DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 58675/00
présentée par Michel MARTINIE
contre la France
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 13 janvier 2004 en une chambre composée de
MM.Gaukur Jörundsson, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme W. Thomassen,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 24 septembre 1999,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, Michel Martinie, est un ressortissant français, né en 1948 et résidant à Papeete. Il est représenté devant la Cour par Me Martin Meyer, avocat au barreau de Strasbourg. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3. En juin 1987, le lycée René Cassin de Bayonne – dont le requérant était l’agent comptable – et la fédération française de pelote basque conclurent une convention en vue de créer au sein du lycée un Centre permettant aux jeunes athlètes de poursuivre leurs études tout en s’entraînant : le centre national d’entraînement à la pelote basque (« CNEA »). Dépourvu de personnalité morale, le CNEA était rattaché au budget du lycée ; le proviseur du lycée en était directeur et ordonnateur des dépenses, et le requérant, nommé secrétaire général, lui servait d’agent comptable. En décembre 1987, le proviseur institua une indemnité forfaitaire mensuelle au profit du directeur du CNEA et de son secrétaire général.
4. Dans le cadre du contrôle des comptes rendus par le requérant pour les exercices 1989 à 1993, la chambre régionale des comptes d’Aquitaine rendit, les 3 mai 1996 et 11 mars 1997, des jugements provisoires enjoignant au requérant de produire certaines justifications complémentaires.
Par un jugement du 17 octobre 1997, la chambre régionale des comptes d’Aquitaine constitua le requérant débiteur dudit lycée pour les sommes de 191 893,09 francs (« FRF »), 11 407,75 FRF et 17 806,60 FRF, assorties d’intérêts. Ces montants correspondent à des paiements effectués par le requérant en sa qualité de comptable public de cet établissement, pour les exercices 1989 à 1993. La première est relative à l’indemnité forfaitaire mensuelle versée au proviseur du lycée, en sa qualité de directeur du « CNEA », et au requérant lui-même, en sa qualité de secrétaire général ; la seconde a trait à une indemnité de caisse versée au requérant lui-même sur les crédits du service à comptabilité distincte du CNEA ; la troisième se rapporte au versement sur le compte du service à comptabilité distincte du CNEA d’indemnités de congés payés, au bénéfice du directeur du centre et du requérant lui-même. Le jugement constate l’absence d’une délibération exécutoire du conseil d’administration du Lycée René Cassin décidant de ces indemnités – alors que seul cet organe avait compétence pour mettre en place un système indemnitaire – et, se référant aux textes les prévoyant, et rappelle qu’ « il appartient au comptable public de s’assurer que les pièces justificatives qu’il présente à l’appui des paiements qu’il prend en charge émanent bien de l’autorité compétente ».
5. Saisie en appel par le requérant, la Cour des comptes, par un arrêt du 20 octobre 1998, confirma pour l’essentiel le jugement déféré et le réforma partiellement sur le total du débet, réduisant celui-ci à 191 893,09 FRF.
6. Par une décision du 22 octobre 1999, le Conseil d’Etat déclara la requête en cassation déposée par le requérant « non admise ». La décision est ainsi rédigée :
« Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif : « le pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat fait l’objet d’une procédure préalable d’admission. L’admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n’est fondé sur aucun moyen sérieux » ;
Considérant que, pour demander l’annulation de l’arrêt du 20 octobre 1998 [de] la Cour des comptes (…), M. Martinie soutient que l’arrêt attaqué a été rendu en violation des stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention (…) dès lors qu’il n’a pas été invité à comparaître, ni à présenter ses observations, qu’il n’a pas eu connaissance de la date de l’audience fixée par la Cour des comptes, et que le rapporteur et le contre-rapporteur ont participé au délibéré de la formation de jugement ; que la cour a commis une erreur de droit en considérant que seule une délibération exécutoire du conseil d’administration du lycée aurait pu constituer la pièce justificative du paiement ; qu’elle ne pouvait pas davantage mettre à la charge du comptable des dépenses payées par le [CNEA] antérieurement au 21 février 1992, date de sa nomination, comme comptable du « service à comptabilité directe » ayant supporté les dépenses irrégulières ; qu’enfin, la Cour des comptes a commis une autre erreur de droit en ordonnant le versement du débet au profit du lycée René Cassin ;
Considérant qu’aucun de ces moyens n’est de nature à permettre l’admission de la requête ».
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. La responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics
7. L’article 60 de la loi no 63-156, du 23 février 1963, précise que les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables des contrôles qu’ils sont tenus d’assurer en matière de recettes, de dépenses et de patrimoine dans les conditions prévues par le règlement général sur la comptabilité publique. A cet égard, les articles 12 et 13 du décret no 62-1587 du 29 décembre 1962, portant règlement général sur la comptabilité publique, indiquent ce qui suit :
Article 12
« Les comptables sont tenus d’exercer :
(…)
B – En matière de dépenses, le contrôle :
De la qualité de l’ordonnateur ou de son délégué ;
De la disponibilité des crédits ;
De l’exacte imputation des dépenses aux chapitres qu’elles concernent selon leur nature ou leur objet ;
De la validité de la créance dans les conditions prévues à l’article 13 ci-après ;
Du caractère libératoire du règlement.
(…) ».
Article 13
« En ce qui concerne la validité de la créance, le contrôle porte sur :
La justification du service fait et l’exactitude des calculs de liquidation ;
L’intervention préalable des contrôles réglementaires et la production des justifications.
En outre, dans la mesure où les règles propres à chaque organisme public le prévoient, les comptables publics vérifient l’existence du visa des contrôleurs financiers sur les engagements et les ordonnancements émis par les ordonnateurs principaux.
