La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Kristina Pardalos,
Guido Raimondi,
Aleš Pejchal,
Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 septembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55216/08) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme S.V. (« la requérante »), a saisi la Cour le 13 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
2. La requérante a été représentée par Mes M. De Stefano et G. Guercio, avocats exerçant à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.
3. Le 20 mars 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
4. Le 19 septembre 2016, les organisations non gouvernementales Alliance Defending Freedom et Unione Giuristi Cattolici Italiani, se sont vu accorder l’autorisation d’intervenir conjointement dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1965 et réside à Ostia Lido.
6. À sa naissance, la requérante fut inscrite sur les registres d’état civil comme étant de sexe masculin et fut prénommée « L. ». Toutefois, son identité sexuelle a d’après elle toujours été féminine. L’intéressée a ainsi mené une vie sociale en tant que femme sous le prénom de « S. ». Par exemple, la requérante, employée depuis 1999 en tant que fonctionnaire publique, a toujours été appelée « S. » par ses collègues. Sur la photographie de sa carte d’identité, éditée en août 2000, son apparence est celle d’une femme.
7. En 1999, dans le cadre de son parcours de transition sexuelle, la requérante débuta un traitement hormonal féminisant.
8. Le 9 novembre 2000, elle saisit le tribunal civil de Rome d’une demande fondée sur l’article 3 de la loi no 164 de 1982. Elle y indiquait vouloir conclure son parcours de transition par la modification définitive de ses caractères sexuels primaires et sollicitait l’autorisation de recourir à une opération chirurgicale de conversion sexuelle.
9. Par un jugement du 10 mai 2001, le tribunal constata que la requérante avait entrepris un parcours de transition sexuelle de manière réfléchie et, ayant pris acte de sa détermination, il l’autorisa à recourir à la chirurgie aux fins de mise en harmonie de ses caractères sexuels primaires avec son identité de genre féminin.
10. Le 30 mai 2001, la requérante, en attendant de pouvoir effectuer l’intervention chirurgicale autorisée par le tribunal, demanda au préfet de Rome le changement de son prénom sur le fondement de l’article 89 du décret présidentiel no 396 de 2000. Elle soutenait que, étant donné son parcours de transition sexuelle, entrepris depuis plusieurs années, et compte tenu de son aspect physique, l’indication d’un prénom masculin sur ses documents d’identité était un motif d’humiliation et d’embarras permanent. De plus, elle affirmait que les délais d’attente pour l’intervention chirurgicale étaient de quatre ans environ.
11. Par une décision du 4 juillet 2001, le préfet rejeta la demande de la requérante, au motif que, d’après le décret présidentiel no 396 de 2000, le prénom d’une personne devait correspondre à son sexe. Or, selon lui, en l’absence d’une décision judiciaire définitive portant rectification de l’attribution du sexe au sens de la loi no 164 de 1982, le prénom de la requérante ne pouvait pas être modifié.
12. La requérante attaqua ladite décision devant le tribunal administratif régional (TAR) du Latium. Dans son recours, elle demandait également la suspension à titre provisoire de la décision du préfet.
13. Le 23 juillet 2001, la requérante subit une mammoplastie. Concernant l’intervention chirurgicale visant à la modification de ses caractères sexuels primaires, elle fut inscrite le 6 septembre 2001 sur une liste d’attente auprès de la clinique universitaire de Trieste.
14. Le 21 février 2002, le TAR refusa de suspendre à titre provisoire la décision du préfet.
15. Le 3 février 2003, alors que la procédure devant le TAR était toujours pendante au fond, la requérante subit une intervention chirurgicale de modification de ses caractères sexuels, de masculins à féminins. Elle demanda ensuite au tribunal civil de Rome, à une date non précisée, la reconnaissance légale du changement de sexe sur le fondement de l’article 3 de la loi no 164 de 1982.
16. Par un jugement du 10 octobre 2003, le tribunal de Rome fit droit à la demande de la requérante et ordonna à la municipalité de Savone de modifier l’indication du sexe de masculin à féminin et le prénom de « L. » en « S. ».
