En l’affaire Guzzardi,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. WIARDA, président,
G. BALLADORE PALLIERI,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
Thór VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir Gerald FITZMAURICE,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM. D. EVRIGENIS,
P.-H. TEITGEN,
G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCIA DE ENTERRIA,
B. WALSH,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 28 et 29 avril, puis les 1er et 2 octobre 1980,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Guzzardi a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »). A son origine se trouve une requête dirigée contre La République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Michele Guzzardi, avait saisi la Commission le 17 novembre 1975, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), au moyen d’une lettre de Me Michele Catalano, son avocat, au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe.
2. La demande de la Commission, qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe le 8 mars 1979, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration de la République italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de celle-ci sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention et, dans une moindre mesure, des articles 3, 6, 8 et 9 (art. 3, art. 6, art. 8, art. 9).
3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. G. Balladore Pallieri, juge élu de nationalité italienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, vice-président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 30 mars 1979, à la demande du président et en présence du greffier, le vice-président a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Sir Gerald Fitzmaurice, Mme D. Bindschedler-Robert, M. P.-H. Teitgen, M. G. Lagergren et M. E. García de Enterría (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. M. Wiarda a assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement). Lors d’une réunion qui a eu lieu le 18 mai 1979, il a recueilli l’opinion de l’agent du gouvernement italien (« le Gouvernement »), ainsi que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Il a décidé aussitôt après que le Gouvernement aurait jusqu’au 7 novembre pour déposer un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le leur aurait communiqué. Le 7 novembre il a prorogé le premier de ces délais jusqu’au 13 décembre, à la suite de demandes que le Gouvernement avait adressées au greffier le 23 octobre puis, en des termes différents, le 5 novembre; il a ramené le second à cinq semaines.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 13 décembre 1979. Le 17, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que les délégués présenteraient leurs observations lors des audiences.
5. Le lendemain, le président a fixé au 29 janvier 1980 la date d’ouverture de celles-ci, après avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
Le 11 janvier, il a chargé ce dernier de se procurer auprès de la Commission un certain nombre de documents. Elle les a produits le 15 et le 23.
6. Les débats se sont déroulés en public le 29 janvier, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Chambre avait tenu immédiatement auparavant une brève réunion consacrée à leur préparation; elle avait autorisé l’emploi de la langue italienne par le représentant du Gouvernement (article 27 § 2 du règlement).
Ont comparu:
– pour le Gouvernement:
Me G. AZZARITI, avocat de l’État
(avvocato dello Stato), délégué de l’agent;
– pour la Commission:
M. J. FAWCETT, délégué principal,
M. J. FROWEIN, délégué.
La Cour les a ouïs en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions et à celles de deux juges. Elle les a invités à déposer plusieurs pièces; Commission et Gouvernement les lui ont fournies pour la plupart, avec d’autres, les 29 et 30 janvier puis les 11 avril et 26 juin.
7. A l’issue d’une délibération qui a eu lieu les 30 et 31 janvier, la Chambre a décidé, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière, par le motif que l’affaire soulevait des questions graves touchant à l’interprétation de la Convention.
Ayant obtenu, par l’intermédiaire du greffier, l’accord de l’agent du Gouvernement et l’avis concordant des délégués de la Commission, la Cour a décidé le 29 avril que la procédure se poursuivrait sans nouvelles audiences (article 26 du règlement).
8. Le 4 février, le greffe a reçu du secrétariat de la Commission deux documents que M. le président Wiarda avait demandés à celle-ci le 31 janvier. Les 11 avril et 21 mai lui sont parvenus le texte italien original puis la version française, officielle pour la Cour (article 27 § 1 du règlement), d’un mémoire du Gouvernement à l’appui de certaines des pièces produites par celui-ci (paragraphe 6 in fine ci-dessus). Le 12 mai, le secrétaire de la Commission a communiqué au greffier deux écrits du conseil du requérant, datés respectivement du 11 janvier et du 29 avril; le second contenait des observations relatives audit mémoire et renvoyait au premier.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE
A. Les poursuites pénales intentées contre M. Guzzardi
9. M. Guzzardi, ressortissant italien né en 1942, avait transféré en 1966 son domicile de Palerme (Sicile) à Vigevano (province de Pavie). Il fut arrêté le 8 février 1973, placé en détention provisoire à Milan puis inculpé d’association de malfaiteurs et de complicité dans l’enlèvement, le 18 décembre 1972, d’un industriel que ses ravisseurs avaient libéré le 7 février 1973 après paiement d’une rançon considérable.
Le tribunal de Milan l’acquitta le 13 novembre 1976 faute de preuves suffisantes, mais le 19 décembre 1979 la Cour d’appel de la même ville l’a déclaré coupable et l’a condamné à dix-huit ans de réclusion ainsi qu’à une amende.
Les poursuites pénales dont il s’agit ne se trouvent pas en cause, au moins directement.
10. La détention provisoire de l’intéressé – pendant laquelle il épousa sa fiancée dont il eut peu après un fils – ne pouvait durer plus de deux ans aux termes de l’article 272, premier alinéa, sous 2), du code italien de procédure pénale; elle devait donc s’achever le 8 février 1975 au plus tard.
11. A cette date, le requérant fut extrait de la maison d’arrêt de Milan et conduit, sous escorte de police, dans l’île de l’Asinara, au large de la Sardaigne.
B. La mesure de « surveillance spéciale » appliquée au requérant
12. Le 23 décembre 1974, le chef de la police (questore) de Milan avait en effet adressé au procureur de la République de la même ville un rapport qui proposait d’appliquer à M. Guzzardi la mesure de la « surveillance spéciale », au sens de l’article 3 de la loi no 1423 du 27 décembre 1956 (« la loi de 1956 », paragraphes 45-51 ci-dessous) et de l’article 2 de la loi no 575 du 31 mai 1965 (« la loi de 1965″, paragraphe 52 ci-dessous). Il y mentionnait des indices d’après lesquels l’intéressé, s’il prétendait exercer le métier d’ouvrier en bâtiment, se livrait en réalité à des activités illicites et appartenait à un groupe (cosca) de truands (mafiosi); il énumérait quatre condamnations prononcées en 1965, 1967, 1969 et 1972 contre cet individu « des plus dangereux ».
Saisi par le procureur de la République, le 14 janvier 1975, d’une demande conforme à cette proposition, le tribunal de Milan (2e chambre pénale) ordonna le 30 d’assujettir pour trois ans le requérant à ladite mesure, assortie de l’obligation de résider « dans la commune de l’île de l’Asinara », endroit indiqué par le ministère de l’intérieur. La décision ajoutait que M. Guzzardi devrait
– chercher du travail dans le délai d’un mois, fixer sa résidence dans le lieu prévu, la faire connaître aussitôt aux autorités chargées de la surveillance et ne pas s’en éloigner sans le leur avoir annoncé au préalable;
– se présenter à elles deux fois par jour et se rendre à chacune de leurs convocations;
– vivre honnêtement et dans le respect des lois, ne pas prêter à soupçon;
– ne pas fréquenter des personnes ayant subi des condamnations et soumises à des mesures de prévention ou de sûreté;
– ne pas rentrer le soir après 22 heures et ne pas sortir le matin avant 7 heures, sauf en cas de nécessité et non sans avoir averti les autorités en temps utile;
– ne détenir ni ne porter aucune arme;
– ne pas hanter les cafés ou cabarets et ne point participer à des réunions publiques;
– signaler par avance aux autorités le numéro et le nom de son correspondant quand il désirerait donner ou recevoir une communication téléphonique interurbaine.
13. L’intéressé exerça devant la Cour d’appel de Milan un recours qui, dépourvu d’effet suspensif (article 4, sixième alinéa, de la loi de 1956), n’empêcha pas l’exécution de la décision litigieuse.
Par un mémoire du 10 février 1975 son avocat, Me Catalano, contesta sur une série de points la validité et le bien-fondé de cette dernière. Dans l’Asinara, plaidait-il notamment, son client ne pourrait ni trouver un emploi ni vivre avec sa femme et leur enfant; il y avait donc contradiction entre les motifs et le dispositif de la décision de 30 janvier. En outre, celle-ci visait une commune inexistante car l’île constituait en réalité une simple fraction de la commune de Porto Torres (Sardaigne). Me Catalano priait la Cour, en ordre principal, de l’annuler en entier; en ordre subsidiaire, de la limiter à une surveillance spéciale sans assignation à résidence; en ordre plus subsidiaire, de choisir une commune d’Italie du Nord où le requérant pût travailler, séjourner avec sa famille, rencontrer son conseil pour préparer sa défense au pénal et suivre au besoin dans une clinique urologique le traitement exigé par son état de santé.
14. Le 12 février, la Cour d’appel (1ère chambre pénale), statuant à titre préliminaire sur des conclusions conformes du ministère public, prescrivit le transfert de M. Guzzardi à la clinique urologique de l’hôpital de Sassari (Sardaigne); elle chargea aussi son greffe de se renseigner auprès des carabinieri de cette ville sur la possibilité de se procurer dans l’île de l’Asinara un logement pour trois personnes et du travail.
Le surlendemain, le parquet l’invita pourtant à révoquer ou suspendre cette ordonnance. Il soulignait que pendant sa détention provisoire l’intéressé avait refusé de subir des examens dans la clinique urologique de l’Université de Milan; que d’après des experts il ne souffrait probablement d’aucune maladie grave; que son but caché consistait à s’évader à la faveur d’une hospitalisation; que l’article 3 de la loi de 1956 n’interdisait pas d’assigner quelqu’un à résidence dans une localité donnée à l’intérieur d’une commune; que la Cour de cassation l’avait constaté dans deux arrêts, dont l’un concernait précisément l’île de l’Asinara, laquelle était d’ailleurs « en puissance » l’un des meilleurs endroits d’Italie pour le tourisme.
En conséquence, la Cour suspendit le même jour son ordonnance et fixa au 12 mars 1975 la nouvelle audience relative à l’incident.
15. Le 14 février 1975 également, l’officier commandant l’unité de police judiciaire de carabinieri de Milan communique par écrit à la Cour d’appel les indications suivantes, fournies par les carabinieri de Sassari:
– pour les personnes assignées à résidence à l’Asinara, il n’existait que deux appartements capables d’abriter une famille; les ménages les occupaient en alternance par périodes de trente à soixante jours;
– l’île n’offrait aucune possibilité d’emploi permanent; une seule entreprise embauchait pour de brefs laps de temps deux résidents à tour de rôle;
– les forces de police stationnées sur place étaient à même d’exercer la surveillance voulue.
16. Les 17 et 21 février 1975, Me Catalano adressa aux juges d’appel des mémoires combattant les assertions « fantaisistes » du parquet et demandant un complément d’instruction sous la forme d’une descente sur les lieux (sopralluogo). A l’en croire, son client se trouvait physiquement et psychiquement prisonnier (carcerato) à l’Asinara; il y végétait dans des conditions pires que celles de sa détention provisoire. De son côté, dans une lettre du 20 février le requérant qualifia l’île de « véritable camp de concentration ».
17. Le 12 mars 1975, la Cour d’appel de Milan (1ère chambre) rejeta le recours et confirma la décision du 30 janvier. En ce qui concerne la santé de M. Guzzardi et l’absence de violation de l’article 3 de la loi de 1956, elle se fonda en substance sur les arguments déjà invoqués par le parquet le 14 février (paragraphe 14 ci-dessus, deuxième alinéa). Elle ne releva nulle raison sérieuse d’estimer l’Asinara inapte à servir de lieu de séjour forcé. La mesure incriminée, souligna-t-elle, tendait à éloigner l’individu de son milieu et à rendre leurs relations moins aisées. Pareille exigence reléguait au second plan d’autres problèmes, par exemple le manque d’occupation stable et de logement adéquat pour une famille; du reste, en contractant mariage le requérant ne pouvait espérer vivre avec sa femme et son fils puisqu’il se trouvait à l’époque en détention provisoire, sous le coup d’une accusation grave. Ses antécédents pénaux, les activités criminelles des plus alarmantes déployées par lui sous des dehors d’honnêteté, son caractère violent et sa ruse extrême révélaient en lui un danger marqué pour la société (spiccata pericolosità sociale). La surveillance d’un tel individu revêtait assez d’importance pour justifier l’affaiblissement d’autres situations juridiques subjectives que la loi prend en compte (l’affievolimento di altre situazioni giuridiche soggettive che la legge prende in considerazione).
18. M. Guzzardi se pourvut en cassation. Par un mémoire ampliatif du 3 avril 1975, son conseil invoqua trois moyens en vertu des articles 475 § 3 et 524 §§ 1 et 3 du code de procédure pénale:
(i) L’article 3 de la loi de 1956 ne permettait pas d’assigner quelqu’un à résidence – donc de lui infliger une « sanction judiciaire » limitant sa liberté privée et familiale (libertà privata e famigliare) – non sur l’ensemble du territoire d’une commune, mais dans un quelconque lopin de terre (qualunque pezzo di terra), comme l’Asinara, quelle qu’en fût la surface (quali che siano i metri quadrati entro cui se deve osservare il soggiorno). « Restrictive et aberrante », l’interprétation contraire de la Cour d’appel méconnaissait le droit de l’homme à la vie privée et familiale (alla vita privata e famigliare), consacré par la Convention européenne et par la Constitution italienne. Si elle songeait néanmoins à s’y rallier, la Cour de cassation devait saisir la Cour constitutionnelle du problème.
(ii) En déclarant que l’intéressé n’avait pas besoin de soins médicaux particuliers, la Cour d’appel avait dénaturé les faits (travisamento dei fatti).
La loi n’admettait nul affaiblissement de situations juridiques protégées, voulues et exigées par elle (non consent(iva) veruno affievolimento di situazioni guiridiche tutelate, volute e pretese proprio dalla legge). Dès lors, la Cour d’appel l’avait appliquée erronément (errata applicazione della legge) en estimant que la nécessité d’une surveillance spéciale justifiait pareil affaiblissement.
(iii) Il y avait enfin contrariété de motifs (contraddittorietà) sur divers points. Ainsi, la Cour d’appel avait considéré – sans descente sur les lieux – l’Asinara comme se prêtant à l’exécution de la mesure litigieuse alors pourtant que le requérant n’y pourrait observer les prescriptions de la décision du tribunal de Milan.
En conséquence, Me Catalano priait la Cour de cassation d’annuler l’arrêt du 12 mars 1975 après avoir communiqué le dossier à la Cour constitutionnelle pour faire constater l’incompatibilité de l’article 3 de la loi de 1956, tel que l’avait interprété la Cour d’appel, avec l’article 13, quatrième alinéa, et l’article 27, deuxième et troisième alinéas, de la Constitution.
L’article 13 concerne la « liberté personnelle ». Aux termes de son quatrième alinéa, « est punie toute violence physique ou morale sur les personnes soumises à des restrictions quelconques de liberté ». Le deuxième alinéa de l’article 27 proclame la présomption d’innocence; d’après le troisième, « les peines ne peuvent consister en des traitements contraires au sens de l’humanité et doivent tendre à la rééducation du condamné ».
19. La Cour de cassation se prononça le 6 octobre 1975. Adoptant les conclusions de son procureur général, elle rejeta le pourvoi pour défaut de fondement.
Quant au premier moyen, elle souligna que selon sa jurisprudence constante l’assignation à résidence pouvait sous certaines conditions, remplies en l’occurrence, valoir pour une localité donnée à l’intérieur d’une commune. De même, l’« affaiblissement » et les « limitations indubitables » des « divers droits de l’intéressé » découlaient directement de l’application de mesures maintes fois reconnues conformes à la Constitution, notamment dans un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 15 juin 1972.
Quant au deuxième moyen, elle jugea que dans les circonstances de la cause la Cour d’appel avait eu raison d’écarter la thèse relative à l’état de santé de M. Guzzardi.
Quant au troisième, elle n’aperçut aucune contradiction car le but poursuivi consistait à éloigner le requérant de Milan et des éléments mafiosi qui y opéraient librement.
La Cour déclara en outre manifestement mal fondée la question de constitutionnalité exposée par ce dernier. Là aussi, le procureur général avait renvoyé à l’arrêt précité du 15 juin 1972; de plus, il avait mentionné le caractère administratif du choix du lieu (natura amministrativa della determinazione del luogo).
20. Le 14 novembre 1975, Me Catalano saisit le tribunal de Milan de deux demandes.
La première s’adressait au président de la 2e chambre pénale en sa qualité de juge de l’application des peines (giudice di sorveglianza). Elle l’engageait à lever (abolire) la mesure d’assignation à résidence: en se rendant sur place ou en y déléguant une personne par lui désignée, il se convaincrait que l’obligation de séjourner à l’Asinara violait le droit, la loi, la justice et les droits individuels de l’homme.
La seconde demande invitait la 2e chambre à substituer à l’Asinara une commune où M. Guzzardi pût travailler, ne pas côtoyer des suspects (indiziati) et vivre avec sa femme et son fils, qui avaient dû quitter l’île car leur permis d’y séjourner avait expiré.
L’avocat se référait à une ordonnance du 27 octobre 1975 relative au recours d’un certain Ignazio Pullarà; la Cour d’appel de Milan y avait déclaré qu’il appartenait au juge de l’application des peines d’apprécier les conditions d’existence à l’Asinara.
La 2e chambre pénale statua le 20 janvier 1976. Elle commença par affirmer que l’exécution des mesures de prévention ressortissait à la compétence de l’autorité de police (pubblica sicurezza) et non du juge de l’application des peines. Des impératifs de défense sociale, ajouta-t-elle, légitimaient l’isolement particulier que subissaient les personnes, extrêmement dangereuses, envoyées à l’Asinara. Cependant, ils n’exigeaient ni de les séparer de leur noyau familial ni de les priver de travail stable. Aussi le tribunal, tout en rejetant les deux demandes, prescrivit-il de communiquer le texte de sa décision au ministre de l’intérieur et au questore de Sassari.