Les comptables publics vérifient également l’application des règles de prescription et de déchéance ».
2. Le contrôle juridictionnel des comptes des comptables publics (source principale : http://www.ccomptes.fr)
a) Les chambres régionales des comptes
8. Les comptes des comptables publics font l’objet d’un contrôle juridictionnel, lequel est confié aux chambres régionales des comptes lorsqu’il s’agit des comptes des comptables publics des collectivités territoriales et de leurs établissements publics (article L 211-1 et suivants du code des juridictions financières). Il s’agit d’un contrôle juridictionnel de la régularité des opérations effectuées par lesdits comptables, tant en recettes qu’en dépenses. Cette procédure est obligatoire, les chambres régionales des comptes réglant et apurant les comptes par des jugements, que des irrégularités aient été révélées ou non. L’objet du contrôle est de vérifier non seulement que les comptes sont réguliers, mais surtout que le comptable a bien exercé l’ensemble des contrôles qu’il est tenu d’effectuer, notamment quant à l’origine et au montant des recettes et dépenses, et n’a pas, par négligence, porté préjudice à la collectivité.
Les jugements définitifs donnent décharge au comptable ou le mettent en débet, c’est-à-dire, lui imposent de reverser une somme à la collectivité (article L. 231-7 du code des juridictions financières) et de supporter ainsi personnellement les conséquences pécuniaires d’une irrégularité dans la gestion.
Ce contrôle juridictionnel se déroule selon les étapes suivantes : production des comptes par le comptable public local ; instruction contradictoire ; rapport par le magistrat instructeur ; délibéré de la chambre régionale des comptes ; jugement provisoire ; réponse du comptable ; délibéré de la chambre régionale des comptes ; jugement définitif (décharge ou débet).
9. Le comptable concerné ou ses ayants droit, la collectivité locale ou l’établissement public, le commissaire du Gouvernement près la chambre régionale des comptes, et le procureur général près la Cour des comptes, peuvent faire appel devant la Cour des comptes de tout jugement prononcé à titre définitif par la chambre régionale des comptes (articles L. 111-1, L. 211-1, L. 243-1 et R. 243-1 et suivants du même code).
b) La Cour des comptes
10. La Cour des comptes est assistée d’un Parquet, dirigé par le Procureur général, lequel est nommé par décret en Conseil des ministres. Il exerce le ministère public près la cour. Il est assisté par un premier avocat général et des avocats généraux, magistrats de la cour.
11. Lorsqu’un appel est formé contre un jugement rendu par une chambre régionale des comptes, le ministère public de cette juridiction communique la requête aux autres personnes ayant la faculté d’appeler (article R. 243-8 alinéa 1 du code des juridictions financières) et en adresse copie au procureur général près la Cour des comptes (article R. 243-8 alinéa 2). Dans le délai d’un mois à dater de la transmission prévue à l’article R. 243-8 alinéa 1, les parties peuvent prendre connaissance au greffe de la chambre régionale de l’ensemble des pièces jointes au recours et produire des mémoires en défense ; au cours de ce même délai, le ministère public peut présenter ses observations. Copie de ces mémoires et observations est notifiée par le ministère public au requérant et aux autres parties, qui peuvent, dans le délai d’un mois à dater de cette transmission, produire un mémoire en réplique, qui est lui-même transmis aux parties, et peut faire l’objet d’un mémoire en duplique dans un délai de quinze jours. Le ministère public peut présenter des observations sur les mémoires en défense et en répliques produits par les différentes parties ; ces observations sont notifiées aux parties intéressées (article R. 243-9). Si de nouvelles pièces sont versées au dossier, le requérant et les autres parties ont un délai de quinze jours pour en prendre connaissance et présenter éventuellement leurs observations au greffe de la chambre régionale des comptes (article R. 243-10). Le dossier du recours est transmis au procureur général près la Cour des comptes par le ministère public près la chambre régionale ; ce dernier en avise le requérant et les autres parties. Les comptes concernés par le jugement attaqué peuvent être joints au dossier du recours, en tout ou partie, à l’initiative du ministère public près la chambre ou sur demande du procureur général près la Cour des comptes (article R. 243-11).
12. Lorsque la Cour juge l’appel irrecevable, son arrêt est définitif. Si elle reconnaît la recevabilité de l’appel elle peut statuer immédiatement au fond ou ordonner des mesures d’instruction par un arrêt provisoire qui est notifié au comptable et aux parties intéressées. Elle peut ordonner la production des comptes sur lesquels s’est prononcé le jugement attaqué ainsi que de toutes pièces qu’elle estime nécessaires pour lui permettre de statuer (article R. 131-41 du code des juridictions financières).
13. Lorsque la Cour des comptes est saisie en appel d’un jugement d’une chambre régionale des comptes, seules sont publiques les séances au cours desquelles elle statue définitivement sur un jugement intervenu en matière de gestion de fait ou d’amende ; dans le cas où il y a une telle audience publique, les parties reçoivent notification préalable de la date de celle-ci, et la formation délibère hors la présence du rapporteur et du ministère public (articles R. 149-9 à R. 414-13 du code des juridictions financières, introduits dans le code par le décret no 2002-1201 du 27 septembre 2002).
Les arrêts statuant en appel d’un jugement d’une chambre régionale des comptes portant sur des gestions de fait « sont délibérés après l’audition, à leur demande, des requérants et des autres parties intéressées » (articles L. 131-2 du code des juridictions financières). Il en va de même au profit des « personnes concernées » lorsqu’il s’agit d’un jugement ayant prononcé une condamnation à l’amende (article L. 131-13 du même code). Le code des juridictions financières ne contient aucune disposition de cette nature s’agissant des autres cas d’appel.
