DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DAYANAN c. TURQUIE
(Requête no 7377/03)
ARRÊT
STRASBOURG
13 octobre 2009
DÉFINITIF
13/01/2010
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dayanan c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popović,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 7377/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Seyfettin Dayanan (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 janvier 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me M. Özbekli, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 5 mars 2008, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1975.
5. Le 30 janvier 2001, dans le cadre d’une opération menée contre une organisation illégale armée, le Hizbullah (« le parti de Dieu »), le requérant fut arrêté et placé en garde à vue.
6. Le requérant signa le « formulaire explicatif des droits des personnes arrêtées » et prit connaissance des charges qui pesaient sur lui. Il fut informé de son droit de garder le silence et de bénéficier d’un avocat au terme de sa garde à vue. Les policiers lui posèrent des questions. Le requérant fit usage de son droit de garder le silence.
7. Une perquisition eut lieu au domicile du requérant. Les policiers saisirent une cassette audio. Le procès-verbal de transcription de la cassette est rédigé comme suit : « La cassette est en grande partie inaudible. Il y a des discours incompréhensibles en langue kurde. Elle contient aussi des chansons dans lesquelles nous pouvons entendre le mot charia mais les phrases sont également incompréhensibles ».
8. Lors de cette période, le requérant a continué de garder le silence.
9. Le 3 février 2001, l’intéressé fut mis en détention provisoire par le juge assesseur du tribunal de police de Siirt.
10. Par un acte d’accusation du 9 février 2001, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır l’inculpa (ainsi que trois autres personnes) d’être membre du Hizbullah. Il requit sa condamnation sur le fondement de l’article 168 § 2 du code pénal.
11. La première audience fut tenue le 10 avril 2001 devant la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır (« la cour de sûreté de l’Etat »). Le requérant assisté de son avocat contesta toutes les accusations portées contre lui. Concernant la cassette saisie chez lui, il affirma qu’elle appartenait à sa mère et qu’il ne savait pas ce qu’elle contenait.
12. A l’audience du 29 mai 2001, les juges donnèrent lecture des dépositions de cinq autres personnes accusées dans le cadre d’une autre procédure pénale concernant la même organisation, et qui désignaient le requérant comme étant l’un des membres responsables de l’organisation. Ils présentèrent également aux accusés les documents saisis relatifs à l’organisation. Le conseil du requérant prit la parole et soutint que les éléments constitutifs de l’infraction n’étaient pas réunis. Il affirma que l’intéressé devait être jugé pour assistance à une organisation illégale sur le fondement de l’article 169 du code pénal et non pour appartenance à celle-ci. Il ne fit aucune demande d’audition de témoins.
13. Lors des audiences des 17 juillet, 11 septembre et 6 novembre 2001, l’avocat du requérant réitéra ses observations précédentes et demanda que son client bénéficie des dispositions de la loi d’amnistie no 4616.
14. A l’audience du 4 décembre 2001, le requérant présenta sa défense. Il affirma n’avoir aucun lien avec l’organisation incriminée et sollicita son acquittement. L’avocat de l’intéressé prit également la parole et se référa une nouvelle fois aux mémoires en défense qu’il avait déposés au cours du procès pour demander la suspension des poursuites contre son client en application de la loi no 4616.
15. A l’issue de cette audience, la cour de sûreté de l’Etat condamna le requérant à douze ans et six mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 168 § 2 du code pénal.
16. A l’appui de sa décision, la cour prit en compte l’ensemble des procès-verbaux et des pièces versées au dossier. Elle prit notamment en considération les témoignages qui désignaient le requérant comme étant l’un des membres responsables de l’organisation. Elle se fonda également sur un document montrant la place du requérant au sein de l’organisation. Elle jugea notamment établi que le requérant était un membre actif de l’organisation incriminée.
17. Par l’intermédiaire de son avocat, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 4 décembre 2001.
18. Le 18 mars 2002, le procureur général près la Cour de cassation présenta son avis sur le fond du recours. Cet avis ne fut communiqué ni au requérant ni à son avocat.
19. A la suite d’une audience tenue le 27 mai 2002, la Cour de cassation confirma en toutes ses dispositions l’arrêt attaqué. Sa décision fut prononcée le 29 mai 2002, en l’absence du requérant et de son représentant.
20. Le 19 août 2002, le texte intégral de l’arrêt de la Cour de cassation fut versé au dossier de l’affaire se trouvant au greffe de la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır et ainsi mis à la disposition des parties.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. Un exposé des dispositions pertinentes du droit turc figure entre autres dans les arrêts Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, §§ 27-31, 27 novembre 2008) et Göç c. Turquie ([GC], no36590/97, § 34, 11 juillet 2002).
EN DROIT
22. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lors de sa garde à vue et de l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation.
23. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois en se fondant sur la date de la décision interne définitive, à savoir le 29 mai 2002, et celle de l’introduction de la requête, à savoir le 8 janvier 2003. De plus, selon lui, le requérant n’a pas épuisé, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les voies de recours internes faute d’avoir soulevé, ne serait-ce qu’en substance, ses griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention devant les juridictions nationales.