21. Le 21 juillet 1976, le questore de Milan pria le tribunal de cette ville d’ordonner le transfèrement de M. Guzzardi dans une commune de la province d’Ascoli-Piceno, Force, en Italie continentale. Il faisait valoir que la présence simultanée à l’Asinara de l’intéressé et d’Ignazio Pullarà, coaccusé (coimputato) lui aussi en train d’y purger (scontare) une mesure d’assignation à résidence, risquait d’avoir des répercussions fâcheuses sur la suite de la procédure pénale et, surtout la sécurité dans l’île.
Le tribunal (chambre des vacations) se prononça de la sorte le lendemain par les mêmes motifs; il précisa que sa décision du 30 janvier 1975 (paragraphe 12 ci-dessus) subsistait pour le surplus.
22. M. Guzzardi a dû rester à Force jusqu’au 8 février 1978, date de l’échéance du délai de trois ans qu’avait fixé ladite décision.
C. Le séjour du requérant dans l’île de L’Asinara
1. Description des lieux
23. L’Asinara est située au large de l’extrémité nord-ouest de la Sardaigne. De forme allongée et de relief accidenté, elle mesure approximativement 20 km dans sa plus grande dimension. Si sa superficie globale s’élève à 50 km2, le territoire affecté aux assignés à résidence n’en représentait qu’une fraction ne dépassant pas 2,5 km2. Il avait pour limites la mer, des routes et un cimetière; aucune clôture n’en matérialisait le pourtour. Un pénitencier occupait environ les neuf dixièmes de l’île.
24. Administrativement, celle-ci forme partie intégrante de la commune de Porto Torres, petite ville côtière sarde d’où l’on y arrive en une heure de bateau. On peut aussi en atteindre la pointe méridionale en quinze minutes si l’on embarque au nord de Porto Torres, à Stintino. La navigation s’interrompt par très gros temps.
25. La localité principale de l’île, Cala d’Oliva, en abrite presque toute la population permanente – à peu près deux cents âmes -, laquelle comprend les membres du personnel du pénitencier, leur famille, des enseignants, un prêtre, les employés du bureau de poste et quelques commerçants.
Quant aux assignés à résidence, ils séjournaient dans le hameau de Cala Reale, composé pour l’essentiel d’un ancien établissement sanitaire et de certaines autres constructions dont une école, une chapelle et un poste de carabinieri où le requérant devait se présenter deux fois par jour (paragraphe 12 ci-dessus).
2. Possibilités de déplacements
26. Le Gouvernement a soutenu devant la Commission que la circulation s’opérait librement à l’intérieur de Cala Reale. Selon M. Guzzardi au contraire, un procès-verbal du commandant des carabinieri la restreignait à un rayon de l’ordre de 800 m pour les assignés à résidence.
27. Ceux-ci n’avaient accès ni à la zone réservée au pénitencier ni à Cala d’Oliva. En revanche, les habitants de ce village pouvaient venir à leur guise à Cala Reale tandis que les gens du dehors – tels les touristes – s’en trouvaient en principe écartés.
28. Il était loisible aux assignés à résidence de solliciter l’autorisation de se rendre en Sardaigne ou sur le continent italien pour des motifs valables, par exemple des soins à recevoir, des raisons familiales ou des exigences judiciaires.
Le Gouvernement a affirmé qu’on la leur octroyait « normalement » sur présentation de pièces appropriées ou après une enquête sommaire de la police, mais d’après l’intéressé ils avaient beaucoup de mal à l’obtenir: à l’en croire, même pour une visite médicale urgente il leur fallait attendre longtemps, parfois un mois entier. En tout cas, durant leurs voyages ils demeuraient sous la surveillance étroite des carabinieri.
29. A cela s’ajoutait la possibilité d’aller à tour de rôle s’approvisionner à Porto Torres, également après autorisation et sous surveillance. La fréquence des traversées comme le nombre des participants ont prêté à controverse: le Gouvernement a parlé de quatre bénéficiaires par semaine, M. Guzzardi d’un seul; on ne lui aurait accordé qu’après six mois la permission indispensable.
3. Logement
30. Les assignés à résidence logeaient pour la plupart dans deux édifices de l’ancien établissement sanitaire, d’assez vastes dimensions et comprenant surtout, semble-t-il, des chambres à un ou deux lits.
Un troisième, un petit immeuble nommé « Pagodina », hébergeait des « séjournants » (soggiornanti) accompagnés de leur famille. Il comportait deux appartements composés chacun d’une chambre et d’une cuisine.
Le requérant vécut dans l’un des bâtiments principaux ou dans le pavillon, selon qu’il se trouvait seul ou avec ses proches. Il ne pouvait sortir de 22 h à 7 h, sauf nécessité et non sans avoir averti les autorités en temps utile (paragraphe 12 ci-dessus).
31. Ces diverses constructions étaient vétustes. D’après M. Guzzardi leur délabrement frisait l’inhabilité. Pour le Gouvernement au contraire, leur état demeura « acceptable » jusqu’au moment où certains des occupants se livrèrent à des actes de vandalisme, circonstance que le requérant n’a pas niée.
4. Assistance médicale, conditions d’hygiène et de santé
32. Le docteur du pénitencier assurait le service médical à Cala Reale. Il habitait à Cala d’Oliva, mais pouvait être appelé par téléphone et intervenir en l’espace d’une trentaine de minutes.
Devant la Commission, le Gouvernement a soutenu qu’il existait à Cala Reale une infirmerie dotée d’un infirmier; le requérant a contesté la présence de ce dernier.
Quand les assignés à résidence avaient besoin de se faire hospitaliser ou de consulter un spécialiste, on les envoyait à l’hôpital civil et dans les cliniques universitaires de Sassari. Pareil déplacement exigeait l’accord du tribunal compétent – celui de Milan pour le requérant (voir aussi le paragraphe 28 ci-dessus).
33. Le contrôle des conditions d’hygiène et de santé à Cala Reale incombait au médecin officiel de la province de Sassari. De bon niveau d’après le Gouvernement, elles laissaient beaucoup à désirer aux yeux de M. Guzzardi. Celui-ci a notamment dénoncé l’absence de système d’élimination des ordures (voir aussi le paragraphe 42 ci-dessous).
5. Présence de la famille
34. Les assignés à résidence pouvaient demander à l’administration d’autoriser leurs proches à les rejoindre dans l’île et à y loger avec eux soit dans la « Pagodina » (paragraphe 30 ci-dessus), soit à défaut dans la chambre – assez exiguë: 4 m sur 4 – attribuée à chacun d’eux.
Le Gouvernement a souligné devat la Commission que le manque d’eau dans l’Asinara, dépourvue de source ou d’aqueduc et ravitaillée périodiquement par des navires-citernes de la marine militaire, obligeait à limiter le nombre des personnes admises à y séjourner.
35. Le requérant cohabita d’abord avec sa femme et son fils ainsi que, de temps à autre, avec ses beaux-parents et un neveu.
Le 9 octobre 1975, les membres de sa famille reçurent l’ordre de quitter l’île: leur autorisation de séjour avait expiré le 18 août sans qu’il en eût sollicité le renouvellement. Ils purent cependant y retourner au début de décembre et restèrent avec lui jusqu’à son départ pour Force (paragraphe 21 ci-dessus).
6. Possibilités de culte
36. Cala Reale possède une chapelle. Selon M. Guzzardi, elle demeurait fermée sauf pour les services religieux de Noël et de Pâques. Le Gouvernement a répondu que les autorités ecclésiastiques – un prêtre vivait à Cala d’Oliva – l’auraient volontiers ouverte au culte à tout moment si on le leur avait demandé, mais que personne ne les en pria jamais.
37. Le requérant a aussi allégué que l’aumônier du pénitencier célébrait une messe tous les dimanches, mais dans un local situé en dehors de la zone de libre circulation des assignés à résidence (paragraphe 26 ci-dessus).
7. Possibilités de travail
38. Pour ces derniers, les perspectives d’embauche se limitaient à celles, assez modestes – quatre personnes en 1975, onze en 1976 -, que pouvait leur offrir une entreprise de Cala Reale, Massidda-Costruzioni edili. D’après le Gouvernement, M. Guzzardi ne manifesta aucun intérêt pour les occasions s’offrant à lui en ce domaine. Il a pourtant produit une attestation de Massidda d’où il ressort qu’il travailla pour cette société d’octobre 1975 à mai 1976 et que par la suite il réclama maintes fois et instamment un emploi, mais en vain.
8. Possibilités d’activités culturelles et récréatives
39. Les assignés à résidence pouvaient se procurer des livres et journaux à Porto Torres, directement ou par l’intermédiaire de personnes qui s’y rendaient. Ils disposaient d’un récepteur de télévision selon le requérant, de plusieurs selon le Gouvernement. L’existence de services collectifs de cantine et de récréation a également prêté à controverse devant la Commission.
9. Communications avec l’extérieur
40. M. Guzzardi devait signaler par avance aux autorités le nom et le numéro de son interlocuteur quand il désirait donner ou recevoir une communication téléphonique (paragraphe 12 ci-dessus). En revanche, sa correspondance épistolaire et télégraphique ne subissait pas de contrôle.
10. Démarches du requérant visant les conditions de vie dans l’île
41. Le 11 août 1975, le requérant écrivit au pretore de Porto Torres pour s’accuser de ne pas avoir respecté certaines des obligations que le tribunal de Milan lui avait imposées le 30 janvier (paragraphe 12 ci-dessus), à savoir chercher du travail ainsi qu’un logement stable et ne pas fréquenter d’autres « séjournants » et repris de justice. Il soulignait qu’il avait essayé sans succès de s’y conformer et que le commandant des carabinieri de l’Asinara n’avait jamais soulevé aucune objection malgré l’article 12 de la loi no 1423 du 27 décembre 1956 (paragraphe 51 ci-dessous). Sa lettre demeura sans suite.
42. En outre, le 9 janvier 1976 tous les assignés à résidence adressèrent au questore de Sassari une protestation collective. Ils revendiquaient a) l’attribution à chacun d’eux d’une maison convenable; b) l’accès permanent de leurs proches à Cala Reale; c) les moyens de travailler de manière à assurer leur subsistance et celle de leur famille, car le subside de 45.000 ou 46.500 lires versé par le ministère n’y suffisait pas; d) l’amarrage à Cala Reale, au lieu de Porto Torres, de l’embarcation destinée à leur transport; e) le droit d’aller individuellement et au moins une fois par semaine à Porto Torres se ravitailler en denrées alimentaires; f) la réouverture du bureau de poste de Cala Reale; g) l’amélioration des conditions d’hygiène et de santé dans les zones habitées et leurs abords; h) une assistance médicale sur place et la possibilité de consulter promptement des spécialistes; i) un traitement plus humain par les organes dépendant de la préfecture de police; j) l’entretien des locaux; k) l’installation d’un deuxième appareil de téléphone.
Le Gouvernement affirme avoir pris alors des mesures tendant à satisfaire à certaines de ces demandes, en particulier quant aux points a), b), d) et f).
D. Abandon de l’Asinara comme lieu de séjour obligatoire
43. La situation des « séjournants » à Cala Reale fut aussi critiquée dans la presse. L’administration étudia des remèdes, mais recula devant les frais et le temps nécessaires. En conséquence, le ministère de l’intérieur résolut en août 1977 de biffer (depennare) l’île de la liste des lieux de résidence obligatoire. A l’époque M. Guzzardi se trouvait à Force depuis plus d’un an (paragraphe 21 ci-dessus); il ressort cependant de deux pièces du dossier que sa requête à la Commission n’était pas étrangère à la décision du ministère. Les derniers assignés quittèrent l’Asinara le 17 novembre 1977.
II. LA LEGISLATION APPLIQUEE AU REQUERANT
44. Le traitement dont se plaint l’intéressé se fondait sur les lois no 1423 du 27 décembre 1956 et no 575 du 31 mai 1965.
A. La loi de 1956
45. La première prévoit diverses mesures de prévention envers les « personnes dangereuses pour la sécurité et pour la moralité publique » (misure di prevenzione nei confronti delle persone pericolose per la sicurezza e per la pubblica moralità).
46. Aux termes de son article 1, elle s’applique entre autres aux « oisifs » et aux « vagabonds habituels, aptes au travail » (gli oziosi e i vagabondi abituali, validi al lavoro), à « quiconque s’adonne couramment et notoirement à des trafics illicites » (che sono abitualmente e notoriamente dediti a traffici illeciti) et à ceux qui, par leur conduite et leur train de vie (tenore di vita), doivent passer pour tirer leurs ressources habituelles, même en partie, de gains d’origine délictueuse ou du prix de leur complicité (con il favoreggiamento), ou que des signes extérieurs portent à considérer comme enclins à la délinquance (che, per le manifestazioni cui abbiano dato luogo, diano fondato motivo di ritenere che siano proclivi a delinquere).
Le chef de la police peut leur adresser une sommation (diffida); il leur enjoint de changer de conduite et les avertit qu’à défaut entreront en jeu les mesures mentionnées aux articles suivants.
D’après un rapport du chef de la police de Milan (paragraphe 12 ci-dessus), M. Guzzardi a fait l’objet de pareille diffida le 26 septembre 1967 à Palerme, donc bien avant les circonstances qui l’ont amené à saisir la Commission.
47. S’il s’agit d’éléments dangereux pour la sécurité ou la moralité publiques et se trouvant en dehors de leur lieu de résidence, le chef de la police peut en outre les y renvoyer en leur défendant de retourner dans la commune dont il les éloigne, sauf autorisation préalable ou après l’échéance d’un délai non supérieur à trois ans; ne pas obtempérer rend passible d’une peine d’« arrêts » (arresto) d’un à six mois (article 2).
48. Quand un individu, dangereux pour la sécurité ou la moralité publiques, n’a pas changé de conduite nonobstant la sommation, l’article 3 permet de le placer sous la surveillance spéciale de la police (sorveglianza speciale della pubblica sicurezza), assortie au besoin soit de l’interdiction de séjourner dans telle(s) commune(s) ou province(s) soit, s’il présente un danger particulier (particolare pericolosità), d’une assignation à résidence dans une commune déterminée (obbligo del soggiorno in un determinato commune).
Ces mesures ressortissent à la compétence exclusive du tribunal du chef-lieu de la province, lequel les prend sur la base d’une proposition motivée dont le chef de la police saisit son président (article 4, premier alinéa). Le tribunal statue dans les trente jours, en chambre du conseil et par une décision (provvedimento) motivée, après avoir entendu le ministère public et l’intéressé qui peut présenter des mémoires et se faire assister par un avocat ou avoué (article 4, deuxième alinéa).
Le parquet et l’intéressé peuvent interjeter appel dans les dix jours, sans effet suspensif; siégeant en chambre du conseil, la cour d’appel tranche dans les trente jours par une décision (decreto) motivée (article 4, cinquième et sixième alinéas). Celle-ci est à son tour susceptible, dans les mêmes conditions, d’un pourvoi sur lequel la Cour de cassation se prononce en chambre du conseil dans les trente jours (article 4, septième alinéa).
49. Lorsqu’il adopte l’une des mesures énumérées à l’article 3, le tribunal en précise la durée – ni moins d’un an ni plus de cinq (article 4, quatrième alinéa) – et fixe les règles à observer par la personne en question (article 5, premier alinéa).
S’il s’agit, comme en l’occurrence, d’un individu placé sous surveillance spéciale parce que soupçonné de tirer ses ressources de gains d’origine délictueuse, il lui ordonne de chercher du travail dans un délai adéquat, d’établir sa résidence, de la signaler aux autorités de police (autorità di pubblica sicurezza) et de ne pas s’en éloigner (allontanarsi) sans les en avoir avisées par avance (article 5, deuxième alinéa; paragraphe 12 ci-dessus).
Dans tous les cas, il lui prescrit de vivre honnêtement; de respecter les lois; de ne pas prêter à soupçon; de ne pas fréquenter des personnes ayant subi des condamnations et soumises à des mesures de prévention ou de sûreté; de ne pas rentrer plus tard le soir, ni sortir plus tôt le matin, qu’une heure donnée, sauf nécessité et non sans avoir averti les autorités en temps utile; de ne détenir ni ne porter aucune arme; de ne pas hanter les cafés ou cabarets; de ne point participer à des réunions publiques, etc. (article 5, troisième alinéa; cf. aussi le quatrième et le paragraphe 12 ci-dessus).
Une personne assigné à résidence, tel M. Guzzardi, peut de surcroît se voir enjoindre de ne pas s’écarter (andare lontano) de chez elle sans prévenir les autorités chargées de la surveillance (autorità preposta alla sorveglianza), de se présenter à elles aux jours indiqués et de se rendre à leurs convocations (article 5, cinquième alinéa; paragraphe 12 ci-dessus). On lui délivre une carte qu’elle doit porter sur soi et montrer chaque fois que la police l’y invite (article 5, sixième alinéa).
50. L’exécution de ces diverses mesures incombe au chef de la police (article 7, premier alinéa). A la demande de l’intéressé, la décision qui les a prises peut être révoquée ou modifiée par la juridiction (dall’organo) dont elle émane, ouï l’autorité de police, pour autant que sa cause ne subsiste plus (article 7, deuxième alinéa).
51. Quiconque transgresse les obligations inhérentes à la surveillance spéciale, ou propres à l’assignation à résidence, encourt une peine de trois mois à un an ou de six mois à deux ans d’« arrêts », selon les cas (article 9, premier et deuxième alinéas, et article 12, premier alinéa).
