aucun élément nouveau, susceptible de justifier le réexamen de cette exception (voir, mutatis mutandis, Ciobanu c. Roumanie, no 29053/95, § 32, 16 juillet 2002). Elle la rejette donc.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
40. Le requérant se plaint de sa situation personnelle et familiale depuis le 26 septembre 1997, date de l’arrêt par lequel la Cour avait constaté une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de la vie privée et familiale du fait de l’interdiction définitive du territoire, prononcée à son égard le 4 juillet 1991 et mise à exécution le 28 février 1995, et du rejet de sa requête en relèvement ultérieure. A l’appui de son grief, il invoque expressément l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
41. Le requérant soutient qu’en maintenant une interdiction du territoire national à son encontre, la cour d’appel de Lyon n’a pas mis fin à l’ingérence disproportionnée dans son droit au respect de la vie privée et familiale « normale », condamnée par la Cour dans son arrêt du 26 septembre 1997. S’il a pu revenir en France au début de l’année 1998 et y rester depuis sur la base d’autorisations de séjour de six mois, sa situation est restée fortement précaire du fait de l’assignation à résidence dans le département du Rhône, avec interdiction d’en sortir. Tant qu’il était assigné à résidence, il ne pouvait en effet circuler librement, ce qui rendait problématique l’exercice de certaines professions. Par ailleurs, le caractère provisoire de ses autorisations de séjour le prive d’un certain nombre de droits sociaux, comme le revenu minimum d’insertion, et constitue un obstacle pour d’éventuels employeurs.
42. Le Gouvernement souligne que le requérant réside en France depuis plus de cinq ans et s’est vu attribuer un titre de séjour renouvelable avec autorisation de travail. En outre, l’assignation à résidence a privé la mesure d’interdiction du territoire de tout effet juridique. Il fait aussi valoir que, dès le 17 novembre 1997, un courrier a été adressé au conseil du requérant pour l’avertir de la décision d’autoriser son retour en France. La délivrance effective d’un titre de séjour impliquait toutefois un certain délai, afin que le dossier soit traité par les diverses administrations concernées. Le délai intervenu en l’espèce n’est pas différent de ceux constatés de manière générale dans la gestion de dossiers d’étrangers et s’explique par la charge de travail pesant sur les services administratifs. Le Gouvernement expose que le requérant n’a pas été placé dans une situation plus défavorable que d’autres personnes de nationalité algérienne qui solliciteraient un titre de séjour.
43. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment que l’Etat défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé, non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII). La Cour n’a pas compétence pour examiner si une Partie contractante s’est conformée aux obligations que lui impose un de ses arrêts (Oberschlick c. Autriche, nos 19255/92 et 21655/93, décision de la Commission du 16 mai 1995, Décisions et rapports 81-B, p. 5). Toutefois, rien n’empêche la Cour de connaître d’une requête ultérieure soulevant un problème nouveau, non tranché par l’arrêt (voir les arrêts Pailot c. France, 22 avril 1998, Recueil des arrêts et décisions1998-II, p. 802, § 57, Leterme c. France, 29 avril 1998, Recueil 1998-III, et Rando c. Italie, no 38498/97, § 17, 15 février 2000). Tel est le cas de la situation du requérant pour la période postérieure à l’arrêt du 26 septembre 1997 précité sur laquelle porte la présente requête.
44. La Cour observe que le requérant s’est trouvé successivement dans trois situations distinctes depuis l’arrêt précité. Il y a d’abord le laps de temps qui sépare le prononcé de l’arrêt de la Cour du 26 septembre 1997 et son retour en France fin février 1998, puis la période qui va de son retour au moment où il a été informé de l’abrogation de l’assignation à résidence. Il y a enfin la situation dans laquelle il se trouvait encore au 2 octobre 2002.
A. La situation du requérant de l’arrêt du 26 septembre 1997 à son retour en France
45. Etre ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Olsson c. Suède (no 1), arrêt du 24 mars 1988, série A no 130, p. 29, § 59, Johansen c. Norvège, arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996-III, pp. 1001-1002, § 52, Bronda c. Italie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1489, § 51, et Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 53, CEDH 1999-VI) et des mesures internes qui empêchent la vie commune constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 (voir, entre autres, W. c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1987, série A no 121, p. 27, § 59). Si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il met de surcroît à la charge de l’Etat des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’Etat doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir la famille (voir, par exemple, Olsson c. Suède (no 2), arrêt du 27 novembre 1992, série A no 250, pp. 35-36, § 90, et Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I). La Cour rappelle aussi que l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave dans la vie familiale (Olsson (no 1) précité, pp. 33-34, § 72).