24. S’agissant de la règle de six mois, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsque le requérant est en droit de se voir signifier d’office une copie de la décision interne définitive, il est plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 § 1 de la Convention de considérer que le délai de six mois commence à courir à la date de la signification de la copie de la décision (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V). En revanche, lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, la Cour estime qu’il convient de prendre en considération la date de la mise à disposition de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (voir, mutatis mutandis, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, CEDH 1999-II, et Seher Karataş c. Turquie (déc.), no 33179/96, 9 juillet 2002).
25. En l’espèce, la Cour observe qu’à l’époque des faits les arrêts de la Cour de cassation rendus dans les affaires pénales n’étaient pas signifiés aux parties. Celles-ci ne pouvaient être informées qu’après le dépôt de l’arrêt en question au greffe de la juridiction de première instance et/ou la notification d’un acte en vue de l’exécution de la peine infligée.
26. Dans le cas du requérant, l’arrêt du 29 mai 2002 rendu par la Cour de cassation, qui constitue la décision interne définitive, n’a pas été signifié à l’intéressé ou à son défenseur. Le 19 août 2002, le texte de cet arrêt a été versé au dossier de l’affaire se trouvant au greffe de la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır et mis à la disposition des parties. Dès lors, le délai de six mois a commencé à courir le 19 août 2002. La requête ayant été introduite moins de six mois après cette date, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
27. S’agissant du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour observe que le droit du requérant à bénéficier de l’assistance d’un avocat a été restreint pendant sa garde à vue, en application de l’article 31 de la loi no 3842, au motif qu’il se trouvait accusé d’une infraction qui relevait de la compétence des cours de sûreté de l’Etat. En outre, elle note que la pratique consistant à ne pas communiquer l’avis du procureur général était également conforme à la législation en vigueur. Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
28. La Cour constate que les griefs du requérant tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
29. Sur le fond de l’affaire, le Gouvernement fait remarquer que le requérant a fait usage de son droit de garder le silence au cours de sa garde à vue, de sorte que l’absence d’avocat n’a eu aucune incidence sur le respect de ses droits de la défense. Quant au grief relatif à l’absence de communication au requérant de l’avis du procureur général près la Cour de cassation, le Gouvernement se réfère à ses observations dans l’affaire Göç, précité, § 54.
30. En ce qui concerne l’absence d’avocat lors de la garde à vue, la Cour rappelle que le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Salduz, précité, § 51, Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 34, série A no 277-A, et Demebukov c. Bulgarie, no 68020/01, § 50, 28 février 2008).
31. Elle estime que l’équité d’une procédure pénale requiert d’une manière générale, aux fins de l’article 6 de la Convention, que le suspect jouisse de la possibilité de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue ou en détention provisoire.
32. Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (pour les textes de droit international pertinents en la matière, voir Salduz, précité, §§ 37-44). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.
33. En l’espèce, nul ne conteste que le requérant n’a pas bénéficié de l’assistance d’un conseil lors de sa garde à vue parce que la loi en vigueur à l’époque pertinente y faisait obstacle (Salduz, précité, §§ 27, 28). En soi, une telle restriction systématique sur la base des dispositions légales pertinentes, suffit à conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention, nonobstant le fait que le requérant a gardé le silence au cours de sa garde à vue.
34. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
35. En ce qui concerne l’absence de communication au requérant de l’avis du procureur général près la Cour de cassation, la Cour rappelle avoir examiné un grief identique à celui présenté par le requérant et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la non-communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation, compte tenu de la nature des observations de celui-ci et de l’impossibilité pour un justiciable d’y répondre par écrit (Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 55, CEDH 2002-V). Après avoir examiné la présente affaire et les observations des deux parties, elle considère qu’en l’espèce le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener la Cour à une conclusion différente.
36. Dès lors, la Cour considère que le droit du requérant à une procédure contradictoire a été enfreint. Il ya donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
37. Le requérant se plaint également de n’avoir pas été informé des raisons de son arrestation et de l’accusation portée contre lui. Il soutient n’avoir pu disposer des facilités nécessaires à la préparation de sa défense (6 § 3-b) et n’avoir pu interroger les témoins à charge (6 § 3-d). Il se plaint en outre de l’utilisation comme preuve à charge de la transcription faite par la police d’une cassette retrouvée à son domicile sans qu’une expertise indépendante ait été effectuée sur l’authenticité de ladite preuve.
38. La Cour a examiné les griefs tels qu’ils ont été présentés par le requérant (paragraphe 37). Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ; ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
39. Reste la question de l’application de l’article 41 de la Convention. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et moral.
40. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
41. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande.
42. En revanche, statuant en équité, elle alloue 1 000 EUR au requérant pour dommage moral.
43. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’absence d’un avocat lors de la garde à vue et de l’absence de communication préalable au requérant des conclusions du procureur général près la Cour de cassation et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 à raison du fait que le requérant n’a pu se faire assister d’un avocat pendant sa garde à vue ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-communication au requérant, devant la Cour de cassation, des conclusions écrites du procureur général ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Tulkens
Présidente
Françoise Elens-Passos
Greffière adjointe