B. La loi de 1965
52. La loi de 1965 complète cet arsenal législatif par des clauses dirigées contre la mafia (disposizioni contro la mafia). Aux termes de son article 1, elle vaut pour les personnes – dont M. Guzzardi – dont des indices révèlent l’appartenance à des groupes « mafieux » (indiziati di appartenere ad associazioni mafiose). A l’égard de celles-ci, les procureurs de la République peuvent même sans sommation préalable proposer les mesures de prévention analysées plus haut; la décision continue à relever des tribunaux (article 2). L’article 5 frappe de six mois à deux ans d’« arrêts » le fait de s’éloigner sans droit de la commune d’assignation à résidence.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
53. Dans sa requête des 17 novembre 1975 et 30 janvier 1976 à la Commission (no 7367/76), l’intéressé se plaignait de « l’arbitraire des autorités italiennes » qui le contraignait à séjourner non dans une commune, mais sur un « lopin de terre » (pezzo di terra) où il ne pouvait ni travailler, ni garder en permanence sa famille auprès de lui, ni pratiquer le culte catholique ni assurer l’instruction de son fils; il décrivait sa situation à Cala Reale comme « le plus incivil emprisonnement, la plus dégradante et destructive incarcération ». Il se référait aux articles 3, 8 et 9 (art. 3, art. 8, art. 9) de la Convention ainsi qu’à l’article 2 du Protocole no 1 (P1-2) et alléguait la violation « du droit individuel et familial » (del diritto individuale e familiare), du « droit à la religion » et « du droit à une bonne administration de la justice ».
54. En mai 1976, lors de la communication prévue à l’article 42 § 2 b) de son règlement intérieur, la Commission a prié le Gouvernement de présenter, entre autres, des observations sur l’applicabilité des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6) de la Convention. Par la suite, M. Guzzardi a aussi invoqué expressément ces derniers.
55. Le 1er mars 1977, la Commission a déclaré irrecevable, pour défaut manifeste de fondement, le grief relatif à l’article 2 du Protocole no 1 (P1-2). Elle a retenu la requête pour le surplus après avoir rejeté des moyens de non-épuisement des voies de recours internes formulés par le Gouvernement.
Dans son rapport du 7 décembre 1978, elle exprime l’avis qu’il y a eu manquement aux exigences de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention (unanimité), mais non des articles 3 (art. 3) (unanimité), 8 (art. 8) (onze voix contre zéro, avec une abstention) et 9 (art. 9) (unanimité), et que la procédure litigieuse échappait à l’article 6 (art. 6) (unanimité).
56. Le 4 avril 1977, l’intéressé a introduit une seconde requête (no 7960/77) concernant, elle, ses conditions de vie à Force (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). La Commission ne l’a pas jointe à la première (article 29 du règlement intérieur), mais déclarée irrecevable le 5 octobre 1977. Elle a notamment constaté qu’il n’y avait pas privation de liberté au sens de l’article 5 (art. 5) de la Convention: il s’agissait de simples restrictions à la liberté de circuler et de choisir sa résidence, consacrée par l’article 2 du Protocole no 4 (P4-2) que l’Italie n’avait pas ratifié.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
57. Par son second mémoire (paragraphe 8 ci-dessus), le Gouvernement confirme les conclusions figurant dans le premier (paragraphe 4 ci-dessus). Elles consistent à demander à la Cour de bien vouloir
» – déclarer irrecevable la question soulevée par la Commission (celle de savoir si M. Guzzardi, requérant, a été privé de sa liberté par son assignation à résidence dans l’île de l’Asinara), parce qu’a fait défaut l’initiative de l’intéressé en ce sens, prescrite par l’article 25 (art. 25) de la Convention, ainsi qu’en raison de l’absence de l’épuisement préalable des voies de recours internes, prescrit par l’article 26 (art. 26) de la Convention;
– déclarer que l’objet du litige a disparu et qu’il est dès lors inutile de statuer sur la demande de la Commission;
– déclarer que l’assignation à résidence de M. Guzzardi n’a pas constitué une arrestation ou détention ni, de toute manière, une privation de liberté, mais une restriction à la liberté de circuler, étrangère aux clauses de l’article 5 (art. 5) de la Convention;
– déclarer que de toute façon la mesure préventive appliquée à M. Guzzardi est justifiée par l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-e) de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR LES MOYENS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Sur le moyen concernant l’examen d’office de l’affaire sous l’angle de l’article 5 (art. 5) (et de l’article 6) (art. 6)
58. Le Gouvernement reproche à la Commission d’avoir pris d’office en considération l’article 5 (art. 5) – et l’article 6 (art. 6) – à partir de mai 1976 (paragraphe 54 ci-dessus). Pour la saisir, une « personne physique », une « organisation non gouvernementale » ou un « groupe de particuliers » doivent se prétendre victimes « d’une violation (…) des droits reconnus dans la (…) Convention ». Par ces mots, l’article 25 (art. 25) désignerait à la fois les sujets habilités à introduire une requête et l’objet de la procédure déclenchée devant la Commission puis, le cas échéant, la Cour: constater l’existence du manquement dénoncé par l’intéressé. Or à l’origine M. Guzzardi invoquait uniquement les articles 3, 8 et 9 (art. 3, art. 8, art. 9) de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 1 (P1-2) (paragraphe 53 ci-dessus). Sans doute la qualification juridique d’un acte litigieux incombe-t-elle au juge, mais la Commission aurait perdu de vue un autre principe général, l’obligation de ne statuer que sur des faits indiqués par le demandeur. Pour conclure à une infraction à l’article 5 (art. 5), elle se fonderait sur des circonstances que Me Catalano n’aurait mentionnées ni dans sa première lettre, du 17 novembre 1975, ni dans le formulaire et le mémoire explicatif du 30 janvier 1976: limitation à 2,5 km2 de la zone attribuée aux assignés à résidence, surveillance quasi permanente, impossibilité de nouer des contacts sociaux, durée du séjour obligatoire. Elle aurait donc outrepassé sa compétence.
59. Devant la Commission le Gouvernement avait déjà présenté une thèse analogue. Elle figurait en germe dans ses observations du 3 septembre 1976 (pages 12, 13 et 18), consécutives à la communication officielle de la requête (paragraphe 54 ci-dessus). S’il ne l’a développée qu’après la décision de recevabilité du 1er mars 1977 (mémoire du 8 février 1978, plaidoiries du lendemain et mémoire du 15 mars 1978), on ne saurait s’en étonner: il n’apparaissait pas très nettement jusque-là que la Commission allait examiner sous l’angle de l’article 5 (art. 5) – et de l’article 6 (art. 6) – non la mesure d’assignation à résidence en tant que telle, comme semblait le croire le Gouvernement, mais ses modalités d’exécution à Cala Reale. Nul problème de forclusion ne se pose dès lors (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Artico du 13 mai 1980, série A no 34, pp. 13-14, § 27).
60. Tandis que le rapport de la Commission se bornait à résumer l’argumentation du Gouvernement (paragraphe 67, dernier alinéa), les délégués y ont répondu en détail à l’audience du 29 janvier 1980. La Cour souscrit pour l’essentiel à leur opinion par les motifs que voici.
61. L’article 25 (art. 25) exige que les particuliers requérants se prétendent victimes « d’une violation des droits reconnus dans la Convention »; il ne les astreint pas à préciser de quel article, paragraphe ou alinéa, voir de quel droit ils se réclamant.
Au membre de phrase précité, la Commission a donné une interprétation qui correspond au but et à l’objet de la Convention: elle a inséré dès l’origine dans son règlement intérieur une clause selon laquelle la requête doit indiquer « autant que possible » – libellé fort souple – « la disposition de la Convention dont la violation est alléguée » (article 41 § 1 de 1955 à 1974, puis article 38 § 1).
Plus de rigueur aboutirait à des conséquences inéquitables: les recours « individuels » émanent, dans leur immense majorité, de profanes s’adressant à la Commission sans l’assistance d’un juriste (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 38, § 92).
62. Le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas à la Commission et à la Cour le pouvoir de qualification juridique inhérent à la nature de leurs fonctions (arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, p. 32, § 96), mais d’après lui l’intéressé n’avait pas même soulevé en substance la question d’une atteinte à sa liberté physique.
A l’appui de cette affirmation, il se réfère principalement à la première lettre de Me Catalano, du 17 novembre 1975, ainsi qu’au formulaire et au mémoire explicatif du 30 janvier 1976 (paragraphe 53 ci-dessus). Il ne faut pourtant pas oublier que l’acte introductif d’instance envoyé à la Commission est fréquemment suivi d’écrits complémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (arrêt Ringeisen précité, pp. 37-38, § 90). La Cour relève aussi que dès le début Me Catalano dépeignait Cala Reale comme une « toute petite surface », « gardée par la police » qui en « interdi(sai)t l’accès à quiconque », un lopin de terre (pezzo ou pezzetto di terra) où « n’habit(ai)ent que des repris de justice et agents de police »; son client, ajoutait-il, y subissait « le plus incivil emprisonnement, la plus dégradante et destructive incarcération » (et une violation du droit à une bonne administration de la justice). Pour le Gouvernement, ces expressions constituaient de simples « hyperboles et métaphores » employées dans un contexte étranger à l’article 5 (art. 5) (page 18 du mémoire du 8 février 1978), mais la Cour estime, avec la Commission, qu’elles équivalaient à dénoncer la méconnaissance du droit garanti par cet article (art. 5).
63. En outre, que M. Guzzardi se plaignît de ses conditions de vie à l’Asinara et non d’une privation de liberté ne revêt pas une importance décisive. Pareille distinction se révèle assez irréelle en l’espèce. Il incombe à la Commission et à la Cour d’étudier au regard de l’ensemble de la Convention la situation incriminée par un requérant. Dans l’accomplissement de cette tâche, il leur est notamment loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elles les considèrent comme établis par les divers éléments en leur possession (arrêt Irlande contre Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 64, § 160), une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé.
Or les éléments fournis à la Commission et à la Cour montrent nettement, si on les envisage dans une perspective globale, qu’un problème se pose en l’espèce sur le terrain de l’article 5 (art. 5).
B. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
64. le Gouvernement plaide d’autre part que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Son exception préliminaire s’appuie sur l’article 26 (art. 26) de la Convention et se divise en deux branches.
65. La première concerne la procédure suivie en 1975 jusque devant la Cour de cassation (paragraphes 12 à 19 ci-dessus). Jamais à l’époque M. Guzzardi n’aurait invoqué, même en substance, le droit que consacre l’article 5 (art. 5) de la Convention. Il ne se serait nullement prétendu privé, en pratique, de sa liberté à Cala Reale; la Commission aurait versé dans l’erreur en affirmant le contraire quand elle a statué sur la recevabilité de ses griefs. Du reste, la procédure organisée par l’article 4 de la loi de 1956 aurait pour seul objet la légalité de la mesure d’assignation à résidence, tandis que la fixation des modalités d’exécution relèverait de décisions administratives à caractère discrétionnaire et, partant, échapperait à la compétence des tribunaux. Il en irait ainsi, notamment, de la détermination de la commune où séjourner: le juge se bornerait à « donner acte » de la localité « indiquée » par l’administration, à « enregistrer » le choix de cette dernière, sauf à en contrôler le cas échéant la régularité. Les choses se seraient bien passées de la sorte en l’occurrence.
66. La seconde branche de l’exception se rapporte à la demande de transfèrement du 14 novembre 1975 (paragraphe 20 ci-dessus). Sans doute celle-ci cherchait-elle à éliminer la violation litigieuse, mais elle se trouvait encore en instance au moment où l’intéressé saisit la Commission, trois jours à peine plus tard. En outre il l’aurait adressée à une autorité elle aussi incompétente, le tribunal de Milan, qui l’aurait d’ailleurs constaté le 20 janvier 1976 tout en prescrivant de communiquer le texte de sa décision au ministre de l’intérieur et au chef de la police de Sassari. Contre ses conditions de vie dans l’île, à commencer par l’exiguïté de l’espace disponible, M. Guzzardi n’aurait exercé de recours ni auprès des autorités administratives qualifiées ni, en cas d’échec de ses démarches, devant une juridiction – ordinaire ou administrative – en vertu de l’article 113 de la Constitution.
67. La Cour connaît de pareils moyens préliminaires pour autant que l’État en cause les ait présentés d’abord à la Commission, en principe dès le stade de l’examen initial de la recevabilité, dans la mesure où leur nature et les circonstances s’y prêtaient (arrêt Artico précité, pp. 12-14, §§ 24 et 27). Pour chacune des deux branches de l’exception, elle doit s’assurer d’abord que cette condition se trouve remplie en l’espèce et que, partant, le Gouvernement n’est pas forclos.
1. Sur la première branche de l’exception (procédure d’assignation à résidence)
a) Sur la forclusion
68. Avant la décision du 1er mars 1977 sur la recevabilité, le Gouvernement ne se plaçait pas exactement sur le même terrain que par la suite. Il reprochait au requérant de ne pas avoir contesté devant ses juges la compatibilité des lois de 1956 et 1965 avec les deux premiers alinéas de l’article 13 de la Constitution italienne, lesquels correspondraient à l’article 5 (art. 5) de la Convention (observations écrites des 3 septembre 1976, 21 janvier 1977 et 21 février 1977). Il a répété ce grief ultérieurement, en dernier lieu dans son mémoire du 15 mars 1978 à la Commission (pages 17 à 19), annexé à son mémoire de décembre 1979 à la Cour.
69. Quant à la thèse résumée au paragraphe 65 ci-dessus, le Gouvernement ne l’a pas défendue devant la Commission jusqu’à ses mémoires et plaidoiries des 8 février, 9 février et 15 mars 1978. Néanmoins, certains passages du formulaire du 30 janvier 1976 et d’autres écrits de Me Catalano ont pu l’amener à croire que la requête s’attaquait à la mesure d’assignation à résidence, en tant que telle, et travers elle aux lois de 1956 et 1965 (observations du Gouvernement du 3 septembre 1976, pp. 9 et 14; du 21 janvier 1977, pp. 2 et 4; du 21 février 1977, p. 1). La décision de recevabilité (« En droit », paragraphe 5, et point 3 du dispositif), puis une lettre du 14 mars 1977 aux parties (paragraphe 5 du rapport) ont montré que la Commission « attachait une importance » primordiale « aux conditions de vie » régnant à Cala Reale, à « la situation dénoncée » par M. Guzzardi. Elles paraissent avoir conduit le Gouvernement à compléter son argumentation initiale afin de l’adapter à l’optique de la Commission (voir, mutatis mutandis, le paragraphe 59 ci-dessus). En l’occurrence, cette évolution ne se heurte pas aux impératifs d’une saine administration de la justice (arrêt Artico précité, pp. 13-14, § 27); il n’y a donc pas forclusion.
b) Sur le bien-fondé
70. Dans son mémoire du 8 février 1978 à la Commission (pp. 19, 20, 21 et 24), le Gouvernement a reconnu que l’intéressé avait revendiqué en substance devant les juridictions de son pays, en ce qui concerne les modalités d’exécution de la mesure litigieuse, les droits garantis par les articles 3, 6, 8 et 9 (art. 3, art. 6, art. 8, art. 9) de la Convention. En conséquence, le bien-fondé de la première branche de l’exception préliminaire n’appelle un examen que pour la violation alléguée de l’article 5 (art. 5) (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp, précité, p. 31, § 55).
71. En janvier 1975, au début de la procédure d’assignation à résidence, le requérant ne pouvait encore se prétendre privé de sa liberté au titre des lois de 1956 et 1965: en détention provisoire dans le cadre de l’instruction pénale ouverte contre lui, il ignorait si le tribunal de Milan approuverait la proposition du procureur de la République et il n’avait aucune expérience personnelle de l’existence que menaient les individus envoyés à Cala Reale (paragraphes 9, 10 et 12 ci-dessus).
En revanche il se plaignit à la Cour d’appel, sitôt arrivé à l’Asinara, de son sort dans cette île qui, selon lui, ne se prêtait pas à une application correcte des lois de 1956 et 1965. Il affirmait s’y trouver physiquement et psychiquement prisonnier, y végéter dans des conditions pires que celles de sa détention provisoire. Il qualifiait même Cala Reale de « véritable camp de concentration ». Réclamant une descente sur les lieux, il priait la cour d’annuler en entier la décision prononcée en première instance le 30 janvier 1975; en ordre subsidiaire, de la limiter à une surveillance spéciale sans assignation à résidence; en ordre plus subsidiaire, d’ordonner son transfert dans une commune d’Italie du Nord (paragraphes 13 et 16 ci-dessus).
La Cour d’appel rejeta le recours le 12 mars 1975. Elle ne discerna aucune raison sérieuse d’estimer l’Asinara inapte à servir de lieu de séjour forcé. La mesure incriminée, souligna-t-elle, tendait à éloigner l’intéressé de son milieu et à gêner leurs relations. Pareille exigence reléguait au second plan d’autres problèmes. La surveillance d’un individu aussi dangereux que le requérant revêtait assez d’importance pour justifier l’affaiblissement d’autres situations juridiques subjectives que la loi prend en compte (paragraphe 17 ci-dessus).
M. Guzzardi saisit alors la Cour de cassation. Par son mémoire du 3 avril 1975 (paragraphe 18 ci-dessus), il lui demanda notamment de constater, au besoin après avoir communiqué le dossier à la Cour constitutionnelle, que l’article 3 de la loi de 1956 et en tout cas la Constitution ne permettaient pas d’assigner à résidence dans un lopin de terre quelconque, si exigu qu’il fût, comme l’Asinara. Le pourvoi fut rejeté le 6 octobre 1975.
De l’ensemble de ces données, la Cour déduit avec la Commission que l’intéressé a soulevé en substance dans l’ordre juridique de son pays la question d’une atteinte à sa liberté physique.
72. Le Gouvernement combat la notion de recours exercé « en substance »: « extrêmement équivoque », elle rendrait « vaine » la protection assurée aux États par l’article 26 (art. 26) de la Convention car elle aboutirait à « bouleverser » des règles fondamentales de procédure interne; elle désignerait un « ectoplasme de remède » étranger au droit italien (pp. 9 à 12, 14, 18 et 19 du mémoire précité du 15 mars 1978).
