Commençons le propos par une histoire. Il était une fois un couple, marié depuis de nombreuses années, avec deux enfants comme fruits de leur amour. Un soir comme tant d’autres, après avoir mûrement réfléchi et avec de multiples précautions oratoires, le mari décide d’annoncer à sa femme qu’il considère être une femme plutôt qu’un homme. L’épouse, sans aucun doute choquée, n’en est pas pour autant effrayée. Elle doit même, sans doute, en concevoir un certain soulagement puisqu’elle avoue enfin à son mari être lesbienne. Le couple continuera alors à s’aimer malgré les changements profonds décidés ou exprimés ce soir-là. Digne des meilleurs rebondissements scénaristiques hollywoodiens l’épisode ici relaté n’a pourtant rien d’un conte car il s’agit d’une histoire vraie. Celle-ci permet, sans devoir passer par la construction fictionnelle, de mettre en exergue les différentes réalités de la question de l’identité personnelle.
En effet, le couple français cité en exemple, fort bien assorti, fait pourtant face à deux difficultés distinctes.
Pour le mari, la problématique est celle du changement de sexe et, par conséquent, du changement de son état civil. Sa quête d’identité de genre conduit à une modification de son identité personnelle officielle. Une éventuelle contrariété à l’ordre public peut alors se faire jour. Quant à l’épouse, la reconnaissance de son homosexualité ne suppose aucun changement d’ordre administratif. Pour autant, se définir comme lesbienne relève-t-il moins de la question de l’identité personnelle que celle de l’appartenance à un genre ? Au fond, cet exemple nous renvoie à la question fondamentale de savoir ce qu’est l’identité personnelle.
À titre liminaire, il faut déjà souligner l’aspect polysémique du mot identité puisqu’il renvoie tout à la fois à ce qui est identique et à ce qui fait qu’une personne est individualisable, ce qui fait sa singularité. L’identité, dès le départ, constitue donc la rencontre paradoxale entre la similarité et la différence. Concernant ce dernier aspect, celui qui s’avère être le plus délicat, si l’on s’en tient à la définition du Petit Robert, il s’agit de « l’ensemble des données de fait et de droit (…) permettant d’individualiser quelqu’un ». Pour la matière juridique, il s’agit d’une gageure puisqu’elle doit combiner éléments factuels et données juridiques. Autrement dit, le droit doit aussi bien composer avec les faits que commander ce que l’identité doit être.
Cependant, ce n’est pas parce que le droit, voire les faits, dictent l’identité que celle-ci est en synergie avec ce que la personne ressent. Pour reprendre l’histoire mise en exergue de l’époux, le droit et les faits disent qu’il est un homme, pourtant, il se sent, au fond de lui, une femme. La détermination de l’identité peut alors se révéler être un conflit entre ce que le droit dit et ce que la personne ressent.
C’est ici qu’apparaît la véritable difficulté liée à l’identité : elle n’est pas désincarnée. Elle ne correspond pas uniquement à ce qui est dit pour la personne, mais aussi à ce que la personne veut dire d’elle-même. Si l’identité correspond à ce qui permet à l’individu de se définir individuellement, il sait mieux que quiconque ce qu’elle renferme. Mais la confrontation avec la réalité juridique peut poser de profondes difficultés, notamment parce que l’identité personnelle, en tant qu’identifiant des citoyens, est un élément d’ordre public. C’est ce dernier qui explique un tiraillement entre les différentes formes d’identité personnelle. C’est lui qui impose les choix faits en la matière.
Le droit ne se fait ici que l’écho de questionnements philosophiques. Paul Ricoeur avait déjà mis en lumière ces deux formes d’identité en discutant des relations entretenues entre l’identité-mêmeté, qui sert à individualiser la personne tout en la maintenant dans un socle humain commun, et l’identité-ipséité, celle qui se construit par le vécu et le récit, celle qui relève de l’intime et peut évoluer puisqu’elle provient de l’« interprétation de soi » (Paul Ricoeur, L’identité narrative, Esprit, 1988, p. 295). Si la première, quasiment réductible à l’identité civile, correspond exactement à ce que l’État entend par identité, celle qui relève de l’intime suppose l’autopoïèse puisque cette dernière doit se régénérer face aux modifications demandées par l’individu. Le droit doit alors permettre une reconnaissance de l’intime, au risque de mettre à mal la stabilité de l’identité objective. L’ordre public peut alors être mobilisé pour réguler ce type de sollicitation.
Il peut aussi être au cœur des enjeux de l’identité sociale (CEDH, 11 oct. 2018, S.V. c. Italie, req. 55216/08). L’identité personnelle, si elle intéresse l’État et la personne, sert également aux autres. Dans l’exemple du couple, la transsexualité et l’homosexualité sont des éléments de l’identité personnelle, que cela touche ou non l’état civil. Ces données peuvent être au cœur des rapports sociaux de chacun des membres du couple qui peut se heurter à des discriminations liées à ces caractéristiques. L’identité personnelle peut alors être instrumentalisée par les autres et venir désavantager la personne. Là encore, l’ordre public a un rôle à jouer, celui de boussole permettant de savoir quand il y a instrumentalisation négative de l’identité et comment rétablir un équilibre dans le jeu social.
Ainsi, l’identité personnelle est tout à la fois celle qui définit l’individu aux yeux de l’État, celle par laquelle l’individu se définit lui-même et celle par laquelle les autres le définissent.
Bien loin des rapports d’identité définis classiquement de manière binaire entre identité objective et subjective, personnelle ou sociale, mêmeté ou ipséité, l’identité est triple car elle entremêle nécessités étatiques, individuelles et sociales. Dans chacun de ses aspects, elle est façonnée par l’ordre public. Tout d’abord, l’ordre public constitue le cadre de l’identité pensée par l’État (I). Ensuite, il devient un régulateur de l’identité pensée par la personne (II). Enfin, il apparaît comme le pourfendeur de l’identité telle que pensée par les autres (III).