46. Dans son arrêt du 26 septembre 1997, la Cour a affirmé l’existence d’un lien familial et relevé que l’éloignement du requérant vers un pays avec lequel il n’avait pas d’attaches autres que la nationalité portait une atteinte injustifiée à la vie privée et familiale (paragraphe 14 ci-dessus). Le Gouvernement n’a fait état d’aucun nouvel élément de nature à mettre en cause ces constatations. Dans ces conditions, le « respect » de la « vie privée et familiale » du requérant impliquait pour l’Etat de mettre fin à son éloignement, en prenant les mesures propres à réunir la famille en France. En outre, une célérité particulière s’imposait en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Johansen précité, p. 1010, § 88, Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 110, CEDH 2000-VIII, et E.P. c. Italie, no 31127/96, § 53, 16 novembre 1999).
47. Dès lors, les autorités nationales devaient faciliter le retour du requérant en France auprès de sa famille. Il s’agit donc de rechercher si elles ont pris rapidement toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles en l’occurrence. Ainsi, on ne saurait comparer la situation du requérant avec celle de toute autre personne de nationalité algérienne qui solliciterait un titre de séjour.
48. La Cour constate que le principe du retour du requérant a été adopté par le gouvernement français dès le 17 novembre 1997 après des consultations entre les ministères des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Intérieur (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Dans la lettre du 17 novembre 1997, il fut précisé à l’avocat de l’intéressé que des instructions seraient données aux services consulaires d’Alger aux fins de délivrer un visa au requérant lorsque celui-ci le solliciterait. Ce dernier s’est rendu à plusieurs reprises auprès des services consulaires français à Alger à la fin de l’année 1997. Malgré nombre de démarches épistolaires et téléphoniques de l’avocat du requérant, ce n’est que le 4 février 1998 que le « Bureau Visas Algérie » lui fit savoir qu’un visa spécial devait être délivré, vu la situation particulière du requérant. Ce visa nécessitait l’accord du ministre de l’Intérieur qui ne fut demandé que le 10 février 1998, après l’envoi d’une copie du passeport du requérant. Si l’envoi de ce document constituait aussi un préalable à cette démarche, il apparaît que l’avocat n’en a été informé que tardivement. L’accord du ministre fut obtenu le 20 février 1998, ce qui s’explique sans doute notamment par le fait que des consultations sur la situation du requérant avaient eu lieu avec le ministère de l’Intérieur dès la fin octobre ou le début novembre 1997. Si la Cour comprend parfaitement que la délivrance effective d’un titre de séjour implique un certain délai de traitement, force est de constater qu’il y a eu en l’espèce certains retards, imputables aux administrations concernées, durant la période de trois mois et demi qui a séparé le 11 octobre 1997 et le 4 février 1998.
49. Aux yeux de la Cour, une célérité particulière s’imposait en l’espèce, compte tenu des intérêts en jeu et du fait qu’à cette époque la séparation entre le requérant et sa famille et son éloignement dans un pays avec lequel il n’avait pas d’attaches durait déjà depuis près de trois ans (voir, mutatis mutandis, Scozzari et Giunta précité, § 173). La Cour relève aussi que le requérant et son conseil ont accompli toute une série de démarches, tant en Algérie qu’en France, afin de faire évoluer la situation le plus rapidement possible. Toutefois, des retards qui atteignent au maximum trois mois et demi ne sauraient passer pour excessifs au point de porter atteinte au droit à la vie privée et familiale du requérant, même dans les circonstances spéciales de l’espèce où des considérations telles que les difficultés administratives (paragraphe 42 ci-dessus) « ne sauraient jouer qu’un rôle secondaire » (Olsson (no 1) précité, p. 37, § 82).
50. La Cour est donc d’avis que les autorités compétentes ont consenti des efforts raisonnablement suffisants pour faciliter le retour rapide du requérant et n’ont donc pas porté atteinte à son droit à la vie privée et familiale.