La Cour ne souscrit pas à cette opinion. Il appartient certes à chaque État contractant de créer les juridictions appropriées, d’en délimiter la compétence et d’en fixer les conditions de saisine. Toutefois l’article 26 (art. 26), qui renvoie aux « principes de droit international généralement reconnus », doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (arrêt Stögmüller du 10 novembre 1969, série A no 9, p. 42, § 11; arrêt Ringeisen précité, pp. 37-38, §§ 89 et 92; arrêt Deweer du 27 février 1980, série A no 35, p. 17, § 29 in fine; décision de la Commission, du 11 janvier 1961, sur la recevabilité de la requête no 788/60, Autriche contre Italie, Annuaire de la Convention, vol. 4, pp. 171-177).
Or M. Guzzardi a incriminé en appel et en cassation une série d’éléments qui, additionnés, pouvaient selon la Cour passer pour une privation de liberté. A la vérité, il ne s’appuyait pas en termes exprès sur l’article 5 (art. 5) de la Convention; il se bornait à la mentionner dans son ensemble dans le contexte général des conditions de vie à Cala Reale. Une référence plus précise ne s’imposait cependant pas en l’espèce: elle ne constituait pas l’unique manière d’atteindre le but poursuivi. Devant ses juges, le requérant a invoqué des arguments de nature à montrer que par les modalités d’application de la loi de 1956 à égard, les mesures restrictives de liberté autorisées par elle se muaient en une véritable privation de liberté subie en un endroit qu’il allait jusqu’à désigner comme un camp de concentration où il se trouvait prisonnier. Il a donc tiré de la législation italienne des moyens qui aux yeux de la Cour équivalaient à dénoncer la méconnaissance du droit consacré par l’article 5 (art. 5) de la Convention (paragraphe 71 ci-dessus). Il a laissé ainsi aux juridictions de son pays, en particulier la Cour d’appel, l’occasion que l’article 26 (art. 26) a pour finalité de ménager en principe aux États contractants: redresser les manquements allégués à leur encontre (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 29, § 50; arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 10, § 18). Si son pourvoi n’a pas abouti, faute de pouvoir mettre l’accent sur le problème de la privation de liberté avec toute la netteté désirable, c’est sans doute en raison des limites des attributions de la Cour de cassation: juge du droit, elle ne pouvait guère connaître en fait de la situation régnant à l’Asinara, ni découvrir dans la décision de la Cour d’appel de quoi se prononcer sur l’existence d’un état de détention incompatible avec la législation italienne, dont la Convention forme partie intégrante.
73. Le Gouvernement soutient encore que de toute façon M. Guzzardi aurait présenté cette thèse à des juridictions incompétentes pour l’accueillir.
Il ressort pourtant des pièces du dossier qui loin de décliner leur compétence, Cour d’appel et Cour de cassation ont examiné au fond les moyens formulés devant elles. La première a estimé, non sans avoir chargé son greffe de se procurer des renseignements auprès des carabinieri de Sassari, que ni l’état de santé de l’intéressé ni aucun autre motif sérieux ne rendaient l’Asinara inapte à servir de lieu de séjour forcé; elle a expliqué en détail pourquoi un « affaiblissement (de) situations juridiques subjectives que la loi prend en compte » se justifiait d’après elle en l’occurrence (paragraphe 14, 15 et 17 ci-dessus). Quant à la seconde, adoptant les réquisitions du parquet général elle a déclaré le pourvoi dénué de fondement et non irrecevable (paragraphe 19 ci-dessus).
Selon les délégués de la Commission, en dépit de son caractère d’acte administratif la détermination de la commune d’assignation à résidence émane des tribunaux quoiqu’ils se prononcent d’ordinaire sur la base de propositions du ministère de l’intérieur. A en croire le Gouvernement, au contraire, les juges se contentent en la matière d’enregistrer le choix de l’administration, sauf à en contrôler la légalité. Quoi qu’il en soit, une irrégularité peut découler de conditions de fait existant dans l’endroit indiqué par la police; M. Guzzardi plaide en somme qu’il en allait ainsi dans son cas.
Au demeurant, si Cour d’appel et Cour de cassation n’avaient réellement pas le pouvoir d’écarter l’Asinara au nom du respect de la liberté physique du requérant, il en résulterait sans plus, les délégués de la Commission l’ont souligné à juste titre, que les recours exercés devant elles n’entraient pas en ligne de compte aux fins de l’article 26 (art. 26). En outre, le Gouvernement n’a signalé avec une clarté suffisante aucune autre voie de droit qui s’ouvrît en la matière à M. Guzzardi. On ne peut donc rien reprocher au requérant à cet égard.
74. L’exception de non-épuisement ne se révèle par conséquent pas fondée en sa première branche.
2. Sur la seconde branche de l’exception (demande de transfèrement)
75. On pourrait s’interroger sur le point de savoir si, après que la procédure relative à la mesure litigieuse se fut achevée avec l’arrêt du 6 octobre 1975, l’intéressé devait encore solliciter son transfèrement pour se conformer à l’article 26 (art. 26). La Cour a néanmoins étudié aussi la seconde branche de l’exception (paragraphe 66 ci-dessus).
a) Sur la forclusion
76. Dès l’origine, le Gouvernement a fait valoir que le requérant avait saisi la Commission prématurément, faute d’avoir attendu l’aboutissement de sa demande du 14 novembre 1975 au tribunal de Milan (observations des 3 septembre 1976, 21 janvier 1977 et 21 février 1977). Il lui reprochait de surcroît de ne pas avoir attaqué en appel, puis au besoin en cassation, la décision rendue par ce tribunal le 20 janvier 1976 (ibidem). A ce grief, abandonné par la suite, il en a joint un autre dans un mémoire du 21 février 1977, antérieur à la clôture de l’examen initial de la recevabilité (1er mars 1977): il a plaidé, comme à présent devant la Cour, que ladite demande s’adressait à une autorité incompétente. La seconde branche de son exception préliminaire ne se heurte donc pas à la forclusion.
b) Sur le bien-fondé
77. Au regard de l’article 26 (art. 26) de la Convention, il importe peu que la première lettre de Me Catalano (17 novembre 1975) ait précédé de quelques semaines la décision du tribunal de Milan (20 janvier 1976): celui-ci avait déjà statué quand la Commission a enregistré la requête (2 février 1976) et, a fortiori, quand elle l’a retenue (comp., mutatis mutandis, l’arrêt Ringeisen précité, pp. 36-38, §§ 85-93).
78. La Cour ne souscrit pas davantage à la thèse de l’incompétence du tribunal. Le 14 novembre 1975, M. Guzzardi avait introduit deux demandes distinctes. La première, destinée au président du tribunal de Milan en sa qualité de juge de l’application des peines, l’engageait à lever la mesure d’assignation à résidence; la seconde invitait la 2e chambre, organe collégial, à remplacer l’Asinara par une commune qui répondît à certaines conditions. Le tribunal leur consacra une décision unique le 20 janvier 1976. Il commença par souligner, à l’encontre l’une ordonnance de la Cour d’appel de Milan (27 octobre 1975), que l’exécution des mesures de prévention ressortissait à la police et non au juge de l’application des peines. Il ne se limita cependant pas à cela et ne déclina pas sa propre compétence: des impératifs de défense sociale, ajouta-t-il, légitimaient l’isolement particulier que subissaient les personnes séjournant à Cala Reale. C’est apparemment pour cette raison de fond qu’il repoussa les demandes (respin(s)e le istanze), non sans laisser entendre qu’il y avait lieu d’améliorer les conditions de vie du requérant et en prescrivant de communiquer une copie de sa décision au ministre de l’intérieur et au questore de Sassari (paragraphe 20 ci-dessus).
Du reste, le 22 juillet 1976 la même juridiction ordonna le transfèrement de M. Guzzardi à Force ainsi que le questore de Milan l’y avait invitée la veille (paragraphe 21 ci-dessus).
79. Partant, le Gouvernement n’a pas établi que le requérant aurait dû réclamer un changement de son lieu de séjour forcé – ou protester contre sa situation à l’Asinara – auprès de l’administration plutôt que de la justice, sauf à s’adresser à une juridiction ordinaire ou administrative en cas d’échec de ses démarches. Il n’a pu citer aucun précédent à l’appui de ses affirmations (compte rendu de l’audience du 29 janvier 1980: réponse aux questions no 2 et 4 de la Cour – comp. l’arrêt Deweer précité,p. 18, § 32).
80. La Cour relève au demeurant que dans de nombreuses hypothèses, la législation des États contractants permet à un individu de demander, en se prévalant ou non de circonstances nouvelles, la levée ou l’atténuation d’une décision en vigueur, même judiciaire, sans que la force de chose jugée s’y oppose. S’il exigeait de telles initiatives, indéfiniment répétables par nature, l’article 26 (art. 26) risquerait de créer un obstacle permanent à la saisine de la Commission; les délégués de cette dernière l’ont souligné à bon escient.
81. L’exception de non-épuisement n’est donc pas non plus fondée en sa seconde branche.
C. Sur le moyen concernant la disparition de l’objet du litige
82. M. Guzzardi a quitté Cala Reale pour Force le 22 juillet 1976, avant que la Commission n’eût rédigé son rapport (7 décembre 1978) ni même retenu la requête (1er mars 1977), et depuis novembre 1977 l’Asinara ne sert plus de lieu d’assignation à résidence (paragraphes 21 et 43 ci-dessus). D’après le Gouvernement, le litige a dès lors perdu son objet: l’intéressé aurait atteint le but qu’il poursuivait en réclamant son transfert le 14 novembre 1975 (paragraphe 20 ci-dessus) et en s’adressant à la Commission; un arrêt de la Cour ne pourrait lui octroyer rien de plus, d’autant que les conditions d’application de l’article 50 (art. 50) ne seraient pas remplies.
83. Aucun problème de forclusion ne se pose ici, car avant comme après le 1er mars 1977 le Gouvernement avait soulevé la question devant la Commission. Celle-ci ne s’est pas prononcée (décision de recevabilité, sous « argumentation des parties », §§ I-A, V-1, in fine et VI-1 in fine; rapport, paragraphe 67).
84. Sans inviter expressément la Cour à rayer l’affaire du rôle, le Gouvernement invoque l’arrêt De Becker, du 27 mars 1962, qui adoptait cette solution (série A no 4). il échet donc de prendre en considération l’article 47 du règlement, siège de la matière, dont le libellé en vigueur date du 27 août 1974.
85. Le paragraphe 1 concerne une hypothèse étrangère au cas d’espèce, le désistement d’un État (arrêt Deweer précité, p. 19, § 36).
Le paragraphe 2 prévoit, sous réserve du paragraphe 3, que la Cour peut rayer du rôle « une affaire portée devant [elle] par la Commission » si elle « reçoit communication d’un règlement amiable, arrangement ou autre fait de nature à fournir une solution du litige ». On ne saurait parler en l’occurrence de règlement amiable ni d’arrangement faute d’accord, formel ou non, entre Gouvernement et requérant (ibidem, p. 19, § 37). Reste à rechercher si l’on se trouve en face d’un « autre fait de nature à fournir une solution du litige ».
Ainsi que les délégués de la Commission l’ont rappelé à l’occasion des audiences, la procédure organisée par la Convention revêt fréquemment un caractère déclaratoire. La Commission puis la Cour ont connu de maintes violations alléguées – instantanées ou continues – qui remontaient en entier à une période antérieure à l’introduction de l’instance (affaires Delcourt, Tyrer, Schiesser, Deweer, etc.) ou avaient cessé pendant cette dernière (affaires Lawless, Wemhoff, Neumeister, Stögmüller, Matznetter, Ringeisen, De Wilde, Ooms et Versyp, Golder, Sunday Times, etc.); la Cour n’en a pas moins statué.
En l’espèce, la situation incriminée a duré du 8 février 1975 au 22 juillet 1976 et le Gouvernement conteste qu’elle ait enfreint la Convention. Le tribunal de Milan se fondait d’ailleurs uniquement sur les impératifs d’une bonne administration de la justice pénale et de la sécurité dans l’île quand il prescrivit, le 22 juillet 1976, d’envoyer le requérant à Force (paragraphe 21 ci-dessus); il ne mentionnait pas les griefs de celui-ci (comp. l’arrêt Luedicke, Belkacem et Koç du 28 novembre 1978, série A no 29, p. 15, § 36). Il subsiste par conséquent entre les comparants une divergence d’opinions que l’arrêt de la Cour offrira l’utilité de trancher. De surcroît, M. Guzzardi affirme avoir droit à une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) (observations écrites du 8 novembre 1976, p. 7; du 11 janvier 1980, p. 4; du 29 avril 1980, p. 2); si la Cour constate un manquement aux exigences de la Convention, il lui incombera de se prononcer sur cette prétention. Partant, le « litige » n’a pas reçu de « solution ».
86. Les arrêts de la Cour servent aussi « à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect (…) des engagements (…) assumés » par les États contractants (arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 62, § 154, à propos d’un point pourtant non contesté par l’État défendeur). Or la présente affaire soulève, notamment au regard de l’article 5 (art. 5), des questions d’interprétation assez importantes pour mériter une réponse. Pour cette raison également, la Cour ne considère pas le litige comme dénué désormais d’objet.
II. SUR LE FOND
A. Observation liminaire
87. Le Gouvernement souligne que de graves menaces pèsent aujourd’hui sur l’ordre public en Italie; elles dériveraient pour l’essentiel du terrorisme politique et de la mafia.
88. Sans oublier le contexte général de l’affaire, la Cour rappelle que dans une espèce tirant son origine d’une requête individuelle il lui faut se borner autant que possible à examiner les problèmes posés par le cas concret dont on l’a saisie. Il lui appartient donc d’apprécier au regard de la Convention non les lois de 1956 et 1965 comme telles, du reste non combattues dans leur principe par l’intéressé, mais la manière dont elles ont été appliquées à celui-ci en l’occurrence, les conditions dans lesquelles il a séjourné à l’Asinara du 8 février 1975 au 22 juillet 1976 (arrêt Deweer précité, p. 21, § 40, arrêt Schiesser du 4 décembre 1979, série A no 34, p. 14, § 32, etc.; comp. l’arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 60, § 149).
B. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1. (art. 5-1)
89. L’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention se lit ainsi:
« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci;
d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente;
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond;
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
1. Sur l’existence d’une privation de liberté en l’espèce
90. La Commission exprime l’avis que le requérant a subi à l’Asinara une privation de liberté au sens du texte précité; elle attache une importance particulière à l’exiguïté de la zone où il demeurait confiné, à la surveillance quasi permanente exercée sur lui, à l’impossibilité presque complète dans laquelle il se trouvait de nouer des contacts sociaux et à la durée de son séjour forcé à Cala Reale (paragraphes 94-99 du rapport).
91. Le Gouvernement conteste l’exactitude de cette thèse. Les éléments énumérés ci-dessus ne suffiraient pas à rendre la situation des personnes assignées à résidence dans l’île comparable à celle des détenus, telle qu’elle ressort de la législation italienne; il existerait une série de différences fondamentales que la Commission aurait à tort négligées. La qualité d’homme libre se caractériserait moins par l’étendue de l’espace disponible que par la manière de l’utiliser; nombre de communes d’Italie ou d’ailleurs auraient une surface inférieure à 2,5 km2. L’intéressé pouvait sortir de chez lui et y rentrer à sa guise entre 7 et 22 h. Sa femme et son fils ont cohabité avec lui pendant quatorze des quelque seize mois qu’il a passés à l’Asinara: il aurait bénéficié de l’inviolabilité de son domicile et de l’intimité de sa vie familiale, droits que la Convention garantirait uniquement aux hommes libres. Même pour les relations sociales, il aurait joui d’un traitement beaucoup plus favorable qu’un prisonnier: il lui était loisible de rencontrer, dans le périmètre de Cala Reale, les membres de la petite communauté d’hommes libres – deux cents âmes environ – établie dans l’île, notamment à Cala d’Oliva; d’aller en Sardaigne ou sur le continent moyennant autorisation; de correspondre par lettre ou télégramme sans aucun contrôle; de téléphoner, sauf à communiquer aux carabinieri le nom et le numéro de son interlocuteur. Quant à la surveillance dont il se plaint, elle aurait constitué la raison d’être de la décision adoptée à son encontre. Enfin, la circonstance que plus de seize mois s’écoulèrent avant son envoi à Force ne revêtirait à elle seule aucune importance (paragraphe 7 du mémoire de décembre 1979 et plaidoiries du 29 janvier 1980).
92. La Cour rappelle qu’en proclamant le « droit à la liberté », le paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1) vise la liberté physique de la personne; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire. Ainsi que l’ont relevé les comparants, il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler; elles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4 (P4-2) que l’Italie n’a pas ratifié. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 (art. 5), il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 24, §§ 58-59).
93. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a pourtant qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou inapplicabilité de l’article 5 (art. 5).
94. Telle que l’a instaurée la loi de 1956 (paragraphes 48-49 ci-dessus), la surveillance spéciale avec assignation à résidence dans une commune donnée ne tombe pas en elle-même sous le coup de cet article (art. 5). La Commission le reconnaît: elle a concentré son attention sur « la situation concrète » de M. Guzzardi à Cala Reale (paragraphes 5, 94, 99, etc., du rapport) et signalé qu’elle avait déclaré irrecevable, le 5 octobre 1977, la requête no 7960/77 introduite par celui-ci contre ses conditions de vie à Force (paragraphe 93 du rapport et paragraphe 56 ci-dessus).
Il ne s’ensuit pas qu’une « privation de liberté » ne puisse jamais résulter des modalités d’exécution de pareille mesure, qui seules demandent un examen en l’espèce (paragraphe 88 ci-dessus).
95. L’argumentation du Gouvernement (paragraphe 91 ci-dessus) ne manque pas de poids. Elle montre avec une grande netteté l’ampleur de l’écart entre le régime que l’intéressé a subi à l’Asinara et une détention classique en prison ou des arrêts de rigueur infligés à un militaire (arrêt Engel et autres, précité, p. 26, § 63). Il existe toutefois maintes autres formes de privation de liberté. L’évolution des normes juridiques et des idées tend à en accroître la diversité; or la Convention s’interprète à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir notamment l’arrêt Tyrer du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31).