I. L’ordre public, cadre de l’identité pensée par l’État
L’individu est avant tout une personne dont l’identité officielle ou civile (G. Loiseau, « L’identité… finitude ou infinitude », in L’identité, un singulier au pluriel, B. Mallet-Bricourt et T. Favario (Dir.), Dalloz, coll. Thèmes Commentaires et Actes, 2015, p. 26) est déterminée par la règle de droit. Elle est rappelée dans les documents officiels comme la carte d’identité ou le passeport pour les plus emblématiques. Cette identité première est présente dès l’acte de naissance, indiquant par là-même que c’est une identité qui n’est pas construite par l’individu, mais qui est lui est assignée (A). Elle obéit à une nécessité fonctionnelle de l’État, ce qui justifie sa protection (B).
A. Une identité assignée
L’identité civile va de pair avec l’obtention de la personnalité juridique, laquelle donne « l’aptitude à être titulaire de droits et assujetti à des obligations » (Vocabulaire Capitant, V° Personne). Une personne est une personne identifiée. Le droit a alors logiquement construit un droit de l’identification en élaborant des règles d’assignation de l’identité (1). Leur bon fonctionnement induit leur stabilité (2).
1. Les règles d’assignation
L’identité civile est pensée par le Droit, lequel détermine ses éléments ainsi que les règles d’assignation. Ainsi, nous pouvons citer le sexe qui est défini par des données médicales en fonction des organes présentés par le nouveau-né.
Nous pouvons également nous référer au nom et au prénom, lesquels, même s’ils dépendent de plus en plus de liberté de choix du ou des parents, restent assignés à l’enfant.
Ainsi, si le choix en matière de prénom a toujours prévalu, ce dernier a été élargi dans la dernière réforme de 1993 (Loi n°93-22 du 8 janv. 1993 modifiant le Code civil relative à l’état civil, à la famille et aux droits de l’enfant et instituant le juge aux affaires familiales) mettant fin au système de liste de prénoms mis en place par la loi du 11 germinal an XI. Il reste une limite, celle du respect de l’intérêt de l’enfant, le prénom ne devant pas être ridicule ou problématique (Pour une illustration récente, le Titeuf : Cass. 1re Civ., 15 fév. 2012, n°10-27.512, RTD Civ. 2012, p. 287, note J. Hauser). Cette seule limite démontre bien que l’identité reste assignée à l’enfant qui doit être protégé des choix parfois peu judicieux de ses parents.
Quant au nom de famille, initialement peu soumis à l’idée de liberté puisque, cas exceptionnels limitativement déterminés mis à part, le nom du père était systématiquement transmis à l’enfant, il est devenu, à l’instar du prénom, un enjeu de liberté pour les parents. Ceux-ci peuvent dorénavant transmettre le nom du père, le nom de la mère, ou les deux dans l’ordre qu’ils souhaitent, ceci valant pour les couples hétérosexuels ou homosexuels (P. Murat (Dir.), Droit de la famille, Dalloz, coll. Dalloz action, 2016, §231.91 et s.). La seule limite étant que le choix effectué lors du premier enfant soit imposé pour les enfants nés ultérieurement au sein du même couple.
Une fois cette identité complètement dessinée, elle obéit par la suite à la nécessité d’être conservée.
2. Une identité assignée stable
L’ordre public a toute sa place dans cette identité civile, mieux il s’agit de son ressort. L’état civil, qui regroupe les éléments d’identité personnelle, permet l’individualisation tout en maintenant un socle commun puisque chacun est personnalisé selon les mêmes caractéristiques (nom, prénom, sexe…). La preuve en est que le législateur a mis en place des palliatifs lorsque des personnes étrangères ne disposent pas d’un nom de famille (D. 20 juill. 1808 qui obligeait les personnes israélites à choisir un nom ; ord. 31 janv. 1961 fixant les conditions dans lesquelles les citoyens français de statut civil local originaires de certaines communes d’Algérie pouvaient se voir attribuer un nom de famille). L’identité se comprend donc comme un ensemble de données que l’on retrouve pour chaque individu. À l’instar de David Deroussin, nous pourrions parler ici d’« identité générique » (D. Deroussin, « Eléments pour une histoire de l’identité individuelle », in L’identité, un singulier au pluriel, op. cit., p.7).
Pour reprendre la dichotomie découverte par Paul Ricoeur, cette identité civile relève de l’identité-mêmeté, celle qui se fonde sur le semblable et qui est assortie d’une stabilité, une forme de permanence dans le temps. Elle est vouée à déterminer l’individu de sa naissance à son décès, sans variation aucune et se situe « hors d’atteinte des volontés individuelles » (B. Beignier et J.-R. Binet, Droit de la personne et de la famille, n°182).
Cette identité est fondée essentiellement sur son utilité, laquelle a été mise en lumière par la Cour de cassation très tôt puisque dès un arrêt du 14 juin 1858, elle a indiqué que « la constatation régulière de l’état civil des personnes est une base essentielle de l’ordre social ; qu’il importe en effet pas moins qu’à la bonne police de l’État qu’aux intérêts privés et de famille, qu’en ce point, toutes les situations soient nettement fixées et clairement définies » (Cass. 14 juin 1858, D.P. 1858, 1, p. 247).
Assignée et devant être stable pour être réellement efficace, l’identité se lit à travers le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, lequel se décline en vertu de chaque élément d’identité. À titre d’illustration, concernant le nom de famille, la loi du 6 fructidor an II pose un principe d’immutabilité empêchant de porter un autre nom que celui mentionné sur l’acte de naissance. Ainsi, en application de cette règle, le mariage n’emporte pas modification du nom de famille car le nom choisi à cette occasion, par la femme ou le mari, n’est qu’un simple nom d’usage (art. 225-1 C. civ). Ainsi est démontrée la stabilité de l’identité civile : déterminée à la naissance, elle traverse la vie de l’individu sans changement.