3. Jurisprudence du Conseil d’Etat
14. Selon le Conseil d’Etat, lorsqu’elle juge les comptes des comptables publics, la Cour des comptes ne connaît pas d’une accusation en matière pénale ni ne tranche une contestation sur des droits et obligations de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, notamment, CE 19 juin 1991, Ville d’Annecy c. Dussolier, Recueil Lebon p. 242 et CE 3 avril 1998, Mme Barthélémy, Recueil p. 129) ; il n’en va différemment que lorsqu’elle statue en matière d’amende (CE 16 novembre 1998, SARL Deltana et M. Perrin).
GRIEFS
15. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant dénonce une violation, devant la Cour des comptes, de son droit à voir sa cause entendue « équitablement [et] publiquement », « par un tribunal (…) impartial ». Il expose que ni lui-même ni son conseil n’ont reçu communication, avant l’audience, du rapport du conseiller rapporteur, et que ce dernier a participé au délibéré de la formation de jugement alors qu’il avait préalablement participé à l’instruction de l’affaire. Il ajoute qu’il n’a été ni convoqué à l’audience, ni invité à présenter ses observations, ni même informé de la date de l’audience, laquelle ne serait en outre pas publique.
16. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de ce que sa requête en cassation a été déclarée « non admise » par le Conseil d’Etat en application de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987, sans avoir fait l’objet d’un examen au fond.
17. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant dénonce une méconnaissance du principe du contradictoire devant le Conseil d’Etat, résultant de l’absence de communication des conclusions du commissaire du gouvernement aux requérants ou à leurs conseils avant l’audience, et de l’impossibilité pour ces derniers d’y répondre. Sur ce dernier point, il reconnaît que les parties ont la possibilité de remettre une note en délibéré à la formation de jugement, mais précise que ladite formation n’est tenue ni de faire état de celles-ci dans sa décision, ni d’en tenir compte. Sur le fondement de cette même disposition, le requérant se plaint en outre de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement.
18. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, le requérant dénonce une atteinte au respect de ses biens, résultant à la fois des conditions imposées par le droit français pour l’exercice de la fonction de comptable public, et du débet prononcé à son égard. Sur le premier point, il précise que le droit français impose au candidat aux fonctions de comptable public les conditions exorbitantes du droit commun suivantes : le versement, préalable à l’installation et à l’entrée en fonctions, de garanties financières prélevées sur le patrimoine personnel du comptable, dont le montant est fixé unilatéralement par l’administration et proportionnellement aux gestions assumées, ou la formation d’un cautionnement ; la prise d’une hypothèque légale de 1er rang par le Trésor Public sur l’ensemble des biens du comptable et de son conjoint, y compris sur la masse successorale.
EN DROIT
A. Sur les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention
19. Le requérant dénonce plusieurs violations de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…). »
1.Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention
a) Thèses des comparants
20. Le Gouvernement soutient que, dans le cadre de la procédure litigieuse, les juridictions financières n’avaient à décider ni sur une accusation pénale dirigée contre le requérant ni sur ses droits et obligations de caractère civil.
Il expose que les comptables publics assurent une mission d’intérêt général et participent à l’exercice de la puissance publique en détenant une parcelle de la souveraineté de l’Etat. Or, dans l’arrêt Pellegrin c. France du 8 décembre 1999 (no 28541/95, CEDH 1999-VIII) la grande chambre de la Cour aurait jugé que les litiges concernant les agents publics qui occupent des fonctions de cette nature échappent au champ d’application de l’article 6 § 1, les Etats ayant un intérêt légitime à exiger d’eux un lien spécial de confiance et de loyauté.
En tout état de cause, la procédure de jugement des comptes des comptables publics obéirait à des traits originaux l’excluant du champ d’application de l’article 6 § 1 dans son volet pénal. La mission du juge se bornerait à l’appréciation des justifications matérielles produites par les comptables et les débets prononcés à l’encontre de ceux-ci se fonderaient exclusivement sur l’insuffisance de ces justifications sans que l’attitude du comptable soit prise en compte. Selon le Gouvernement, divers éléments caractéristiques de cette procédure seraient « incompatibles avec la notion d’accusation en matière pénale » : le caractère objectif de l’instance en jugement ; l’interdiction faite au juge de rechercher toute faute ou tout élément intentionnel dans les agissement des comptables, renforcée par l’exclusivité réservée au ministre des finances pour apprécier d’éventuelle circonstances atténuantes ; l’extension de la responsabilité d’un comptable déterminé, sous certaines conditions, aux actes de ses subordonnés, de ses prédécesseurs et de ses régisseurs.
Le prononcé d’un débet ne mettrait pas davantage en cause des « obligations de nature civile ». Le Gouvernement admet que la phase de jugement du compte comporte, pour les comptables, un enjeu patrimonial, puisque les sommes mises à leur charge par le juge des comptes sont susceptibles d’être recouvrées sur leurs biens propres. Le juge des comptes disposerait cependant d’un pouvoir d’appréciation limité à la matérialité des pièces du compte : il « juge les comptes et non les comptables » ; le cas échéant, le débet ne viserait pas à réparer le préjudice financier causé par tel comptable à une collectivité mais à couvrir le montant du paiement irrégulier. Par ailleurs la situation patrimoniale du comptable serait en réalité réglée non par le juge des comptes mais par le ministre des finances, auquel la loi donne le pouvoir d’accorder au comptable une décharge de comptabilité ou une remise de débet en cas de force majeure ou d’absence de faute. Ce serait ainsi le ministre et non la juridiction financière qui se prononcerait sur une éventuelle mise en jeu du patrimoine des comptables après avoir apprécié leurs manquements dans l’exercice de leurs fonctions ainsi que leurs capacités contributives au regard des sommes en cause. Le requérant aurait d’ailleurs obtenu, le 7 juin 2001, une décision ministérielle de remise gracieuse du débet prononcé par la Cour des comptes, à hauteur de 21 953,91 EUR, 762,25 EUR restant à sa charge.