51. Partant, il n’y a pas eu, à cet égard, violation de l’article 8 de la Convention.
B. La situation du requérant depuis son retour en France
52. Sur ce point, le requérant met surtout en cause le relèvement partiel de l’interdiction définitive du territoire national, transformée en interdiction temporaire de dix ans par l’arrêt de la cour d’appel de Lyon du 24 mars 1998, arguant qu’il n’a pas mis fin à l’ingérence disproportionnée dans son droit à la vie privée et familiale condamnée dans l’arrêt du 26 septembre 1997 de la Cour.
53. La Cour, qui avait déjà relevé dans son arrêt du 26 septembre 1997 qu’elle n’avait pas compétence pour adresser à l’Etat français l’injonction d’octroyer au requérant une carte de séjour de dix ans, rappelle d’emblée que c’est à l’Etat qu’il appartient de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 de la Convention (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, pp. 25-26, § 58) et au Comité des Ministres, seul, d’en surveiller l’exécution (paragraphe 43 ci-dessus).
54. La Cour constate que les autorités ministérielles et administratives françaises ont consenti au retour du requérant en France sous le couvert d’un visa spécial délivré le 25 février 1998. L’intéressé est sur le territoire français depuis fin février 1998. Il n’est donc plus astreint à résider dans un pays avec lequel il n’a pas d’attaches autres que la nationalité et a eu la possibilité de renouer les liens avec sa famille. Les autorités lui ont ensuite délivré des autorisations de séjour portant permission de travailler. Ces autorisations étaient, durant la période où l’interdiction du territoire était toujours en vigueur, couplées avec une assignation à résidence. La Cour est d’avis que ces circonstances et, en particulier, l’assignation à résidence privaient de tout effet juridique la mesure d’interdiction du territoire de dix ans finalement prononcée (Benamar c. France (déc.), no 42216/98, 14 novembre 2000). De ce fait, le requérant ne courait, lorsqu’il faisait l’objet de l’interdiction du territoire, aucun risque d’éloignement proche ou imminent tant que la mesure d’interdiction était en cours (voir, mutatis mutandis, Vijayanathan et Pusparajah c. France, arrêt du 27 août 1992, série A no 241-B, p. 87, § 46). Un tel risque n’existe a fortiori plus depuis.
55. Rappelant que la jurisprudence de la Cour reconnaît aux Etats contractants le droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et la durée du séjour des étrangers sous réserve de se conformer aux dispositions de la Convention et notamment de son article 8 (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, pp. 847-848, § 41, Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001-IX, et Sen c. Pays-Bas, no 31465/96, § 36, 21 décembre 2001), la Cour estime que le requérant ne saurait en conséquence revendiquer un statut spécial pour son séjour en France. De surcroît, les diverses autorisations de séjour qui lui ont été délivrées depuis avril 1998 permettaient l’exercice d’une activité professionnelle (A.B. c. France, no 18211/91, décision de la Commission du 28 juin 1993, non publiée).
56. En conséquence, il n’y a pas non plus eu, postérieurement au retour du requérant en France, violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
57. Dans sa décision sur la recevabilité de la requête du 28 février 2002, la Cour a en outre constaté qu’à la lumière des arguments du requérant le grief devait également être examiné sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, aux termes duquel :
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.
(…)
3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
(…) »
58. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas, sur ce point, satisfait aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, puisque l’intéressé n’a exercé aucun recours gracieux ou juridictionnel contre l’arrêté d’assignation à résidence du 20 février 1998 et qu’il n’a saisi la Cour que dix-huit mois après cette décision. Il relève aussi que le paragraphe 3 de l’article 2 du Protocole no 4 autorise des restrictions à la liberté d’aller et venir et expose que l’assignation litigieuse était justifiée par des motifs de sécurité publique.
59. La Cour constate que le ministre a abrogé d’office (paragraphe 31 ci-dessus) l’arrêté d’assignation à résidence en se fondant sur le fait que l’interdiction du territoire de dix ans finalement prononcée était réputée subie depuis le 10 juillet 2001. Elle relève aussi que le requérant n’a pas introduit de recours contre l’assignation à résidence du 20 février 1998. Elle note enfin que le droit français lui ouvrait un recours administratif et un recours contentieux contre un éventuel refus d’abrogation de cet arrêté. Dans ces conditions, la Cour estime que nulle question distincte ne se pose au regard de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 avril 2003, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Georg Ress
Président
Vincent Berger
Greffier