C’est cette identité qui, au-delà de la seule désignation individuelle de la personne permet de la situer dans un contexte familial puisqu’y sont établis les liens de filiation.
Ainsi, l’État dessine une identité objective, assignée à la naissance, comportant un certain nombre d’éléments obligatoirement présents et stables. L’ordre public qui exige cette mise en place suppose également une protection de cette identité essentielle au bon fonctionnement de l’État.
B. Une identité protégée
L’identité assignée doit être préservée et défendue lorsque cela s’avère nécessaire. Ainsi, l’identité assignée à une personne ne peut être utilisée par une autre, au risque que cette dernière soit pénalement poursuivie (1). Mais elle peut également être un enjeu purement personnel et l’individu peut être en conflit avec sa propre identité civile. Malgré sa stabilité de principe, l’identité peut alors subir quelques modifications qui restent marginales (2).
1. Dans son utilisation par un tiers
L’identité étant purement personnelle, elle ne peut être utilisée par une personne autre que celle à laquelle elle a été assignée. L’identité civile est donc protégée par le code pénal en ce que sa mauvaise utilisation implique un trouble à l’ordre public.
Ainsi, l’individu qui usurpe l’identité d’un tiers ou qui fait « usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » (art. 226-4-1 C. pén.). Encore, l’obtention indue de documents constatant une identité auprès de l’administration française (art. 441-6 C. pén. La répression concerne également la personne qui fournit ces données personnelles) ou l’utilisation de documents d’identité de tiers afin de pouvoir entrer ou se maintenir sur le territoire de l’espace Schengen (art. 441-8 C. pén.) ouvrent la voie à une répression. La rédaction de ces textes laisse clairement apparaître que c’est le souci d’identification qui est au cœur de la problématique de l’usurpation d’identité.
Parce que l’identité sert avant tout à identifier et individualiser les citoyens, l’usurpation de celle-ci provoque un trouble qui justifie l’implication de la matière pénale. Cela explique que certains textes prévoient leur application même si la personne titulaire de l’identité utilisée y a consenti (art. 441-8 C. pén.). Cela démontre, encore une fois, que l’identité civile est conçue comme étant hors d’atteinte de la volonté personnelle car elle est nécessaire pour bon fonctionnement de l’État.
En revanche, le titulaire retrouve la possibilité de se prémunir contre l’utilisation de son identité, fut-ce à des fins non frauduleuses. Ainsi, il est interdit de prélever les empreintes génétiques d’une personne sans son consentement (art. 441-8 C. pén.). Le droit explore ainsi les possibilités de conserver son anonymat (nous pouvons ainsi citer le don d’élément ou produit du corps (art. 16-8 C. civ.) ou encore l’accouchement sous X (art. 326 C. civ.)), y compris lors d’activités sociales tels que les groupes de discussion ou les réseaux sociaux (Sur ce point : J.-M. Bruguière, « Blog, forums de discussions, réseaux sociaux… Les nouveaux visages de l’anonymat », in L’identité, un singulier au pluriel, op. cit., 2015, p.77). Mais lorsque l’ordre public est malmené, l’auteur du propos litigieux a alors l’obligation de révéler son identité (Ibid.). L’identité numérique supplante alors l’identité civile, cependant les enjeux d’ordre public restent similaires.
Finalement, seule la personne peut demander, à titre exceptionnel, à ce que son identité civile soit modifiée.
2. Dans sa modification sollicitée par la personne
Nous prendrons ici essentiellement appui sur la question du nom et de prénom car ils représentent les données les plus facilement modifiables et démontrent le mieux la réticence du droit à venir modifier l’identité civile (le changement de sexe obéit à une logique propre qui relève plutôt de l’identité intime que nous verrons dans la section suivante. Quant à la nationalité, si elle peut être changée, elle ne concerne pas que le droit français. Ne sont pas analysés les cas de rectification des actes de l’état civil qui sont uniquement justifiés par l’existence d’une erreur matérielle sur le document officiel : erreur dans la date de naissance ou encore la transcription du nom de famille).
Malgré la stabilité imposée à l’identité civile, il peut s’avérer nécessaire que certains changements puissent être effectués afin de préserver les intérêts du titulaire. Ainsi, nom et prénom peuvent être modifiés, à titre exceptionnel, selon certains motifs relevant tous d’un intérêt légitime (pour le nom de famille : l’art. 61 al. 1 C. civ. indique que « Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de nom »).
Tout d’abord, même si l’hypothèse reste marginale, les liens de filiation que représente le nom peuvent changer, ce qui justifie la possibilité de modifier ce dernier (une paternité reconnue ou à l’inverse réfutée par les preuves scientifiques par exemple). Ensuite, le nom de famille ou le prénom peuvent porter préjudice à leur titulaire au regard de leur caractère obscène, infamant ou prêtant à plaisanterie. L’action peut aussi avoir pour justification une francisation du nom ou du prénom afin de favoriser une bonne intégration dans la société française (Loi n°72-964 du 25 janv. 1972 relative à la francisation des noms et prénoms des personnes qui acquièrent, recouvrent ou se font reconnaître la nationalité française).
La justification du changement, spécialement du nom, peut parfois dépasser le seul intérêt du demandeur. Ainsi, la procédure en relèvement de nom vise à rétablir le nom d’un ancêtre afin d’éviter sa disparition (CE, 2e et 7e chambres réunies, 29 avr. 2013, req. n°359472).
La procédure de modification a été récemment réformée au profit d’une forme de souplesse. Ainsi, toute modification relative au prénom passe des mains de juge aux affaires familiales à l’officier de l’état civil (D. n°2017-450 du 29 mars 2017 relatif aux procédures de changement de prénom et de modification de la mention du sexe à l’état civil). De même, est facilitée la procédure permettant le changement de nom en raison de la recherche de concordance avec l’état civil étranger (Circ. du 27 juill. 2017 de présentation de diverses dispositions en matière de droit des personnes et de la famille de la loi n°2016-1547 du 18 nov. 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle). Cependant, cette souplesse procédurale n’ôte pas le caractère exceptionnel du changement des données de l’identité car trop faciliter le changement bousculerait l’ordre social, ce que ne peut se permettre l’État. Cependant, ce dernier doit faire face à des demandes croissantes des citoyens qui souhaitent faire correspondre leur identité officielle avec leur identité intime.