Si l’espace dont le requérant disposait pour se déplacer dépassait largement les dimensions d’une cellule et si nulle clôture matérielle ne le circonscrivait, il ne couvrait qu’une faible fraction d’une île d’accès malaisé, du territoire de laquelle un pénitencier occupait les neuf dixièmes environ. M. Guzzardi séjournait dans un secteur du hameau de Cala Reale, qui comportait pour l’essentiel les bâtiments, vétustes voire délabrés, d’un ancien établissement sanitaire, un poste de carabinieri, une école et une chapelle. Il y vivait entouré surtout d’individus assujettis à la même mesure et d’agents de police. La population permanente de l’Asinara habitait presque en entier à Cala d’Oliva, où il ne pouvait se rendre, et elle n’usait apparemment guère de son droit d’aller à Cala Reale. Partant, peu d’occasions de contacts sociaux s’offraient à lui en dehors de ses proches, de ses compagnons et du personnel chargé de la surveillance. Celle-ci s’exerçait de manière stricte et quasi constante. Par exemple, l’intéressé ne pouvait sortir de chez lui entre 22 h et 7 h sans en avertir en temps utile les autorités. Il devait se présenter à ces dernières deux fois par jour et leur indiquer le nom et le numéro de son interlocuteur quand il désirait téléphoner. Il lui fallait leur accord pour chacun de ses voyages en Sardaigne ou sur le continent, lesquels furent rares et se déroulèrent eux aussi, naturellement, sous le contrôle étroit des carabinieri. Il risquait une peine d’« arrêts » s’il enfreignait l’une de ses obligations. Enfin, entre son arrivée à Cala Reale et son départ pour Force s’écoulèrent plus de seize mois (paragraphes 11, 12, 21, 23-42 et 51 ci-dessus).
Aucun de ces éléments ne permet sans doute de parler de « privation de liberté » si on le considère isolément, mais accumulés et combinés ils soulèvent un problème sérieux de qualification au regard de l’article 5 (art. 5). Le traitement incriminé ressemble par certains côtés à l’internement dans une « prison ouverte » ou à l’affectation à une unité disciplinaire (arrêt Engel et autres, précité, p. 26, § 64). Le tribunal de Milan avait laissé entendre, le 20 janvier 1976, qu’il ne le jugeait pas satisfaisant. L’administration éprouva elle aussi des doutes puisqu’elle étudia des remèdes; comme elle reculait devant les frais et délais nécessaires le ministère de l’intérieur résolut, en août 1977, de biffer l’Asinara de la liste des lieux de séjour forcé (paragraphes 20 et 43 ci-dessus). Deux télégrammes du ministère au chef de la police de Milan, datés des 19 et 23 août 1977 et concernant un certain Alberti Gerlando, prouvent que la requête no 73677/76 n’était pas étrangère à cette décision bien que M. Guzzardi eût déjà quitté Cala Reale; le Gouvernement les a joints à son mémoire de mai 1980. Il ressort donc de plusieurs pièces du dossier que l’île ne se prêtait pas à une application normale des lois de 1956 et 1965. L’État italien l’a finalement reconnu.
Tout bien pesé, la Cour estime que le cas d’espèce se range dans la catégorie des privations de liberté.
2. Sur la compatibilité de la privation de liberté constatée en l’espèce avec le paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1)
96. Reste à savoir si l’on se trouve dans l’une des hypothèses, limitativement énumérées par la Convention en son article 5 § 1 (art. 5-1) (arrêt Winterwerp du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 16, § 37), où les États contractants se réservent d’arrêter ou détenir une personne.
a) Alinéa e) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-e) (invoqué par le Gouvernement)
97. Le Gouvernement s’appuie, à titre subsidiaire, sur l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-e): les mafiosi, tel le requérant, seraient des « vagabonds » et « quelque chose de plus » (paragraphe 8 du mémoire de décembre 1979 et plaidoiries du 29 janvier 1980). Au chiffre 1 de son article 1, la loi de 1956 mentionne « les oisifs et les vagabonds habituels, aptes au travail », notion que le Cour constitutionnelle a précisée par son arrêt no 23 du 23 mars 1964. L’adoption de mesures de sûreté restrictives, ou même privatives, de la liberté du « vagabond » se justifierait moins, selon la Convention et l’ordre juridique italien, par le défaut de domicile fixe que par l’absence d’activité professionnelle manifeste (« attività lavorativa palese ») et, en conséquence, par l’impossibilité de déterminer la source des moyens de subsistance. Dans sa décision du 30 janvier 1975 (paragraphe 12 ci-dessus), le tribunal de Milan aurait constaté la présence de ce facteur de péril. Il aurait aussi et surtout relevé le danger, bien plus grave, résultant des liens de l’intéressé avec des bandes de la mafia, opérant dans le domaine des rapts aux fins d’extorsion. D’après le Gouvernement, un instrument international ne pouvait viser le phénomène typiquement italien de la mafia, mais l’on aboutirait à une absurdité si l’on pensait que l’article 5 § 1 e) (art. 5-1-e) autorise la privation de liberté des vagabonds et non des mafiosi présumés.
98. La Cour souscrit à l’opinion, contraire, de la Commission (paragraphe 104 du rapport et plaidoiries du 29 janvier 1980).
Ni le chef de la police de Milan dans son rapport du 23 novembre 1974, ni le procureur de la République dans sa demande du 14 janvier 1975, ni le tribunal dans sa décision du 30 janvier 1975 (paragraphe 12 ci-dessus) ni la Cour d’appel dans son arrêt du 12 mars 1975 ne se référaient au chiffre 1 de l’article 1 de la loi de 1956. Ils ne se fondaient sur elle qu’en combinaison avec celle de 1965, relative aux individus dont des indices révèlent l’appartenance à des groupes « mafieux » (paragraphe 52 ci-dessus). Qui plus est, ils ne désignaient ni ne dépeignaient en aucune manière M. Guzzardi comme un vagabond. Ils notaient certes, au passage, que de sérieux doutes planaient sur la réalité du métier de maçon qu’il prétendait exercer, mais ils insistaient bien davantage sur ses antécédents, ses activités illicites, ses contacts avec des repris de justice et plus encore ses attaches avec la mafia. Le questore indiquait même que nul état d’indigence, ni d’oisiveté ou de vagabondage, n’expliquait ce comportement criminel (« manifestazioni criminose che non hanno una causa giustificativa in uno stato di indigenza ovvero di ozio o di vagabondaggio »).
Au demeurant le mode de vie du requérant à l’époque, tel qu’il se dégage des pièces du dossier, ne cadre en aucune manière avec l’acception normale du mot « vagabond », à utiliser dans le contexte de la Convention (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp, précité, p. 37, § 68; comp., pour le substantif « aliéné », l’arrêt Winterwerp précité, p. 17, § 38). Quoiqu’il s’en défende, le Gouvernement raisonne en somme a fortiori; à l’audience du 9 février 1978 devant la Commission, son agent avait qualifié l’intéressé de « vagabond au sens large », de « vagabond riche » (p. 61 du compte rendu: « vagabondo nel senso largo dell’espressione »; « vagabondo ricco »). Or les dérogations que ménage l’article 5 § 1 (art. 5-1) appellent une interprétation étroite (arrêt Winterwerp précité, p. 16, § 37).
La thèse du Gouvernement se heurte à une autre objection. Outre les vagabonds, l’alinéa e) vise les aliénés, les alcooliques et les toxicomanes. Or si la Convention permet de priver de leur liberté ces personnes, toutes socialement inadaptées, ce n’est pas pour le seul motif qu’il faut les considérer comme parfois dangereuses pour la sécurité publique, mais aussi parce que leur propre intérêt peut nécessiter leur internement. De ce que l’article 5 (art. 5) autorise à détenir les vagabonds, on ne saurait donc déduire que les mêmes raisons, voire de meilleures, s’appliquent à quiconque peut passer pour encore plus dangereux.
b) Autres alinéas de l’article 5 § 1 (art. 5-1) (non invoqués par le Gouvernement)
99. La Cour a également examiné le problème sous l’angle des autres alinéas de l’article 5 § 1 (art. 5-1), non invoqués par le Gouvernement.
100. L’assignation de M. Guzzardi à résidence ne s’analysait pas en une peine destinée à réprimer une infraction concrète, mais en une mesure préventive prise sur la base d’indices dénotant une propension à la délinquance (paragraphes 9 et 12 ci-dessus). On doit en inférer, d’après la Commission, qu’au regard de l’alinéa a) (art. 5-1-a) elle ne revêtait pas le caractère d’une détention « après condamnation par un tribunal compétent » (paragraphe 102 du rapport).
Aux yeux de la Cour, le rapprochement de l’article 5 § 1 a) (art. 5-1-a) avec les articles 6 § 2 et 7 § 1 (art. 6-2, art. 7-1) montre qu’aux fins de la Convention il ne saurait y avoir « condamnation » sans l’établissement légal d’une infraction – pénale ou, le cas échéant, disciplinaire (arrêt Engel et autres, précité, p. 27, § 68). En outre, employer ce terme pour une mesure préventive ou de sûreté ne s’accorderait ni avec le principe de l’interprétation étroite, à observer en la matière (paragraphe 98 ci-dessus), ni avec le libellé anglais de l’alinéa car « conviction » implique une déclaration de culpabilité.
La Cour arrive ainsi au même résultat que la Commission.
101. La privation de liberté litigieuse ne relevait pas davantage de l’alinéa b) (art. 5-1-b).
Certes, dans le système de la loi de 1956 une sommation (diffida) précède les décisions judiciaires et celles-ci en sanctionnent en quelque sorte la méconnaissance, mais elle n’est pas indispensable si l’on recourt, comme ici, à la loi de 1965; de plus, elle émane du chef de la police et, partant, ne constitue pas « une ordonnance rendue par un tribunal » (paragraphes 46 et 52 ci-dessus).
Quant aux mots « garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi », ils concernent les seules hypothèses où la loi autorise à détenir quelqu’un pour le contraindre à s’acquitter d’une obligation « spécifique et concrète » qu’il a négligé de remplir (arrêt Engel et autres, précité, p. 28, § 69). Or les lois de 1956 et 1965, la Commission le souligne à bon escient, imposent des obligations générales (paragraphe 103 du rapport).
102. Le requérant ne se trouvait pas davantage dans l’une des situations dont traite l’alinéa c) (art. 5-1-c).
Sans doute existait-il « des raisons plausibles de (le) soupçonner (d’une) infraction » et demeura-t-il inculpé durant son séjour à l’Asinara, mais les décisions du tribunal (30 janvier 1975), de la Cour d’appel (12 mars 1975) et de la Cour de cassation (6 octobre 1975) étaient juridiquement étrangères à l’instruction en instance contre lui: elles s’appuyaient sur les lois de 1956 et 1965 qui s’appliquent indépendamment d’une inculpation et ne prescrivent pas une comparution ultérieure « devant l’autorité judiciaire compétente » (paragraphes 9, 11, 12, 17, 19, 21 et 45-52 ci-dessus). La détention provisoire avait cessé le 8 février 1975, à l’échéance du délai de deux ans fixé par l’article 272, premier alinéa, sous 2), du code de procédure pénale (paragraphe 10 ci-dessus). Aurait-on cherché à la prolonger par le biais desdites lois, comme l’intéressé l’a insinué sans le prouver (paragraphe 73 in fine du rapport), qu’elle n’eût pas été « régulière »; si cet adjectif ne figure pas dans le texte français de l’alinéa c), qui contraste sur ce point avec les alinéas a), b), d), e) et f), la version anglaise en utilise l’équivalent (lawful) et l’idée qu’il exprime domine l’ensemble de l’article 5 § 1 (art. 5-1) (arrêt Winterwerp précité, pp. 17-18, §§ 39-40). Des problèmes auraient pu surgir de surcroît au regard du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3), avec lequel le paragraphe 1 c) (art. 5-1-c) forme un tout (arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 75, § 199), voire de l’article 18 (art. 18).
De prime abord, la mesure incriminée semblerait inspirée plutôt par « des motifs raisonnables de croire à la nécessité (d’)empêcher » M. Guzzardi « de commettre une infraction », sinon « de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ». Pourtant, alors aussi sa « régularité » se discuterait puisque sur la seule base des lois de 1956 et 1965 l’assignation à résidence ne revêt pas en elle-même, indépendamment de ses modalités d’exécution, un caractère privatif de liberté (paragraphe 94 ci-dessus). Il faudrait en outre contrôler le respect des exigences du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3) (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 51-53, §§ 13-14). De toute manière, le membre de phrase sous examen ne se prête pas à une politique de prévention générale dirigée contre une personne ou catégorie de personnes qui, à l’instar des mafiosi, se révèlent dangereuses par leur propension permanente à la délinquance; il se borne à ménager aux États contractants le moyen d’empêcher une infraction concrète et déterminée. Cela ressort à la fois de l’emploi du singulier (« une infraction », « celle-ci »; arrêt Matznetter du 10 novembre 1969, série A no 10, pp. 40 et 43, opinions séparées de MM. Balladore Pallieri et Zekia) et du but de l’article 5 (art. 5), assurer que nul ne soit arbitrairement dépouillé de sa liberté (arrêt Winterwerp précité, p. 16, § 37).
103. Enfin, les alinéas d) et f) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-d, art. 5-1-f) n’entrent manifestement pas en ligne de compte.
c) Conclusion
104. En résumé, du 8 février 1975 au 22 juillet 1976 le requérant a été victime d’une violation de l’article 5 § 1 (art. 5-1).
C. Sur les autres violations alléguées
1. Observation liminaire
105. Le rapport de la Commission déclare les allégations du requérant non fondées quant aux articles 3, 6, 8 et 9 (art. 3, art. 6, art. 8, art. 9).
D’après le Gouvernement, il en découle que la tâche de la Cour se borne à trancher les problèmes relatifs à l’article 5 (art. 5) (paragraphes 4 et 5.4 du mémoire de décembre 1979 et plaidoiries du 29 janvier 1980).
106. Cette opinion ne s’accorde pas avec une jurisprudence et une pratique constantes de la Cour.
Dans sa demande introductive du 8 mars 1979, la Commission exposait que son « objectif » consistait « particulièrement » – et non uniquement – à « inviter la Cour » à déterminer s’il y a eu privation de liberté et si cette dernière, dans l’affirmative, « correspond(ait) à l’une des hypothèses (de) l’article 5 § 1 (art. 5-1) ». Elle n’en voulait pas moins – son délégué principal l’a précisé à l’occasion des débats – lui déférer en entier l’« affaire » issue de « la requête no 7367/76« .
Or l’étendue de l’« affaire » ne se trouve pas délimitée par le rapport, mais par la décision de recevabilité. Sous réserve de son article 29 (art. 29) et de l’hypothèse d’une radiation partielle du rôle, la Convention ne laisse place à aucun rétrécissement ultérieur du champ du litige de nature à déboucher sur un règlement judiciaire. A l’intérieur du cadre ainsi tracé, la Cour peut connaître de toute question de fait ou de droit surgissant pendant l’instance engagée devant elle; seul échappe à sa compétence l’examen des griefs jugés irrecevables par la Commission, en l’occurrence celui que l’intéressé formulait à l’origine sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 (P1-2) (arrêt Winterwerp précité, pp. 27-28, §§ 71-72; arrêt Schiesser précité, p. 17, § 41; paragraphes 53 et 55 ci-dessus).
S’il en allait de même des moyens écartés par l’avis de la Commission sur le fond (article 31) (art. 31), en l’espèce ceux qui concernent les articles 3, 6, 8 et 9 (art. 3, art. 6, art. 8, art. 9), le système instauré par les articles 44 (art. 44) et suivants privilégierait indûment les États défendeurs au détriment des États ou individus requérants. La Cour a parfois constaté des violations là où le rapport n’en décelait aucune ou ne se prononçait pas (arrêt Engel et autres, précité, p. 37, § 89; arrêt Airey précité, p. 17, § 33; arrêt Winterwerp précité, pp. 27-29, §§ 69-76). En outre, elle a déjà été saisie de nombreuses causes dans lesquelles la Commission concluait à l’absence complète de manquement (affaires Lawless, Delcourt, Syndicat national de la police belge, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, Schmidt et Dahlström, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, Handyside, Klass et autres, Schiesser).
2. Article 3 (art. 3)
107. M. Guzzardi allègue avoir subi à l’Asinara des conditions d’existence sinon inhumaines, du moins dégradantes. La Commission ne souscrit pas à cette thèse.
La situation incriminée présentait sans nul doute des aspects désagréables voire pénibles (paragraphes 23-42 ci-dessus); eu égard à l’ensemble des données de la cause, elle n’a pourtant pas atteint le niveau de gravité au-delà duquel un traitement tombe sous le coup de l’article 3 (art. 3) (arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 65, § 162).
3. Article 6 (art. 6)
108. La Commission répond par la négative à la question de savoir si, comme l’a plaidé l’intéressé, la procédure suivie en 1975 jusque devant la Cour de cassation devait s’entourer des garanties de l’article 6 (art. 6).
La Cour estime que même au sens de la Convention il ne s’agissait pas de décider « du bien-fondé » d’une « accusation en matière pénale » (arrêt Engel et autres, précité, p. 34, § 81). Quant au droit à la liberté, qui se trouvait en jeu (paragraphe 62 ci-dessus), son « caractère civil » prête à controverse (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 16, § 33; arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 89, § 235); en tout cas, nulle infraction au paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) ne dégage des pièces du dossier.