Le Gouvernement ajoute qu’à l’inverse de la Cour des comptes belge – dont les attributions avaient été examinés par le Commission européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire Muyldermans c. Belgique (no 12217/86, rapport du 2 octobre 1990) – et de la Cour de discipline budgétaire et financière française – qui se prononce sur des accusations « pénales » au sens de la Convention (le Gouvernement se réfère à cet égard à l’arrêt Guisset c. France du 26 septembre 2000 ; no 33933/96, CEDH 2000-IX) – la Cour et les chambres régionales des comptes françaises voient leur intervention limitée au rétablissement des comptes.
Le Gouvernement conclut en conséquence à l’irrecevabilité de cette partie de la requête, comme étant incompatible rationae materiae avec les dispositions de la Convention.
21. Le requérant réplique que l’article 6 § 1 est applicable sous son volet civil et conclut au rejet de l’exception soulevée par le Gouvernement.
Il souligne que la procédure de mise en débet, qui implique la responsabilité du comptable public sur ses deniers propres, a « d’indiscutables implications patrimoniales pour l’intéressé ».
Il ajoute que ses fonctions ainsi que celles du CNEA étaient exemptes de toute participation à l’exercice de la puissance publique ou à la souveraineté de l’Etat, au sens de l’arrêt Pellegrin précité.
Il expose à cet égard que le CNEA avait pour mission l’accueil, le transport, l’hébergement et la restauration des athlètes de haut niveau de la fédération française de pelote basque ainsi que l’entretien des équipements et la mise en œuvre des conditions matérielles relatives à l’entraînement desdits athlètes.
Quant à ses propres fonctions, elles n’auraient comporté aucune exigence spécifique de sauvegarde des intérêts de l’Etat puisqu’elles relevaient de la pure gestion comptable. Comptable du lycée René Cassin de Bayonne, il n’aurait été comptable du CNEA que parce qu’il d’agissait d’une « structure totalement annexe au lycée ». Or les établissements publics locaux d’enseignement ne seraient pas dotés de comptables publics relevant de la catégorie des comptables du Trésor ; nommé lui-même par arrêté du recteur de l’Académie, il était fonctionnaire de l’Education nationale, de sorte que le lien hiérarchique l’unissant à la Direction de la comptabilité publique était « très distendu ». Par ailleurs, les budgets dont il avait à assurer l’exécution relevaient de la seule compétence des collectivités locales et étaient consacrés à la fourniture de matériel et d’équipements pédagogiques ainsi qu’à l’hébergement et à la restauration des élèves d’établissements publics d’enseignement. Le requérant souligne à cet égard que, dans une communication du 18 mars 1988, la Commission européenne a retenu que l’enseignement dans les établissements publics ne comporte pas une participation à l’exercice de la puissance publique ou à des fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Selon le requérant, le droit interne suit « la même ligne directrice réaliste » ; il ressortirait en effet de la circulaire DSS/4 B no 2001-514 du 22 octobre 2001 « relative à la non-exigence de posséder la nationalité française pour occuper un emploi dans un organisme de sécurité sociale », que le Ministre de l’emploi et de la solidarité a décidé que « toutes fonctions au sein du régime général, y compris celles d’(…) agents comptables, sont accessibles aux personnes de nationalité étrangère » ; il voit là une « preuve indubitable que les fonctions de comptable ne ressortent [sic] pas des tâches de souveraineté puisque leur accès n’est plus réservé aux seuls nationaux ». Le requérant expose ensuite que seul l’ordonnateur détient la prérogative de rendre exécutoire les titres de recouvrement émis ; c’est là que résiderait la véritable marque de la puissance publique. De la même manière, seul l’ordonnateur pourrait suspendre ou annuler des poursuites engagées contre des débiteurs, la mission du comptable se résumant au contrôle de la régularité extrinsèque des ordres émis ; il prendrait ces ordres en charge, libérant ainsi l’ordonnateur de toute responsabilité pécuniaire, et exécuterait les mandats et titres de perception imputables sur sa caisse. Enfin, le requérant rappelle que, dans son arrêt Frydlender c. France du 27 juin 2000(no 30979/96, CEDH 2000-VII, § 40), la grande chambre de la Cour a indiqué que la jurisprudence Pellegrin ne met pas en cause le principe de l’interprétation restrictive des exceptions aux garanties de l’article 6 § 1.