II. L’ordre public, régulateur de l’identité pensée par la personne
Assignée à la naissance, l’identité civile a le défaut d’être désincarnée. Or, chaque individu s’approprie sa propre individualité, laquelle peut ne pas être en accord avec son identité officielle. Si l’ordre public est toujours présent en encadrant ces modifications, se cache parfois derrière un changement de paradigme. Le changement de sexe est particulièrement éclairant de ce point de vue (A) car les conditions de son admission nous permettent d’imaginer quelles embûches la quête de l’affirmation de l’identité intime, pensée par la personne, peut rencontrer (B).
A. L’émergence de l’identité intime par le biais du sexe
Le sexe attribué à la naissance selon des critères médicaux et objectifs peut néanmoins poser parfois des difficultés en se distinguant de ce que la personne pense être. Deux problématiques différentes naissent alors de cette dissociation qui induit une reconnaissance du vécu intime. Pour commencer, certaines personnes désirent changer médicalement et juridiquement de sexe. Il s’agit donc pour le droit, avec le transsexualisme, de basculer, sur l’état civil, d’un sexe à l’autre (1). Ensuite, c’est l’intersexualité qui peut venir se confronter à l’identité assignée. Mais ici, le questionnement pousse le juge et le législateur dans leurs derniers retranchements en soulevant l’idée d’identité construite sur un sexe neutre, un troisième sexe (2).
1. Le sexe binaire et le transsexualisme
La particularité du sexe est de constituer initialement l’un des éléments d’identité civile le plus stable. A l’inverse du nom, du prénom ou de la nationalité, le sexe, parce qu’il est une donnée médicale, n’a pas été soumis à une exception de changement. Ainsi, pendant longtemps, il n’a pas été concevable, pour le juriste, que le sexe indiqué dans les documents officiels d’une personne ne soit pas en accord avec ce qu’elle pense être. Cependant, la médecine progressant, il est devenu possible de modifier l’état physique et physiologique d’une personne afin de la faire changer médicalement de sexe. C’est à ce moment qu’il est demandé au droit de réagir, ce qui suppose, dans ce cas de figure, de modifier la mention du sexe sur l’état civil.
Il faut reconnaître qu’une forme de réticence intense a prévalu, en France comme dans d’autres pays européens, menant certains États à des constats de violation de la vie privée des transsexuels par la Cour européenne des droits de l’homme à partir des années 1990 (Concernant la France : CEDH, 25 mars 1992, B. c. France, req. 13343/87). Peu à peu, le législateur français a permis un changement juridique de sexe assorti d’une procédure assez lourde nécessitant un processus de changement médical accompli conduisant à la stérilité de la personne, et faisant intervenir médecins et psychologues afin de s’assurer du besoin intime de ce changement. De plus en plus critiquée pour sa lourdeur, la procédure a été nettement allégée par la loi Justice du 21ème siècle du 18 novembre 2016 qui admet un changement juridique de sexe sans conversion médicale achevée (art. 61-6 C. civ.). Plus que de transsexualisme, il vaudrait mieux ainsi parler de question transgenre ou de transidentité puisque le sexe juridique n’est plus forcément en symbiose avec la transformation médicale. Le sexe n’est plus, ou beaucoup moins, une donnée médicale, mais une donnée relevant de l’intimité de la personne-même (le changement de sexe dépendant exclusivement de preuve de sa volonté de se considérer de l’autre sexe et de se comporter comme tel). Se développe alors la prédominance de l’identité intime, le « moi construit » (G. Loiseau, « L’identité… finitude ou infinitude », in L’identité, un singulier au pluriel, op. cit., p.26) sur l’identité civile désincarnée. La transidentité peut alors aller jusqu’à demander, comme c’est déjà le cas pour les personnes intersexes, la reconnaissance d’un troisième sexe imposant l’idée de neutralité.
2. Le troisième sexe et l’intersexuation
La problématique de l’intersexualité est à la fois plus ancienne et plus complexe que la transsexualité. Avant tout, ce qui pourrait pourtant apparaître comme un élément de simplicité, l’intersexualité se voit. En effet, à la naissance, l’enfant présente des caractéristiques des deux sexes. Cependant, en raison de l’ordre public, il est nécessaire de remplir la mention sexe « masculin » ou « féminin » pour établir l’acte de naissance. Il y a donc un choix à opérer par le personnel médical et les parents (le délai pour déclarer le sexe est, en France, de trois ans, mais cela correspond à des situations exceptionnelles). S’ensuivent également des opérations médicales afin que l’enfant se rapproche le plus d’un sexe ou d’un autre (parfois avec un penchant pour le sexe féminin car plus facile à « confectionner »).