4. Article 8 (art. 8)
109. Le requérant invoque en outre son droit au respect de sa vie familiale. Or sa femme et son fils – sans parler d’autres parents et alliés- ont cohabité avec lui pendant quatorze des quelque seize mois qu’il a passés à Cala Reale. S’ils ont dû quitter l’île en octobre 1975 – pour l’y rejoindre dès le début de décembre -, c’est parce qu’il n’avait pas sollicité le renouvellement de leur autorisation de séjour, arrivée à échéance le 18 août 1975 (paragraphe 35 ci-dessus). Les motifs avancés par lui pour s’en expliquer (paragraphe 72 du rapport) ne révèlent, à la charge de l’État italien, rien de contraire à l’article 8 (art. 8) et la nécessité de pareille autorisation apparaît compatible en l’occurrence avec cette disposition. Plus généralement, la Cour marque son accord avec le paragraphe 87 du rapport de la Commission.
5. Article 9 (art. 9)
110. M Guzzardi se plaint enfin d’une atteinte à son droit de manifester sa religion par le culte. Toutefois, il ne prétend avoir demandé ni la célébration d’offices dans la chapelle de Cala Reale ni la faculté d’aller à l’église de Cala d’Oliva, de sorte que le grief ne résiste pas à l’examen (paragraphes 36-37 ci-dessus et paragraphe 89 du rapport).
6. Conclusion
111. Les conclusions auxquelles la Cour aboutit ainsi quant aux articles 3, 6, 8 et 9 (art. 3, art. 6, art. 8, art. 9) la dispensent de rouvrir les débats pour laisser au Gouvernement l’occasion de compléter les arguments qu’il avait développés en la matière devant la Commission (paragraphes 74 et 76-78 du rapport).
D. Sur l’application de l’article 50 (art. 50)
112. A l’audience du 29 janvier 1980, les délégués avaient réservé leur position sur l’application de l’article 50 (art. 50) car le requérant, qui ne se trouvait pas sur place, n’avait pu leur donner les éléments voulus. Sur leurs instructions, le secrétaire de la Commission a communiqué le 12 mai au greffier deux écrits de Me Catalano, datés des 11 janvier et 29 avril. Il en ressort que celui-ci réclame au nom de son client « la réparation du préjudice subi », « dans la mesure qui sera fixée en équité ». De son côté, le Gouvernement a formulé des observations à ce sujet (paragraphe 6.3 du mémoire de décembre 1979 et plaidoiries du 29 janvier 1980).
113. Estimant la question en état, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne joue pas dans le domaine de l’article 50 (art. 50) (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, pp. 7-9 §§ 15-16). En outre, « le droit interne » italien « ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences » de la violation constatée en l’espèce: une réparation intégrale (restitutio in integrum) est empêchée par la nature intrinsèque d’une lésion qui consiste en une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 (art. 5-1) (cf., mutatis mutandis, le même arrêt, pp. 9-10, § 20, et l’arrêt König du 10 mars 1980, série A no 36, pp. 14-15, § 15).
114. D’autre part, la Cour jouit d’une certaine latitude dans l’exercice du pouvoir dont l’investit l’article 50 (art. 50); l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent.
L’intéressé ne fournit ni précisions ni commencement de preuve sur la nature et l’étendue des dommages qu’il aurait soufferts; il s’en remet en substance à l’appréciation de la Cour. Surtout, son séjour forcé à Cala Reale se distinguait nettement d’une détention de type classique et s’accompagnait de bien moindres rigueurs. Qui plus est, le tribunal de Milan y a mis fin en juillet 1976, avant même que la Commission eût retenu la requête, en ordonnant le transfert de M. Guzzardi sur le continent; en août 1977, donc sans attendre l’adoption du rapport (7 décembre 1978), le ministère de l’intérieur a rayé l’Asinara de la liste des communes d’assignation à résidence et l’instance pendante à Strasbourg semble avoir influé sur cette décision (paragraphe 95 ci-dessus). En revanche, M. Guzzardi a dû supporter certains frais pour présenter ses griefs aux juridictions italiennes et à la Commission, d’autant qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance judiciaire gratuite devant celle-ci.
Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour lui accorde au titre de l’article 50 (art. 50) une somme d’un million (1.000.000) de lires.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, par seize voix contre deux, le moyen tiré par le Gouvernement de l’examen d’office de l’affaire sous l’angle des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6);
2. Rejette, par dix voix contre huit, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevées par lui;
3. Rejette, par quinze voix contre trois, le moyen présenté par lui quant à la disparition de l’objet du litige;
4. Dit, par onze voix contre sept, qu’il y a eu en l’espèce privation de liberté au sens de l’article 5 (art. 5) de la Convention;
5. Dit, à l’unanimité, que ladite privation de liberté ne trouvait de justification ni dans l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-e) ni dans l’alinéa b) (art. 5-1-b);
6. Dit, par seize voix contre deux, qu’elle n’en trouvait pas non plus dans l’alinéa a) (art. 5-1-a);
7. Dit, par douze voix contre six, qu’elle n’en trouvait pas davantage dans l’alinéa c) (art. 5-1-c);
8. Dit en résumé, par dix voix contre huit, que du 8 février 1975 au 22 juillet 1976 le requérant a subi une violation de l’article 5 § 1 (art. 5-1);
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation des articles 3, 6 et 9 (art. 3, art. 6, art. 9);
10. Dit, par dix-sept voix contre une, qu’il n’y a pas eu davantage violation de l’article 8 (art. 8);
11. Dit, par douze voix contre six, que la République italienne doit verser au requérant une somme d’un million (1.000.000) de lires au titre de l’article 50 (art. 50).
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le six novembre mil neuf centre quatre-vingts.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
– opinion dissidente de M. Balladore Pallieri;
– opinion dissidente de M. Zekia;
– opinion dissidente de M. Cremona;
– opinion dissidente de Sir Gerald Fitzmaurice;
– opinion dissidente de Mme Bindschedler-Robert;
– opinion dissidente commune à MM. Teitgen et Garcia de Enterria;
– opinion partiellement dissidente de M. Matscher;
– opinion dissidente de M. Pinheiro Farinha.
G. W.
M.-A. E.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE PRESIDENT BALLADORE PALLIERI
Je suis d’accord avec la Cour sur le point que « telle que l’a instaurée la loi de 1956 (…), la surveillance spéciale avec assignation à résidence dans une commune donnée ne tombe pas en elle-même sous le coup » de notre article 5 (art. 5) (paragraphe 94 de l’arrêt). Je suis aussi d’accord avec la Cour sur le point qu’aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, il n’est pas nécessaire que le requérant ait invoqué devant les juridictions internes l’article de notre Convention ni, à la rigueur, les règles internes correspondantes, tels les premier et deuxième alinéas de l’article 13 de la Constitution italienne, aux termes desquels:
« La liberté personnelle est inviolable.
Aucune forme de détention, d’inspection ou de perquisition concernant la personne et aucune autre restriction de la liberté personnelle ne sont admises si ce n’est par un acte motivé de l’autorité judiciaire et dans les seuls cas et sous les seules formes prévus par la loi. »
Mais, à mon avis, on doit au moins exiger que le requérant se soit plaint d’un comportement de l’État contraire au contenu de ces articles. En outre, toujours à mon avis et contre l’avis de la Cour, à cet égard on ne peut tenir compte que des demandes introduites par le requérant devant les juridictions internes. C’est seulement en comparant le contenu de ces demandes avec le contenu des articles en question qu’on peut décider si le requérant a voulu porter plainte contre l’atteinte aux libertés prévues par ces mêmes articles. A cette fin, on ne saurait se servir, comme l’a fait la Cour, de simples phrases prononcées ou écrites au cours des procédures internes.
Or si l’on considère les demandes du requérant devant les juridictions internes, on s’aperçoit tout de suite qu’elles visaient en premier lieu et surtout à la révocation de son assignation à résidence: c’était là, même devant la Cour d’appel, sa demande principale. Elles concernaient donc une question qui n’a rien à voir avec celle soumise à notre Cour qui, nous l’avons déjà dit, ne s’intéresse pas à la légitimité in abstracto de la loi italienne de 1956.
Il est vrai que le requérant se plaignait en outre, pour ce qui concernait son traitement concret à l’Asinara, de ne pouvoir y obtenir un traitement médical approprié à ses conditions de santé, et de ne pouvoir se réunir sans difficulté avec sa famille. Mais là encore, il s’agit d’autres libertés et d’autres droits qui n’ont rien à voir avec l’article 5 (art. 5) de la Convention, le seul pour lequel se pose la question de l’épuisement des voies de recours internes. Enfin, il est vrai encore qu’il affirmait se trouver à l’Asinara physiquement et psychiquement prisonnier, y végéter dans des conditions pires que celles de sa détention provisoire, et qu’il qualifiait Cala Reale de « véritable camp de concentration ». Mais ce qu’il entendait par là nous est expliqué par son pourvoi en cassation où il n’invoquait pas les premier et deuxième alinéas de l’article 13 de la Constitution italienne, concernant la protection de la liberté individuelle contre toute mesure de détention, mais le quatrième alinéa, où il est dit: « Est punie toute violence physique et morale sur les personnes soumises à des restrictions quelconques de liberté. »
Qu’il n’ait jamais songé à se plaindre de la limitation de sa liberté, aux termes des deux premiers alinéas de l’article 13 de la Constitution italienne et de l’article 5 (art. 5) de notre Convention, est d’ailleurs confirmé par le fait qu’il n’a pas invoqué l’article 5 (art. 5) dans sa requête à la Commission et que sa plainte dans ce sens a dû être construite entièrement et d’office par celle-ci.
Même en admettant la possibilité de ce nouveau critère d’interprétation dont parle la Cour, l’interprétation « souple », je ne vois pas comment il pourrait être appliqué à ce droit fondamental de l’État qu’est l’épuisement préalable des voies de recours internes. En tout cas, l’interprétation aurait dû être conduite sur la base de données objectives et non d’une simple chasse aux intentions.
Enfin, il faut tenir compte du fait que lorsque, le 14 novembre 1975, le requérant a saisi le tribunal de Milan de deux nouvelles demandes qui concernaient réellement le problème posé devant nous, il obtint d’être transféré ailleurs et le camp de l’Asinara finit par être fermé. Introduit dans les termes adéquats, le recours interne aurait donc donné raison au requérant et il n’y aurait pas eu lieu d’engager une procédure devant les organes internationaux.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ZEKIA
(Traduction)
En l’espèce, le principal problème consiste à déterminer si M. Guzzardi, requérant, a été privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention en raison de son assignation à résidence dans l’île de l’Asinara et des restrictions qu’il a dû y subir pendant son séjour, du 8 février 1975 au 22 juillet 1976, quant à ses conditions de vie, ses contacts sociaux, etc.
La Cour a vu juste en libellant la question à résoudre.
J’ai éprouvé quelques doutes sur le point de savoir si les restrictions imposées au requérant pendant son séjour à l’Asinara constituaient, eu égard à tous les aspects pertinents de ses conditions de vie dans une petite zone d’une petite île, une privation de liberté au regard de l’article 5 § 1 (art. 5-1).
Elles se fondaient sur les lois italiennes de 1956 et 1965.
C’est le mode d’application de celles-ci qui importe en l’occurrence. Il nous incombe de rechercher si lesdites restrictions ont abouti, par leur accumulation, à priver l’intéressé de sa liberté. Il fallait en décider sur la base d’une appréciation globale des faits pertinents de la cause. Il s’agissait d’un cas limite. Une violation de la part d’un État contractant doit être établie aussi clairement que possible, au-delà de tout doute raisonnable. De plus, d’après la jurisprudence constante de notre Cour un État contractant jouit d’une marge d’appréciation quand nous examinons s’il a enfreint la Convention.
J’approuve la constatation de l’absence de violation des articles 3, 6 et 9 (art. 3, art. 6, art. 9).
En revanche, je ne souscris pas à la conclusion concernant l’article 8 (art. 8).
J’incline à penser qu’il y a eu infraction à cet article (art. 8), relatif au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance.
L’article 5 § 1 (art. 5-1) se trouvait au centre de l’affaire. On pourrait considérer l’article 8 (art. 8) comme un problème secondaire ou accessoire car le droit au respect de la vie privée n’était pas directement en jeu. Je l’admets; pourtant, j’ai peine à croire que le genre de restrictions de liberté imposées en l’espèce n’aient pas touché, d’une manière ou d’une autre, le droit au respect de la vie privée. A mes yeux, de telles restrictions se répercutent inévitablement sur les droits garantis à chacun par l’article 8 (art. 8).
Même si nous ne les analysons pas en une privation de liberté, les restrictions infligées à M. Guzzardi ont pu porter atteinte aux droits que lui reconnaissait l’article 8 (art. 8).
Dans cette hypothèse, nous avons à rechercher si elles étaient nécessaires à la prévention des infractions pénales, au sens du paragraphe 2 de ce texte (art. 8-2).
Si la réduction de ses droits au titre de l’article 8 (art. 8) nous paraît nécessaire, il nous faut ensuite nous demander si les mesures prises et la situation imposée sont ou non allées au-delà du nécessaire. L’exactitude de pareil raisonnement n’inspirerait aucun doute à quiconque combine l’article 8 avec l’article 17 (art. 17+8) qui traite des limitations aux droits reconnus dans la Convention.
Dans les circonstances de la cause, et eu égard à tous les aspects de celle-ci ainsi qu’à la nature et l’étendue des restrictions litigieuses, j’estime que ces dernières sont allées au-delà du nécessaire et que le Gouvernement a enfreint l’article 8 (art. 8).
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CREMONA
(Traduction)
Je marque respectueusement mon désaccord avec la majorité de la Cour sur l’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 26 (art. 26) de la Convention.
La question ne peut se résoudre que sur la base de l’objet et de la cause du ou des griefs soumis à la ou aux juridictions nationales. En y répondant, je reconnais qu’une mention expresse de l’article de la Convention prétendument violé n’est pas indispensable, pour peu que l’on expose et dénonce réellement une conduite incompatible avec lui; c’est là en somme ce que signifie soulever « en substance » le problème d’une violation.
En l’espèce, il apparaît cependant qu’en ce qui concerne sa situation à l’Asinara, le requérant se plaignait pour l’essentiel non d’un comportement de l’État entraînant une privation de liberté contraire, même en substance, à l’article 5 (art. 5) de la Convention (seule clause de cet instrument pertinente en l’occurrence, d’après moi) ou aux dispositions comparables de la Constitution italienne (article 13 §§ 1 et 2), mais de certains aspects de sa résidence obligatoire dont on conçoit qu’ils pouvaient relever d’autres clauses de la Convention.
Plutôt que la régularité de sa détention à l’Asinara, le requérant contestait celle de l’application de la loi italienne de 1956 en ce lieu et, je l’ai déjà indiqué, les conditions dans lesquelles il se voyait forcé d’y vivre. A cet égard, et sans préjudice de l’opinion exprimée plus haut quant au caractère non indispensable d’une mention expresse ut sic de l’article de la Convention prétendument violé, il vaut la peine de noter que le requérant a bien mentionné la Convention devant les juridictions internes, mais au sujet d’un comportement autre que celui qui relevait de l’article 5 (art. 5); il en va de même pour les dispositions comparables de la Constitution italienne.
Enfin, il est à peine besoin de rappeler qu’en droit international la règle de l’épuisement se fonde sur l’idée que l’État défendeur doit d’abord avoir l’occasion de redresser par ses propres moyens, dans le cadre de son propre système juridique national, le tort prétendument causé au plaignant. Or en l’espèce, il ressort de ce qui précède que dans la mesure indiquée plus haut, c’est-à-dire quant à l’article 5 (art. 5) de la Convention, le requérant n’a pas offert cette occasion à l’État italien; partant, à cet égard le but même de la règle a été manqué.
OPINION DISSIDENTE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE
(Traduction)
1. Je n’ai pas cru pouvoir souscrire à l’opinion de la majorité en l’espèce, d’après laquelle il faut considérer le gouvernement italien comme responsable d’une infraction à la Convention européenne des Droits de l’Homme et redevable d’une indemnité d’un million de lires – même si l’on peut ne voir dans cette somme guère plus qu’un montant symbolique[1].
2. Je ne récapitulerai pas les faits et arguments, dont un résumé complet figure dans l’arrêt, et négligerai tous les problèmes en litige, sauf un. Ce problème – le plus important (hormis le point de savoir si Guzzardi a ou non épuisé les recours s’offrant à lui devant les juridictions italiennes)[2] – consiste à déterminer si la détention préventive (preventive detention) du requérant dans l’île de l’Asinara (ou plus exactement sa résidence forcée sous surveillance spéciale en ce lieu) s’analysait en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention, ou plutôt en une simple restriction au « droit (de) circuler librement et (de) choisir librement sa résidence », au sens de l’article 2 § 1 du Protocole no 4 (P4-2-1). L’intérêt de la distinction réside en ce que ce Protocole (P4), comme les autres Protocoles à la Convention, a besoin d’une ratification séparée pour engager un État; or l’Italie ne l’a pas ratifié. Si donc le requérant n’a pas été privé de sa liberté elle-même, c’est-à-dire stricto sensu, mais seulement limité dans sa liberté de circuler et de choisir sa résidence, il n’a pu y avoir violation de la Convention; et ce qui, autrement, eût peut-être entraîné une infraction au Protocole no 4 (P4), n’a pu le faire puisque ce dernier ne lie pas l’Italie.
3. A ce stade surgit une question préliminaire qui, quoique non décisive en soi pour le problème principal, s’y rattache de près. Devant les juridictions italiennes, le requérant ne paraît assurément pas avoir contesté la légalité de sa détention préventive en tant que telle, mais s’être borné à se plaindre des conditions de son bannissement à l’Asinara (exiguïté excessive de l’espace où il devait séjourner, manque d’occasions de travail, impossibilité de vivre avec sa famille et de fréquenter un lieu de culte, etc., etc.)[3]. Pendant la procédure devant la Commission européenne des Droits de l’Homme devant laquelle, bien entendu, l’affaire a commencé), il semble douteux que le requérant ait poussé son grief beaucoup plus loin, qu’il ait jamais nettement invoqué l’article 5 (art. 5) de la Convention ou allégué une violation de ce texte. Ses doléances initiales s’appuyaient assurément sur les seuls articles 3, 8 et 9 (art. 3, art. 8, art. 9) (traitement inhumain ou dégradant, défaut de respect pour sa vie privée et familiale, absence de liberté de manifester sa religion par le culte, etc.). Il existe, semble-t-il, des raisons de penser que dans une large mesure c’est la Commission qui, d’office, a décidé que la requête relevait de l’article 5 (art. 5) (privation de liberté), ou le concernait, et qui a agi en conséquence. La remarque est d’importance: la Commission n’ayant discerné rien de contraire aux articles 3, 8 et 9 (art. 3, art. 8, art. 9), l’article 5 (art. 5) restait le seul à l’égard duquel elle pût constater une infraction à la Convention.