Selon le requérant, l’article 6 § 1 est également applicable sous son volet « pénal » à la procédure de mise en débet. Exposant que le Conseil d’Etat a jugé qu’il en va ainsi lorsqu’une amende est infligée (CE 16 novembre 1998, SARL Deltana et M. Perrin, FRDA 1998, 1047), il estime qu’il doit en aller de la sorte même en l’absence d’amende, sauf à introduire des subtilités et des complications dénuées de véritables enjeux.
b) Appréciation de la Cour
22. A tire liminaire, la Cour rappelle que le fait qu’une procédure se déroule devant des juridictions financières ne suffit pas à la soustraire au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention. S’agissant en particulier de la France, elle a jugé cette disposition applicable à une procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière (voir l’arrêt Guisset précité), ainsi qu’à des procédures devant la chambre régionale des comptes d’Ile-de-France et la Cour des comptes, dont l’objet était essentiellement de déterminer si le maire d’une commune de Seine-Saint-Denis devait être déclarée comptable de fait et mise en débet (Richard-Dubarry c. France (déc.), no 53929/00, 7 octobre 2003 ; pour des exemples concernant les juridictions d’autres Etats contractants, voir notamment les arrêts Francesco Lombardo c. Italie, du 29 novembre 1992, série A no 249-B, Bottazzi c. Italie, no 34884/97, du 28 juillet 1999, Recueil 1999-V, et Logothetis c. Grèce, no 46352/99, du 12 avril 2001, sachant que ces arrêts concernent les Cour des comptes italienne et grecque lorsqu’elles statuent sur des litiges en matière de pensions d’agents de l’Etat, ce qui est évidemment différent du jugement des comptes des comptables).
23. En l’espèce, le requérant dénonce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention devant la Cour des comptes, saisie en appel du jugement de la chambre régionale des comptes d’Aquitaine du 17 octobre 1997 le constituant débiteur du lycée René Cassin de Bayonne dont il était l’agent comptable, ainsi que devant le Conseil d’Etat, saisi ensuite en cassation de l’arrêt de la Cour des comptes du 20 octobre 1998 ; la seule question qui se pose est celle de savoir si cette procédure avait ou non trait à une « contestation sur [des] droits et obligations de caractère civil » ou une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1.
24. La Cour constate en premier lieu que l’existence d’une « contestation » sur une « obligation » du requérant n’est pas controversée. Elle entend en conséquence se borner à déterminer si cette « obligation » présentait un « caractère civil ».
25. La Cour observe que les juridictions financières françaises ont pour mission de juger les comptes des comptables publics des collectivités territoriales et de leurs établissements publics. Il s’agit d’un contrôle juridictionnel de la régularité des opérations effectuées par les comptables publics. Cette procédure est obligatoire, lesdites juridictions réglant et apurant les comptes par des jugements, que des irrégularités aient été révélées ou non. L’objet du contrôle est de vérifier non seulement que les comptes sont réguliers, mais aussi que le comptable a bien exercé l’ensemble des contrôles qu’il est tenu d’effectuer et n’a pas, par négligence, porté préjudice à la collectivité. Les jugements définitifs donnent décharge au comptable ou le mettent en débet, c’est-à-dire lui imposent de reverser une somme à la collectivité et de supporter ainsi personnellement les conséquences pécuniaires d’une irrégularité dans la gestion.
26. En l’espèce, devant la Cour des comptes, la « contestation » portait sur le point de savoir si le requérant avait, par négligence, porté préjudice au lycée René Cassin de Bayonne en omettant d’effectuer l’ensemble des contrôles qu’il était tenu de faire en sa qualité d’agent comptable de celui-ci. La procédure devait aboutir soit à la décharge du requérant soit à sa mise en débet ; de son issue dépendait ainsi l’ « obligation » pour le requérant de supporter personnellement les conséquences pécuniaires d’une irrégularité dans la gestion des comptes. De fait, la Cour des comptes confirma le jugement de la chambre régionale des comptes d’Aquitaine en ce qu’il le constituait débiteur et fixa le débet à 191 893,09 FRF, ce qui l’obligeait à payer cette somme.
27. Cette « obligation » a sans nul doute une coloration « publique » en droit français ; en atteste en particulier le fait que le contentieux y relatif est de la compétence de juridictions administratives spécialisées et que le Conseil d’Etat statue en cassation.
La notion de « droits et obligations de caractère civil » ne peut cependant être interprétée uniquement par référence au droit interne de l’Etat défendeur. A plusieurs reprises, la Cour a affirmé le principe de l’« autonomie » de cette notion, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention ; elle considère en effet que toute autre solution risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention (voir, notamment, l’arrêt Ferrazzini c. Italie [GC] du 12 juillet 2001, no 44759/98, CEDH 2001-VII, § 24). Ainsi, la circonstance que, dans le système d’un Etat contractant, une procédure relève du droit public ne saurait, à elle seule, avoir pour effet de l’exclure du champ d’application de l’article 6 § 1.
Selon le Gouvernement, il y a lieu de tenir compte du fait que l’« obligation » dont il est question relève des rapports entre des agents publics exerçant des prérogatives de puissance publique et l’administration ; se référant à cet égard à l’arrêt Pellegrin (précité), il en déduit qu’elle n’est pas de nature « civile ».
La Cour ne partage pas cet avis. Elle rappelle que le critère de la « participation à l’exercice de la puissance publique » dégagé dans l’arrêt Pellegrin vise exclusivement à permettre de déterminer si un litige relatif au recrutement, à la carrière et à la cessation d’activité d’un fonctionnaire échappe au champ d’application de l’article 6 § 1 pris dans son volet « civil ». Tel n’est pas l’objet de la procédure dont il est présentement question. La jurisprudence Pellegrin est en conséquence dénuée de pertinence en l’espèce.
28. Sur l’autre plateau de la balance repose l’enjeu éminemment patrimonial de l’ « obligation » en cause pour le requérant. Cela lui confère a priori une coloration « civile ».