Plusieurs difficultés apparaissent. D’une part, il n’est pas certain que le choix en faveur d’un sexe ou d’un autre soit en accord avec ce que l’enfant ressent. La difficulté est d’ailleurs dramatique en cas d’opérations médicales faites en faveur du « mauvais sexe » (la cour de cassation a récemment eu à traiter de cette question sous l’angle pénal en rejetant la demande faite par une personne intersexuée au titre de violences mutilantes identifiées à l’article 222-9 du code pénal à propos d’actes médicaux de conformation sexuée : Cass. Crim., 6 mars 2018, n°17-81.777. Si la solution s’explique par la question de la prescription, elle reste néanmoins inédite sur le fond et révèle toute la difficulté de la binarité sexuelle et des choix faits pour l’enfant avant qu’il puisse être en mesure de connaître son sexe). D’autre part, certaines personnes intersexuées demandent à ce que leur situation spécifique soit prise en compte de manière à modifier les règles de l’état civil et, par là même, bouleverser l’ordre public en la matière (en France, le TGI de Tours le 20 août 2015 avait admis la mention « sexe neutre » sur l’état civil d’une personne de 65 ans, déclarée homme malgré la présence d’organes génitaux masculins et féminins. Cette personne faisait valoir l’impossibilité pour elle de se sentir appartenir à l’un ou l’autre sexe (TGI Tours, 20 août 2015, D. 2015, p. 2295, obs. F. Vialla). Cependant, la Cour d’appel d’Orléans a infirmé cette décision au motif d’un juste équilibre maintenu entre le respect de l’identité sexuelle et la cohérence des règles de l’état civil (CA Orléans, 22 mars 2016, n°15/03281, AJ Fam. 2016, p. 233, obs. A. Dionisi-Peyrusse)). Plusieurs solutions sont envisagées, dont certaines ont déjà été mises en place, ou à tout le moins admises dans plusieurs pays. Il pourrait s’agir de laisser la mention du sexe vide et éventuellement permettre à la personne elle-même, une fois certaine de son appartenance, à déclarer son sexe (ainsi, le Portugal ou la Finlande n’imposent pas de délai maximum pour déclarer le sexe d’un enfant. L’Allemagne, quant à elle, permet de laisser la mention du sexe vide en attendant que l’enfant puisse répondre de lui-même. M. Gobert, « Le sexe neutre ou la difficulté d’exister », JCP 2017, Doct. p. 716).
Certaines personnes promeuvent une autre solution qui résiderait dans la création d’un sexe neutre qui viendrait s’ajouter aux sexes masculin et féminin. L’idée connaît un succès grandissant car plusieurs pays ont opté pour cette possibilité : Allemagne (le tribunal constitutionnel fédéral allemand a reconnu le 10 octobre 2017 que le fait de refuser l’inscription d’une mention non binaire du sexe dans l’état civil était inconstitutionnel. Sur cette décision : B. Moron-Puech, « Autre sexe outre-Rhin ? Plaisante justice qu’une rivière borde », D. 2018, p. 73) et Australie par le biais d’une décision de justice ; Inde, Malaisie, Népal, Thaïlande par le biais d’une législation (M. Gobert, op. cit.). En France, aucune solution ne trouve écho auprès du législateur en raison notamment d’un argument d’ordre public. S’il est possible de changer de sexe, l’ordre public nécessite l’identification par un sexe, lequel ne peut être que masculin ou féminin. Le genre n’est pour l’instant que considéré de manière binaire, mais il reste considéré, ce qui est une avancée en soi. Cette problématique spéciale peut nous amener à un questionnement plus général sur l’identité intime.
B. Les questions ouvertes par l’admission de l’identité intime
Bien que contraire à l’ordre public, du moins tel que pensé classiquement, l’illustration des besoins relatifs à la mention du sexe permet de constater que l’identité intime progresse dans le champ juridique. Victoire pour les personnes concernées, cette progression n’emporte pas moins des questionnements sur ses répercussions juridiques. Celles-ci sont tout autant pratiques (1) que théoriques (2).
1. Questionnements pratiques
A priori, il serait tentant de dire que l’autodétermination qui se développe par l’intermédiaire des demandes relatives au sexe ne pose pas de difficulté une fois passé le cap du changement d’état civil. L’égalité affirmée dès l’article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen (« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ») fait que l’identité, même choisie par la personne, n’amène aucun privilège particulier. Chacun se voit appliquer la loi de manière égalitaire. Mais, les efforts de neutralité de la règle de droit produisant une égalité purement théorique, le législateur français est intervenu afin de garantir l’effectivité de l’égalité. Le sexe, justement, est un sujet particulièrement sensible, la Constitution de 1958 permettant, dans son article 1er, de favoriser « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». Cela a donné lieu aux multiples lois sur les élections politiques, professionnelles ou encore relatives aux conseils d’administration qui promeuvent la parité (à commencer par la loi n°2000-493 du 6 juin 2000 tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives). À une égalité purement théorique, devant la loi, est substituée une égalité concrète que l’on cherche à atteindre. L’égalité entre les sexes devient alors un objet de quantification avec des seuils à atteindre ou ne pas dépasser. Changer de sexe permet de basculer d’un côté ou de l’autre, admettre un sexe neutre suppose de redéfinir ces seuils ou de repenser les calculs. Or, ces données mathématiques s’utilisent en dehors du sexe. Par exemple, les personnes handicapées bénéficient d’un quota d’embauche de 6% dans les entreprises de plus de 20 salariés (art. L. 5212-2 C. trav.).
Sans aller jusqu’à ses mesures chiffrées, le sexe reste un enjeu biologique. La réforme de 2016 sur la transidentité pose question à cet égard. En effet, puisqu’il n’est pas demandé à l’individu d’avoir terminé le processus de conversion sexuelle pour changer juridiquement de sexe, celui-ci n’est pas forcément stérile après la modification de la mention du sexe. Dès lors, une femme devenue juridiquement un homme peut être enceint. Ou plutôt, un homme, au sens juridique du terme peut être enceint. Or, malgré l’égalité juridique, il reste fort heureusement des règles de protection des femmes liées à la question de la grossesse et de la maternité en raison des ressorts biologiques sur lesquelles elles reposent. Cependant, dans le cas mis en exergue en introduction, il faut trouver une solution juridique à l’application du congé maternité à un homme. Ce point n’est pas prévu par les textes qui sont pour la plupart rédigés de manière genrée en identifiant la femme ou la mère (par exemple : art. L. 1225-4 ou L. 1225-17 C. trav). De même, se poseront des questions dans le cadre de l’accès à la PMA par exemple. La CJUE a d’ailleurs eu à connaître d’une discrimination faite à l’encontre d’une personne ayant médicalement changé de sexe, mais pas juridiquement, afin pouvoir rester mariée et qui n’a pu ainsi bénéficier du régime retraite lié à son nouveau sexe (CJUE, 26 juin 2018, MB, C-451/16).