4. Vu l’incertitude qui subsiste, je n’entends pourtant pas critiquer en elle-même l’attitude de la Commission; je me contenterai de consigner une observation générale de principe à laquelle les paragraphes pertinents de l’arrêt de la Cour (58-63) ne me paraissent pas faire justice. La règle ultra petita (parfois appelée ex ou extra petita) empêche un tribunal international, ou organe équivalent, de s’occuper de questions ne formant pas l’objet du recours dont il se trouve saisi, et plus encore de les trancher au détriment de la partie défenderesse. S’il le fait d’office, il outrepasse sa compétence. Après s’être assurée qu’un certain grief a été formulé et qu’il se justifiait, la Commission serait entièrement en droit de conclure à la violation d’un article donné de la Convention quand bien même l’intéressé, en présentant le grief, n’aurait ni invoqué cet article ni allégué sa méconnaissance. En revanche, il en serait tout autrement dans l’hypothèse où un tribunal international ou organe équivalent se livrerait à une sorte d’enquête fureteuse sur les faits d’une cause pour rechercher si, une fois établis, quelques-uns d’entre eux pourraient être considérés comme entraînant une illégalité ou infraction à un traité – puis, en temps voulu, jugerait qu’ils en ont constitué une quoique ne figurant point parmi les sujets (ou les vrais sujets) dont le demandeur se plaignait ou pour lesquels il alléguait une illégalité ou infraction. Cela reviendrait à dire au demandeur: « Votre cause ne nous paraît pas solide quant à l’objet précis de vos griefs, mais nous apercevons d’autres éléments (ou aspects de l’affaire) dont vous ne vous êtes pas plaint, mais dont vous auriez pu selon nous vous plaindre à juste titre; nous serons donc heureux de statuer en votre faveur à leur propos. » Certes, on ne s’exprimerait jamais aussi crûment, mais on pourrait bien en arriver là en pratique quelques précautions de style que l’on prenne. Sans doute parfois subtile, la distinction dont il s’agit n’en est pas moins réelle et importante.
* * *
5. En admettant, pour les besoins de la discussion, qu’il y eût dénonciation effective ou implicite d’une privation de liberté, il faut déterminer si ce qui s’est passé relevait vraiment de cette catégorie ou revêtait en somme le caractère d’une restriction à la liberté de circuler et de choisir sa résidence. Certains des arguments pour et contre se trouvent résumés aux paragraphes 90 et 91 de l’arrêt; quoiqu’il y ait beaucoup plus à dire, je ne vois pas l’utilité de me lancer dans une analyse détaillée de ce qui reste forcément, au bout du compte, une affaire d’appréciation et d’opinion: les conditions de vie du requérant à l’Asinara étaient-elles assez rigoureuses pour constituer une espèce d’emprisonnement, même relativement mitigé, ou au contraire ne représentaient-elles rien de plus qu’un bannissement assorti de mesures de consigne à la maison mais, sous cette réserve, ne restreignant nullement les déplacements dans une zone d’un rayon d’au moins 800 m, ou davantage selon certaines versions? On pourrait en débattre sans fin et chacune des deux thèses peut raisonnablement se défendre, car il s’agit essentiellement d’une question de degré. Ce qui, à mes yeux, achève de faire pencher la balance est l’existence de l’article 2 § 1 du Protocole no 4 à la Convention (P4-2-1) (paragraphe 2 ci-dessus), que le paragraphe 92 de l’arrêt mentionne mais seulement de manière fugitive et sans mettre l’accent sur le véritable problème.
6. L’article 2 de ce Protocole (P4-2) se lit ainsi:
« Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. »
Converti en termes négatifs, il interdit de restreindre déplacements et choix de la résidence; on peut en tirer certaines conséquences pertinentes en l’espèce:
a) L’existence de cette clause montre ou bien que les rédacteurs de la Convention des Droits de l’Homme ne prévoyaient pas que l’article 5 (art. 5) de celle-ci ne se bornerait pas à empêcher des privations proprement dites de liberté, mais s’étendrait à de simples restrictions aux libertés de circuler et de choisir sa résidence, ou bien que les gouvernements du Conseil de l’Europe ne tenaient pas l’article 5 (art. 5) pour applicable à des mesures « privatives de liberté » dont la caractéristique fondamentale consisterait en des restrictions en matière de déplacements et de lieu de résidence, sans quoi ils n’auraient pas estimé nécessaire d’élaborer à ce sujet un protocole distinct. Il en résulte que l’article 5 (art. 5) de la Convention protégeait l’individu contre l’arbitraire[4] dans le domaine des emprisonnements, ou des relégations assez rigoureuses pour y équivaloir, bref des privations de liberté stricto sensu, mais n’assurait aucune garantie contre des restrictions (en matière de déplacements ou de lieu de résidence) de moindre ampleur. Seul le Protocole (P4) a fourni pareille garantie, de sorte que de telles restrictions ne sont pas prohibées dans les pays (dont l’Italie) qui ne l’ont pas ratifié.
b) Partant, pour que l’article 5 (art. 5) de la Convention n’empiète pas sur le champ d’application assigné à l’article 2 du Protocole (P4-2) et ne fasse pas double emploi avec ce dernier, il faut l’interpréter étroitement et le considérer comme limité aux cas de véritable emprisonnement ou de détention assez rigoureuse et stricte pour friser la privation presque complète de liberté. Or en l’espèce telle n’était sûrement pas la situation du requérant.
c) Si l’on devait interpréter l’article 5 (art. 5) de la Convention assez largement pour y englober certaines mesures s’analysant pour l’essentiel en restrictions à la liberté de circuler ou de choisir sa résidence, non seulement on rendrait superflu l’article 2 du Protocole (P4-2) mais on créerait un moyen indirect d’assujettir les gouvernements aux obligations découlant de ce dernier quand bien même ils ne l’auraient pas ratifié. Cette conséquence ne saurait avoir été voulue, mais seule permet de l’éviter une interprétation stricte de l’article 5 (art. 5) le cantonnant dans sa sphère propre.
7. Il va évidemment de soi que toute privation de liberté, en particulier si elle revêt la forme d’un véritable emprisonnement ou d’un autre type de relégation rigoureuse, implique des restrictions aux libertés de circuler et de choisir sa résidence. Cela tient à sa nature, mais l’inverse n’est pas exact. Un simple exil ou bannissement, par exemple, n’entraîne pas en soi une privation de liberté ou du moins, par lui-même, reste nettement du côté de la ligne occupé par le concept de restriction en matière de déplacements et de lieu de résidence. Il est tout aussi clair que semblable restriction peut s’accompagner de modalités qui la muent en privation de liberté; la Cour a estimé qu’il en est ainsi en l’espèce. Entre les deux concepts il peut y avoir toute une échelle de circonstances et situations différentes; le tracé de la ligne soulève donc toujours un problème qui en dernier ressort, je l’ai déjà écrit, relève forcément de l’appréciation de chacun. Ayant déduit de l’existence l’article 2 du Protocole (P4-2) que le concept de privation de liberté, au sens de l’article 5 (art. 5) de la Convention, appelle une interprétation plutôt stricte, j’en arrive à conclure que les conditions de résidence du requérant à l’Asinara ne font pas rentrer son cas dans ce concept, ou pour le moins que l’on doit accorder au gouvernement italien le bénéfice de tout doute qui peut régner, et il en règne bien un.
8. Fondamentalement, le requérant a subi non pas un emprisonnement ou une relégation, mais un bannissement dans une île où on lui a fixé un lieu de résidence (une maison ordinaire) et une zone restreinte, mais assez large pour lui permettre de mener une vie normale à ceci près qu’il ne pouvait en sortir sans autorisation et se trouvait (chose nécessaire à cette fin) sous surveillance. A mes yeux, tout cela fleure beaucoup plus l’article 2 du Protocole (P4-2) que l’article 5 (art. 5) de la Convention, même s’il peut subsister un reste de doute, – mais alors est-il juste de condamner un gouvernement pour avoir violé la Convention malgré un doute très raisonnable sur la réalité de pareil manquement?
9. On peut utiliser un autre critère, fort pertinent quoique non décisif en soi: rechercher ce que voulaient les autorités italiennes en envoyant le requérant à l’Asinara. Si je comprends bien, le droit italien leur eût permis de l’arrêter et de le garder en prison parce qu’elles le soupçonnaient des infractions de type terroriste qui lui ont valu pour finir (après sa relégation préventive à l’Asinara, puis à Force) dix-huit ans de réclusion. On aboutit à un paradoxe: si elles avaient agi de la sorte, il n’en fût résulté nulle méconnaissance de la Convention car la mesure aurait relevé de l’un des alinéas de l’article 5 § 1 (art. 5-1), mentionnés dans la note 4 ci-dessus. L’arrêt de la Cour condamne donc le gouvernement italien pour avoir réservé au requérant un traitement beaucoup plus doux que celui, radicalement plus dur, qu’elles auraient pu adopter sans violer en rien la Convention. Il y a là une injustice manifeste que l’on aurait pu aisément éviter. Cette situation constitue en outre l’une des nombreuses absurdités de l’affaire (voir aussi le paragraphe 12 ci-dessous).
10. Ce que les autorités italiennes voulaient et croyaient faire consistait évidemment à retirer le requérant de la circulation, pour ainsi dire, en l’envoyant résider en un lieu et dans des conditions tels qu’il ne pût causer aucun mal réel, mais sans l’empêcher pour le surplus de mener une vie normale qui, comme il ressort très nettement du dossier, n’était certes pas celle d’un détenu. Il s’agit donc manifestement d’une assignation à résidence, assortie de restrictions à tout déplacement au dehors de la zone fixée. La Cour aurait pu sans peine en décider ainsi et son arrêt ne me paraît pas expliquer de manière convaincante pourquoi elle ne l’a pas fait. Mais aussi longtemps qu’elle ne modifiera pas la tendance générale de sa politique actuelle dans l’interprétation de la Convention, de tels phénomènes se répéteront sans nul doute; il s’ensuivra, entre autres, qu’à condition de se conformer à la lettre de la Convention les gouvernements ne seront point spécialement incités à en respecter l’esprit puisque, cet arrêt le prouve, le faire peut être pénalisé autant que ne pas le faire.
11. A ce propos et en général, la Cour ne me semble pas avoir attribué un poids suffisant, voire quelconque, à la circonstance que le requérant était un terroriste et un mafioso. Naturellement, ces données ne permettraient pas de le traiter d’une manière nettement ou pour le moins en substance, contraire à la Convention. En revanche, s’il existe de bonnes raisons de douter qu’il y ait eu violation, de tels éléments, quoique nullement décisifs par eux mêmes, peuvent légitimement entrer en ligne de compte (je ne vais pas plus loin) pour le choix du moyen de surmonter le doute (là encore je ne vais pas plus loin). Or, en l’espèce, la Cour a complètement négligé la thèse du gouvernement italien selon laquelle de graves menaces, dérivant pour l’essentiel du terrorisme politique et de la mafia, pèsent aujourd’hui sur l’ordre public en Italie et les dirigeants du pays subissent de fortes pressions destinées à les amener à combattre ces fléaux par des mesures draconiennes – pressions auxquelles ils ont résisté jusqu’ici comme le montre, en l’espèce, la douceur relative du traitement infligé à Guzzardi à l’origine (paragraphe 8 ci-dessus). Cela renforce beaucoup la morale de la conclusion suggérée dans les quelques lignes de la fin du paragraphe 10.
12. À négliger purement et simplement le contexte d’une affaire, on ne peut qu’aboutir à des injustices et absurdités; j’en ai cité un exemple au paragraphe 9. De fait, les absurdités abondent en l’occurrence. Autre exemple, souligné par le gouvernement italien: si l’on peut, sans enfreindre la Convention et grâce à l’article 5 § 1 e) (art. 5-1-e), détenir un vagabond par cela seul qu’il a cette qualité, on ne saurait même limiter la liberté de circulation d’un terroriste notoire, dans les conditions imposées à Guzzardi, sans commettre une telle violation – si l’arrêt de la Cour est fondé. A coup sûr, les rédacteurs de la Convention n’ont pas songé précisément au terrorisme moderne, sinon ils auraient sans nul doute paré à ce fléau. Certes, il appartient aux gouvernements et à eux seuls de combler cette lacune: la Cour ne saurait s’en charger en considérant un terroriste comme un vagabond quoiqu’en réalité il soit bien pire qu’un vagabond (qui peut être un individu inoffensif, ce qu’un terroriste n’est jamais). Il n’en demeure pas moins que, dans le système découlant de l’arrêt de la Cour, un terroriste peut s’en tirer bien mieux qu’un vagabond (au point de se voir payer un million de lires!). Toutes ces absurdités, on aurait pu les éviter par une attitude de plus grand réalisme en face du contexte de la cause, amenant à la conclusion – amplement justifiée par les faits – qu’il s’agissait fondamentalement d’une restriction en matière de déplacements et de lieu de résidence, et non d’une privation de liberté au sens de l’article 5 (art. 5) de la Convention interprété, comme il se doit, à la lumière de l’existence de l’article 2 du Protocole no 4 (P4-2).
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13. Je regrette (d’autant que voici la dernière fois où je formule une opinion séparée en ma qualité actuelle) de me sentir donc obligé de considérer l’arrêt de la Cour comme une erreur judiciaire grave et évitable – encore qu’elle ne frappe pas un individu, mais un gouvernement et que, je le sais, elle ne soit pas intentionnelle. Ce résultat me paraît couronné par l’allocation d’une somme au requérant; elle nous amène dans cette zone de l’absurde désignée en anglais par l’expression « cloud-cuckoo land » (« Coucouville-les-Nuées »).[*] Que la Cour ait statué en faveur de l’intéressé dans une affaire aussi discutable et sur la base, au maximum, d’une violation formelle de la Convention, dépourvue de toute portée réelle, cela en soi constituait à mes yeux une satisfaction plus que suffisante qui n’avait pas besoin d’enjolivure.
OPINION DISSIDENTE DE Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGE
La Cour a cru devoir rejeter l’exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclure sur le fond à une violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention. Je regrette de me trouver en désaccord avec la majorité de mes collègues sur ces deux points et je vais essayer d’indiquer le plus brièvement possible les raisons de ce désaccord.
1. En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, j’aimerais me permettre de faire une remarque préliminaire à laquelle j’attache de l’importance. L’arrêt applique aux procédures d’appel et de cassation, donc aux procédures internes, le principe que la règle de l’épuisement doit s’interpréter « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » (§ 72). Ce principe est certainement juste appliqué à la règle internationale elle-même, lorsqu’il s’agit d’en déterminer la portée; l’appliquer en revanche au droit interne, pour déterminer et interpréter les conditions posées par celui-ci en matière de recours, revient à concéder au juge international la compétence d’interpréter ce droit et en dernière analyse à construire un droit interne qui n’existe pas. Le renvoi au droit interne par la règle de l’épuisement des voies de recours internes peut seulement signifier le renvoi à ce droit tel qu’il est interprété par la jurisprudence interne [cf. sur ce point Jacobs, The European Convention on Human Rights, Oxford 1975, p. 240]. J’en conclus donc qu’il n’y avait pas lieu de se demander si « aux yeux de la Cour » les arguments invoqués par le requérant en appel et en cassation équivalaient à dénoncer la violation du droit à la liberté individuelle, mais qu’il fallait examiner si au vu de la législation et de la jurisprudence italiennes, le requérant avait introduit les recours et invoqué les arguments aptes à renverser la décision attaquée. J’ajouterai que la jurisprudence de la Cour et de la Commission invoquée par l’arrêt à l’appui de son interprétation extensive ne corrobore absolument pas celle-ci; dans chacun des cas mentionnés, en effet, le principe de l’interprétation souple de la règle de l’épuisement des voies de recours internes se rapporte à la portée de l’obligation internationale et non à l’interprétation du droit interne.
Cela dit, et quant à la question de savoir si, dans le cas particulier, les instances ont été épuisées ou non, je ne saurais mieux faire que de renvoyer à l’opinion dissidente du juge national, M. le Président Balladore Pallieri, à laquelle j’adhère pleinement.
2. En ce qui concerne le fond, je ne suis pas persuadée que, ainsi que s’exprime l’arrêt, « entre privation et restriction de liberté il n’y a(it) (…) qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence ». Je n’ai certes pas de peine à admettre que les restrictions à la liberté de mouvement imposées à M. Guzzardi se trouvaient être particulièrement sévères. Je n’y trouve cependant pas les caractéristiques qui permettraient de parler de « privation » de liberté; M. Guzzardi ne se trouvait pas confiné dans le périmètre d’un établissement pénitentiaire et ses conditions d’existence – bien que loin d’être agréables – contrastaient avec celles de la vie pénitentiaire: ainsi il se trouvait libre de disposer de son temps, aucun travail ne lui était imposé, il a pu vivre avec sa femme et son fils – et même un temps avec sa belle-famille – la plus grande partie de son séjour à l’Asinara. On pourrait allonger la liste. Je suis donc encline à considérer que la mesure d’assignation à résidence prise à l’encontre de M. Guzzardi ne constituait pas une privation de liberté.