Certes, le fait de démontrer qu’un litige a un enjeu « patrimonial » n’est pas suffisant à lui seul pour entraîner l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son aspect « civil » (voir, notamment, l’arrêt Pierre-Bloch c. France du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI, § 51). Il peut en effet exister des obligations « patrimoniales » à l’égard de l’Etat ou de ses autorités subordonnées qui, aux fins de l’article 6 § 1, doivent passer pour relever exclusivement du domaine du droit public et ne sont, en conséquence, pas couvertes par la notion de « droits et obligations de caractère civil ». Hormis les amendes imposées à titre de « sanction pénale », il en va en particulier ainsi lorsqu’une obligation qui est de nature patrimoniale résulte d’une législation fiscale ou fait autrement partie des obligations civiques normales dans une société démocratique (voir, par exemple, l’arrêt Schouten et Meldrum c. Pays-Bas, du 9 décembre 1994, Série A no 304, § 50, et l’arrêt Ferrazzini, précité, § 25).
Force est cependant de constater que l’on ne se trouve pas dans l’un de ces cas de figure en l’espèce.
L’ « obligation » dont il est question vise en effet avant toute chose à réparer le préjudice causé à la collectivité par la négligence du comptable public dans l’exercice des contrôles qu’il est tenu d’effectuer. Ainsi, le requérant s’est trouvé en litige financier avec la collectivité, dans un contexte qui se rapproche de celui de l’auteur d’un délit civil qui est tenu de réparer le dommage qu’il a causé (voir, mutatis mutandis, la décision Richard-Dubarry précitée). En revanche, le litige n’est pas comparable à celui d’un contribuable contestant le principe ou le montant d’un impôt qui lui a été réclamé, comme dans l’affaire Ferrazzini précitée.
29. La Cour déduit de ce qui précède que les aspects de droit privé prédominent en l’espèce et que l’ « obligation » litigieuse est de caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Cette disposition trouve donc à s’appliquer sous son volet « civil ».
Ceci étant, dans la mesure où les droits dont le requérant dénonce la violation valent en matière « civile » comme en matière « pénale », la Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet « pénal » (ibidem). Au surplus et à titre surabondant, la mise en débet n’apparaît pas aux yeux de la Cour comme équivalant à une « accusation en matière pénale ».
30. Partant, l’exception soulevée par le Gouvernement quant à l’inapplicabilité de l’article 6 § 1 ne saurait être retenue.
2. Sur le fondement des griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention
31. Le requérant dénonce une violation, devant la Cour des comptes, de son droit à voir sa cause entendue « équitablement [et] publiquement », « par un tribunal (…) impartial ». Il expose que ni lui-même ni son conseil n’ont reçu communication, avant l’audience, du rapport du conseiller rapporteur (alors que ledit rapport avait été communiqué au ministère public), et que le conseiller rapporteur a participé au délibéré de la formation de jugement alors qu’il avait préalablement participé à l’instruction de l’affaire. Il ajoute qu’il n’a été ni convoqué à l’audience, ni invité à présenter ses observations, ni même informé de la date de l’audience, laquelle ne serait en outre pas publique.
Le Gouvernement soutient que les règles de procédures propres aux juridictions financières sont de nature à assurer aux justiciables des garanties complètes au regard des exigences du procès équitable et du respect des droits de la défense.
Il souligne que diverses dispositions prévoient et aménagent le caractère contradictoire de la procédure de jugement du compte et assurent aux intérêts du comptable une « protection exceptionnellement étendue ». Il se réfère à cet égard à ce qui suit : le caractère écrit de la procédure (prévu par les articles L. 140-7 et R. 241-27 du code des juridictions financières), qui exclut toute référence à des éléments oraux tels que des entretiens ou auditions – à l’exception du jugement des comptabilités de fait – et fait obligation au juge de se fonder sur les seules pièces présentées par le comptable à l’appui de son compte ; « le principe constant selon lequel une disposition contentieuse définitive ne peut être adoptée sans que toutes les parties aient pu répondre par écrit à un premier jugement provisoire (règle dite du « double arrêt »), au terme d’un délai qui ne peut être inférieur à un mois, l’accès aux pièces sur lesquelles sont fondés l’arrêt ou le jugement provisoire, y compris les conclusions du ministère public mais à l’exclusion du rapport d’instruction (sauf en cas de gestion de fait) » (sic) ; l’obligation réglementaire, édictée par l’article R. 231-5 du code des juridictions financières, d’exposer et de discuter, dans le cadre des jugements définitifs, les moyens développés par les parties intéressées aux jugements comportant des dispositions provisoires (injonctions, réserves) ; le principe absolu de collégialité (article L. 241-13, R. 141-1 et R. 241-1 du code des juridictions financières) qui empêche le rapporteur de prendre seul une décision et lui fait obligation de formuler, en vertu de l’article R. 141-7 du code, des propositions motivées au vu desquelles devra statuer la juridiction ; la désignation systématique, devant la Cour des comptes, d’un conseiller maître « contre-rapporteur » chargé notamment de faire connaître son avis sur chacune des propositions du rapporteur (articles R. 141-7 et R. 141-8 du code des juridictions financières), ceci étant également possible au sein des chambres régionales des comptes.
Le Gouvernement reconnaît que – sauf en matière de condamnation à l’amende et en matière de gestion de fait – l’audience ne revêt pas un caractère public ; cela expliquerait pourquoi les parties ne sont pas informées de sa date. Cela ne porterait cependant pas atteinte au principe d’égalité des armes. En effet, le juge des comptes ne statuerait pas sur des accusations formulées par l’organisme public à l’encontre du comptable, mais évoquerait de lui-même, lorsqu’il y a lieu, les opérations susceptibles d’engager la responsabilité de ce dernier. Il ne prendrait sa décision qu’au terme d’une procédure contradictoire et écrite, qui placerait les parties dans une situation rigoureusement identique puisque les jugements et arrêts provisoires leurs sont notifiés dans les mêmes formes et leur ouvrent la même possibilité de réponse, et que l’organisme public ne participe pas non plus aux audiences lorsqu’elles ne sont pas publiques. Bref, en l’espèce, le requérant n’aurait subi aucun désavantage devant les juridictions financières quant à la présentation de sa cause par rapport au lycée dont il tenait les comptes.
Le Gouvernement ajoute que, lorsque la Cour des comptes est saisie en appel d’un jugement de débet, le rapporteur est le « préposé » de la formation de jugement, devant laquelle il expose les moyens que les parties ont développés dans leurs mémoires. Il n’aurait aucun rôle dans le déclenchement de l’instance, dans la formulation des griefs ou dans le champ d’intervention du juge. Renvoyant mutatis mutandis à la décision Didier c. France du 27 août 2002 (no 58188/00, CEDH 2002-VII), le Gouvernement invite la Cour à conclure que la participation du rapporteur au délibéré ne pose aucun problème sous l’angle de l’article 6 de la Convention.
Par ailleurs, puisque le rapport contient des propositions motivées de décision et mentionne de ce fait l’opinion d’un membre de la formation de jugement, il se trouverait couvert par le secret du délibéré et ne pourrait en conséquence être communiqué aux parties.
Le requérant réplique qu’un décret du 27 septembre 2002, pris en application de la loi du 21 décembre 2001 sur la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes pose désormais le principe de la publicité des audiences devant les juridictions financières, y compris lorsqu’elles statuent en matière de gestion de fait et qu’aucune amende n’est envisagée ; il renvoie la Cour au nouvel article L. 241-13 du code des juridictions financières (qui concerne les chambres régionales des comptes). Il en déduit que la France a pris acte de la nécessité de la publicité des débats devant ces juridictions.
Il expose ensuite que, du fait de sa participation au délibéré, le rapporteur cumule les fonctions d’instruction et de juge du fond ; il ne se limiterait pas à instruire et à constater des faits, et il pourrait aussi « exprimer des griefs ». Les récents amendements au code des juridictions financières indiqueraient d’ailleurs que le Gouvernement a pris acte de cette difficulté : désormais, le rapporteur ne peut plus participer au délibéré ni dans les affaires emportant infliction d’une amende (nouveaux articles R. 141-1 et R. 245. du code) ni en matière de gestion de fait (nouveaux articles R. 141-8 ; R. 141-13, R. 241-11 et R. 245-5 du code). Il ajoute que le rapport du rapporteur est communiqué au ministère public avant qu’il ne rédige ses conclusions, alors que le comptable n’en reçoit pas copie. Ce dernier se trouverait ainsi placé dans une situation de net désavantage par rapport au ministère public, lequel serait une partie au litige puisqu’il « a pour mission de convaincre le juge de sa conception de l’application de la loi ».
La Cour estime que cette partie de la requête soulève des questions sérieuses de fait et de droit au regard de la Convention, qui nécessitent un examen au fond. Elle conclut en conséquence qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour estime qu’il y a lieu de la déclarer recevable.
32. Dans son mémoire en réplique, le requérant ajoute que les modalités de la procédure devant la Cour des comptes méconnaissent l’article 6 § 1 de la Convention à bien d’autres égards. Premièrement, l’organe de jugement aurait l’initiative de la poursuite, sa juridiction se justifiant du seul fait qu’il y a eu détention ou maniement de fonds publics ou assimilés, ce que la doctrine qualifierait de « privilège exorbitant » (le requérant mentionne l’article suivant : X. Pretot, La Cour des comptes et le principe de l’impartialité du juge, RDP 2000, 328). Deuxièmement, la même formation cumulerait les fonctions d’instruction, d’accusation et de jugement : par un premier arrêt, rendu au vu du rapport du rapporteur, elle déciderait sur la mise en jeu de la responsabilité pécuniaire du comptable ou l’infliction d’une condamnation à l’amende en prononçant des griefs ; par un deuxième arrêt (jugement définitif), les mêmes magistrats se prononceraient sur le débet ou sur une condamnation à l’amende. Troisièmement, devant les juridictions financières, le ministère public ne serait pas seulement un « commissaire de la loi », mais pourrait également être autorité de poursuite ; il pourrait déclencher une procédure de gestion de fait susceptible d’aboutir à l’infliction de l’amende et aurait seul la faculté de faire appel. Ainsi, l’absence de communication de ses conclusions au « comptable de fait » méconnaîtrait le principe du contradictoire.
La Cour constate que le requérant développe ces griefs pour la première fois dans son mémoire en réplique, lequel, daté du 30 décembre 2002, est postérieur de plus de six mois à la « décision interne définitive » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 octobre 1998, notifié le 19 janvier 1999). Il y a donc lieu de les déclarer irrecevables et de les rejeter en application de l’article 35 §§ 1 et 4.
33. Le requérant se plaint par ailleurs de ce que sa requête en cassation a été déclarée « non admise » par le Conseil d’Etat en application de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987, sans avoir fait l’objet d’un examen au fond. En sus de l’article 6 § 1 précité, il invoque l’article 13 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour rappelle en premier lieu que la procédure d’admission des pourvois en cassation devant le Conseil d’Etat prévue à l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987 est conforme à la Convention (Bufferne c. France (déc.), no 54367/00, CEDH 2002-III, 26 février 2002).