Quoi qu’il en soit, l’ouverture faite en matière d’identité intime liée à l’appartenance à un sexe ouvre la voie à d’autres velléités de changement, y compris d’âge. Un néerlandais a ainsi demandé à se faire rajeunir de 20 ans, ce que le tribunal a refusé en s’appuyant particulièrement sur les « conséquences juridiques et sociales indésirables » (https://www.ouest-france.fr/europe/pays-bas/un-tribunal-refuse-de-rajeunir-de-20-ans-l-age-legal-d-un-neerlandais-6106186) que cette modification entrainerait.
Quant aux questionnements théoriques, ils sont également fort nombreux.
2. Questionnements théoriques
Le sexe devient « un fait de conscience subjectif » (A. Bernard, « L’identité des personnes physiques en droit. Remarques en guise d’introduction », in L’identité politique, PUF, 1994, p. 127). Or, après tout, pourquoi ne pas concevoir cette nouvelle dynamique en dehors de ce seul marqueur d’identité personnelle. Cette sollicitation du droit afin qu’il affirme le moi véritable de la personne n’est pas sans causer un bouleversement qui peut conduire à une réflexion générale sur une mutation possible ou envisageable de l’ordre public.
Se profile alors une redéfinition de l’identité civile et ainsi des marqueurs d’identité imposés. Deux solutions, qui peuvent d’ailleurs être combinées, sont susceptibles d’être explorées.
D’une part, limiter le nombre de données officielles de l’identité personnelle. Certains auteurs travaillent actuellement à la question de savoir s’il ne faut pas ôter la mention sexe de l’état civil. L’idée peut ou non paraître séduisante, mais la solution aurait sans nul doute des effets sur l’appréhension de la question de l’identité. Le sexe ou le genre est une réalité qui ne peut être niée. Il ne peut être nié non plus que cette réalité est constitutive de l’identité d’une personne. Mais, il s’agirait d’une identité qui ne serait plus assignée (puisqu’elle ne serait plus présente dans l’état civil). Nous serions alors au cœur de l’identité-ipséité, celle qui peut évoluer, celle qui correspond à une narration de la personne, telle qu’elle se pense aujourd’hui et qui peut évoluer dans le temps.
D’autre part, conserver ces marqueurs d’identité, mais passer d’une identité assignée à une identité déclarative. Comme nous l’avons vu, le droit français obéit à des règles d’assignation strictes, ce qui n’est pas le cas partout. Ainsi, aux États-Unis, les citoyens peuvent changer de nom sans pour autant à avoir à avancer une quelconque justification. L’individu peut donc construire lui-même son identité (Un suprématiste blanc a même fait changer son nom en Hitler : http://www.leparisien.fr/societe/etats-unis-un-suprematiste-blanc-change-son-nom-pour-s-appeler-hitler-12-05-2017-6943545.php). Il définit également lui-même son appartenance raciale ou ethnique : blanc, noir ou afro-américain, amérindien, asiatique, hawaïen ou océanien et, à part, hispanique ou latino qui correspond plus à une ethnie qu’à une race (Ainsi, des personnes que l’on qualifierait plutôt en France de métisses se définissent en tant que noires et appartenant à la communauté afro-américaine : C. Levenson, « Aux Etats-Unis, être noir n’est pas toujours une question de couleur de peau », Slate, 14 juin 2015).
En France, pays où est régulièrement discutée la nécessité de faire disparaître le mot race de la Constitution, l’introduction de cet élément dans l’identité officielle est particulièrement improbable (Constitution de 1958 en son article 1er : « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Certains textes, comme l’art. 225-1 du Code pénal parlent dorénavant de « prétendue race »). Cependant l’exemple américain, montre combien l’assignation de l’identité telle que nous la connaissons en France n’est pas la seule option possible. Il donne à voir combien l’identité-ipséité, celle qui narre la vie du citoyen, peut être mise en avant. S’il n’est pas question d’ajouter la race ou la religion dans l’identité civile, il pourrait être possible d’introduire l’idée de respect du choix de l’individu, à tout le moins concernant le sexe. Il s’agit de passer d’un système d’identité assignée, hors d’atteinte de la volonté de son titulaire, à une identité affirmée par l’individu par le biais d’un droit à l’autodétermination. Mais il n’y a pas que cet individu qui est en cause, car l’identité peut aussi, généralement de manière négative, être pensée par les autres.
III. L’ordre public, pourfendeur de l’identité pensée par les autres
L’identité est celle qui nous définit comme une personne, mais aussi comme une personne singulière parmi les autres. Elle compile, comme nous l’avons vu, une identité « pour soi » et une identification « pour autrui » (C. Dubar, in A. Bevort et al. (Dir.), Dictionnaire du travail, PUF, 2012, v. Identité). Il faut aussi y mêler une identité par les autres, celle qui est pensée, au risque d’être déformée, par le biais de rapports sociaux. Apparaissent alors les discriminations qui naissent de préjugés et de stéréotypes masquant l’identité réelle sous un vernis d’idées préconçues. Les discriminations constituent alors sans nul doute un trouble à l’ordre public (A), tandis que la lutte contre les discriminations devrait logiquement permettre le retour à un équilibre des rapports sociaux (B).
A. Les discriminations sur l’identité, un trouble à l’ordre public
Les discriminations qui constituent, rappelons-le, un délit réprimé à l’article 225-1 du code pénal, apparaissent comme un « dé-régulateur » de l’identité car elles viennent poser un voile sur l’identité de la personne telle qu’elle se pense. C’est tout à la fois la substitution d’une identité collective à une identité qui devrait être individuelle (1) et une négation de l’humanité de la personne (2).