17. Par un jugement du 6 mars 2008, déposé le 17 mai 2008, le TAR rejeta le recours introduit par la requérante contre la décision du préfet du 4 juillet 2001. Il jugea que l’article 89 du décret présidentiel no 396 de 2000, concernant le changement de prénom, ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce, et que celle-ci relevait plutôt de la loi no 164 de 1982 en matière de rectification de l’attribution du sexe. Il souligna, à cet égard, que cette dernière loi disposait que la modification de l’état civil d’une personne transsexuelle devait être ordonnée par le tribunal qui statuait sur la conversion sexuelle de celle-ci. Il estima par conséquent que le préfet avait à juste titre rejeté la demande de la requérante.
Cette dernière n’interjeta pas appel dudit jugement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi no 164 de 1982
18. La loi no 164 de 1982 établit les règles en matière de rectification de l’attribution du sexe (rettificazione di attribuzione di sesso). Selon cette loi, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, la rectification de l’attribution du sexe est effectuée en vertu d’un jugement du tribunal revêtu de l’autorité de la chose jugée conférant à une personne un sexe différent de celui indiqué dans son acte de naissance, à la suite de la modification des caractères sexuels de l’intéressé (article 1). Si nécessaire, le tribunal ordonne une expertise tendant à la vérification des conditions physiques et psychiques du demandeur. Par le jugement qui accueille la demande de rectification, le tribunal ordonne à la municipalité auprès de laquelle a été enregistré l’acte de naissance d’effectuer la modification du registre de l’état civil (article 2).
19. Par ailleurs, l’article 3 de ladite loi prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’une adéquation des caractères sexuels par le biais d’un traitement médico-chirurgical se révèle nécessaire, le tribunal l’autorise par un jugement. Dans ce cas, le tribunal, [statuant] en chambre du conseil, ordonne la rectification de l’attribution du sexe après avoir vérifié l’exécution du traitement autorisé. »
20. L’article 3 de la loi no 164 a été ensuite modifié par le décret législatif no 150 de 2011, sous l’article 31, alinéa 4, dans le sens où une deuxième décision en chambre du conseil n’est plus nécessaire pour obtenir la rectification de l’attribution de sexe.
Ledit article 31, alinéa 4, est ainsi rédigé :
« Lorsqu’une adéquation des caractères sexuels par le biais d’un traitement médico-chirurgical se révèle nécessaire, le tribunal l’autorise par un jugement ayant l’autorité de la chose jugée. »
B. Le décret du président de la République no 396 de 2000 et le décret royal n o 1238 de 1939
21. D’après l’article 35 du décret du président de la République no 396 du 3 novembre 2000 (« le DPR no 396 »), le prénom attribué à un enfant doit correspondre au sexe de celui-ci. Selon l’article 89 du même décret, sans préjudice des dispositions applicables en matière de rectification des registres d’état civil, une personne souhaitant changer de prénom ou ajouter un autre prénom au sien, ou bien souhaitant changer son nom de famille, à raison de son caractère honteux ou ridicule ou parce qu’il révèle son origine naturelle, doit présenter une demande motivée auprès du préfet compétent.
22. Avant l’entrée en vigueur du DPR no 396, la compétence pour décider des demandes de changement de nom ou de prénom, alors régie par les articles 158 et suivants du décret royal n o 1238 de 1939, relevait du procureur de la République.
23. Par la décision no 18 du 12 avril 1999, le procureur général de la République près la cour d’appel de Rome fit droit à la demande de changement de nom introduite par un transsexuel non opéré, M.U., au sens de l’article 158 du décret royal no 1238. Devant le procureur le demandeur, de sexe masculin, fit valoir avoir toujours eu une nature psychologique et un comportement typiquement féminins et allégua que le fait de porter un prénom masculin l’exposait à des problèmes d’intégration sociale ainsi qu’à une grande souffrance personnelle. Le procureur considéra recevable la demande de M.U. et l’autorisa à changer de prénom.