Elle rappelle ensuite que, si le principe d’équité énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention exige que les décisions de justice indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent, cette obligation ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (ibidem). En l’espèce, le Conseil d’Etat a repris les moyens du requérant et énoncé qu’ils n’étaient pas de « nature à permettre l’admission » du pourvoi. L’un des moyens était tiré d’une violation de l’article 6 § 1 dans le cadre de la procédure devant la Cour des comptes ; vu la jurisprudence antérieure de la haute juridiction administrative selon laquelle cette disposition de la Convention n’est pas applicable à la procédure devant ladite cour lorsqu’elle juge les comptes des comptables publics (CE 19 juin 1991, Ville d’Annecy c. Dussolier, Recueil Lebon p. 242 ; CE 3 avril 1998, Mme Barthélémy, Recueil p. 129), la Cour estime que la haute juridiction administrative y a suffisamment répondu en énonçant qu’il n’était pas de nature à permettre l’admission du pourvoi. Quant aux autres moyens développés par le requérant, la réponse du Conseil d’Etat indique clairement qu’il ne s’agissait pas de moyens de pur droit, seuls susceptibles de fonder un pourvoi en cassation. La Cour en déduit que la décision rendue par la haute juridiction administrative en la cause du requérant est suffisamment motivée au regard des exigences de l’article 6 § 1 (ibidem).
Partant, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
34. Le requérant dénonce par ailleurs une méconnaissance du principe du contradictoire devant le Conseil d’Etat, résultant de l’absence de communication des conclusions du commissaire du gouvernement aux requérants ou à leurs conseils avant l’audience, et de l’impossibilité pour ces derniers d’y répondre. Sur ce dernier point, il reconnaît que les parties ont la possibilité de remettre une note en délibéré à la formation de jugement, mais précise qu’à l’époque où son recours a été examiné par le Conseil d’Etat, ladite formation n’était tenue ni de faire état de celles-ci dans sa décision, ni d’en tenir compte. Sur le fondement de cette même disposition, le requérant se plaint en outre de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement.
Le Gouvernement relève que, dans l’arrêt Kress c. France du 7 juin 2001 ([GC], no 39594/98, CEDH 2001-VI), la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 1 du fait de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré de la formation de jugement. Il déclare en conséquence s’en remettre à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé de cet aspect de la requête.
Sur ce point particulier uniquement, le requérant invite la Cour à suivre sa jurisprudence Kress.
La Cour rappelle que dans l’arrêt Kress précité (§ 76), la Grande Chambre a relevé que, devant le Conseil d’Etat, les avocats qui le souhaitent peuvent demander au commissaire du gouvernement, avant l’audience, le sens général de ses conclusions, et que les parties peuvent répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du gouvernement, ce qui permet de contribuer au respect du principe du contradictoire. Elle a en outre constaté que, dans le cas où le commissaire du gouvernement invoque oralement lors de l’audience un moyen non soulevé par les parties, le président de la formation de jugement ajourne l’affaire pour permettre aux parties d’en débattre. La Grande Chambre en a déduit « que la procédure suivie devant le Conseil d’Etat offre suffisamment de garanties au justiciable et qu’aucun problème ne se pose sous l’angle du droit à un procès équitable pour ce qui est du respect du contradictoire », et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la non-communication préalable des conclusions du commissaire du gouvernement à la requérante ou à son conseil et de l’impossibilité pour ceux-ci d’y répondre à l’audience. La Cour ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Partant, il y a lieu de déclarer cette partie du grief irrecevable comme étant manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et de la rejeter en application de l’article 35 § 4.
Quant à l’autre branche du grief, la Cour estime qu’elle soulève des questions de fait et de droit au regard de la Convention, qui nécessitent un examen au fond. Elle conclut en conséquence qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour estime qu’il y a lieu de la déclarer recevable.
B. Sur le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1
35. Le requérant dénonce une atteinte au respect de ses biens, résultant à la fois des conditions imposées par le droit français pour l’exercice de la fonction de comptable public, et du débet prononcé à son égard. Sur le premier point, il précise que le droit français impose au candidat aux fonctions de comptable public les conditions exorbitantes du droit commun suivantes : le versement, préalable à l’installation et à l’entrée en fonctions, de garanties financières prélevées sur le patrimoine personnel du comptable, dont le montant est fixé unilatéralement par l’administration et proportionnellement aux gestions assumées, ou la formation d’un cautionnement ; la prise d’une hypothèque légale de 1er rang par le Trésor Public sur l’ensemble des biens du comptable et de son conjoint, y compris sur la masse successorale. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1, aux termes duquel :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
La Cour rappelle en premier lieu qu’il ne lui appartient pas d’examiner in abstracto le droit des Etats contractant, mais de rechercher si la manière dont il a touché tel requérant a enfreint la Convention. Pour le reste, elle constate que le requérant a omis de soulever, ne serait-ce qu’en substance, un moyen tiré d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 devant la Conseil d’Etat. Elle en déduit qu’en tout état de cause, il n’a pas épuisé les voies de recours internes et que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare recevable, tous moyens de fond réservés, le grief tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre de la procédure devant la Cour des comptes, résultant du défaut de communication au requérant ou à son conseil, avant l’audience, du rapport du conseiller rapporteur (alors que ledit rapport avait été communiqué au ministère public), de la participation du conseiller rapporteur au délibéré de la formation de jugement alors qu’il avait préalablement participé à l’instruction de l’affaire, du défaut de convocation du requérant à l’audience, de la circonstance qu’il ne fut pas invité à présenter ses observations ni même informé de la date de l’audience, et du caractère non public de celle-ci, ainsi que le grief tiré d’une violation de cette même disposition devant le Conseil d’Etat, résultant de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.