1. Une identité collective substituée à l’identité personnelle
Le droit de la discrimination est souvent présenté comme un droit défendant l’identité de la personne. Ainsi, les motifs de discrimination prohibés sont-ils, historiquement du moins, rattachés à ce que peut être considéré comme des facettes de l’identité personnelle de l’individu : le sexe, l’âge, le handicap, l’origine, la religion ou le nom de famille par exemple. Sans oublier l’orientation sexuelle et l’identité de genre qui intéressent le couple servant de fil conducteur à cet exposé. La discrimination porte ainsi atteinte à l’identité objective qu’à l’identité subjective. Les nouveaux motifs apportés par les lois récentes sont, de ce point de vue, moins probants (la domiciliation bancaire pour ne prendre qu’une illustration : outre l’aspect détaché de l’identité de ce motif, il faut également souligner qu’il est présent dans le Code du travail, mais pas dans le Code pénal, ce qui vient compliquer cette prise en compte). Malgré ces changements, le cœur du droit des discriminations reste attaché à ce qu’est l’individu dans ses multiples facettes listées par la loi.
Mais il y a peut-être ici un malentendu sur ce qu’est cette identité défendue par les règles prohibant les discriminations. Il ne s’agit pas en effet de défendre son identité intime ou civile, mais de se défendre l’individu face à son identité telle que perçue par l’autre. La discrimination n’est ni plus ni moins qu’une déformation de l’identité réelle de l’individu par un mécanisme de préjugés et de stéréotypes. La personne n’est pas vue et traitée au regard de ce qu’elle est, individuellement, mais en fonction d’un biais de perception qui le rattache à une catégorie de personnes, laquelle est associée à des traits ou des caractéristiques négatives. Ainsi, un salarié âgé de 55 ans ne sera-t-il pas embauché par crainte d’une absence de souplesse, d’une mauvaise appréhension des outils informatiques… L’âge l’emporte donc sur ses compétences, son expérience, ses capacités réelles d’adaptation ou d’investissement. La discrimination est donc la substitution d’une identité collective ou catégorielle fantasmée à l’identité personnelle réelle. C’est ce que relevait Jean Carbonnier lorsqu’il indiquait que la discrimination est « une rupture de l’égalité, mais par le rejet d’une catégorie de personnes hors du droit commun » (J. Carbonnier, Les personnes, Thémis, 21e éd., 2000, n°92, p. 162). La personne est rejetée parce qu’appartenant à une catégorie, c’est donc cette dernière qui est en fait visée. D’ailleurs, le rejet peut faussement être appliqué. En effet, certains motifs, tels que la race, l’ethnie ou la nation, sont identifiés par les qualificatifs de « vrai ou supposé » (art. L. 1132-1 C. trav. Ces mêmes motifs s’appliquent lorsqu’ils sont « terminés » selon le code pénal et la loi du 27 mai 2008). Ces précisions montrent bien que la discrimination peut obéir à un double fantasme : les caractéristiques attachées à la catégorie, l’appartenance à la catégorie elle-même. La personne laisse place à un avatar pensé par l’autre qui la place hors humanité.
2. La personne placée hors de l’humanité
Si la discrimination est la négation de la personne telle qu’elle est individuellement ou subjectivement, elle conduit à déconstruire l’identité-mêmeté. Cette dernière permet d’être considérée comme une personne parmi les personnes, elle rassemble les individus autour d’une détermination commune. La preuve en est que certains motifs de discrimination relèvent de l’identité civile tels que le nom de famille, le sexe ou l’âge. Or, nous avons pu constater que l’identité civile, ce socle officiel de l’identité, était justement conçue pour identifier une personne au sens juridique du terme. Déconstruire cette identité revient à nier ou déformer cette personne juridique.
Dans le même ordre d’idée, un contrôle d’identité, justifié par l’ordre public, peut devenir discriminatoire lorsqu’il est fait « au faciès » (pour des exemples : Cass. Crim., 3 nov. 2016, n°15-85.548 ; Cass. 1re Civ. , 9 nov. 2016, n°15-25.875). On voit bien alors que le contrôle de l’identité civile se fait selon des motifs discriminatoires puisque sont associées des caractéristiques négatives à des traits physiques.
Par ailleurs, pour aller au-delà du seul contexte français, il faut établir le jeu particulier de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe les discriminations. Le texte en fait donc un droit de l’Homme, ce qui n’est pas, fort heureusement, une surprise, mais il l’adosse aux autres droits protégés par la Convention par une absence d’indépendance : il faut qu’un article soit applicable pour que l’article 14 puisse être appliqué. Loin d’être annihilateur, ce fonctionnement permet d’inscrire la non-discrimination comme un soubassement aux autres droits fondamentaux.
En cela, elle se rapproche d’un autre droit dont la Cour fait une lecture transversale, la dignité (CEDH, 29 avr. 2002, Pretty c. Royaume-Uni, req. 2346/02). D’ailleurs, le Code pénal français fait ce lien en intégrant la discrimination dans les atteintes à cette dernière. La lutte contre les discriminations, sur le plan pénal, apparaît avant tout comme la manière de protéger l’essence même de la personne, sa dignité et par-là même son humanité.
Lutter contre les discriminations apparaît alors comme essentiel pour rétablir l’ordre public.
B. Un retour à l’ordre public par la lutte contre les discriminations
La tension entre les différentes identités doit se faire au profit de l’identité réelle, qu’elle ressorte de l’idem ou de l’ipsé. Il faut alors engager un processus de rétablissement de la réelle identité personnelle et faire en sorte que celle-ci soit le passeport de l’identité sociale : les autres doivent nous considérer tels que nous sommes et tels que nous nous laissons voir. Cette lutte contre les discriminations prend deux formes complémentaires : dans le droit (1) et par le droit (2).