C. La jurisprudence de la Cour de cassation
24. Par son arrêt no 15138 du 20 juillet 2015, faisant référence entre autres aux principes dégagés par la jurisprudence de la Cour, la Cour de cassation a jugé qu’il était exclu que l’article 3 de la loi no 164 de 1982 pût être interprété comme imposant à une personne transsexuelle de recourir à la chirurgie pour obtenir la reconnaissance de son identité de genre, la correspondance entre l’orientation sexuelle et l’apparence physique pouvant être atteinte par le biais de traitements psychologiques et médicaux respectueux de l’intégrité physique de la personne. La haute juridiction a ainsi mis fin à la divergence d’interprétation existant en la matière entre les juridictions du fond.
D. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
25. Par son arrêt no 221 du 20 octobre 2015, la Cour constitutionnelle a rejeté une exception d’inconstitutionnalité des articles 1 et 3 de la loi no 164 de 1982. Se référant entre autres à l’arrêt no 15138 de la Cour de cassation, elle a affirmé tout d’abord que les dispositions législatives en cause représentaient le résultat d’une évolution culturelle et juridique visant la reconnaissance de l’identité de genre comme un élément constitutif du droit à l’identité personnelle. Elle a ajouté, en interprétant l’absence d’une indication explicite des modalités de modification des caractères sexuels à la lumière des droits fondamentaux de la personne, qu’une telle absence conduisait à exclure la nécessité d’un traitement chirurgical aux fins de l’obtention de la rectification légale de l’attribution du sexe, celui-ci étant seulement l’un des traitements envisageables pouvant être utilisés pour parvenir à la transformation de l’apparence d’une personne.
III. LE DROIT INTERNATIONAL
A. Les Nations unies
26. Dans son rapport au Conseil des droits de l’homme du 17 novembre 2011 intitulé « lois et pratiques discriminatoires et actes de violence dont sont victimes des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre » (A/HRC/19/41), la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme relève en particulier que la réglementation en vigueur dans les pays qui reconnaissent le changement de genre conditionne souvent, implicitement ou explicitement, cette reconnaissance à la stérilisation (§ 72). Elle recommande notamment aux États (§ 84 h) :
« De faciliter la reconnaissance juridique du genre de préférence des personnes transgenres et de prendre des mesures pour permettre la délivrance de nouveaux documents d’identité faisant mention du genre de préférence et du nom choisi, sans qu’il soit porté atteinte aux autres droits de l’homme. »
B. Le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
27. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté le 31 mars 2010 la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cette recommandation indique en particulier que « les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour garantir la reconnaissance juridique intégrale du changement de sexe d’une personne dans tous les domaines de la vie, en particulier en permettant de changer le nom et le genre de l’intéressé dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible ; les États membres devraient également veiller, le cas échéant, à ce que les acteurs non étatiques reconnaissent le changement et apportent les modifications correspondantes dans les documents importants tels que les diplômes ou les certificats de travail » (annexe, point 21).
28. Dans sa résolution 1728 (2010), adoptée le 29 avril 2010, relative à la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe appelle les États « à garantir dans la législation et la pratique, les droits [des personnes transgenres] (…) à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale » (point 16.11.2).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
29. La requérante allègue que le refus opposé à sa demande de changement de prénom au motif qu’elle n’avait pas encore effectué l’opération de conversion sexuelle a porté atteinte à son égard au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
30. La requérante invoque également l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
31. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour juge approprié d’examiner les allégations de la requérante sous l’angle du seul article 8 de la Convention (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 149, CEDH 2017 (extraits) et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
A. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité de victime
32. La requérante estime qu’elle est toujours victime de la violation alléguée devant la Cour malgré le fait d’avoir été autorisée à changer de nom par le jugement du tribunal de Rome du 10 octobre 2003.
33. Bien que le Gouvernement n’ait pas soulevé d’exception concernant la qualité de victime de la requérante, rien n’empêche la Cour d’examiner proprio motu cette question dans la mesure où elle touche à sa compétence (voir par exemple Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016 et Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, § 117, 14 décembre 2017).
34. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Eckle, précité, §§ 69 et suivants).