3. Mais même si j’admettais par hypothèse qu’il y a eu privation de liberté, il n’y aurait pas eu selon moi violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention, car cette mesure eût été justifiée sous l’angle du paragraphe 1 c) du même article (art. 5-1-c). C’est particulièrement à ce propos qu’il me paraît impérieux de tenir compte du « contexte général de l’affaire », auquel l’arrêt se réfère sans en tirer pourtant aucune conséquence réelle, mais dont M. Matscher, dans son opinion dissidente, souligne avec raison l’importance.
Les fins poursuivies par la loi italienne de 1956/1965 en prévoyant l’assignation à résidence – éloigner de leur milieu habituel certaines personnes vivant de toute évidence, mais sans que la preuve puisse en être rapportée, d’activités délictueuses, tels les membres de la mafia, et cela dans le but de les empêcher de continuer ces activités, – se recouvrent certainement avec les fins reconnues légitimes par l’article 5 § 1 c) (art. 5-1-c); cela vaut en particulier pour le second motif mentionné dans cette disposition: l’existence de motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction. L’arrêt rejette cette possibilité car la disposition qui mentionne « une » infraction ne se prêterait pas à une « politique de prévention générale dirigée contre une personne ou catégorie de personnes qui, à l’instar des mafiosi, se révèlent dangereuses par leur propension permanente à la délinquance » (§ 102). Cette interprétation étroite ne laisse pas d’avoir des résultats paradoxaux: elle permet l’emprisonnement de délinquants d’occasion présumés mais interdit celui de personnes, membres d’associations criminelles, dont le caractère particulièrement dangereux s’exprime justement dans le fait qu’il est extrêmement difficile de prouver à suffisance de droit leurs activités délictueuses et que seules certaines mesures restrictives peuvent empêcher de poursuivre ces dernières. Le libellé de l’article 5 § 1 c) (art. 5-1-c) dénote sans doute une absence de réflexion globale sur le problème; il ne fait cependant pas obstacle à ce que l’État démocratique prenne les mesures de protection qui s’imposent lorsque le crime organisé menace de faire éclater les institutions juridiques. Les termes mêmes utilisés dans la disposition, qui se rapporte manifestement à des activités délictueuses caractérisées et non à des activités couvertes par les droits et libertés garantis par la Convention, rendent sans objet la crainte qu’une interprétation moins restrictive ne favorise l’institution d’un régime policier.
L’arrêt met en outre en doute la régularité de la mesure au regard de l’alinéa c) (art. 5-1-c), car l’assignation à résidence ne revêtirait pas en elle-même, indépendamment de ses modalités d’exécution, un caractère privatif de liberté. Cette dernière remarque est certainement exacte, prise dans un sens général. Mais il ne faut pas perdre de vue que la jurisprudence italienne a admis que l’assignation à résidence dans une fraction de commune, par exemple à l’Asinara, était conforme à la loi. Que la Cour la qualifie maintenant de « privation de liberté » ne change rien à sa « régularité » au regard du droit italien.
Enfin, en ce qui concerne les exigences de l’article 5 § 3 (art. 5-3), elles ont été satisfaites en l’espèce: à peine libéré de la détention préventive, M. Guzzardi a, en effet, été conduit, en état d’arrestation, devant le juge, qui a prononcé la mesure d’assignation à résidence; il n’y a donc pas lieu d’exiger une nouvelle comparution. Ce à quoi M. Guzzardi pouvait prétendre – toujours dans l’hypothèse qu’il s’agissait d’une privation de liberté -, c’était au respect de l’article 5 § 4 (art. 5-4), disposition dont la violation n’a du reste pas été alléguée.
Je conclus donc de ce qui précède qu’en tout état de cause l’article 5 (art. 5) n’a pas été violé par l’Italie, mais que la Cour aurait dû s’abstenir de se prononcer sur le fond de l’affaire.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES TEITGEN ET GARCIA DE ENTERRIA
I. Pour les raisons exposées par M. le Président Balladore Pallieri dans son opinion dissidente à laquelle nous souscrivons intégralement, nous estimons que la requête de Guzzardi était irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
II. Sur la violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention
L’arrêt de la Cour déclare: « Entre privation et restriction de liberté, il n’y a (…) qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation. »
Partant, comme l’arrêt, de cette affirmation de principe, nous estimons, pour notre part, que Guzzardi n’était pas, à l’Asinara, « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 (art. 5) de la Convention.
S’il ne pouvait, dans l’île, circuler que dans un espace restreint, il pouvait y vivre avec sa famille comme il l’a fait pendant quatorze mois sur seize, converser librement avec ses compagnons, sous contrôle de la police téléphoner à l’extérieur et même se rendre en Sardaigne et sur le continent. Appréciant en fait cette situation, nous pensons qu’elle ne tombait pas sous le coup (mais à la limite sans doute) de l’interdiction établie par l’article 5 (art. 5) de la Convention.
III. Subsidiairement
Comme le reconnaît la Cour dans son arrêt, elle n’était pas en l’espèce appelée à apprécier, au regard de la Convention, les lois italiennes de 1956 et de 1965 mais seulement à trancher le problème concret dont elle était saisie. C’est dire qu’elle devait rechercher si les conditions de vie imposées à Guzzardi, à l’île de l’Asinara, en vertu de ces lois italiennes, constituaient, dans le contexte de l’affaire, une violation de la Convention. Or, dans son appréciation des faits, l’arrêt fait abstraction de l’une des données concrètes du problème.
La situation de Guzzardi à l’Asinara n’était pas celle d’une personne simplement soupçonnée par la police d’avoir commis une infraction ou d’être sur le point d’en commettre une.
En 1973, il avait été régulièrement inculpé par l’autorité judiciaire de participation à une association de malfaiteurs et de complicité dans l’enlèvement d’un industriel qui n’avait été libéré que moyennant le paiement d’une rançon considérable; à la suite de cette inculpation il avait été emprisonné en détention préventive.
Autorisée par l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1-c) de la Convention, sa détention préventive pouvait être maintenue, selon le paragraphe 3 du même article (art. 5-3), durant tout le « délai raisonnable » nécessaire au déroulement de la procédure engagée contre lui et donc, sans doute, pendant plus de deux ans compte tenu des difficultés considérables auxquelles se heurtent les poursuites dirigées contre la mafia.
Cependant au bout de deux ans, en application de l’article 272 du code italien de procédure pénale et non pas de la Convention, l’autorité judiciaire avait dû mettre fin à l’emprisonnement de Guzzardi; mais alors, en application des lois de 1956 et de 1965, elle l’avait assigné à résidence à l’Asinara.
Bien entendu, il y restait inculpé d’un crime pour lequel il a d’ailleurs été condamné par la suite à dix-huit ans de réclusion.
Dès lors, la question concrète que la Cour devait trancher était celle-ci:
L’autorité judiciaire qui sans violer la Convention aurait pu maintenir Guzzardi en prison préventive pendant plus de deux ans, l’a-t-elle violée en substituant à son emprisonnement sa mise en résidence à l’Asinara dans les conditions de vie qui lui y étaient appliquées?
Une réponse négative s’imposait, nous semble-t-il. A vrai dire, l’arrêt ne le conteste pas expressément, mais il affirme, par référence au système de la « double barrière », que les modalités de fait de la détention à l’Asinara violaient les dispositions des lois italiennes de 1956 et de 1965 et que de ce fait elles violaient indirectement la Convention puisque son article 5 (art. 5) n’autorise de détentions que si d’abord elles sont régulières selon le droit interne.
Mais alors, s’il s’agissait d’interpréter et de contrôler l’application de la législation italienne, pouvait-on négliger les arrêts rendus le 12 mars 1975 par la Cour de Milan puis le 6 octobre 1975 par la Cour de cassation, arrêts qui, sur recours de Guzzardi, ont successivement jugé que les conditions d’existence qui lui étaient imposées à l’Asinara ne constituaient pas une violation de cette légalité italienne? Il nous paraît qu’il n’était pas possible de n’opposer à ces arrêts que de simples affirmations.
Faute d’une démonstration plus pertinente, nous estimons qu’à supposer que Guzzardi ait effectivement été « privé » de sa liberté à l’Asinara, cette privation de liberté devait être considérée comme autorisée, en l’espèce, par l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1-c) de la Convention.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
1. Sur deux points, concernant le fond de la présente affaire, je ne peux pas me rallier à l’avis de la majorité de la Cour. En définitive, je conclus à l’absence de violation de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention, et cela par un motif principal et un motif subsidiaire.
2. Dans les observations préliminaires à l’examen du fond de l’affaire et après une brève référence au cadre dans lequel celle-ci se situait, la Cour déclare qu’il ne faut pas « oublier le contexte général de l’affaire » (paragraphe 88 de l’arrêt). Je souscris entièrement à cette affirmation, qui me sert aussi de guide dans l’application de l’article 5 (art. 5) de la Convention au cas d’espèce.
Il correspond au système de la Convention qu’en premier lieu il est laissé aux gouvernements des États contractants de prendre les mesures qu’ils jugent appropriées pour l’accomplissement de leurs tâches. Entre ces tâches, la sauvegarde des droits fondamentaux de tous les citoyens joue un rôle primordial. D’autre part, il incombe aux organes institués par la Convention d’apprécier ces mesures pour établir si elles sont ou non conformes aux exigences de celle-ci. Dans cette appréciation, on ne saurait interpréter les clauses de la Convention « dans le vide »; il faut toujours replacer les mesures litigieuses dans le cadre général où elles se situent.
La constatation que dans l’examen d’une requête concernant la prétendue violation d’un droit fondamental on doit tenir compte du contexte général de l’affaire ne veut nullement dire que – en dehors de l’hypothèse visée à l’article 15 (art. 15) de la Convention – des circonstances exceptionnelles autoriseraient les États contractants à prendre des mesures qui ne sont pas compatibles avec les exigences de la Convention. J’en déduis en revanche que certaines mesures qui, aux yeux de la Convention, pourraient apparaître fort critiquables dans une situation pour ainsi dire normale, le sont moins et peuvent être considérées comme conformes à la Convention en présence d’une situation de crise pour l’ordre public et notamment lorsque des droits fondamentaux d’autrui, eux aussi garantis par la Convention, sont menacés par les activités de certains éléments dangereux et asociaux. Une telle situation de crise régnait en Italie lorsque la présente affaire a pris son origine.
En outre, le but que les autorités de l’État en cause ont poursuivi en adoptant une certaine mesure ne peut pas, lui non plus, rester totalement étranger à l’appréciation de celle-ci au regard d’une clause déterminée de la Convention. Soulignons que dans la présente affaire il s’agissait d’un État démocratique luttant pour la sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens, les mesures litigieuses rentrant entièrement dans le cadre de ce but.
En somme, c’est aussi en raisonnant sur ce plan que la Cour a conclu à l’absence d’une violation de la Convention dans l’affaire Klass (arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, notamment aux paragraphes 48, 59 et 60, pp. 23 et 27-28).
3. En appréciant la mesure prise à l’encontre de M. Guzzardi, l’arrêt conclut que, dans son ensemble, elle ne constituait pas une simple restriction mais une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention. Je n’approuve pas cette conclusion.
Il me paraît évident que la notion de « privation de liberté » ne répond pas à des critères formels et précis; tout au contraire, il s’agit d’une notion plutôt complexe, possédant un noyau indiscutable mais entouré d’une « zone grise » où il est extrêmement difficile de tracer la ligne de démarcation entre la « privation de liberté », au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1), et les simples restrictions de liberté qui ne tombent pas sous le coup de cette disposition.
D’ailleurs, le système de la Convention lui-même a introduit (à l’article 2 du Protocole no 4) (P4-2), à côté de la notion de « privation de liberté », celle de « restriction à la liberté (de circuler) » et, comme la Cour l’a constaté à juste titre (paragraphe 93 du présent arrêt), entre l’une et l’autre il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. En outre, les limites que l’article 5 (art. 5) pose aux États contractants dans l’organisation de leur système judiciaire, disciplinaire et de police peuvent varier d’une situation à l’autre (arrêt Engel du 8 juin 1976, série A no 22, p. 25, § 59).
Seule donc une analyse attentive des différents éléments qui, dans leur ensemble, constituaient la situation où M. Guzzardi se trouvait placé à l’Asinara peut donner une réponse à la question de savoir si cette situation relève ou non de la notion de « privation de liberté » au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1). Évidemment, s’agissant d’une question d’appréciation, des vues divergentes sont soutenables.
Personnellement, je n’attribue pas exactement le même poids que la majorité de la Cour à ces divers éléments (ils ont été mis en relief au paragraphe 95 du présent arrêt et il me paraît donc superflu de les récapituler ici), pris isolément et dans leur ensemble. En outre, je tiens compte du « contexte général de l’affaire ». Le tout m’amène à conclure que la mesure dont M. Guzzardi a fait l’objet constituait une restriction sérieuse à sa liberté, obéissant à des motifs bien compréhensibles et d’ailleurs conforme au droit italien, mais sans atteindre le degré et l’intensité obligeant à la qualifier nécessairement de privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention.
4. A titre purement subsidiaire, on pourrait aussi considérer la mesure prise contre M. Guzzardi comme couverte par l’alinéa c) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-c). La Cour a examiné la situation sous l’angle de cette disposition, mais elle est parvenue à une solution négative. Là aussi je ne partage pas les vues de la majorité, par les motifs suivants:
Eu égard à la disposition de l’article 272, premier alinéa, du code italien de procédure pénale, la détention provisoire au sens de ce code avait dû cesser le 8 février 1975. Pourtant, M. Guzzardi resta inculpé pendant toute la durée de son séjour obligatoire à l’Asinara.
Sans doute – la Cour elle-même le souligne – existait-il « des raisons plausibles de (le) soupçonner (d’une) infraction » et il serait aussi difficile de nier l’existence de « motifs raisonnables de croire à la nécessité (d’) empêcher » M. Guzzardi « de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ». M. Guzzardi remplit donc les conditions qui, vraisemblablement d’après le droit de tous les États, constituent les motifs « classiques » de la détention provisoire. D’ailleurs, les autorités italiennes semblent elles aussi avoir considéré sous cette lumière la situation de M. Guzzardi: elles ont choisi l’Asinara comme lieu de séjour forcé parce que cette île se prêtait particulièrement bien à éloigner le requérant de son milieu apparemment mafioso (arrêts de la Cour d’appel de Milan du 12 mars 1975 et de la Cour de cassation du 6 octobre 1975; voir le présent arrêt, paragraphes 17 et 19); elles étaient extrêmement précautionneuses dans l’octroi d’autorisations de déplacements en Sardaigne ou sur le continent par crainte qu’il ne saisît ces occasions pour s’évader (paragraphe 14 du présent arrêt). En somme, il s’agissait de motifs qui sont subjacents à la détention provisoire.
Reste à voir si l’assignation de M. Guzzardi à résidence, sous cet angle de vue, était « régulière » d’après le droit italien, au sens de l’article 5 § 1 c) (art. 5-1-c) de la Convention. Ici, on pourrait exprimer des doutes sur la compatibilité du deuxième motif (risque d’évasion) avec le but des lois italiennes de 1956 et 1965 auxquelles formellement obéissait l’assignation de M. Guzzardi à l’Asinara. Par contre, le premier motif (éloignement d’autres éléments supposés criminels) cadrait parfaitement avec le but de ces lois.
De surcroît, d’après la jurisprudence constante des juridictions italiennes, l’assignation à résidence pouvait, sous certaines conditions, remplies en l’occurrence, valoir même pour une localité à l’intérieur d’une commune et, sous les mêmes conditions, « l’affaiblissement » et les « limitations indubitables » des « divers droits » que l’assignation à l’Asinara comportait pour M. Guzzardi étaient eux aussi conformes au droit italien (paragraphe 19 du présent arrêt).
Les conditions des paragraphes 2 et 3 de l’article 5 (art. 5-2, art. 5-3) de la Convention se trouvent également réunies en l’espèce: il est à présumer – et rien de contraire n’a été allégué – que, lors de son arrestation et inculpation le 8 février 1973, M. Guzzardi avait été informé des raisons de son arrestation et des accusations portées contre lui et qu’il avait été aussitôt traduit devant le juge d’instruction, le transfert à l’Asinara, le 8 février 1975, ne constituant en substance qu’une prolongation de sa détention provisoire.
J’en conclus que l’assignation de M. Guzzardi à l’Asinara du 8 février 1975 au 22 juillet 1976, même si l’on voulait la qualifier de privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 (art. 5-1) de la Convention, était couverte par l’alinéa c) de cet article (art. 5-1-c).
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
1. M. Guzzardi a obtenu satisfaction avant que la Commission ait adopté son rapport: il a été transféré sur le continent.
Le ministère de l’intérieur a résolu en août 1977 de biffer l’île de l’Asinara de la liste des lieux de résidence obligatoire.
Le rapport de la Commission porte la date du 7 décembre 1978.
A mon avis, l’affaire devrait être rayée du rôle (disparition de l’objet du litige).
2. M. Guzzardi n’a pas subi, à mon avis, une privation de liberté, mais seulement une restriction de liberté (sur ce point je me rallie aux paragraphes 2 et 3 de l’opinion de M. le juge Matscher).
3. En conséquence de la non-violation, il y aurait lieu de n’accorder aucune somme au requérant au titre de l’article 50 (art. 50).
[1] Un peu moins de 500 livres sterling au cours actuel.
[2] Bien entendu, on ne peut valablement invoquer la Convention sans avoir épuisé les voies de recours dont on dispose en vertu du droit interne.
[3] Plusieurs de ces griefs n’avaient en réalité aucun fondement véritable ou ont été redressés pendant le séjour du requérant dans l’île.
[4] J’utilise ce terme pour écarter les cas régis par les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 (art. 5-1-a, art. 5-1-b, art. 5-1-c, art. 5-1-d, art. 5-1-e, art. 5-1-f), lesquels légitiment au regard de la Convention des actes qui autrement constitueraient une privation de liberté contraire à cet article (art. 5).
[*] Note du greffe: Traduction approximative du mot grec Nephelokokkygia, forgé par Aristophane pour « Les Oiseaux ».