1. La lutte contre les discriminations dans le droit
L’égalité réelle suppose une lutte active contre les discriminations, laquelle peut prendre la forme d’une législation créant, aménageant, lissant les droits de différentes catégories de personnes. La règle de droit est alors autoréalisatrice, voire performative, en termes d’égalité. Ainsi, l’ouverture du mariage dit « pour tous » permet de mettre fin à la discrimination légale faite au détriment des personnes homosexuelles et réalise une égalité concrète.
Modifier le droit afin de lutter contre les discriminations peut conduire le législateur, lequel peut lui aussi imprimer ses préjugés dans la loi (CEDH, 20 juin 2017, Bayev c. Russie, req. 67667/09), à prendre deux directions opposées en oscillant entre différenciation des catégories (droit à la différence) et la neutralité (droit à l’indifférence). Si nous reprenons l’exemple du mariage ouvert aux personnes de même sexe, une simple réécriture des règles concernées de manière neutre a suffi (malgré la réticence de certains maires, il faut bien l’avouer. Leur requête devant la CEDH visant à faire valoir leur liberté a d’ailleurs été jugée irrecevable par un juge unique le 4 octobre 2018 (ce type de décision ne fait pas l’objet d’une publication) : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/10/17/97001-20181017FILWWW00154-cedh-un-recours-de-maires-opposes-au-mariage-gay-juge-irrecevable.php) pour rétablir une égalité. C’est par l’indifférence et la neutralité que l’égalité est atteinte.
À l’inverse, la CEDH a ainsi pu développer les aspects de droit à la différence des tsiganes qui, en tant que minorité obéissant à un mode de vie qui leur est propre, ne doivent pas subir de limites disproportionnées aux possibilités de mener une telle vie (CEDH GC, 18 janv. 2001, Chapman c. Royaume-Uni, req. 27238/95).
Cette oscillation permanente entre les demandes de différenciation légale et celles d’assimilation à la majorité ne sont pas toujours comprises et conduisent à de nombreuses critiques. Pourtant, il ne s’agit ici que de l’affirmation d’une aspiration commune qui est celle d’une égale liberté. La distinction droit à la différence et droit à l’indifférence n’a rien de dogmatique, mais relève plutôt d’un principe pragmatique d’aménagement juridique. Ainsi, l’ordre public doit servir de balance entre les aspirations en termes de liberté des individus, lesquelles peuvent nécessiter un aménagement de la règle de droit, et l’intérêt général qui doit parfois contenir ces velléités égalitaires, spécialement celles qui sont différenciatrices. L’exemple le plus frappant est celui de la question de la religion et singulièrement du port du voile et de la burqa. La liberté de religion doit permettre à chacun de pouvoir exprimer ses convictions sans discrimination – qui correspond comme nous l’avons vu à une nécessité d’ordre public -, mais cette extériorisation ne peut aller à l’encontre de la bonne marche de la société et du vivre-ensemble (CEDH GC, 1er juill. 2014, SAS c. France, req. 43835/11), ayant pour socle l’ordre public. Mais parfois, l’affirmation du droit, dans la différence ou l’indifférence, n’est pas suffisant. Il est parfois nécessaire de réguler les rapports sociaux par le droit.
2. La lutte contre les discriminations par le droit
Le droit de l’égalité n’est pas forcément performatif. Toute cette matière s’est d’ailleurs reconstruite à partir du constat selon lequel l’égalité théorique, de droit, n’emporte pas nécessairement une égalité dans les faits. Aujourd’hui, la prévalence de l’égalité abstraite est moins forte et, comme nous avons pu le constater, le glissement vers une égalité concrète est à l’œuvre. Non seulement, la règle dans l’acception du droit qu’elle affirme doit se faire sans discrimination, mais lorsque cette dernière subsiste dans les faits en raison des rapports sociaux, le droit a vocation à la réprimer, voire à éradiquer ses effets. Il ne s’agit plus de s’arrêter à la déclaration de droits, mais de s’assurer et garantir leur réalité par une régulation des acteurs. L’exemple emblématique et controversé est celui des discriminations positives. Il s’agit de mesures qui viennent remédier à une situation de discrimination factuelle envers une catégorie de personnes et qui suppose une différenciation juridique. Les mesures de parité ou encore les 6% d’emploi des personnes handicapées dans les entreprises de plus de 20 salariés en sont des exemples. La construction de la mesure nécessite alors d’identifier quels en sont les bénéficiaires. Or, cette désignation, souvent qualifiée de stigmatisation, met en lumière ces personnes par un critère identitaire. La revendication identitaire devient alors une expression péjorative marquant la pulvérisation de la société (pour un exemple récent : O. Galland, « Pourquoi mesures objectives et représentations subjectives de l’inégalité divergent-elles ? », Rev. Eu. Sc. Soc. 2018/1, p. 263) et les risques de fractures par un communautarisme exacerbé. La critique est bien évidemment recevable, bien qu’il soit possible de comprendre que ce communautarisme s’adresse plus à certaines catégories qu’à d’autres (ainsi, il n’a jamais été envisagé concernant les personnes handicapées). La critique est donc recevable et la crainte justifiée, mais il est souvent oublié que l’admission même des discriminations dans le corpus juridique est en soi une fragmentation de la société puisqu’il est besoin d’identifier dans la règle de droit des motifs que le législateur pense a priori être comme relevant de caractéristiques identitaires. Ceci se faisant sans que cela corresponde toujours à la réalité personnelle de chacun des membres du groupe ainsi mis en lumière. Sans oublier que la discrimination négative est, en elle-même, une stigmatisation et un communautarisme de rejet.
Gérard Cornu affirmait que « l’égalité est moins une valeur en soi que l’accès aux valeurs véritables : liberté, dignité, inviolabilité » (G. Cornu, Rapport de synthèse, in La personne humaine, sujet de droit, 4èmes Journées Savatier, PUF, 1994, p. 221). Sans doute faudrait-il ajouter à cette liste de valeurs essentielles, celle de l’identité car elle est au cœur de la construction de la personne. Il est en même consubstantielle.
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