35. En l’espèce, les instances nationales ont certes adopté une décision favorable à la requérante en lui accordant l’autorisation de changement de nom sollicitée. Cela étant, la Cour ne saurait ignorer que la situation litigieuse à l’origine de la présente requête, à savoir l’impossibilité pour la requérante d’obtenir le changement de nom en raison du refus des instances judiciaires, a perduré pendant plus de deux ans et demi. La Cour estime que la requérante a directement subi les effets de ce refus dans sa vie privée durant cette période (voir Y.Y. c. Turquie, no 14793/08, § 53, CEDH 2015 (extraits). Par ailleurs, ni le jugement du 10 octobre 2003, ni les autres décisions internes concernant l’affaire de la requérante, ne contiennent une reconnaissance expresse d’une violation de droits protégés par la Convention. Aussi, l’autorisation accordée à la requérante ne saurait non plus être interprétée comme une reconnaissance, en substance, d’une violation de son droit au respect de la vie privée (ibidem, § 53).
36. Il convient dès lors de conclure que la requérante peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
37. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes au motif que la requérante n’a pas attaqué le jugement du TAR devant le Conseil d’État. Il soutient que la haute juridiction administrative aurait pu accueillir les arguments de la requérante et annuler ainsi la décision du préfet.
38. La requérante réplique qu’un appel devant le Conseil d’État n’aurait eu aucune chance de succès, compte tenu du droit positif en vigueur en Italie, empêchant toute modification du prénom avant la rectification de l’attribution du sexe décidée par un juge. Elle indique que, depuis l’entrée en vigueur du DPR no 396 de 2000, soit depuis la dévolution au préfet de la compétence décisionnelle en matière de demandes de changement de prénom, aucune demande introduite par une personne transgenre pendant la période de transition sexuelle n’a été accueillie, ce qui, à ses dires, n’était pas le cas sous l’empire de l’ancienne pratique, lorsque cette compétence revenait au procureur de la République. Dans sa requête, elle en veut pour preuve une décision datée du 12 avril 1999 rendue dans une affaire selon elle similaire à la sienne. La requérante indique de surcroît que le Gouvernement n’a pas prouvé qu’un appel devant le Conseil d’État aurait abouti à une décision favorable et aurait donc constitué un remède à exercer.
39. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). De plus, la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Menteş et autres c.Turquie, 28 novembre 1997, § 58, Recueil 1997‑VIII, et Gas et Dubois c. France (déc.), no 25951/07, 31 août 2010).
40. La Cour rappelle ensuite que, pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009).
41. La Cour rappelle enfin que, en ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014).
42. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a essayé d’obtenir le changement de son prénom en déposant une demande devant le préfet, conformément à l’article 89 du DPR no 396 de 2000, entré en vigueur environ sept mois plus tôt. Devant elle, l’intéressée soutient, en s’appuyant sur un exemple de jurisprudence, qu’avant l’entrée en vigueur de ladite disposition le procureur général de la République, qui était à l’époque compétent pour décider, faisait régulièrement droit aux demandes de changement de prénom introduites par des personnes transsexuelles, même en l’absence d’une décision judiciaire définitive portant rectification de l’attribution du sexe. En revanche, la requérante dit ne connaître aucune décision favorable prise par le préfet sous l’empire du nouveau décret présidentiel, à savoir le DPR no 396 de 2000.
43. Quant au Gouvernement, la Cour relève qu’il se borne à plaider qu’un appel devant le Conseil d’État aurait constitué une voie de recours à même de permettre à la requérante d’obtenir réparation de la violation alléguée, sans pour autant étayer son assertion par une jurisprudence et une pratique établies.
44. Par conséquent, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour considère que, si la requérante pouvait s’attendre à ce que sa demande fût accueillie lors de son introduction en 2001 compte tenu de la pratique existant avant l’entrée en vigueur du nouveau DPR no 396, elle pouvait également légitimement déduire du contexte juridique existant en 2008 qu’un appel devant le Conseil d’État était voué à l’échec. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
45. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
46. La requérante considère que le refus des autorités nationales de lui permettre de changer de prénom avant la réalisation de l’opération chirurgicale de conversion sexuelle a entravé son droit au respect de sa vie privée.
47. La requérante expose que, par son jugement du 10 mai 2001, le tribunal civil de Rome l’a officiellement reconnue comme étant transsexuelle. De ce fait, son droit au respect de son identité de genre aurait mérité d’être protégé, bien que sa conversion sexuelle ne fût pas encore conclue au moyen de l’intervention chirurgicale. À ce propos, la requérante estime que le Gouvernement a tort d’invoquer la marge d’appréciation des États en la matière, car, selon elle, le système national a fait preuve de rigidité bien que la loi no 164 de 1982 n’ait jamais mentionné l’intervention chirurgicale parmi les conditions pour l’obtention de la reconnaissance de l’identité de genre des personnes transsexuelles. Elle soutient que les autorités ont interprété la législation nationale de manière restrictive et ont ainsi failli à leurs obligations positives inhérentes au respect de l’article 8 de la Convention.
48. Dans ses observations, la requérante précise par ailleurs que ses doléances ont trait uniquement au refus des autorités de lui accorder le changement de prénom et ne mettent guère en question le processus décisionnel relatif à la rectification de l’attribution du sexe.
49. Le Gouvernement réplique que, par sa demande de changement de prénom, la requérante avait comme seul objectif de se voir reconnaître une nouvelle identité sexuelle sans passer par la réalisation d’une intervention chirurgicale, et ce, selon lui, en violation des dispositions légales en vigueur. Il soutient que le droit positif italien permet la rectification du prénom d’une personne transsexuelle seulement après vérification de la part des autorités du véritable état psychologique et du comportement de celle‑ci. À cet égard, il expose que la requérante a obtenu la rectification de son prénom et de son sexe en 2003, après avoir complété son parcours de transition en se soumettant à la chirurgie autorisée par le tribunal. Aussi estime-t-il que les autorités ont respecté les dispositions de loi pertinentes en vigueur à l’époque des faits de l’espèce et qu’elles ont permis à la requérante d’obtenir une reconnaissance de sa nouvelle identité sexuelle.
50. Enfin, le Gouvernement argue que la loi no 164 de 1982 prévoit une procédure à même de garantir le respect de l’identité de genre de chacun, permettant ainsi aux personnes transsexuelles d’obtenir la modification de leur état civil. Dès lors, à ses yeux, la présente affaire n’est pas comparable aux affaires dans lesquelles les États ont limité les droits garantis par l’article 8 de la Convention en refusant de reconnaître les nouvelles identités sexuelles de personnes qui s’étaient soumises à la chirurgie génitale.
2. Observations des tierces parties
51. Les tierces intervenantes, les organisations Alliance Defending Freedom et Unione Giuristi Cattolici Italiani, déclarent que le régime spécial prévu par la loi no 164 de 1982 pour l’obtention du changement d’état civil des personnes transgenres n’envisage pas la chirurgie comme une condition nécessaire mais seulement comme l’une des possibles options pouvant être préconisées dans le cadre du parcours de transition sexuelle de la personne concernée. Ainsi, il appartiendrait aux autorités judiciaires internes de décider au cas par cas.
52. Les tierces intervenantes considèrent que le fait d’empêcher les États d’établir des critères objectifs à prendre en compte dans ce type de procédures reviendrait à conférer aux individus un pouvoir d’autodétermination incompatible avec les intérêts d’autrui.
53. Elles exposent que la jurisprudence de la Cour dans le domaine de la reconnaissance de l’identité de genre est centrée sur la légalité des restrictions qui y font obstacle, la Cour jugeant avec constance qu’il appartient aux États de définir les mécanismes de cette reconnaissance en tenant compte des différents intérêts en jeu. Elles ajoutent que cela pose des questions fondamentales de définitions, qui ont des ramifications dans les domaines de l’éthique, de la psychologie et de la science médicale, et pour lesquelles une large marge d’appréciation doit être allouée aux États. Elles indiquent que la manière dont les États répondent à la question du transsexualisme varie de l’un à l’autre, en fonction des spécificités de chaque environnement national : selon elles, chaque État définit des règles visant à l’obtention d’un équilibre entre les intérêts privés et les intérêts publics concurrents qui se présentent en son sein. D’après les tierces intervenantes, cette approche est confortée par la grande divergence qui caractérise les choix légaux des États membres sur cette question.
3. Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention
54. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre non seulement l’intégrité physique et morale de l’individu, mais aussi parfois des aspects de l’identité physique et sociale de celui-ci. Des éléments tels que, par exemple, l’identité ou l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (voir, notamment, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII, Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 77, 8 janvier 2009, et Y.Y. c. Turquie, précité, § 56, ainsi que les références qui y sont indiquées).
55. La Cour rappelle également que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III), ce qui l’a conduite à reconnaître, dans le contexte de l’application de cette disposition à la situation des personnes transsexuelles, qu’elle comporte un droit à l’autodétermination (Van Kück, § 69, précité, et Schlumpf, § 100, précité), dont la liberté de définir son appartenance sexuelle est l’un des éléments les plus essentiels (Van Kück, précité, § 73). Elle rappelle aussi que le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des personnes transsexuelles est garanti par l’article 8 (voir, notamment, Van Kück, § 69, précité, Schlumpf, § 100, précité, et Y.Y. c. Turquie, précité, § 58).
56. Les arrêts rendus à ce jour par la Cour dans ce domaine portent sur la reconnaissance légale de l’identité sexuelle de personnes transsexuelles ayant subi une opération de conversion sexuelle (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey c. Royaume-Uni, 27 septembre 1990, série A no 184, B. c. France, 25 mars 1992, série A no 232‑C, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002‑VI, I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, 11 juillet 2002, Grant c. Royaume‑Uni, no 32570/03, CEDH 2006‑VII, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, CEDH 2014), sur les conditions d’accès à une telle opération (Van Kück, précité, Schlumpf, précité, L. c. Lituanie, no 27527/03, CEDH 2007‑IV, et Y.Y. c. Turquie, précité), ou encore sur la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des personnes transgenres qui n’ont pas subi un traitement de changement de sexe agréé par les autorités ou qui ne souhaitent pas subir un tel traitement (A.P., Garçon et Nicot, précité).
57. La Cour souligne que la présente affaire concerne l’impossibilité pour une personne transsexuelle d’obtenir le changement de prénom avant l’aboutissement définitif du processus de transition sexuelle par l’opération de conversion. Il s’agit là d’une problématique pouvant être rencontrée par les personnes transsexuelles différente de celles que la Cour a eu l’occasion d’examiner jusqu’à présent.
58. Il n’en reste pas moins que cette problématique relève pleinement du droit au respect de la vie privée et tombe dès lors sans conteste dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention, comme d’ailleurs la Cour l’a plus largement affirmé dans des affaires portant sur le choix ou le changement des noms ou des prénoms de personnes physiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 37, 17 février 2011, et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013).
59. Partant, l’article 8 de la Convention s’applique donc à la présente affaire sous son volet « vie privée », ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas.
b) Sur l’observation de l’article 8 de la Convention
60. La Cour réaffirme que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).
61. La Cour réaffirme par ailleurs que, dans le domaine de la réglementation des conditions nécessaires pour le changement des noms des personnes physiques, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. Tout en rappelant qu’il peut exister de véritables raisons amenant un individu à désirer changer de nom ou de prénom, la Cour répète que des restrictions légales à pareille possibilité peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Golemanova, précité, § 39, et Henry Kismoun, précité, §, 31).
62. Cela étant, en ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit le droit à l’identité sexuelle, domaine dans lequel les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation restreinte (Hämäläinen, précité, § 67, et A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123).
63. La question principale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, l’Italie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance entre l’intérêt général et l’intérêt privé de la requérante à ce que son prénom corresponde à son identité de genre.
64. La Cour observe tout d’abord que la loi italienne permet la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transsexuelles par le biais de la modification de leur état civil conformément à la loi no 164 de 1982 (paragraphe 18 ci-dessus).
65. La Cour prend note de la position de la requérante, qui allègue avoir dû attendre de se soumettre à l’opération chirurgicale de conversion sexuelle pour obtenir l’autorisation de changer son prénom. Elle observe par ailleurs que l’intéressée n’allègue pas avoir été amenée à se soumettre à l’opération chirurgicale contre sa volonté et dans le seul but d’obtenir une reconnaissance légale de son identité sexuelle. Au contraire, il ressort des documents de la procédure interne qu’elle a souhaité recourir à la chirurgie afin d’harmoniser son aspect physique avec son identité sexuelle et qu’elle y a été autorisée par le tribunal. Dès lors, contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée, § 135), une atteinte au respect de l’intégrité physique de la requérante contraire à l’article 8 de la Convention n’est pas en jeu dans la présente espèce.
66. La Cour est donc appelée à déterminer si le refus des autorités d’autoriser la requérante à changer de prénom au cours du processus de transition sexuelle et avant l’aboutissement de l’opération de conversion a constitué une atteinte disproportionnée au droit de celle-ci au respect de sa vie privée.
67. La Cour relève que, à la suite du jugement du tribunal du 10 mai 2001 ayant autorisé l’intervention chirurgicale, la requérante s’est vu refuser le changement de son prénom par la voie administrative au motif que toute modification du registre de l’état civil d’une personne transgenre devait être ordonnée par un juge dans le cadre de la procédure concernant la rectification de l’attribution du sexe. Par conséquent, la requérante, conformément à l’article 3 de la loi no 164 de 2000 tel qu’en vigueur à l’époque, a dû attendre que le tribunal constate la réalisation de l’opération et se prononce définitivement sur son identité sexuelle, ce qui a eu lieu seulement le 10 octobre 2003.
68. La Cour souligne qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des prénoms des personnes transsexuelles, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions que celles-ci ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation.
69. Dès lors, elle ne met pas en cause le choix du législateur italien en soi de confier à l’autorité judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative les décisions en matière de changement de registre d’état civil des personnes transsexuelles. De plus, la Cour admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142).
70. Toutefois, la Cour ne peut que constater que le rejet de la demande de la requérante a été basé sur des arguments purement formels ne prenant nullement en compte la situation concrète de l’intéressée. Ainsi, les autorités n’ont pas considéré que celle-ci avait entrepris un parcours de transition sexuelle depuis des années et que son apparence physique, de même que son identité sociale, était déjà féminine depuis longtemps.
71. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour voit mal quelles raisons d’intérêt général ont pu empêcher pendant plus de deux ans et demi la mise en adéquation du prénom figurant sur les documents officiels de la requérante avec la réalité de la situation sociale de celle-ci, pourtant reconnue par le tribunal civil de Rome dans son jugement du 10 mai 2001. Elle réitère à ce propos le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.
72. En revanche, la Cour voit là une rigidité du processus judiciaire de reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transsexuelles en vigueur à l’époque des faits, qui a placé la requérante pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, §§ 77-78).
73. La Cour se réfère à la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, dans laquelle le Comité des Ministres a préconisé aux États de permettre le changement de nom et de genre dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (paragraphe 25 ci-dessus).
74. Par ailleurs, la Cour observe avec intérêt que le décret législatif no 150 de 2011 a modifié l’article 3 de la loi no 164 de 1982 en ce sens qu’une deuxième décision du tribunal n’est plus nécessaire dans les procédures de rectification de l’attribution du sexe concernant des personnes opérées, dès lors que la rectification de l’état civil peut être ordonnée par le juge lors de la décision qui autorise l’opération (paragraphe 20 ci-dessus).
75. Partant, compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que l’impossibilité pour la requérante d’obtenir la modification de son prénom pendant une période de deux ans et demi au motif que son parcours de transition ne s’était pas conclu par une opération de conversion sexuelle s’analyse, dans les circonstances de l’espèce, en un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée.
Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
76. La requérante dénonce une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
77. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable. Elle estime cependant, eu égard au constat relatif à l’article 8 (paragraphe 74 ci-dessus), qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de la disposition invoquée (A.P.,Garçon et Nicot, précité, § 158).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. La requérante réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.
80. Le Gouvernement conteste cette prétention.
81. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation de l’article 8 de la Convention auquel elle est parvenue constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
82. La requérante demande également 1 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 10 000 EUR, ou toute autre somme que la Cour jugerait équitable, pour ceux engagés devant la Cour.
83. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.
84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme globale de 2 500 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;
4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident