(Requêtes nos 24130/11 et 29758/11)
15 novembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A et B c. Norvège,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Khanlar Hajiyev,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
Dag Bugge Nordén, juge ad hoc,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier et le 12 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24130/11 et 29758/11) dirigées contre le Royaume de Norvège et dont deux ressortissants de cet État, A et B (« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 mars et le 26 avril 2011, respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande des requérants tendant à la non-révélation de leur identité (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).
2. Les requérants ont été représentés par Me R. Kjeldahl, avocat à Oslo. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par M. M. Emberland et M. C. Reusch, tous deux du bureau de l’avocat général (affaires civiles), et de nouveau par M. Emberland, en qualité d’agent.
3. M. Erik Møse, juge élu au titre de la Norvège, étant empêché de siéger dans l’affaire (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné le 20 février 2015 M. Dag Bugge Nordén pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 du règlement).
4. Les requérants estimaient en particulier avoir été poursuivis et punis deux fois pour la même infraction fiscale, en violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.
5. Le 26 novembre 2013, la chambre a décidé de joindre les deux requêtes et de les communiquer au Gouvernement.
6. Le 7 juillet 2015, une chambre de la première section, composée de Isabelle Berro, présidente, Khanlar Hajiyev, Mirjana Lazarova Trajkovska, Julia Laffranque, Paulo Pinto de Albuquerque, Linos‑Alexandre Sicilianos et Ksenija Turković, juges, ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section, s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, ni l’une ni l’autre des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. András Sajó et Nona Tsotsoria, qui n’avaient pas pu siéger dans l’affaire à la date de l’adoption de l’arrêt, ont été remplacés par Kristina Pardalos et Armen Harutyunyan, première et second juges suppléants (article 24 § 3 du règlement).
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont produit des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond des requêtes.
9. En outre, les gouvernements de la Bulgarie, de la Grèce, de la France, de la République de Moldova, de la République tchèque et de la Suisse, autorisés à intervenir en qualité de tiers dans la procédure écrite, ont produit des observations (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 janvier 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M.M. Emberland, avocat, bureau de l’avocat général
(affaires civiles)agent,
MmeJ. Sandvig, avocate, bureau de l’avocat général
(affaires civiles)
M.C. Reusch, avocat, bureau de l’avocat général
(affaires civiles)conseils,
MM.A. Tverberg, directeur général adjoint, département
de la législation, ministère royal de la Justice et de la
Sûreté publique,
L. Stoltenberg, procureur principal, Autorité nationale
d’enquêtes et de poursuites pour les délits économiques
et écologiques,
D.E. Eilertsen, contrôleur fiscal principal, services fiscaux
de l’Est de la Norvège,conseillers ;
– pour les requérants
M.R. Kjeldahl, avocat,conseil.
La Cour a entendu Me Kjeldahl et Me Sandvig en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Le premier requérant, A, est né en 1960 et habite en Norvège. Le second requérant, B, est né en 1965 et habite en Floride (États-Unis d’Amérique).
12. Les requérants et M. E.K. détenaient la société Estora Investment Ltd. (« Estora »), immatriculée à Gibraltar. MM. T.F. et G.A. détenaient la société Strategic Investment AS (« Strategic »), immatriculée à Samoa et au Luxembourg. En juin 2001, Estora acquit 24 % des actions de la société Wnet AS et Strategic 46 % des actions de Wnet AS. En août 2001, toutes les actions de Wnet AS furent vendues à Software Innovation AS, à un prix nettement plus élevé. Le montant du produit de la vente qui revenait au premier requérant s’élevait à 3 259 341 couronnes norvégiennes (NOK – soit environ 360 000 euros (EUR)). Ce dernier le transféra à la société Banista Holding Ltd., immatriculée à Gibraltar, dont il était l’actionnaire unique. Le montant du produit de la vente qui revenait au second requérant s’élevait à 4 651 881 NOK (soit environ 500 000 EUR.) Ce dernier le transféra à la société Fardan Investment Ltd., dont il était l’actionnaire unique.
MM. E.K., G.A. et T.F. réalisèrent des profits à l’occasion de transactions similaires, tandis que MM. B.L., K.B. et G.N. participèrent par le biais de Software Innovation AS à d’autres transactions imposables non déclarées.
Les revenus tirés de ces transactions, qui s’élevaient à environ 114 500 000 NOK (soit environ 12 600 000 EUR), ne furent pas déclarés aux autorités fiscales norvégiennes (« le fisc »), ce qui représentait au total environ 32 500 000 NOK (soit environ 3 600 000 EUR) d’impôts impayés.
13. En 2005, le fisc entama le contrôle fiscal de Software Innovation AS et s’intéressa aux actionnaires de Wnet AS. Le 25 octobre 2007, il déposa une plainte pénale contre T.F. auprès d’Økokrim (acronyme de l’Autorité nationale norvégienne d’enquêtes et de poursuites pour les délits économiques et écologiques) au sujet d’éléments qui ultérieurement conduisirent à l’inculpation du premier requérant, ainsi que des autres personnes susmentionnées et du second requérant, pour fraude fiscale aggravée.
Les personnes citées au paragraphe 12 ci-dessus furent par la suite poursuivies, reconnues coupables et condamnées à des peines de prison pour fraude fiscale en matière pénale. Signalons aussi ceci :
– la peine de prison infligée à M. E.K. en première instance fut confirmée en deuxième instance, bien que la juridiction de deuxième instance eût jugé cette peine légère ; parallèlement, une majoration d’impôt de 30 % lui fut infligée ;
– la durée de la peine de prison infligée à M. B.L. fut fixée compte tenu de ce qu’une majoration d’impôt de 30 % lui avait déjà été imposée ;
– M. G.A. n’a été condamné à aucune amende ni à aucune majoration d’impôt ;
– M. T.F. a été condamné en outre à une amende correspondant à une majoration d’impôt de 30 % ;
– MM. K.B. et G.N. furent chacun condamnés à une amende conformément au raisonnement exposé par la Cour suprême dans sa décision publiée au Rt. 2011, p. 1509, qui renvoyait au Rt. 2005, p. 129 et a été résumée au paragraphe 50 ci-dessous.
Les circonstances particulières relatives au premier et au second requérants sont exposées ci-dessous.
14. Le premier requérant fut tout d’abord interrogé en qualité de témoin le 6 décembre 2007 puis, le 14 décembre 2007, il fut arrêté et déposa en qualité d’accusé (« siktet »). Il reconnut les faits mais nia toute responsabilité pénale. Il fut élargi quatre jours plus tard.
15. Le 14 octobre 2008, le premier requérant fut inculpé de violations des articles 12-1 1) a), cf. 12-2, de la loi fiscale de 1980 (ligningsloven ; voir au paragraphe 43 ci-dessous le texte de ces dispositions).
16. Le 24 novembre 2008, le bureau des impôts (skattekontoret) redressa le premier requérant pour les années fiscales 2002 à 2007, après lui avoir communiqué à cette fin, le 26 août 2008, un avis qui renvoyait notamment au contrôle fiscal, à l’enquête pénale et à la déposition faite par lui, évoqués au paragraphe 13 ci-dessus, ainsi qu’aux documents saisis par Økokrim lors de l’enquête. Pour l’année 2002, le redressement était fondé sur le défaut de déclaration par l’intéressé de 3 259 341 NOK (soit environ 360 000 EUR) de revenus généraux, ce dernier ayant au lieu de cela déclaré 65 655 NOK de pertes. De plus, sur la base des articles 10-2 1) et 10-4 1) de la loi fiscale (voir au paragraphe 42 ci-dessous le texte de ces dispositions), le bureau des impôts lui appliqua une majoration d’impôt de 30 %, calculée sur la base des impôts dont il était redevable au titre des montants non déclarés. Cette décision tenait compte notamment des dépositions faites par les premier et second requérants pendant leurs interrogatoires conduits lors de l’enquête pénale. Le premier requérant ne la contesta pas et s’acquitta des sommes dues ainsi que de la majoration d’impôt avant l’expiration du délai de recours, d’une durée de trois semaines.
17. Le 2 mars 2009, le tribunal (tingrett) de Follo reconnut le premier requérant coupable de fraude fiscale aggravée et le condamna à un an d’emprisonnement pour avoir omis de mentionner, dans sa déclaration fiscale pour l’année 2002, 3 259 341 NOK de revenus perçus à l’étranger. Il fixa la peine en tenant compte de ce que l’intéressé avait déjà été lourdement sanctionné par l’application de la majoration d’impôt.
18. Le premier requérant fit appel, estimant avoir été jugé et puni deux fois, en violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Il soutenait que, pour la même infraction relevant de l’article 12-1, il avait d’abord été accusé et inculpé par le parquet puis frappé par le fisc d’une majoration d’impôt, qu’il aurait payée, après quoi il avait été reconnu coupable et sanctionné.
19. Par un arrêt rendu le 12 avril 2010 à l’unanimité, la cour d’appel (lagmannsrett) Borgarting (« la cour d’appel ») le débouta et, par un arrêt du 27 septembre 2010, la Cour suprême (Høyesterett) fit de même en se fondant sur un raisonnement similaire, résumé ci-dessous.
20. Dans son arrêt du 27 septembre 2010, la Cour suprême rechercha tout d’abord si les deux procédures en question se rapportaient aux mêmes circonstances factuelles (samme forhold). À cet égard, elle prit note des développements de la jurisprudence relative à la Convention exposés dans l’arrêt de Grande Chambre Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, §§ 52, 53, 80-82 et 84, CEDH 2009) et de la tentative d’harmonisation y opérée par le constat suivant :
« (…) l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes. (…) La Cour doit donc faire porter son examen sur ces faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace (…) »
21. En l’espèce, la Cour suprême observa qu’il ne faisait aucun doute que les circonstances factuelles à l’origine de la décision d’infliger une majoration d’impôt et des poursuites pénales avaient suffisamment de points communs pour satisfaire à ces critères. Elle releva que, dans le cadre des deux procédures, la base factuelle était l’omission de revenus dans la déclaration fiscale du premier requérant. Selon elle, les procédures portaient sur les mêmes faits et satisfaisaient donc à la condition requise à cet égard.
22. La Cour suprême rechercha ensuite si les deux procédures avaient pour objet une « infraction » au sens de l’article 4 du Protocole no 7. À cet égard, elle rappela son arrêt publié au Norsk Retstidende (« le Rt. ») 2002, p. 509 (paragraphe 45 ci-dessous) qualifiant une majoration d’impôt au taux ordinaire (30 %) de compatible avec la notion d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1. Cette conclusion antérieure à l’espèce s’appuyait sur ce qu’il est convenu d’appeler les trois « critères Engel » (la qualification juridique de l’infraction en droit interne, la nature de celle-ci et le degré de sévérité de la sanction encourue), énoncés dans l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, § 82, série A no 22). La Cour suprême jugea importantes dans son analyse la finalité générale de prévention poursuivie par la majoration d’impôt et la possibilité que, 30 % étant un taux élevé, des sommes considérables fussent en jeu. Elle rappela en outre son arrêt publié au Rt. 2004, p. 645, dans lequel elle avait jugé, à la lumière de la jurisprudence de la Cour (selon laquelle la notion de « peine » ne doit pas revêtir des sens différents selon la disposition de la Convention en cause), qu’une majoration d’impôt de 30 % revêtait aussi un caractère pénal sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7, ce qu’elle confirma sans autre débat dans une décision publiée au Rt. 2006, p. 1409.
23. La Cour suprême constata par ailleurs que la Direction des impôts (Skattedirektoratet) comme le Procureur général (Riksadvokaten) estimaient peu probable qu’une majoration d’impôt au taux ordinaire ne fût pas qualifiée de sanction pénale aux fins de l’article 4 du Protocole no 7.
24. La Cour suprême considéra également la jurisprudence plus récente de la Cour (Mjelde c. Norvège (déc.), no 11143/04, 1er février 2007, Storbråten c. Norvège (déc.), no 12277/04, 1er février 2007, Haarvig c. Norvège (déc.), no 11187/05, 11 décembre 2007, avec des références à Malige c. France, 23 septembre 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Nilsson c. Suède (déc.), no 73661/01, CEDH 2005‑XIII), dont il ressortait selon elle qu’un groupe plus large de critères que ceux retenus dans la jurisprudence Engel s’appliquaient pour effectuer une analyse sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 7. Elle trouva dans l’arrêt précité Sergueï Zolotoukhine (§§ 52-57), suivi par l’arrêt Ruotsalainen c. Finlande (no 13079/03, §§ 41‑47, 16 juin 2009), la confirmation que les trois critères Engel, sur la base desquels devait être établie l’existence d’une « accusation en matière pénale » sur le terrain de l’article 6, s’appliquaient tout autant à la notion de sanction pénale figurant à l’article 4 du Protocole no 7.
25. La Cour suprême en conclut qu’il n’y avait pas lieu pour elle de s’écarter de ses décisions précitées rendues en 2004 et 2006, selon lesquelles une majoration d’impôt au taux ordinaire s’analysait en une « sanction pénale » (straff) pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7.
26. Elle observa ensuite que l’une des conditions pour bénéficier de la protection offerte par cette disposition était que la décision faisant obstacle à d’autres poursuites – en l’espèce la décision du 24 novembre 2008 portant application d’une majoration d’impôt au taux ordinaire – fût définitive. Elle constata que, n’ayant pas fait l’objet d’un recours auprès de la plus haute juridiction administrative dans le délai prescrit de trois semaines, lequel avait pris fin le 15 décembre 2008, ladite décision était à cet égard devenue définitive. Elle estima que si, en revanche, il fallait prendre en compte le délai de recours en justice de six mois fixé par l’article 11-1 4) de la loi fiscale, la décision n’était pas encore devenue définitive à la date du prononcé du jugement du tribunal de Follo, à savoir le 2 mars 2009.
27. La Cour suprême dit que l’expression « acquitté ou condamné par un jugement définitif » employée à l’article 4 du Protocole no 7 avait été conçue pour viser les situations où la décision faisant obstacle à d’autres poursuites était un jugement au pénal. Elle constata que la Cour avait établi qu’une décision était définitive une fois passée en force de chose jugée, c’est-à-dire lorsqu’aucun autre recours ordinaire n’était ouvert, et que, en cela, la date à partir de laquelle, en droit interne, la décision passait en force de chose jugée était déterminante. Elle considéra que ni le texte de la disposition elle-même ni les travaux préparatoires de celle-ci ni la jurisprudence ne donnaient la moindre indication pour le cas où la décision faisant obstacle à d’autres poursuites était de nature administrative. Elle rappela que, dans son arrêt de principe publié au Rt. 2002, p. 557, elle avait dit qu’il fallait regarder comme définitive une décision finale de redressement fiscal, y compris assortie d’une majoration d’impôt, dès lors que le contribuable en question ne pouvait plus la contester (p. 570), sans toutefois préciser si c’était le délai de recours administratif ou le délai de recours judiciaire qui était déterminant. En l’espèce, elle dit que la meilleure solution était de considérer que c’était le délai de recours administratif, d’une durée de trois semaines, qui était déterminant au regard de l’article 4 du Protocole no 7 car, sinon, la situation ne serait éclaircie qu’au bout de six mois dans l’hypothèse où le contribuable ne saisirait pas les tribunaux, ou qu’une fois rendu un jugement légalement exécutoire dans l’hypothèse inverse, au bout d’un laps de temps dont la durée pouvait varier et être longue. Il fallait donc selon elle considérer que la décision du 24 novembre 2008 était définitive aux fins de l’article 4 du Protocole no 7.
28. La Cour suprême constata que le premier requérant avait acquis la qualité d’accusé le 14 décembre 2007 et que l’avis de redressement lui avait été signifié le 26 août 2008. Elle releva que, par la suite, la procédure fiscale et la procédure pénale s’étaient déroulées en parallèle jusqu’à ce qu’une décision du 24 novembre 2008 et un jugement du 2 mars 2009, respectivement, y mettent un terme. Elle estima que l’une des questions essentielles dans cette affaire était de savoir si les poursuites avaient été consécutives, ce qui aurait été contraire à l’article 4 du Protocole no 7, ou parallèles, ce qui aurait été permis dans une certaine mesure. À cet égard, elle prit en considération deux décisions d’irrecevabilité, R.T. c. Suisse1 et sur deux arrêts de chambre (Tomasović c. Croatie, no 53785/09, 18 octobre 2011, et Muslija c. Bosnie‑Herzégovine, no 32042/11, 14 janvier 2014). Or aucune de ces affaires ne permettrait de fonder solidement un tel revirement.
La première affaire, Zigarella, aurait concerné des procédures non pas parallèles mais consécutives, contrairement à ce qu’aurait supposé la chambre. La clôture de la procédure pénale ultérieure, ouverte alors que les autorités ignoraient l’existence d’une procédure (pénale elle aussi) objet d’une décision définitive, aurait été prononcée une fois le juge avisé de l’acquittement définitif dans le premier procès. La Cour n’aurait alors fait qu’appliquer le volet matériel négatif du principe non bis in idem, qui relève de la règle de l’autorité de la chose jugée, puisqu’il s’agissait de deux procédures pénales ordinaires consécutives concernant la même infraction.
Les deux autres affaires, Tomasović et Muslija, auraient eu pour objet des procédures se rapportant à des infractions relevant du « noyau dur » du droit pénal, à savoir, respectivement, possession de drogues dures et violences domestiques (le Gouvernement invoque l’arrêt Jussila, précité, § 43). Il y aurait clairement eu dans ces affaires deux procédures pénales visant un même acte. Chacune des deux procédures aurait été ouverte sur la base du même rapport de police. De telles situations ne se produiraient a priori pas en droit pénal norvégien et elles seraient en tout état de cause bien éloignées du système traditionnel, bien ancré dans ce pays, de mixité des poursuites administratives et pénales pour les majorations d’impôt et fraudes fiscales du type ici en cause.
77. Exiger la clôture de toute procédure parallèle en cours à la date où l’autre procédure relative aux mêmes faits a donné lieu à une décision définitive s’analyserait en une exception procédurale de litispendance de facto. Il n’aurait en effet guère de sens d’ouvrir une procédure parallèle s’il faut clore l’une au seul motif que l’autre a fait l’objet d’une décision définitive avant la première.
78. Dans ce contexte d’incohérences répétées de la jurisprudence relative à l’article 4 du Protocole no 7, le Gouvernement estime qu’il est particulièrement important que la Grande Chambre réaffirme l’approche suivie par elle dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, qui considère cette disposition comme un aspect du principe de l’autorité de la chose jugée, et rejette l’approche divergente retenue dans l’arrêt Nykänen.
79. Le Gouvernement ne voit pas quelles considérations d’opportunité sous-tendent l’arrêt Nykänen. Le principe non bis in idem repose sur l’idée d’offrir une protection contre le risque d’être exposé à des poursuites répétitives (il mentionne l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, précité § 107). Le justiciable devrait avoir la certitude que, une fois son acquittement ou sa condamnation passés en force de chose jugée, il sera protégé contre l’ouverture de toute nouvelle procédure fondée sur les mêmes faits. Cela ne vaudrait pas si la personne est passible de procédures pénales et administratives prévisibles conduites parallèlement, comme prévu par la loi, et encore moins si la première sanction (la majoration d’impôt) a été prise en compte de manière prévisible dans la décision imposant la seconde sanction (l’emprisonnement).
80. Par ailleurs, le Gouvernement n’estime guère conciliables l’idée que des procédures parallèles ne posent pas le moindre problème sous l’angle du Protocole no 7 quand elles sont en cours, et l’idée que, dès que l’une a atteint sa conclusion définitive, l’existence de l’autre emporte violation, et ce que ce soit la procédure administrative, passible de sanctions plus douces, ou la procédure pénale, passible de sanctions plus sévères, qui ait pris fin la première, et quelle que soit celle entamée en premier.
81. Le Gouvernement ajoute que l’arrêt Nykänen méconnaît également les principes fondamentaux de la prévisibilité et de l’égalité de traitement. Il expose que, si c’est la procédure pénale qui fait l’objet d’une décision passée en force de chose jugée avant la fin de la procédure administrative, une personne peut se retrouver incarcérée tandis que, dans l’hypothèse inverse, un individu ayant commis la même infraction aurait simplement à payer une amende administrative modérée. Le point de savoir quelle procédure prend fin la première dépendrait de la manière dont le fisc, la police, le parquet ou les tribunaux progressent et de l’ouverture ou non par le contribuable d’un recours administratif et/ou d’un recours judiciaire. L’arrêt Nykänen commanderait donc à l’État de traiter inégalement des personnes dans la même situation en fonction de simples coïncidences. Comme cet arrêt le reconnaîtrait, « savoir laquelle des procédures parallèles se clôt la première par une décision définitive relève parfois de la coïncidence, ce qui pourrait poser problème au regard de l’égalité de traitement ».
82. Le Gouvernement dit que l’impératif d’efficacité dans le traitement des affaires milite souvent en faveur de la conduite de procédures parallèles. D’une part, grâce à leurs connaissances spécialisées et à leurs moyens, les autorités administratives seraient souvent à même d’imposer des sanctions plus rapidement que le parquet et les tribunaux dans le cadre d’une procédure pénale. Vu que leur action englobe l’ensemble des administrés, elles seraient en outre mieux placées pour veiller à l’égalité dans la sanction des infractions. La prévention des infractions graves, en revanche, imposerait de ne pas interdire à l’État d’en poursuivre et punir les auteurs dans le cadre traditionnel et formel d’un procès pénal dès lors que les procédures administratives et pénales mettent au jour des infractions plus graves et plus complexes que celles qui ont motivé à l’origine la procédure et la sanction administratives. Les cas des requérants en seraient d’excellents exemples.
83. Le Gouvernement constate que plusieurs États européens sont dotés d’un système mixte de sanctions dans des domaines tels que le droit fiscal et la sûreté publique. Sur ce point, il se réfère aux conclusions du 12 juin 2012 produites par l’avocat général près la CJUE dans l’affaire précitée Fransson (paragraphe 51 ci-dessus).
84. Le Gouvernement dit que, en Norvège, la question de la poursuite de procédures parallèles ne se limite pas à la fiscalité. Il soutient qu’une interprétation de l’article 4 du Protocole no 7 qui interdirait à une procédure parallèle en cours d’aller jusqu’à son terme dès lors que l’autre procédure, administrative ou pénale, a été clôturée par une décision définitive, aurait des conséquences lourdes, négatives et imprévisibles dans un certain nombre de domaines relevant du droit administratif. La prudence serait donc de mise. Des questions similaires se poseraient au sein de certains États européens connaissant depuis longtemps des systèmes de procédures administratives et pénales parallèles dans des domaines essentiels du droit, dont celui de la fiscalité.
85. Le Gouvernement estime que les considérations qui sont à l’origine de l’article 4 du Protocole no 7 sont moins pertinentes lorsque les procédures en cause sont parallèles et simultanées. Un accusé sachant pertinemment que des autorités différentes ont ouvert contre lui deux procédures différentes étroitement liées sur les plans matériel et temporel risquerait moins de s’attendre à ce que la première sanction imposée soit définitive et exclue toute autre sanction. Enfin, la logique du principe non bis in idem s’appliquerait dans une moindre mesure aux sanctions ne relevant pas du « noyau dur » du droit pénal, comme les majorations d’impôt (voir le raisonnement exposé dans l’arrêt précité Jussila, § 43, relatif à l’article 6 et transposable à l’article 4 du Protocole no 7).
86. Pour ce qui est des circonstances propres au cas d’espèce, le Gouvernement fait sien sur tous les points le raisonnement exposé par la Cour suprême dans l’arrêt concernant le premier requérant (paragraphe 29 ci‑dessus) et celui suivi par la cour d’appel dans l’arrêt concernant le second requérant (paragraphe 39 ci-dessus), à savoir qu’il existait un lien temporel et matériel suffisamment étroit entre les procédures. Il dit que ni l’un ni l’autre des requérants ne pouvaient légitimement s’attendre à ne faire l’objet que d’une procédure et d’une sanction administratives. Il explique que, de manière à ne pas aboutir à un résultat qui aurait heurté le principe fondamental de l’égalité de traitement, les requérants, « sur un pied d’égalité avec » E.K. et B.L., coaccusés dans le même groupe d’affaires (paragraphes 12 et 13 ci‑dessus), ont chacun été condamnés à des peines d’emprisonnement à l’issue de procès pénaux après s’être vu appliquer des majorations d’impôt administratives de 30 %.
87. Les tierces interventions sont principalement axées sur deux points : premièrement, l’interprétation du mot « pénalement » employé à l’article 4 du Protocole no 7 et l’articulation entre cette disposition et les articles 6 (volet pénal) et 7 de la Convention et, deuxièmement, la mesure dans laquelle le Protocole no 7 permet les procédures parallèles (ces deux points sont examinés respectivement dans les parties a) et b) ci-dessous).
a) Les premières procédures revêtaient-elles un caractère « pénal » ?
88. Les gouvernements tchèque et français pensent comme le gouvernement défendeur que l’arrêt Sergueï Zolotoukhine n’a pas explicitement rejeté l’idée de recourir à un groupe plus large de critères pour déterminer la nature de la procédure à examiner sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7, et que la Cour a elle-même jugé notamment que les procédures de majoration d’impôt ne relevaient pas du noyau dur du droit pénal et n’a donc pas appliqué dans toute leur rigueur les garanties de l’article 6 (Jussila, précité, § 43 in fine). Le gouvernement tchèque invite la Cour à préciser principalement si et, dans l’affirmative, sous quelles conditions, c’est-à-dire dans quel type d’affaires, il convient d’appliquer un plus grand éventail de critères.
89. S’appuyant sur le libellé et le but de l’article 4 du Protocole no 7, le gouvernement bulgare soutient que seules les infractions pénales classiques relèvent du champ d’application de cette disposition. Il estime que, si étendre la portée de l’article 6 est essentiel à la protection du droit à un procès équitable, l’article 4 du Protocole no 7 a une autre finalité. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis d’Amérique dans l’affaire Green v. United States (355 US 194 (1957)), il souligne que l’interdiction de la double incrimination protège le justiciable du risque de faire l’objet d’une multiplicité de procès et de condamnations éventuelles pour une même infraction. La logique de cette interdiction est selon lui qu’il ne faut pas que l’État, avec toutes ses ressources et tout son pouvoir, puisse se livrer à des tentatives répétées tendant à faire condamner un individu pour la même infraction, ce qui pour ce dernier serait source d’embarras, de frais et d’épreuves et le forcerait à vivre dans un état permanent d’anxiété et d’insécurité tout en aggravant le risque que, même innocent, il soit reconnu coupable. Un second impératif vital serait de préserver le caractère définitif des décisions de justice.
90. Le gouvernement français consacre d’amples développements (paragraphes 10 à 26 de ses observations) à l’interprétation des articles 6 et 7 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 7. S’appuyant sur l’arrêt Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 146, CEDH 2015 (extraits)), il soutient que les termes employés à l’article 4 du Protocole no 7, différents de ceux figurant à l’article 6 § 1 de la Convention, doivent conduire à retenir des critères plus étroits répondant aux objectifs du principe non bis in idem garanti par l’article 4 du Protocole no 7. L’article 7 de la Convention utiliserait les termes de condamnation (« condamné » en français et « held guilty » en anglais), d’infraction (« criminal offence » en anglais) et de peine (« penalty » en anglais), qui seraient présents aussi dans l’article 4 du Protocole no 7. De plus, les garanties offertes par l’article 7 de la Convention, comme celles de l’article 4 du Protocole no 7, seraient des éléments essentiels de la procédure pénale, entendue strictement, comme l’attesterait le fait que l’article 15 de la Convention n’y autorise aucune dérogation, alors qu’il autoriserait une dérogation à l’article 6 de la Convention.
91. Aussi, et dans un souci de cohérence, la Cour, pour l’application de l’article 4 du Protocole no 7, devrait-elle se référer aux seuls critères qu’elle a pu développer dans le cadre de l’article 7 de la Convention, tout en les précisant afin de donner au terme « pénalement », aux fins de l’article 4 du Protocole no 7, le sens strict qui devrait être le sien. Pour déterminer si une mesure relève du champ de cette disposition, elle devrait se référer à la qualification juridique de l’infraction litigieuse en droit interne, à la nature et au but de la mesure en cause, à la question de savoir si la mesure a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale, à la gravité de la sanction – cet élément n’étant pas déterminant –, et aux procédures associées à l’adoption de celle-ci, et plus précisément à la question de savoir si la mesure a été adoptée par un organe que l’on peut qualifier de juridiction et qui s’est prononcé sur les éléments d’une infraction regardée comme pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Le dernier de ces critères revêtirait une importance prépondérante au regard des termes mêmes de l’article 4 du Protocole no 7 et de l’objectif poursuivi par cette disposition.
92. Le gouvernement français conclut que, au regard de ces critères, des pénalités fiscales qui ne seraient pas qualifiées de pénales en droit interne, qui auraient une nature administrative et viseraient seulement à sanctionner le non-respect par le contribuable de ses obligations fiscales, qui ne seraient pas imposées à la suite d’une condamnation pénale et qui ne seraient pas prononcées par un organe juridictionnel, ne pourraient être regardées comme relevant du champ de l’article 4 du Protocole no 7.
93. Le gouvernement suisse soutient que la seule exception admise – le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7 – est la réouverture du procès « conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné ». Il relève que, au moment de l’adoption du Protocole, en 1984, d’autres exceptions, telles qu’admises par la suite par la jurisprudence pertinente, n’étaient pas prévues – et n’avaient pas besoin de l’être, vu la conception intrinsèquement pénale de la garantie. Le concept étroit qui serait à l’origine de la garantie trouverait une confirmation solide au paragraphe 3 de l’article 4 du Protocole no 7, qui exclurait toute dérogation, au titre de l’article 15 de la Convention, à la protection offerte au paragraphe 1. Ainsi, la garantie non bis in idem serait mise sur un pied d’égalité avec le droit à la vie (article 2, article 3 du Protocole no 6 et article 2 du Protocole no 13), l’interdiction de la torture (article 3), l’interdiction de l’esclavage (article 4) et le principe « pas de peine sans loi » (article 7). Ces éléments militeraient en faveur d’une interprétation restrictive de la garantie. Une telle approche s’imposerait d’autant plus si la Grande Chambre devait maintenir la pratique selon laquelle toute « accusation en matière pénale », au sens autonome de l’article 6 § 1, est susceptible de faire également entrer en jeu l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 100 ci‑dessous).
b) Y a-t-il eu répétition des poursuites (bis) ?
94. Le gouvernement bulgare ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche suivie dans les décisions R.T. c. Suisse et Nilsson c. Suède (précitées) dans le contexte des infractions routières et dans d’importants domaines se rattachant au fonctionnement de l’État tels que la fiscalité. Une procédure fiscale aboutissant à l’application d’une majoration d’impôt et une procédure pénale portant sur une fraude fiscale, conduites parallèlement, seraient étroitement liées sur les plans matériel et temporel. De plus, la Cour reconnaîtrait que les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation étendue dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs politiques en matière fiscale et elle respecterait les choix du législateur dans ces domaines sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable. Un système qui permettrait la conduite de procédures parallèles en matière fiscale semblerait relever de la marge d’appréciation de l’État et n’apparaîtrait pas contraire en soi à l’un quelconque des principes énoncés dans la Convention, y compris la garantie contre les doubles incriminations.
95. Le gouvernement tchèque avance quatre arguments en faveur du maintien de systèmes mixtes de sanctions : 1) chaque type de sanction poursuit des buts différents ; 2) alors que la procédure pénale stricto sensu doit respecter des garanties rigoureuses en matière d’équité du procès, dont l’application est souvent synonyme de lenteurs, les sanctions administratives doivent répondre à des exigences de célérité et permettre d’assurer l’efficacité et la pérennité du système fiscal et du budget de l’État ; 3) la stricte application du principe non bis in idem à des procédures fiscales et pénales menées en parallèle pourrait faire échouer la lutte contre la criminalité organisée à grande échelle si la première décision, en général administrative, devait empêcher la tenue d’une enquête pénale de nature à conduire à la découverte de réseaux de fraude organisée, de blanchiment d’argent et de détournement de fonds, ainsi que d’autres infractions graves ; 4) l’ordre dans lequel les autorités statuent dans tel ou tel cas. Enfin, il signale qu’il y a des cas où plusieurs procédures administratives sont conduites en même temps.
96. Le gouvernement français estime que le raisonnement adopté dans les décisions R. T. c. Suisse et Nilsson c. Suède (précitées) peut être transposé en matière fiscale au regard des objectifs poursuivis par les États en ce domaine, objectifs qui, d’après lui, diffèrent selon qu’il s’agit de poursuites pénales ou de l’application de pénalités fiscales (i)) et dès lors qu’il existe un lien suffisant entre les procédures fiscale et pénale (ii)).
i) Les poursuites pénales pour fraude fiscale devraient constituer une réponse adaptée et homogène à des comportements répréhensibles. Elles auraient comme objectif principal de sanctionner les comportements les plus graves. Dans sa décision Rosenquist c. Suède (déc.), no 60619/00, 14 septembre 2004, la Cour aurait relevé que l’objectif poursuivi par l’infraction criminelle de fraude fiscale était différent de celui de l’imposition d’une pénalité fiscale qui, elle, aurait pour but de renforcer les fondations du système fiscal national.
Les poursuites pour fraude fiscale auraient également une finalité d’exemplarité, en particulier lorsque de nouvelles typologies de fraudes sont mises au jour, afin de dissuader les fraudeurs potentiels d’y recourir. Ne plus poursuivre pénalement les fraudes les plus graves dès lors qu’une pénalité fiscale a été appliquée priverait l’État de l’exemplarité et de la publicité recherchées à travers les condamnations pénales prononcées dans les plus grandes affaires de fraude fiscale.
Dans l’hypothèse où une procédure judiciaire d’enquête en matière fiscale précéderait le contrôle fiscal mené par l’administration fiscale, l’obligation d’abandonner la seconde procédure dès lors que la première est devenue définitive conduirait le contribuable à laisser la procédure pénale se terminer rapidement, en ne la contestant pas, afin que cette dernière s’achève avant la procédure fiscale et, ainsi, à échapper aux sanctions administratives généralement beaucoup plus significatives en termes pécuniaires.
Dans une telle hypothèse, le contribuable mis en cause serait en position d’arbitrer en faveur de la procédure qui lui serait la plus favorable, ce qui porterait indéniablement atteinte au caractère dissuasif de l’action menée par l’État pour réprimer les actes les plus répréhensibles dans ce domaine. Il serait ainsi paradoxal que les contribuables ayant commis les fraudes les plus graves, et poursuivis pénalement pour cela, soient sanctionnés moins sévèrement.
En conclusion, selon le gouvernement français, la complémentarité entre les procédures pénales et les procédures fiscales est essentielle pour la répression des fraudes les plus graves, et il serait artificiel de considérer qu’en raison de l’intervention de deux procédures et de deux autorités, ces sanctions ne forment pas un tout cohérent destiné à répondre à ce type d’infraction. En effet, ces procédures seraient étroitement liées et devraient dès lors pouvoir être cumulées.
ii) Dans les arrêts rendus contre la Finlande le 20 mai 2014, le critère principal retenu par la Cour pour ne pas accepter la répétition des procédures aurait été l’indépendance totale des procédures fiscale et pénale l’une par rapport à l’autre. Or ces deux types de procédures devraient être regardés comme ayant un lien matériel et temporel dès lors qu’il existe un échange d’informations entre les deux autorités et que les procédures sont conduites simultanément. Les éléments factuels devraient démontrer une complémentarité entre ces procédures.
À titre d’illustration, le gouvernement français analyse de façon détaillée comment, dans le système national, les procédures pénale et fiscale sont imbriquées, se chevauchent en droit et en pratique et sont conduites simultanément. Le principe de proportionnalité impliquerait que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé encouru au titre de l’une ou l’autre des sanctions.
Pour déterminer si les procédures pénales et fiscales peuvent passer pour suffisamment liées dans le temps, seules devraient être considérées les phases de contrôle par l’administration fiscale et d’enquête judiciaire. Ces deux phases devraient être menées simultanément ou dans un délai très rapproché. En revanche, il n’apparaîtrait pas pertinent, pour apprécier si le lien temporel entre les procédures est suffisamment étroit, de prendre en compte la durée de la procédure judiciaire devant les tribunaux appelés à statuer sur l’action pénale et sur le bien-fondé des pénalités fiscales. En effet, la durée de réponse des différentes juridictions dépendrait d’éléments extérieurs et parfois propres au contribuable. Ainsi, ce dernier pourrait choisir de ralentir délibérément la durée de la procédure devant l’une des juridictions par la multiplication de demandes ou la production d’écritures nombreuses qui devraient être soumises au contradictoire, ou encore par l’exercice de recours.
L’État devrait disposer d’une marge d’appréciation pour définir les sanctions appropriées à certains comportements qui peuvent causer des préjudices distincts. Ainsi, il devrait pouvoir faire face à une telle situation, tout en apportant une réponse unique, en confiant à plusieurs autorités – judiciaires et administratives – le soin d’apporter une réponse adaptée.
97. Le gouvernement grec soutient que l’existence de procédures séparées et consécutives au cours desquelles des mesures d’ordre pénal, identiques ou non, sont imposées à un requérant est l’élément déterminant et crucial pour qu’il y ait « répétition » (« bis »). Pour lui, le principe non bis in idem n’est pas méconnu si diverses mesures d’ordre « pénal », même distinctes les unes des autres, venaient à être imposées par différentes juridictions, pénales et administratives, dès lors que les sanctions sont toutes considérées dans leur globalité pour fixer le quantum de la peine (R.T. c. Suisse, décision précitée).
98. Cependant, le gouvernement grec signale l’arrêt Kapetanios et autres c. Grèce (nos 3453/12, 42941/12 et 9028/13, § 72, 30 avril 2015), dans lequel la Cour a jugé que la règle non bis in idem ne serait pas enfreinte en principe si les deux sanctions, à savoir une privation de liberté et une condamnation pécuniaire, étaient imposées dans le cadre d’une seule et même procédure judiciaire. Selon lui, nonobstant cet exemple, il est évident que la Cour attache une grande importance à ce que l’imposition de sanctions pénales et administratives ait été l’objet d’un examen judiciaire global.
99. Le gouvernement grec ne se dissocie pas pour autant de l’avis de la Cour suprême norvégienne, qui a dit en l’espèce que l’article 4 du Protocole no 7 permettait, au moins dans une certaine mesure, la conduite de procédures parallèles. C’est ce que confirmerait sans ambiguïté l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire Fransson (paragraphe 34 de cet arrêt, reproduit au paragraphe 52 ci-dessus).
La CJUE aurait précisé que c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartient d’apprécier, à la lumière des critères énoncés, s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux, c’est-à-dire ceux applicables aux violations du droit national de nature et d’importance similaires, dès lors que le choix des sanctions relève de la marge d’appréciation de l’État membre ; elle aurait ainsi estimé que c’était au juge national de dire si le cumul des sanctions était contraire à ces standards, pourvu que les sanctions restantes fussent effectives, proportionnées et dissuasives (paragraphe 37 de cet arrêt, reproduit au paragraphe 52 ci‑dessus).
Le gouvernement grec juge pertinent en l’espèce cet arrêt de la CJUE. Plus précisément, on pourrait déduire mutatis mutandis de l’interprétation qui y est livrée que le juge national avait conclu à bon droit, en vertu de sa marge d’appréciation, comme constaté par la CJUE, que le cumul des sanctions en cause, imposées à l’issue de procédures dites « parallèles » dans le cadre d’une collaboration étroite entre deux autorités distinctes, n’avait pas enfreint les standards nationaux alors même qu’il avait estimé pour l’essentiel que les sanctions fiscales étaient « de nature pénale ». Au vu des arguments exposés au paragraphe 97 ci-dessus, on pourrait raisonnablement conclure que des procédures parallèles qui conduiraient à l’imposition de sanctions différentes par des autorités différentes, nettement distinctes en droit, ne seraient pas interdites par l’article 4 du Protocole no 7 dès lors que ces procédures satisferaient au critère du lien temporel et matériel étroit. Ce critère permettrait de répondre à la question fondamentale de l’existence ou non d’une répétition.
100. S’appuyant sur le paragraphe 83 de l’arrêt précité Sergueï Zolotoukhine, le gouvernement suisse soutient que la garantie énoncée à l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu à l’ouverture de nouvelles poursuites, lorsque la décision antérieure d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée. Le fait qu’une procédure pénale n’était pas encore achevée à l’ouverture d’une procédure administrative ne serait donc, en soi, pas problématique à l’égard du principe non bis in idem (il mentionne, mutatis mutandis, Kapetanios et autres, précité, § 72). Par conséquent, des procédures parallèles seraient admissibles au titre de l’article 4 du Protocole no 7. La présente affaire donnerait à la Grande Chambre l’occasion de confirmer cette jurisprudence.
La justification d’un système mixte résiderait principalement dans le fait que le droit administratif et le droit pénal sont de nature différente et visent des buts distincts : fonction préventive et éducative pour le premier et fonction répressive pour le second.
Le gouvernement suisse estime que si, à la lumière des critères Engel, la notion d’« accusation en matière pénale » a été élargie, au-delà des catégories traditionnelles du droit pénal (malum in se), à d’autres domaines (malum quia prohibitum), les accusations en matière pénale n’ont pas toutes le même poids. S’agissant par exemple des majorations d’impôt – qui ne feraient pas partie du noyau dur du droit pénal –, les garanties offertes par le volet pénal de l’article 6 ne devraient pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (il mentionne l’arrêt Jussila, précité, § 43). Il ne faudrait pas l’oublier lorsqu’il s’agit de déterminer le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7.
La prévisibilité du cumul de sanctions administratives et de sanctions pénales constituerait un autre facteur à prendre en compte dans l’appréciation du système mixte en cause (il évoque l’arrêt Maszni c. Roumanie, no 59892/00, § 68, 21 septembre 2006).
Selon le gouvernement suisse, la jurisprudence Sergueï Zolotoukhine ne doit pas être interprétée ou développée de manière à couvrir l’ensemble des systèmes prévoyant de sanctionner par les voies administrative et pénale les infractions pénales indépendamment du fait que des autorités distinctes, disposant de compétences distinctes et poursuivant des buts distincts, rendent des décisions sur le même ensemble de faits. Cette conclusion s’imposerait en tout cas dans les affaires présentant un lien matériel et temporel suffisamment étroit entre les procédures pénale et administrative tel que requis par la Cour (il s’appuie sur les affaires suivantes, où la Cour a conclu que cette condition avait été satisfaite : Boman c. Finlande, no 41604/11, § 41, 17 février 2015, avec une référence aux décisions précitées R.T. c. Suisse et Nilsson c. Suède et à l’arrêt précité Maszni). Le gouvernement suisse invite la Grande Chambre à saisir l’occasion de la présente affaire pour confirmer cette approche, qui n’est pas selon lui proscrite en elle‑même en l’état de la jurisprudence.
101. La Cour passera tout d’abord en revue sa jurisprudence pertinente pour l’interprétation et l’application du principe non bis in idem énoncé à l’article 4 du Protocole no 7 (parties a) à c) ci-dessous). Elle s’attachera à en tirer les conclusions et critères utiles et à apporter les éclaircissements nécessaires à l’analyse de la présente affaire (partie d) ci-dessous). Enfin, elle appliquera ce principe, dans l’interprétation qu’elle aura dégagée, aux faits dénoncés par les requérants (partie e) ci-dessous).
a) Questions générales d’interprétation
102. La Cour constate que, dans les observations des parties et des tiers intervenants, il n’y a guère de désaccord quant à la principale contribution qu’apporte l’arrêt de Grande Chambre Sergueï Zolotoukhine, à savoir la clarification des critères à l’aune desquels il faut évaluer si l’infraction pour laquelle un requérant a été jugé ou puni au cours de la seconde procédure était la même (idem) que celle pour laquelle une décision avait été rendue au cours de la première procédure (voir les paragraphes 70 à 84 de cet arrêt). Il n’y a pas non plus de désaccord majeur quant aux critères permettant de déterminer quand une décision « définitive » a été rendue qui sont énoncés dans cet arrêt.
103. En revanche, les avis divergent quant à la méthode à employer afin de déterminer si la procédure se rapportant à l’application de majorations d’impôt était « pénale » aux fins de l’article 4 du Protocole no 7, sachant que cette question est susceptible d’avoir une incidence sur l’applicabilité de l’interdiction, posée par cette disposition, de la double incrimination.
104. En outre, il y a des divergences d’approche (notamment entre, d’une part, les requérants et, d’autre part, le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants) sur la question de la répétition des poursuites, en particulier sur la mesure dans laquelle les procédures parallèles ou mixtes sont permises au titre de l’article 4 du Protocole no 7.
b) Critères pertinents pour déterminer si la première procédure est « pénale » : divergences d’approche dans la jurisprudence
105. Dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (précité), la Cour a appliqué, afin de déterminer si les procédures en question pouvaient être regardées comme « pénales » sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7, les trois critères Engel précédemment élaborés pour les besoins de l’article 6 de la Convention, à savoir 1) « la qualification juridique de l’infraction en droit interne », 2) « la nature même de l’infraction », et 3) le degré de sévérité de la sanction dont l’intéressé est passible, les deuxième et troisième critères étant alternatifs et pas nécessairement cumulatifs, mais sans exclure une approche cumulative. L’arrêt Sergueï Zolotoukhine n’a donc pas repris – alors qu’il aurait pu le faire – le raisonnement suivi dans une série d’affaires antérieures (voir, par exemple, la décision précitée Storbråten), où avait été retenue une liste plus large et non exhaustive de facteurs, sans que la Cour ait précisé quel était leur poids respectif ni s’il fallait les appliquer alternativement ou cumulativement. Les gouvernements français et norvégien invitent à présent la Cour à saisir cette occasion pour dire si ce sont ces derniers critères, plus nombreux, qui s’appliquent (paragraphes 66 à 68 et 90-91 ci-dessus).
106. Il existe un certain nombre d’arguments en faveur d’une telle interprétation, en particulier le fait que l’article 4 du Protocole no 7 a apparemment été conçu par ses auteurs pour viser les procédures pénales au sens strict et la circonstance que – à l’inverse de l’article 6 mais à l’instar de l’article 7 – il n’est pas susceptible de dérogation au titre de l’article 15. Si l’article 6 se contente d’énoncer des garanties d’équité procédurales notamment en matière pénale, l’interdiction de la double incrimination posée à l’article 4 du Protocole no 7 a certaines conséquences – qui peuvent être importantes – sur les modalités d’application des règles de droit national régissant les sanctions pénales et administratives dans de nombreux domaines. Cette dernière disposition implique une analyse plus poussée du droit pénal matériel puisqu’il s’agit d’établir si les infractions respectives visent le même comportement (idem). Ces différences, ainsi que l’absence de convergence entre les systèmes nationaux des États contractants, le degré variable de volonté de la part desdits États d’être tenus par le Protocole no 7 et la marge d’appréciation étendue dont ils jouissent généralement dans le choix de leurs systèmes et politiques en matière pénale (Nykänen, précité, § 48, et, mutatis mutandis, Achour c. France [GC], no 67335/01, § 44, CEDH 2006‑IV), sont tout à fait propres à justifier un groupe plus vaste de critères d’applicabilité, davantage axés sur le droit national, sur le modèle de ceux retenus pour les besoins de l’article 7 et auparavant de l’article 4 du Protocole no 7 (c’est-à-dire avant l’arrêt Sergueï Zolotoukhine), et donc un champ d’application plus étroit que sous l’empire de l’article 6.
107. Cependant, si, ainsi qu’il a été souligné, l’arrêt Sergueï Zolotoukhine n’est pas explicite sur ce point, il faut supposer que la Cour a délibérément choisi dans cet arrêt de retenir les critères Engel comme le modèle à suivre pour déterminer si la procédure en cause est « pénale » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7. Aux yeux de la Cour, il ne paraît pas justifié qu’elle s’écarte de cette analyse en l’espèce, car des considérations de poids militent vraiment en faveur d’un tel choix. Le principe non bis in idem vise principalement l’équité procédurale, qui est l’objet de l’article 6, et s’intéresse moins au droit pénal matériel que l’article 7. La Cour estime préférable, dans un souci de cohérence de l’interprétation de la Convention considérée globalement, que l’applicabilité de ce principe soit régie par les critères, plus précis, définis dans l’arrêt Engel. Cela étant dit, ainsi qu’il a déjà été admis ci-dessus, dès lors que le principe non bis in idem est jugé applicable, une approche modulée s’impose à l’évidence pour évaluer la manière dont il est mis en œuvre s’agissant de procédures mêlant sanctions administratives et sanctions pénales.
c) Jurisprudence de la Convention en matière de procédures mixtes
i. L’apport de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine
108. L’affaire Sergueï Zolotoukhine concernait deux procédures qui avaient chacune pour objet des actes perturbateurs à l’encontre d’un agent public et dans le cadre desquelles l’issue de la procédure administrative était devenue définitive avant même le début de la procédure pénale (Sergueï Zolotoukhine, précité, §§ 18 à 20 et 109). L’apport le plus notable de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine est d’avoir dit que le point de savoir si les infractions en question étaient les mêmes (idem) dépendait d’une analyse axée sur les faits (ibidem, § 84) plutôt que par exemple d’un examen formel consistant à comparer les « éléments essentiels » des infractions. L’interdiction vise l’inculpation ou le jugement pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes (ibidem, § 82).
109. De plus, en rappelant que le but de l’article 4 du Protocole no 7 était d’interdire la répétition de procédures pénales tranchées par une décision « définitive », c’est-à-dire « passée en force de chose jugée », l’arrêt Sergueï Zolotoukhine a précisé que les décisions susceptibles d’un recours ordinaire ne bénéficiaient pas de la garantie que renfermait cette disposition tant que le délai de recours n’était pas expiré.
110. En outre, la Cour a dit sans ambiguïté que l’article 4 du Protocole no 7 visait non pas seulement le cas d’une double condamnation, mais aussi celui des doubles poursuites et que, dans le cas contraire, il n’aurait pas été nécessaire de mettre le terme « poursuivi » avant le terme « puni », car il ne pourrait qu’en constituer un doublon. La Cour a ajouté que cette disposition s’appliquait même si l’individu concerné n’avait fait l’objet que de simples poursuites n’ayant pas abouti à une condamnation. Elle a souligné que l’article 4 du Protocole no 7 renfermait trois garanties distinctes et disposait que nul i. ne pouvait être poursuivi, ii. jugé ou iii. puni deux fois pour les mêmes faits (ibidem, § 110).
111. Il faut toutefois souligner que l’arrêt Sergueï Zolotoukhine ne donne guère d’indications lorsque les procédures, en réalité, ne se répètent pas mais sont plutôt combinées et intégrées de manière à former un tout cohérent.
ii. La jurisprudence sur les procédures mixtes antérieurement et postérieurement à l’arrêt Sergueï Zolotoukhine
112. Depuis l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, et comme c’était déjà le cas auparavant, il est admis par la Cour que l’imposition par des autorités différentes de sanctions différentes pour le même comportement est permise dans une certaine mesure au titre de l’article 4 du Protocole no 7, nonobstant l’existence d’une décision définitive. Cette conclusion peut se comprendre comme étant fondée sur l’idée que le cumul de sanctions dans les affaires de ce genre doit s’analyser comme un tout, en conséquence de quoi il serait artificiel d’y voir une répétition de procédures impliquant que l’intéressé a été « poursuivi ou puni pénalement (…) en raison d’une infraction pour laquelle il a[vait] déjà été (…) condamné par un jugement définitif », au mépris de l’article 4 du Protocole no 7. La question s’est posée dans quatre types de situations.
113. À l’origine de cette analyse interprétative de l’article 4 du Protocole no 7 se trouve une première catégorie d’affaires, qui remonte à la décision R.T. c. Suisse (décision précitée). Dans cette affaire, l’Office fédéral suisse des routes avait retiré son permis de conduire au requérant, en mai 1993, pour une durée de quatre mois pour conduite en état d’ébriété. Cette mesure avait finalement été confirmée par la Commission des recours administratifs puis par le Tribunal fédéral (en décembre 1995). Parallèlement, en juin 1993, les autorités cantonales de Gossau avaient délivré à l’encontre du requérant une ordonnance pénale qui le condamnait à une peine d’emprisonnement avec sursis et à une amende de 1 100 francs suisses. N’ayant pas fait l’objet de recours, cette ordonnance passa en force de chose jugée.
La Cour a conclu que les autorités suisses n’avaient fait que retenir les trois types de sanctions cumulables, prévues par la loi, pour une telle infraction, à savoir une peine d’emprisonnement, une amende et le retrait du permis de conduire. Elle a constaté que ces sanctions avaient été prononcées parallèlement par deux autorités différentes, l’une administrative et l’autre pénale. Selon elle, on ne pouvait donc pas y voir, eu égard à sa jurisprudence, une répétition de poursuites pénales contraire à l’article 4 du Protocole no 7.
De la même manière, si la décision Nilsson (précitée) concernait elle aussi une sanction pénale (50 heures de travail d’intérêt général) et le retrait du permis de conduire (pour une durée de dix-huit mois) à raison d’une infraction routière, le grief a été rejeté sur la base d’un raisonnement plus élaboré, qui a introduit pour la première fois le critère du « lien matériel et temporel suffisamment étroit ».
La Cour a jugé que le retrait du permis de conduire était une conséquence directe et prévisible de la condamnation antérieure du requérant pour les mêmes délits de conduite en état d’ébriété avancé et de conduite sans permis et que, faisant suite à une condamnation pénale, il relevait de la matière « pénale » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7. Elle a ajouté que, indépendamment de la condamnation pénale antérieure, un retrait de permis d’une durée de dix-huit mois constituait en soi, par sa sévérité, une mesure pouvant ordinairement passer pour une sanction pénale. Elle a conclu que, quand bien même les différentes sanctions avaient été prononcées par deux autorités différentes à l’issue de procédures différentes, il existait entre ces sanctions un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour que l’on pût considérer le retrait de permis comme l’une des mesures prévues par le droit suédois pour la répression des délits de conduite en état d’ébriété avancé et de conduite sans permis. On ne pouvait donc pas selon elle déduire du retrait litigieux que le requérant avait été « poursuivi ou puni pénalement (…) en raison d’une infraction pour laquelle il a[vait] déjà été (…) condamné par un jugement définitif », au mépris de l’article 4 § 1 du Protocole no 7.
De même, dans l’arrêt Boman (précité), la Cour a jugé qu’il existait un lien matériel et temporel suffisant entre, d’une part, la procédure pénale à l’issue de laquelle le requérant avait été reconnu coupable et condamné à 75 jours-amende (soit 450 EUR) ainsi qu’à une interdiction de conduire (d’une durée de quatre mois et trois semaines) et, d’autre part, la procédure administrative ultérieure, qui s’était soldée par la prolongation de l’interdiction de conduire (d’une durée d’un mois).
114. Dans une deuxième série d’affaires, la Cour a confirmé que les procédures parallèles ne sont pas exclues dans les affaires combinant majorations d’impôt dans une procédure administrative, et poursuites, condamnations et sanctions pour fraude fiscale dans une procédure pénale, tout en concluant qu’il n’avait pas été satisfait au critère du « lien matériel et temporel suffisamment étroit » au vu des circonstances particulières propres à chaque cas. Il s’agit d’affaires concernant la Finlande (notamment Glantz, précité, § 57, et Nykänen, précité, § 47) et la Suède (Lucky Dev c. Suède, no 7356/10, § 58, 27 novembre 2014). Dans l’arrêt Nykänen, où est exposée l’approche suivie dans les autres affaires dirigées contre la Finlande et la Suède, la Cour a conclu au vu du dossier que, dans le système finlandais, les sanctions pénales et administratives avaient été infligées par des autorités différentes sans que les procédures aient le moindre lien entre elles : elles avaient chacune suivi leur propre cheminement et avaient pris fin indépendamment l’une de l’autre. De plus, chaque juridiction ou autorité avait fixé le quantum de la peine sans tenir compte de la sanction prononcée par l’autre et elles n’avaient eu aucun échange entre elles. Surtout, dans le système finlandais, les majorations d’impôt étaient appliquées à l’issue d’un examen du comportement du contrevenant et de l’applicabilité à son égard de la législation fiscale pertinente, indépendamment de l’appréciation au pénal. La Cour a donc conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 7 au motif que le requérant avait été condamné deux fois pour les mêmes faits dans le cadre de deux procédures distinctes.
On peut trouver un raisonnement et des conclusions identiques (ou quasiment identiques) à propos de faits analogues dans les arrêts Rinas c. Finlande (no 17039/13, 27 janvier 2015), et Österlund c. Finlande (no 53197/13, 10 février 2015).
Il faut noter que si, dans certaines de ces affaires (Nykänen, Glantz, Lucky Dev, Rinas, Österlund), les deux procédures avaient été conduites dans une large mesure simultanément, le lien temporel a été manifestement jugé insuffisant à lui seul pour exclure l’application de la règle non bis in idem. Il ne semble pas déraisonnable de déduire de ces arrêts concernant la Finlande et la Suède que, les deux procédures ayant à chaque fois été menées dans une large mesure simultanément, c’est l’absence de lien matériel qui, au vu des circonstances propres à chaque affaire, a provoqué la violation de l’article 4 du Protocole no 7.
115. Dans une troisième série d’affaires, où les procédures avaient été conduites en parallèle pendant un certain temps, la Cour a conclu à la violation mais sans se référer au critère, tiré de la décision Nilsson, du « lien matériel et temporel suffisamment étroit ».
Dans l’affaire précitée Tomasović (§§ 5-10 et 30-32), le requérant avait été poursuivi et condamné deux fois pour la même infraction de possession de stupéfiants, d’abord en tant qu’« infraction mineure » (jugée « pénale » au vu des deuxième et troisième critères Engel – ibidem, §§ 22-25) puis en tant qu’« infraction pénale ». Faute pour la seconde procédure d’avoir été abandonnée à la conclusion de la première, la Cour a estimé évident qu’il y avait eu une répétition de procédures pénales contraire à l’article 4 du Protocole no 7 (voir, de la même manière, Muslija, précité, §§ 28-32 et 37, s’agissant de coups et blessures aggravés).
De même, dans l’affaire Grande Stevens et autres c. Italie (nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, 4 mars 2014), la Cour a constaté qu’il y avait eu une double procédure relative au même comportement frauduleux, en l’occurrence une manipulation du marché par la diffusion de fausses informations : d’une part, une procédure administrative (du 9 février 2007 au 23 juin 2009), qualifiée de « pénale » à l’aune des critères Engel, conduite devant la Commission nationale des sociétés et de la bourse (Commissione Nazionale per le Societa e la Borsa) puis devant la cour d’appel et la Cour de cassation, conclue par l’imposition d’une amende de 3 000 000 EUR assortie d’une interdiction d’exercer certaines activités professionnelles et, d’autre part, une procédure pénale (du 7 novembre 2008 au 28 février 2013 et au-delà, toujours en cours à la date de l’arrêt) conduite devant le tribunal de première instance, la Cour de cassation et la cour d’appel. Son constat que la nouvelle instance concernait une seconde « infraction » née de faits identiques à ceux qui avaient donné lieu à la première condamnation, devenue définitive, lui a suffi à conclure à la violation de l’article 4 du Protocole no 7.
116. Quatrièmement, l’arrêt Kapetanios et autres (précité), confirmé par l’arrêt Sismanidis et Sitaridis c. Grèce, nos 66602/09 et 71879/12, 9 juin 2016, constitue un autre exemple distinct d’absence de lien matériel ne faisant pas explicitement référence à ce critère tiré de la décision Nilsson (précitée). Dans ces affaires, les requérants furent tout d’abord acquittés d’infractions douanières à l’issue de procédures pénales. Par la suite, malgré les acquittements, les juridictions administratives leur infligèrent de lourdes amendes administratives pour le même comportement. Convaincue que ces dernières procédures étaient « pénales » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7, la Cour a conclu à la violation de cette disposition (voir les paragraphes 73 et 47 de ces arrêts, respectivement).
d) Conclusions à tirer de la jurisprudence
117. Si les États contractants ont le devoir particulier de protéger les intérêts spécifiques du justiciable que l’article 4 du Protocole no 7 entend sauvegarder, il est aussi nécessaire, ainsi que cela a déjà été indiqué au paragraphe 106 ci‑dessus, de laisser aux autorités nationales le choix des moyens à utiliser pour y parvenir. Il ne faut pas oublier à cet égard que le droit de ne pas être jugé ou puni deux fois n’était pas inscrit dans la Convention adoptée en 1950 mais qu’il a été ajouté dans un septième protocole, adopté en 1984 et entré en vigueur en 1988, soit près de 40 années plus tard. Quatre États (l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Turquie) n’ont pas ratifié le Protocole no 7 et l’un d’entre eux (l’Allemagne) ainsi que quatre États qui l’ont ratifié (l’Autriche, la France, l’Italie et le Portugal) ont émis des réserves ou des déclarations interprétatives précisant que le mot « pénalement » devait leur être appliqué selon le sens donné à cette notion dans leurs lois nationales respectives. (Signalons que les réserves formulées par l’Autriche et l’Italie ont été jugées non valables parce qu’elles n’étaient pas accompagnées d’un bref exposé de la loi en cause comme le veut l’article 57 § 2 (voir, respectivement, Gradinger c. Autriche, 23 octobre 1995, § 51, série A no 328‑C, et Grande Stevens, précité, §§ 204-211), contrairement à la réserve émise par la France (Göktan c. France, no 33402/96, § 51, CEDH 2002‑V).)
118. La Cour souligne également l’observation formulée par l’avocat général près la CJUE dans l’affaire Fransson (paragraphe 51 ci‑dessus), selon laquelle l’imposition de sanctions sur la base tant du droit administratif que du droit pénal pour la même infraction est une pratique très répandue dans les États membres de l’Union européenne, surtout dans des domaines tels que la fiscalité, les politiques environnementales ou la sécurité publique. L’avocat général a ajouté que les modalités relatives au cumul des sanctions variaient énormément selon les ordres juridiques et revêtaient des caractéristiques spécifiques propres à chaque État membre et que, dans la plupart des cas, ces spécificités visaient à atténuer les effets d’une double réaction punitive de la part des pouvoirs publics.
119. Par ailleurs, pas moins de six États parties au Protocole no 7 sont intervenus en la présente instance, exprimant surtout des opinions et des préoccupations sur des points d’interprétation que partage aussi, dans une large mesure, le gouvernement défendeur.
120. Dans ces conditions, il faut souligner à titre liminaire que, comme la Cour le reconnaît dans une jurisprudence constante, c’est aux États contractants qu’il revient au premier chef de décider de l’organisation de leur système juridique, y compris de leurs procédures pénales (voir, par exemple, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83, CEDH 2010). Par exemple, rien dans la Convention n’interdit dans tel ou tel cas de séparer en différentes phases ou parties le processus de fixation de la peine, de sorte que différentes peines peuvent être prononcées, successivement ou parallèlement, pour une infraction qu’il convient de qualifier de « pénale » au sens autonome que revêt ce mot sur le terrain de la Convention (voir, par exemple, Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 34, CEDH 2001‑VII, affaire qui concernait des griefs tirés, sur le terrain de l’article 6, d’une procédure de confiscation des recettes issues d’infractions à la législation sur les stupéfiants dirigée contre un individu et intervenant à la suite d’une condamnation du même individu pour ces mêmes infractions).
121. Aux yeux de la Cour, les États devraient pouvoir légitimement opter pour des réponses juridiques complémentaires face à certains comportements socialement inacceptables (par exemple le non-respect du code de la route, le non-paiement des impôts ou l’évasion fiscale) au moyen de différentes procédures formant un tout cohérent de manière à traiter sous ses différents aspects le problème social en question, pourvu que ces réponses juridiques combinées ne représentent pas une charge excessive pour la personne en cause.
122. Dans les affaires où l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu, la Cour a pour tâche de déterminer si la mesure nationale spécifique dénoncée constitue, dans sa substance ou dans ses effets, une double incrimination portant préjudice au justiciable ou si, au contraire, elle est le fruit d’un système intégré permettant de réprimer un méfait sous ses différents aspects de manière prévisible et proportionnée et formant un tout cohérent, en sorte de ne causer aucune injustice à l’intéressé.
123. L’article 4 du Protocole no 7 ne saurait avoir pour effet d’interdire aux États contractants d’organiser leur système juridique de manière à permettre la majoration à un taux standard d’impôts illégalement impayés – quand bien même une telle mesure serait qualifiée en elle-même de « pénale » pour les besoins des garanties d’équité du procès prévues dans la Convention – aussi dans les cas plus graves où il y aurait peut-être lieu de poursuivre l’auteur du méfait parce qu’un élément non retenu dans la procédure « administrative » en recouvrement des impôts, par exemple un comportement frauduleux, s’ajouterait au défaut de paiement. L’article 4 du Protocole no 7 a pour objet d’empêcher l’injustice que représenterait pour une personne le fait d’être poursuivie ou punie deux fois pour le même comportement délictueux. Il ne bannit toutefois pas les systèmes juridiques qui traitent de manière « intégrée » le méfait néfaste pour la société en question, notamment en réprimant celui-ci dans le cadre de phases parallèles menées par des autorités différentes à des fins différentes.
124. La Cour estime que la jurisprudence précitée portant sur les procédures parallèles ou mixtes, créée avec les décisions R.T. c. Suisse et Nilsson c. Suède puis reprise dans l’arrêt Nykänen et une série d’autres affaires, donne des indications utiles qui aident à définir où se trouve le juste équilibre entre la préservation nécessaire des intérêts de l’individu protégés par le principe non bis in idem, d’une part, et la prise en compte de l’intérêt particulier pour la société de pouvoir réglementer de manière calibrée le domaine en question, d’autre part. Cela dit, avant de se pencher plus avant sur les critères pertinents à l’aune desquels l’équilibre voulu peut être ménagé, la Cour juge souhaitable de préciser les conclusions à tirer de la jurisprudence existante.
125. Premièrement, il faut conclure de l’application du critère du « lien matériel et temporel suffisamment étroit » dans les affaires finlandaises et suédoises récentes qu’il ne sera pas satisfait à ce critère si l’un ou l’autre des deux éléments – matériel ou temporel – fait défaut (paragraphe 114 ci‑dessus).
126. Deuxièmement, dans certaines affaires, la Cour a d’abord recherché si et, dans l’affirmative, à quel moment l’une des procédures avait fait l’objet d’une décision « définitive » (faisant potentiellement obstacle à la poursuite de l’autre procédure), avant d’appliquer le critère du « lien suffisamment étroit » et de répondre par la négative à la question du respect de la condition de « bis », c’est-à-dire de conclure à l’absence de répétition (Boman, précité, §§ 36 à 38). Pour la Cour, cependant, la question du caractère « définitif » ou non d’une décision ne se pose pas dès lors qu’il y a non pas une répétition des poursuites à proprement parler mais plutôt une combinaison de procédures dont on peut considérer qu’elles forment un tout intégré.
127. Troisièmement, le point précédent a aussi une incidence sur les préoccupations exprimées par certains des gouvernements intervenants, à savoir qu’il ne faudrait pas exiger que les procédures connexes deviennent « définitives » au même moment, faute de quoi la personne concernée pourrait utiliser le principe non bis in idem à des fins de manipulation et d’impunité. Sur ce point, la conclusion figurant au paragraphe 51 de l’arrêt Nykänen (précité) et dans un certain nombre d’arrêts postérieurs, à savoir que « l’une et l’autre des procédures suivent leur propre cheminement et prennent fin indépendamment l’une de l’autre », doit être considérée comme un constat de fait : dans le régime finlandais examiné, il n’existait pas de lien suffisant d’un point de vue matériel entre la procédure administrative et la procédure pénale, alors qu’elles avaient été conduites de manière plus ou moins simultanée. L’arrêt Nykänen est un exemple de cas où l’application du critère du « lien matériel et temporel suffisant » va dans une certaine direction en fonction des faits.
128. Quatrièmement, pour des raisons similaires à celles exposées ci‑dessus, l’ordre dans lequel les procédures sont conduites ne saurait être un élément décisif pour se prononcer sur le point de savoir si l’article 4 du Protocole no 7 permet des procédures mixtes ou multiples (comparer avec les décisions précitées R.T. c. Suisse, où un permis de conduire avait été retiré avant l’ouverture du procès pénal, et Nilsson c. Suède, où le retrait était intervenu après).
129. Enfin, il ressort de certaines des affaires susmentionnées (Sergueï Zolotoukhine, Tomasović et Muslija, évoquées au paragraphes 108 et 115 ci-dessus), pour autant que celles-ci concernaient une répétition de procédures dans lesquelles les objectifs et moyens employés n’étaient pas complémentaires (paragraphe 130 ci-dessous), que la Cour n’était pas disposée à les examiner comme si elles avaient concerné des procédures parallèles ou mixtes susceptibles d’être compatibles avec le principe ne bis in idem, comme dans les affaires R.T. c. Suisse, Nilsson et Boman (paragraphe 113 ci-dessus).
130. Il ressort à l’évidence de cette analyse de la jurisprudence de la Cour que, s’agissant de faits punissables aussi bien sur le terrain du droit pénal que sur celui du droit administratif, la manière la plus sûre de veiller au respect de l’article 4 du Protocole no 7 consiste à prévoir, à un stade opportun, une procédure à un seul niveau permettant la réunion des branches parallèles du régime légal régissant l’activité en cause, de façon à satisfaire dans le cadre d’un seul et même processus aux différents impératifs poursuivis par la société dans sa réaction face à l’infraction. Toutefois, ainsi qu’il a été expliqué ci‑dessus (notamment aux paragraphes 111 et 117 à 120), l’article 4 du Protocole no 7 n’exclut pas la conduite de procédures mixtes, même jusqu’à leur terme, pourvu que certaines conditions soient remplies. En particulier, pour convaincre la Cour de l’absence de répétition de procès ou de peines (bis) proscrite par l’article 4 du Protocole no 7, l’État défendeur doit établir de manière probante que les procédures mixtes en question étaient unies par un « lien matériel et temporel suffisamment étroit ». Autrement dit, il doit être démontré que celles-ci se combinaient de manière à être intégrées dans un tout cohérent. Cela signifie non seulement que les buts poursuivis et les moyens utilisés pour y parvenir doivent être en substance complémentaires et présenter un lien temporel, mais aussi que les éventuelles conséquences découlant d’une telle organisation du traitement juridique du comportement en question doivent être proportionnées et prévisibles pour le justiciable.
131. S’agissant des conditions à satisfaire pour que des procédures mixtes, administratives et pénales, puissent être regardées comme présentant un lien matériel et temporel suffisant et donc comme compatibles avec le critère de « bis » découlant de l’article 4 du Protocole no 7, la Cour résume de la manière suivante les considérations pertinentes tirées de sa jurisprudence telle qu’examinée ci‑dessus.
132. Les éléments pertinents pour statuer sur l’existence d’un lien suffisamment étroit du point de vue matériel sont notamment les suivants :
– le point de savoir si les différentes procédures visent des buts complémentaires et concernent ainsi, non seulement in abstracto mais aussi in concreto, des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause ;
– le point de savoir si la mixité des procédures en question est une conséquence prévisible, aussi bien en droit qu’en pratique, du même comportement réprimé (idem) ;
– le point de savoir si les procédures en question ont été conduites d’une manière qui évite autant que possible toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve, notamment grâce à une interaction adéquate entre les diverses autorités compétentes, faisant apparaître que l’établissement des faits effectué dans l’une des procédures a été repris dans l’autre ;
– et, surtout, le point de savoir si la sanction imposée à l’issue de la procédure arrivée à son terme en premier a été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier, de manière à ne pas faire porter pour finir à l’intéressé un fardeau excessif, ce dernier risque étant moins susceptible de se présenter s’il existe un mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines prononcées est proportionné.
133. À cet égard, il est également instructif de tenir compte de la manière dont l’article 6 de la Convention est appliqué dans le type d’affaire aujourd’hui examinée (Jussila, précité, § 43) :
« (…) il va de soi que certaines [procédures pénales] ne comportent aucun caractère infamant pour ceux qu’elles visent et que les « accusations en matière pénale » n’ont pas toutes le même poids. De surcroît, en adoptant une interprétation autonome de la notion d’« accusation en matière pénale » par application des critères Engel, les organes de la Convention ont jeté les bases d’une extension progressive de l’application du volet pénal de l’article 6 à des domaines qui ne relèvent pas formellement des catégories traditionnelles du droit pénal, telles que les contraventions administratives (…), les punitions pour manquement à la discipline pénitentiaire (…), les infractions douanières (…), les sanctions pécuniaires infligées pour violation du droit de la concurrence (…) et les amendes infligées par des juridictions financières (…). Les majorations d’impôt ne faisant pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par le volet pénal de l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (…). »
Le raisonnement ci-dessus permet de dégager les éléments pertinents lorsqu’il faut déterminer si l’article 4 du Protocole no 7 a été respecté dans les affaires de procédures mixtes (administratives et pénales). De plus, comme la Cour l’a déjà dit à de nombreuses reprises, la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 68, série A no 28 ; voir aussi Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 36, CEDH 2000-X, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI, et Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X).
La mesure dans laquelle la procédure administrative présente les caractéristiques d’une procédure pénale ordinaire est un élément important. Des procédures mixtes satisferont plus vraisemblablement aux critères de complémentarité et de cohérence si les sanctions imposables dans la procédure non formellement qualifiée de « pénale » sont spécifiques au comportement en question et ne font donc pas partie du « noyau dur du droit pénal » (pour reprendre les termes de l’arrêt Jussila précité). Si, à titre additionnel, cette procédure n’a pas de caractère véritablement infamant, il y a moins de chances qu’elle fasse peser une charge disproportionnée sur l’accusé. À l’inverse, plus la procédure administrative présente de caractéristiques infamantes la rapprochant dans une large mesure d’une procédure pénale ordinaire, plus les finalités sociales poursuivies par la punition du comportement fautif dans des procédures différentes risquent de se répéter (bis) au lieu de se compléter. L’issue des affaires mentionnées au paragraphe 129 ci-dessus peut passer pour des illustrations de la concrétisation d’un tel risque.
134. De plus, ainsi qu’il a déjà été dit implicitement ci-dessus, même lorsque le lien matériel est suffisamment solide, la condition du lien temporel demeure et doit être satisfaite. Il ne faut pas en conclure pour autant que les deux procédures doivent être menées simultanément du début à la fin. L’État doit avoir la faculté d’opter pour la conduite des procédures progressivement si ce procédé se justifie par un souci d’efficacité et de bonne administration de la justice, poursuit des finalités sociales différentes et ne cause pas un préjudice disproportionné à l’intéressé. Toutefois, ainsi qu’il a déjà été précisé, il doit toujours y avoir un lien temporel. Ce lien doit être suffisamment étroit pour que le justiciable ne soit pas en proie à l’incertitude et à des lenteurs, et pour que les procédures ne s’étalent pas trop dans le temps (voir, comme exemple de lacune de ce type, Kapetanios et autres, précité, § 67), même dans l’hypothèse où le régime national pertinent prévoit un mécanisme « intégré » comportant un volet administratif et un volet pénal distincts. Plus le lien temporel est ténu, plus il faudra que l’État explique et justifie les lenteurs dont il pourrait être responsable dans la conduite des procédures.
e) Sur le respect en l’espèce de l’article 4 du Protocole no 7
i. Le premier requérant
135. S’agissant du premier requérant, le bureau des impôts lui appliqua, le 24 novembre 2008, une majoration d’impôt de 30 % en vertu des articles 10‑2 1) et 10‑4 1) de la loi fiscale, au motif qu’il avait omis, dans sa déclaration fiscale pour l’année 2002, 3 259 342 NOK de revenus perçus à l’étranger (paragraphe 16 ci-dessus). Le premier requérant n’ayant pas attaqué cette décision, celle-ci devint définitive au plus tôt au bout de trois semaines, à l’expiration du délai de recours (paragraphe 143 ci-dessous). Il fut aussi poursuivi pénalement pour la même omission dans sa déclaration fiscale pour 2002 : le 14 octobre 2008, il fut inculpé et, le 2 mars 2009, le tribunal de Follo le reconnut coupable de fraude fiscale aggravée et le condamna à un an d’emprisonnement pour violation de l’article 12-1 1)a), cf. section 12-2, de la loi fiscale (paragraphes 15 et 17 ci-dessus). La cour d’appel le débouta (paragraphe 19 ci-dessus), de même que, le 27 novembre 2010, la Cour suprême (paragraphes 20 à 30 ci-dessus).
α) L’application d’une majoration d’impôt était-elle de nature pénale ?
136. Dans le droit fil de ce qu’elle a dit au paragraphe 107 ci-dessus, la Cour recherchera si la procédure d’application de la majoration d’impôt de 30 % pouvait, sur la base des critères Engel, être qualifiée de « pénale » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7.
137. À cet égard, la Cour note que la Cour suprême a été attentive à l’évolution progressive du droit de la Convention dans ce domaine et s’est efforcée de tenir compte des évolutions de la jurisprudence de la Cour dans ses propres décisions en matière de législation fiscale (paragraphes 44-47 ci‑dessus). Ainsi, en 2002, la Cour suprême a dit pour la première fois qu’une majoration d’impôt de 30 % constituait une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention. Elle a également jugé, contrairement à ses décisions antérieures, qu’une majoration d’impôt de 60 % revêtait un caractère pénal aux fins de l’article 4 du Protocole no 7. En 2004 et en 2006, elle a estimé qu’il en allait de même de la majoration d’impôt de 30 %.
138. Dans des affaires comparables concernant la Suède (majorations d’impôt à des taux de 40 % et 20 %), la Cour a jugé que les procédures en question étaient « pénales » pour les besoins non seulement de l’article 6 de la Convention (Janosevic c. Suède, no 34619/97, §§ 68-71, CEDH 2002‑VII, et Västberga Taxi Aktiebolag et Vulic c. Suède, no 36985/97, §§ 79-82, 23 juillet 2002) mais aussi de l’article 4 du Protocole no 7 (Manasson c. Suède (déc.), no 41265/98, 8 avril 2003, Rosenquist, décision précitée, Synnelius et Edsbergs Taxi AB c. Suède (déc.), no 44298/02, 17 juin 2008, Carlberg c. Suède (déc.) no 9631/04, 27 janvier 2009, et Lucky Dev, précité, §§ 6 et 51).
139. Dans ces conditions, la Cour ne voit aucune raison de revenir sur la conclusion de la Cour suprême (paragraphes 22 à 25 ci-dessus) selon laquelle la procédure qui a conduit à l’imposition au premier requérant d’une majoration d’impôt au taux ordinaire de 30 % revêtait un caractère « pénal » au sens autonome donné à ce terme sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7.
β) Les infractions pénales pour lesquelles le premier requérant a été poursuivi étaient-elles les mêmes que celles pour lesquelles une majoration d’impôt lui a été appliquée (idem) ?
140. Ainsi qu’il a été dit ci-dessus (paragraphe 128), la protection qu’offre le principe non bis in idem ne dépend pas de l’ordre dans lequel les procédures sont respectivement conduites : c’est le lien entre les deux infractions qui compte (Franz Fischer c. Autriche, no 37950/97, § 29, 29 mai 2001, et les arrêts et décisions précités Storbråten, Mjelde, ainsi que Haarvig, Ruotsalainen, et Kapetanios et autres).
141. Appliquant aux faits de l’espèce l’approche harmonisée exposée dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (précité, §§ 82-84), la Cour suprême a conclu que les circonstances factuelles sur lesquelles reposaient la majoration d’impôt et la condamnation pénale – c’est-à-dire dans les deux cas l’omission dans la déclaration fiscale de certaines informations concernant des revenus – étaient suffisamment similaires pour satisfaire à la condition susmentionnée (paragraphe 21 ci-dessus). Les parties ne le contestent pas et, malgré l’élément factuel supplémentaire de fraude qui caractérise l’infraction pénale, la Cour ne voit aucune raison de conclure autrement.
γ) Y a-t-il eu une décision définitive ?
142. Pour ce qui est de savoir si, au cours de la procédure de majoration d’impôt, une décision « définitive » susceptible de faire obstacle à des poursuites pénales a été prise (Sergueï Zolotoukhine, précité, §§ 107-108), la Cour renvoie à son analyse ci‑dessus. Étant convaincue, à l’issue de son examen ci-dessous, de l’existence d’un lien matériel et temporel suffisant entre la procédure fiscale et la procédure pénale pour que celles-ci puissent être regardées comme formant une solution juridique intégrée répondant au comportement du premier requérant, elle n’estime pas nécessaire d’examiner plus avant la question du caractère définitif de la procédure fiscale en elle-même. À ses yeux, la circonstance que la première procédure a été clôturée de manière « définitive » avant la seconde n’a aucune incidence sur l’examen ci‑dessous de l’articulation entre elles deux (paragraphe 126 ci-dessus).
143. Point n’est donc besoin pour la Cour de donner son avis sur l’analyse faite par la Cour suprême de la question de savoir si la première décision du 24 novembre 2008 était devenue définitive à l’expiration du délai de recours administratif de trois semaines ou à celle du délai de recours judiciaire de six mois (paragraphe 27 ci-dessus).
δ) Y a-t-il eu répétition de poursuites (bis) ?
144. Les autorités nationales compétentes ont jugé que le comportement répréhensible du premier requérant appelait deux réponses : une sanction administrative au titre du chapitre 10 de la loi fiscale, consacré aux majorations d’impôt, et une sanction pénale au titre du chapitre 12 de cette même loi (paragraphes 15, 16 et 41-43 ci‑dessus), chacune ayant une finalité différente. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans ses arrêts rendus en mai 2002 (paragraphe 46 ci‑dessus), la sanction administrative que constitue la majoration d’impôt a une finalité générale de dissuasion, en réaction à la communication par le contribuable, peut-être innocemment, de déclarations ou informations inexactes ou incomplètes, et elle vise aussi à compenser les ressources humaines et financières considérables consacrées par les autorités fiscales pour le compte de la collectivité aux contrôles et vérifications destinés à repérer les déclarations erronées. L’objectif est que les personnes ayant communiqué des informations incomplètes ou inexactes supportent ces coûts dans une certaine mesure. Le calcul de l’impôt est une opération massive qui fait intervenir des millions de citoyens. Pour la Cour suprême, la majoration d’impôt ordinaire a avant tout pour but d’inciter le contribuable à respecter son obligation de fournir des informations complètes et exactes et de renforcer les fondations du système fiscal national, condition indispensable au bon fonctionnement de l’État et, partant, de la société. Comme l’a dit la Cour suprême, une condamnation pénale au titre du chapitre 12, en revanche, poursuit des fins non seulement dissuasives mais aussi répressives s’agissant de la même omission préjudiciable pour la société, et comporte un élément additionnel de fraude délictueuse.
145. C’est ainsi que, à la suite d’un contrôle fiscal conduit en 2005, le fisc porta plainte au pénal contre le premier requérant et d’autres personnes à l’automne 2007 (paragraphe 13 ci-dessus). En décembre 2007, l’intéressé fut interrogé en tant qu’accusé et détenu pendant quatre jours (paragraphe 14 ci-dessus). En août 2008, s’appuyant notamment sur les conclusions de l’enquête pénale, le fisc l’avisa qu’il allait le redresser, notamment pour l’année 2002, au motif qu’il avait omis de déclarer 3 259 341 NOK. Cet avis reposait sur les conclusions du contrôle fiscal de la société Software Innovation AS mené par le fisc, sur l’enquête pénale consécutive et sur la déposition faite par le premier requérant au cours de cette enquête (paragraphe 16 ci-dessus). En octobre 2008, le premier requérant fut inculpé d’infractions fiscales par Økokrim. Par une décision du 24 novembre 2008, le fisc ordonna son redressement et le versement par lui de la majoration d’impôt en question. Cette décision était notamment fondée sur les dépositions faites par les premier et second requérants lors d’interrogatoires menés au cours de l’enquête pénale. Un peu plus de deux mois plus tard, le 2 mars 2009, le tribunal de Follo condamna l’intéressé pour fraude fiscale au motif qu’il avait omis le montant susmentionné dans sa déclaration fiscale pour l’année 2002. Pour la Cour, il est particulièrement important de constater que, conformément aux principes généraux du droit national en matière de fixation des peines (paragraphe 50 ci-dessus), ledit tribunal a prononcé la peine d’un an d’emprisonnement en tenant compte de ce que le premier requérant avait déjà été lourdement sanctionné par l’application de la majoration d’impôt (paragraphe 17 ci-dessus ; comparer avec les arrêts précités Kapetanios et autres, § 66, où les juridictions administratives avaient imposé des amendes administratives sans tenir compte de l’acquittement des requérants à l’issue des procédures pénales antérieures relatives au même comportement, et Nykänen, où la Cour a conclu à l’absence de lien matériel suffisant entre les deux procédures).
146. Dans ces conditions, la Cour conclut premièrement qu’elle n’a aucune raison de mettre en doute les motifs pour lesquels le législateur norvégien a choisi de réprimer au moyen d’une procédure mixte (administrative et pénale) intégrée le comportement préjudiciable à la société consistant à ne pas payer ses impôts, non plus que ceux pour lesquels les autorités norvégiennes compétentes ont décidé, à l’égard du premier requérant, de traiter séparément l’élément de fraude, plus grave et plus répréhensible socialement, dans le cadre d’une procédure pénale plutôt que dans celui d’une procédure administrative ordinaire.
Deuxièmement, la conduite de procédures mixtes, avec une possibilité de cumul de différentes peines, était prévisible par le premier requérant, qui dès le début n’était pas censé ignorer que des poursuites pénales s’ajoutant à une majoration d’impôt étaient de l’ordre du possible, voire du probable, compte tenu du dossier (paragraphes 13 et 16 ci-dessus).
Troisièmement, il semble clair que, comme l’a dit la Cour suprême, les procédures administrative et pénale ont été conduites en parallèle et étaient imbriquées (paragraphe 29 ci-dessus). Les faits établis dans le cadre de l’une de ces procédures ont été repris dans l’autre et, pour ce qui est de la proportionnalité de la peine globale, la sanction pénale a tenu compte de la majoration d’impôt (paragraphe 17 ci-dessus).
147. Compte tenu des faits portés à sa connaissance, la Cour conclut que rien n’indique que le premier requérant ait subi un préjudice disproportionné ou une injustice en conséquence de la réponse juridique intégrée, dénoncée par lui, apportée à son absence de déclaration de certains revenus et au non‑paiement de certains de ses impôts. Aussi, eu égard aux considérations exposées ci-dessus (et notamment celles résumées aux paragraphes 132‑134), la Cour est-elle convaincue que, si des sanctions différentes ont été imposées par deux autorités différentes lors de procédures différentes, il existait néanmoins entre celles-ci un lien, tant matériel que temporel, suffisamment étroit pour les considérer comme s’inscrivant dans le mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit norvégien dans le cas où une omission d’informations sur certains revenus dans une déclaration fiscale conduit à une erreur dans l’assiette de l’impôt (paragraphe 21 ci‑dessus).
ii. Le second requérant
148. Pour ce qui est du second requérant, reprenant le raisonnement suivi par la Cour suprême dans l’arrêt concernant le premier requérant, la cour d’appel jugea, premièrement, que la décision prise le 5 décembre 2008 par le fisc ordonnant à l’intéressé de payer une majoration d’impôt de 30 % s’analysait bien en l’imposition d’une sanction « pénale » au sens de l’article 4 du Protocole no 7 ; elle dit deuxièmement que la décision était devenue « définitive » le 26 décembre 2008, date d’expiration du délai de recours et, troisièmement, que la décision de majoration d’impôt et la condamnation pénale ultérieure se rapportaient aux mêmes faits (paragraphe 37 ci-dessus). Comme dans le cas du premier requérant, la Cour ne voit aucune raison de conclure autrement sur les premier et troisième points, non plus que la nécessité de se prononcer sur le deuxième.
149. S’agissant de la question qui se pose ensuite, c’est-à-dire celle de savoir s’il y a eu ou non une répétition des poursuites (bis) incompatible avec le Protocole no 7, la Cour relève que, comme à l’égard du premier requérant (paragraphe 144 ci-dessus), les autorités compétentes ont jugé qu’une procédure mixte se justifiait dans le cas du second requérant.
150. Quant au déroulement précis des procédures en cause, à la suite du contrôle conduit par lui en 2005, le fisc porta plainte au pénal auprès d’Økokrim à l’automne 2007 contre le second requérant (comme il l’avait fait contre le premier requérant et d’autres personnes) au motif que l’intéressé n’avait pas déclaré 4 561 881 NOK (soit environ 500 000 EUR) de revenus pour l’année fiscale 2002 (paragraphe 31 ci‑dessus). Le 16 octobre 2008, s’appuyant en particulier sur le contrôle fiscal, sur la déposition faite par le second requérant au cours de l’enquête pénale en question ainsi que sur les documents saisis par Økokrim lors de l’enquête, le bureau des impôts avisa l’intéressé qu’il envisageait de le redresser fiscalement au motif que celui-ci avait omis de déclarer lesdits revenus, et d’appliquer à son égard une majoration d’impôt (paragraphe 32 ci‑dessus). Le 11 novembre 2008, le parquet inculpa le second requérant de fraude fiscale pour l’omission par celui-ci du montant susmentionné, ce qui représentait 1 302 526 NOK d’impôts à payer, et pria le tribunal d’Oslo de rendre un jugement sommaire fondé sur ses aveux (paragraphe 33 ci‑dessus). Le 5 décembre 2008, date à laquelle le bureau des impôts ordonna au second requérant, au titre du redressement, de verser ce montant ainsi que la majoration d’impôt en question, la procédure pénale était déjà bien avancée (paragraphe 32 ci-dessus).
Ainsi, il ressort des éléments ci-dessus que, depuis la plainte dont le fisc avait saisi la police à l’automne 2007 et jusqu’à la décision de majoration d’impôt prise le 5 décembre 2008, la procédure pénale et la procédure fiscale ont été conduites en parallèle et étaient imbriquées. Cette situation est similaire à celle du premier requérant.
151. Il est vrai que, comme l’a relevé la cour d’appel, la période de neuf mois séparant la date à laquelle la décision prise par le fisc le 5 décembre 2008 était devenue définitive et la date de la condamnation du second requérant par le tribunal d’Oslo (le 30 septembre 2009) – était un peu plus longue que la période de deux mois et demi écoulée dans le procès du premier requérant. Toutefois, comme la cour d’appel l’a également indiqué (paragraphe 39 ci-dessus), cela s’expliquait par la rétractation du second requérant en février 2009, en conséquence de laquelle il avait fallu l’inculper de nouveau le 29 mai 2009 et le juger dans le cadre d’un procès contradictoire ordinaire (paragraphes 34 et 35 ci-dessus). Cette circonstance, résultat d’un revirement du second requérant, ne saurait suffire en elle‑même à rompre le lien temporel unissant la procédure fiscale et la procédure pénale. En particulier, le laps de temps supplémentaire qui s’était écoulé avant l’audience au pénal ne saurait passer pour disproportionné ou déraisonnable, à en juger par sa cause. Il demeure, et c’est ce qui importe, que, comme dans le cas du premier requérant, la juridiction de jugement a fixé la peine lors du procès pénal en tenant effectivement compte de la majoration d’impôt (paragraphe 35 ci-dessus).
152. Dès lors, s’agissant du second requérant, la Cour ne voit pas non plus de raison de mettre en doute les motifs pour lesquels les autorités norvégiennes ont choisi de réprimer au moyen d’une procédure mixte (administrative et pénale) intégrée le comportement répréhensible en cause. La possibilité d’un cumul de différentes peines était forcément prévisible au vu des circonstances (paragraphes 13 et 32 ci-dessus). La procédure administrative et la procédure pénale ont été conduites dans une large mesure en parallèle et elles étaient imbriquées (paragraphe 39 ci-dessus). Là encore, les faits établis dans le cadre de l’une de ces procédures ont été repris dans l’autre et, pour ce qui est de la proportionnalité de la peine globale, la sanction pénale a été fixée en tenant compte de la sanction administrative (paragraphes 33 et 35 ci-dessus).
153. Compte tenu des faits portés à sa connaissance, la Cour conclut que rien n’indique que le second requérant ait subi un préjudice disproportionné ou une injustice en conséquence de la réponse juridique intégrée, dénoncée par lui, apportée à son absence de déclaration de certains revenus et au non-paiement de certains de ses impôts. Aussi, eu égard aux considérations exposées ci-dessus (et notamment celles résumées aux paragraphes 132‑134), la Cour conclut-elle qu’il existait entre la décision de majoration d’impôt et la condamnation pénale ultérieure un lien, tant matériel que temporel, suffisamment étroit pour considérer que ces mesures s’inscrivaient dans le mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit norvégien dans le cas où une omission d’informations dans une déclaration fiscale conduit à une erreur dans l’assiette de l’impôt.
iii. Conclusion générale
154. Au vu de ce qui précède, aucun des deux requérants ne peut passer pour avoir été « poursuivi ou puni pénalement (…) en raison d’une infraction pour laquelle il a[vait] déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif », au mépris de l’article 4 du Protocole no 7. La Cour conclut dès lors à la non-violation de cette disposition en l’espèce, et ce à l’égard du premier requérant comme du second.
1. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
2. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention dans le chef du premier et du second requérant.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 novembre 2016.
Lawrence EarlyGuido Raimondi
JurisconsultePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque.
G.R.
T.L.E.
OPINION DISSIDENTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE
Table des matières
II – Fondements du principe ne bis in idem (§§ 3‑15)
A. Bref rappel historique (§§ 3‑5)
B. Un principe de droit international coutumier (§§ 6‑15)
a) La consolidation universelle du principe (§§ 6‑7)
b) La consolidation européenne du principe (§§ 8‑15)
III – Les défis contemporains du ne bis in idem (§§ 16‑32)
A. Infractions administratives et politique pénale à deux vitesses (§§ 16‑22)
a) La tendance vers la politique de dépénalisation (§§ 16‑17)
b) L’arrêt Öztürk et la « pénalisation » des infractions mineures (§§ 18‑22)
B. Les majorations d’impôt comme instrument de politique pénale (§§ 23‑32)
a) La nature pénale des majorations d’impôt (§§ 23‑25)
b) L’arrêt Jussila et la ligne de démarcation entre malum in se et malum quia prohibitum (§§ 26‑32)
IV – L’héritage pro persona de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (§§ 33‑49)
A. Le cumul des sanctions administratives et pénales (§§ 33‑39)
a) L’idem factum dans les procédures administratives et pénales (§§ 33‑36)
b) La décision définitive dans les procédures administratives (§§ 37‑39)
B. Les procédures parallèles administratives et pénales (bis) (§§ 40‑49)
a) Un lien temporel suffisant (§§ 40‑46)
b) Un lien matériel suffisant (§§ 47‑49)
V – La révision de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (§§ 50‑77)
A. La restriction de l’idem factum par le critère du bis (§§ 50‑59)
b) La prévisibilité du cumul des différentes sanctions (§§ 57‑59)
B. La conception pro auctoritate du ne bis in idem de la majorité (§§ 60‑77)
a) Absence de répétition de la collecte et de l’appréciation des preuves (§§ 60‑64)
b) Mécanisme de compensation entre les sanctions administratives et pénales (§§ 65‑77)
1. Je ne peux souscrire ni au raisonnement ni aux conclusions de la majorité dans la présente affaire. Bien que cette affaire concerne spécifiquement le cumul de majorations d’impôt appliquées dans des procédures fiscales et de sanctions appliquées en parallèles dans des procédures pénales, la Grande Chambre a délibérément étendu la portée de l’espèce au problème juridique plus général des « procédures pénales et administratives mixtes »[1]. Le but évident de la Grande Chambre est d’établir un principe de droit européen des droits de l’homme applicable à toutes les affaires de cumul de procédures pénale et administrative. Le problème est que le raisonnement de la Grande Chambre est bâclé. La description imprécise des conditions requises pour le cumul des sanctions administrative et pénale et l’application superficielle de ces conditions au cadre juridique et à la pratique norvégiens laissent une impression persistante de légèreté dans la motivation.
2. Dans la première partie de cette opinion, je traiterai des fondements oubliés du principe ne bis in idem, c’est-à-dire ses racines historiques en tant que garantie individuelle et sa reconnaissance progressive comme principe de droit international coutumier. Par la suite, je présenterai les défis contemporains auxquels fait face ce principe dans le champ des infractions administratives et particulièrement des infractions fiscales et la réponse hésitante de la part de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »). Dans la seconde partie de l’opinion, j’évaluerai l’héritage pro persona de l’affaire Sergueï Zolotoukhine[2] et confronterai la posture pro auctoritate de la majorité dans la présente affaire avec les solutions récentes de la Cour et de la Cour de justice de l’Union européenne dans le champ des infractions fiscales[3], des infractions boursières[4] et des infractions douanières[5]. Enfin, je démontrerai les lacunes de la solution de la majorité en me fondant sur une discussion en profondeur des buts et des éléments des infractions pénales et administratives en jeu, des différentes règles de preuve applicables en droit administratif et en droit pénal norvégien et des traits spécifiques du mécanisme de compensation que fourniraient le droit interne substantiel et la jurisprudence. À la lumière de ce qui précède, je conclurai qu’il y a eu une violation de l’article 4 du Protocole no 7.
II – Fondements du principe ne bis in idem (§§ 3‑15)
A. Bref rappel historique (§§ 3‑5)
3. La maxime ne bis in idem était respectée durant la République romaine et le Principat, bien que fussent prévues certaines exceptions tirées de nouvelles procédures pour les mêmes crimes contre des accusés déjà acquittés[6]. Initialement, durant la période des legis actiones, la maxime signifiait que bis de eadem res ne sic actio, à savoir que le déclenchement d’une certaine action avait pour conséquence l’extinction du droit respectif, qui entravait le déclenchement de nouvelles actiones, même lorsqu’aucune décision sur le fond n’avait été rendue. Pour limiter l’impact de cette maxime, l’exceptio rei judiciatae fut introduite, qui était dépendante d’une décision préalable sur le fond. L’exceptio faisait obstacle au bis in eadem, sans considération pour le fait que le jugement préalable ait abouti à un acquittement ou une condamnation. Dans les deux cas, l’autoritas rerum judicatarum emportait extinction de l’action pénale. La portée de cette maxime était limitée par l’objet de l’action pénale préalable : tantum consumptum, quantum judiciatum, tantum judiciatum, quantum litigatum. L’eadem quaestio était définie par le même fait, idem factum[7].
4. Dans le droit justinien, la présomption de vérité des décisions des juridictions devint la nouvelle logique de la maxime. Ulpien fut le premier à formuler la maxime res iudicata pro veritate accipitur (D. 50, 17, 207). Avec l’émergence de la procédure inquisitoire et du raisonnement juridique syllogistique, la logique de la codification impériale – l’autorité de la juridiction et l’infaillibilité de ses conclusions – eut un impact négatif sur la dimension individuelle de la maxime. Dans la logique de la nouvelle procédure inquisitoire, la réouverture autrefois exceptionnelle d’une procédure pénale pour les mêmes faits en droit romain devint un simple exemple de la maxime absolutio pro nunc, rebus sic stantibus, qui en fait reconnaissait la nature transitoire du jugement pénal dans la poursuite de la vérité. Par exemple, en France, d’après la règle du « plus amplement informé », en l’absence de preuve empiriques de l’innocence de l’accusé, l’acquittement avait une nature transitoire, et pouvait être renversé à tout moment par une nouvelle preuve incriminante. La même chose est apparue en Italie, où l’accusé était acquitté de l’observation du tribunal (At in casu quo reus absoluendus est ab observatione iudici), sous la réserve « tant que les choses restent telles qu’elles sont » (stantibus rebus prout stant), la procédure pouvant être rouverte dès lors que de nouvelles preuves apparaissaient (supervenient nova indicia).
5. Les Lumières renouvelèrent la dimension individuelle du ne bis in eadem, qui fut incluse à l’article 8 du chapitre V du titre II de la Constitution française de 1791 (« tout homme acquitté par un jury légal ne peut plus être repris ni accusé à raison du même fait ») et aux articles 246 et 360 du Code d’instruction criminelle de 1808. La conséquence pratique de ces dispositions fut la suppression de la tristement célèbre règle du « plus amplement informé ». De l’autre côté de l’océan Atlantique, la même année, le Cinquième Amendement à la Constitution des États-Unis introduisit une prohibition de la double incrimination dans la procédure pénale (« nor shall any person be subject for the same offense to be twice put in jeopardy of life or limb »), qui comprend l’interdiction des poursuites subséquentes à un acquittement ou à une condamnation et des peines multiples pour la même infraction[8]. L’amendement visait à empêcher un criminel aussi bien d’être puni deux fois pour la même infraction que d’être deux fois traduit en justice pour celle-ci. Lorsque la condamnation était invalidée pour une erreur, la peine déjà effectuée devait être entièrement « créditée » à la peine relative à une nouvelle condamnation pour la même infraction[9].
B. Un principe de droit international coutumier (§§ 6‑15)
a) La consolidation universelle du principe (§§ 6‑7)
6. Ainsi que le montre la pratique bien établie et quasi-universelle des États, le fait que la prérogative étatique de poursuivre, juger et punir l’auteur d’un fait délictueux s’éteint (Strafklageverbrauch) lorsque celui-ci a été acquitté ou reconnu coupable de l’infraction par une décision définitive adoptée dans une procédure pénale (le principe de l’épuisement de la procédure ou Erledigungsprinzip) est un principe de droit international coutumier[10]. Le principe est indépendant de toute condition relative à l’imposition de la peine ou à son exécution. Lorsque ce principe ne s’applique pas, comme dans le cas de l’interdiction du double châtiment, sans interdiction de nouvelles poursuites ou de nouveau jugement, toute sanction antérieure doit être prise en considération dans l’imposition de la peine subséquente pour le même fait (principe de déduction ou Anrechnungprinzip).
7. Le principe de l’épuisement de la procédure (Erledigungsprinzip) est affirmé par l’article 14 (7) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (« poursuivi ou puni ») (« le PIDCP »)[11], l’article 8 (4) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 (« à nouveau poursuivi »), l’article 75 (4) h) du Protocole additionnel de 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (« poursuivie ou punie »), l’article 10 (1) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie de 1993 (« traduit »)[12], l’article 9 (1) du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda de 1994 (« traduit »)[13], l’article 20 (2) du Statut de la Cour pénale internationale de 1998 (« condamné ou acquitté ») et l’article 9 (1) du Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (« traduit ») de 2002[14] et l’article 19 (1) de la Chartre Arabe des droits de l’homme de 2004. L’article 86 de la Troisième Convention de Genève de 1949 (« puni ») et l’article 117 (3) de la Quatrième Convention de Genève de 1949 (« puni ») ne vont pas aussi loin puisqu’ils n’interdisent qu’une nouvelle peine, mais ils ne font aucune référence au principe de déduction.
b) La consolidation européenne du principe (§§ 8‑15)
8. Au sein du Conseil de l’Europe, le principe ne bis in idem est initialement apparu comme motif d’exclusion obligatoire ou optionnelle de la coopération en matière pénale entre États. Constituent des exemples de cette approche limitée l’article 9 de la Convention européenne d’extradition de 1957[15], l’article 9 de la Convention européenne pour la répression des infractions routières de 1962[16], l’article 2 du Protocole additionnel à la Convention européenne d’extradition de 1975[17], l’article 8 de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées de 1983[18], l’article 2 (4) de l’Accord relatif au trafic illicite par mer de 1995, mettant en œuvre l’article 17 de la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes[19], et l’article 28 (1) f) de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme de 2005[20].
9. Plus récemment, le principe de l’épuisement de la procédure (Erledigungsprinzip) a été affirmé par l’article 53 de la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs de 1970 (« ne peut, pour le même fait, être poursuivie, condamnée ou soumise à l’exécution d’une sanction »)[21], l’article 35 de la Convention européenne sur la transmission des procédures répressives de 1972 (« ne peut, pour le même fait, être poursuivie, condamnée ou soumise à l’exécution d’une sanction ») [22] et l’article 17 de la Convention européenne sur les infractions visant des biens culturels de 1985 (« ne peut, pour le même fait, être poursuivie, condamnée ou soumise à l’exécution d’une sanction ») [23]. Dans ces cas de figure, lorsque le ne bis in idem ne s’applique pas, le principe de déduction doit être protégé en tant que garantie de dernier ressort. L’article 25 de la Convention du Conseil de l’Europe de 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains établit seulement le principe de déduction[24].
10. La Recommandation 791 (1976) de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe sur la protection des droits de l’homme en Europe exhortait le Comité des Ministres à « s’efforcer d’insérer le plus grand nombre possible de dispositions positives du Pacte des Nations Unies dans la Convention européenne des Droits de l’Homme ». L’article 4 du Protocole no 7 a ainsi été approuvé en 1984[25] sous l’influence directe de l’article 17 (7) du PIDCP. La nouveauté majeure était la nature non susceptible de dérogation du principe européen.
11. Au sein de l’Union européenne, le principe de l’épuisement de la procédure (Erledigungsprinzip) est affirmé à l’article 1 de la Convention entre les États membres des communautés européennes relative à l’application du principe ne bis in idem de 1987 (« ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie »)[26], l’article 54 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen (« la CAAS ») de 1990 (« ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie »)[27], l’article 7 de la Convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes de 1995 (« ne peut être poursuivie »)[28], l’article 10 de la Convention contre la corruption impliquant des fonctionnaires communautaires ou nationaux de 1997 (« ne peut être poursuivie ») [29], l’article 2(1) du règlement de la Banque centrale européenne no 2157/1999 concernant les pouvoirs de la Banque centrale européenne en matière de sanctions (« Il n’y a lieu d’engager qu’une seule procédure d’infraction contre une même entreprise sur la base des mêmes faits »), l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») de 2000 (« poursuivi ou puni ») et l’initiative de la République hellénique concernant l’adoption par le Conseil d’un projet de décision-cadre relative à l’application du principe non bis in idem de 2003 (« nul ne peut être poursuivi ou jugé deux fois pour les mêmes actes »)[30].
12. La Charte a changé radicalement les obligations juridiques des États membres de l’Union européenne auxquels elle s’applique. Puisque le droit de ne pas être poursuivi ou puni pénalement deux fois pour une même infraction est établi à l’article 54 de la CAAS et à l’article 50 de la Charte, l’article 54 doit être interprété à la lumière de l’article 50[31]. À la lumière de l’article 52 (3) de la Charte, dans la mise en œuvre des droits et libertés issus de la Charte qui correspondent aux droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme (« la Convention ») et ses Protocoles, les États membres de l’Union européenne sont tenus par le sens et la portée de ces droits et libertés établis par ladite Convention et ses Protocoles, tels qu’interprétés par la Cour[32], quand bien même ils n’auraient pas ratifié ces protocoles. C’est également le cas pour l’article 50 de la Charte et en conséquence l’article 54 de la CAAS, qui évidemment doit être interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 4 du Protocole no 7, même à l’égard des États membres de l’Union européenne qui ne l’auraient pas ratifié.
13. En outre, le principe ne bis in idem a été instauré comme un motif d’exclusion de la coopération en matière pénale dans plusieurs instruments, tels que l’article 3(2) de la Décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen de 2002[33], l’article 7 (1) c) de la Décision-cadre relative à l’exécution dans l’Union européenne des décisions de gel de biens ou d’éléments de preuve de 2003[34], l’article 8 (2) b) de la Décision-cadre relative à l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions de confiscation de 2006[35], l’article 11 (1) c) de la Décision-cadre concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements et aux décisions de probation aux fins de la surveillance des mesures de probation et des peines de substitution de 2008[36], l’article 13 (1) a) de la Décision-cadre relative au mandat européen d’obtention de preuves visant à recueillir des objets, des documents et des données en vue de leur utilisation dans le cadre de procédures pénales de 2008[37], l’article 15 (1) c) de la Décision-cadre concernant l’application, entre les États membres de l’Union européenne, du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions relatives à des mesures de contrôle en tant qu’alternative à la détention provisoire de 2009[38], et l’article 1 (2) a) de la Décision-cadre relative à la prévention et au règlement des conflits en matière d’exercice de la compétence dans le cadre des procédures pénales de 2009[39].
Enfin, l’article 6 du Règlement no 2988/95 relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes établit le principe selon lequel le pénal tient l’administratif, couplé au principe de déduction.
14. Dans l’arène judiciaire, la Cour de Justice de l’Union européenne (« la CJUE ») a dit, dans l’affaire Walt Wilhelm et autres c. Bundeskartellamt, que des sanctions concurrentes pouvaient être imposées dans deux procédures parallèles poursuivant des objectifs différents. En droit de la concurrence, la possibilité qu’un ensemble de faits soit soumise à deux procédures parallèles, l’une communautaire et l’autre nationale, dérive du système spécifique de répartition des compétences entre les Communautés et les États membres à l’égard des ententes. Si, cependant, la possibilité que deux procédures se déroulent séparément devait conduire à l’imposition de sanctions consécutives, une exigence générale de justice naturelle demanderait que toute décision punitive antérieure soit prise en compte dans la détermination de toute sanction imposée[40].
Par la suite, la CJUE a développé plus avant sa jurisprudence dans le cadre du troisième pilier sur le bis (Gözütok et Brügge,[41] Miraglia[42], Van Straaten[43], Turanský[44], M.[45], Kussowski[46]), sur l’idem (Van Esbroeck[47], Van Straaten[48], Gasparini[49], Kretzinger[50], Kraaijenbrink[51] et Gasparini[52]) et sur la clause d’exécution (Klaus Bourquain[53], Kretzinger[54] et Spasic[55]).
Dans le domaine du droit fiscal, l’arrêt fondamental est celui rendu dans l’affaire Hans Åkeberg Fransson, qui est parvenu à la conclusion suivante: « Ce n’est que lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal, au sens de l’article 50 de la Charte, et est devenue définitive que ladite disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales pour les mêmes faits soient diligentées contre une même personne »[56]. En refusant la thèse de l’Avocat Général basée sur le principe de déduction[57], la Cour de Luxembourg a décidé, dans un remarquable mouvement de convergence avec la Cour de Strasbourg, que la combinaison de sanctions fiscales de nature pénale conformément aux critères Engel et de sanctions pénales constituerait une violation de l’article 50 de la Charte[58].
15. En résumé, la récurrence de la présence du principe ne bis in idem à la fois en droit international et interne et dans la jurisprudence témoigne de la reconnaissance d’un principe de droit international coutumier[59]. Le principe de l’épuisement de la procédure (Erledigungsprinzip) est largement prédominant en droit international, au niveau universel comme européen, mais le principe de déduction trouve également une reconnaissance, dans une conception étroite au sein du Conseil de l’Europe (déduction des peines de prison) et dans une conception plus large au sein de l’Union européenne (déduction des peines de prison et prise en compte des sanctions non privatives de liberté).
III – Les défis contemporains du ne bis in idem (§§ 16‑32)
A. Infractions administratives et politique pénale à deux vitesses (§§ 16‑22)
a) La tendance vers la politique de dépénalisation (§§ 16‑17)
16. La dépénalisation est une tendance plus que bienvenue du droit pénal en Europe depuis les années 1960[60]. Les infractions administratives sont un instrument rationnel de désencombrement en politique pénale. Cette tendance se caractérise fréquemment par le transfert d’infractions pénales moins préjudiciables à la société, telles que les infractions routières, dans le champ du droit administratif, dans lequel les garanties substantielles et procédurales ne sont pas les mêmes que dans le droit pénal et la procédure pénale classiques. Les infractions administratives sont fréquemment formulées en des termes larges et ouverts, et les amendes administratives (Geldbusse) en sont la forme privilégiée de sanction. L’emprisonnement n’est pas une alternative à l’amende (Ersatzfreiheitsstrafe) comme c’est le cas en droit pénal, et aucune contrainte par corps (Erzwingungshaft) ne peut être ordonnée à moins que la personne concernée n’ait manqué à son obligation de paiement des sommes dues sans avoir fait établir son incapacité à s’en acquitter. Les sanctions administratives ne sont pas enregistrées au casier judiciaire national mais seulement, dans certaines circonstances, dans certains dossiers administratifs sectoriels, tel que le registre des infractions routières. Normalement, les infractions administratives font l’objet d’une procédure simplifiée et d’une sanction prononcée par des autorités administratives, sauf si elles donnent ultérieurement lieu à un recours en justice. Dans de nombreux cas, la poursuite des infractions administratives relève du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives compétentes. Les règles générales de la procédure pénale ne sont en principe applicables que par analogie. De plus courts délais de prescriptions s’appliquent aux infractions administratives par rapports aux infractions pénales.
17. Le brouillage de la ligne de démarcation entre droit pénal et droit administrative a ses propres risques. Des comportements gravement préjudiciables à la société sont eux aussi devenus l’objet du droit administratif, particulièrement lorsqu’ils impliquent le traitement massif de données, à l’instar du droit fiscal, ou un niveau d’expertise hautement qualifiée, comme en droit de la concurrence[61] et en droit boursier ou des valeurs mobilières[62].
b) L’arrêt Öztürk et la « pénalisation » des infractions mineures (§§ 18‑22)
18. Depuis longtemps, la jurisprudence de la Cour indique que les infractions administratives entrent dans le champ de son contrôle, sous l’égide des garanties de l’article 6. Sur la base des critères Engel[63], la Cour a réaffirmé maintes et maintes fois qu’une conduite passible de sanctions administratives devait bénéficier des garanties procédurales de l’article 6, indifféremment de la nature personnelle ou collective de l’intérêt juridique protégé par la norme violée[64], du relatif manque de gravité de la peine[65] et du fait que la peine n’ait que peu de chance de léser la réputation du coupable[66]. Sinon une telle privation de garanties procédurales contredirait le but de l’article 6[67].
19. Dans l’affaire Öztürk[68], la Cour a invoqué trois arguments cruciaux pour se placer à contre-courant de la dépénalisation et faire droit à la thèse selon laquelle l’infraction administrative en cause, une infraction routière, était de nature « pénale » aux fins de l’article 6 : le sens ordinaire des termes, la punition de la conduite incriminée par le droit pénal dans « une large majorité des États contractants » et la portée générale de la norme violée, une norme de circulation routière[69]. À y regarder de plus près, aucun de ces arguments n’est convaincant. Il est difficile d’établir une ligne de démarcation entre les infractions administratives et pénales sur la base du « sens ordinaire des termes », quoique la Cour veuille dire par cela. En outre, s’il est vrai que le consensus européen est certainement un argument décisif pour la pénalisation d’un acte gravement préjudiciable à la société, il est difficilement concevable que la Cour puisse argumenter sur la base du consensus européen contre la dépénalisation des infractions mineures, qui bénéficie non seulement à l’individu, qui ne pourrait plus rendre de comptes en termes pénaux pour sa conduite et qui pourrait même éviter les procédures judiciaires, mais également le fonctionnement effectif de la justice, désormais soulagée du traitement de la grande majorité de ces infractions. Par-dessus tout, la Cour se méprend dans l’assimilation des infractions pénales aux normes de portée personnelle générale. De manière assez surprenante, elle semble ignorer la tradition européenne ancienne des infractions pénales à portée personnelle limitée, c’est-à-dire des normes applicables à certaines catégories de citoyens définissables par des traits personnels ou professionnels (Sonderdelikte ou Pflichtendelikte)[70]. Ainsi, les infractions pénales et les normes à portée personnelle limitée ne sont pas incompatibles les unes avec les autres.
20. Si la dépénalisation n’est pas sans poser problème au regard des garanties découlant des articles 6 et 7 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 7 lorsqu’il s’agit d’infractions mineures, réprimant des actes moins préjudiciables à la société[71], elle crée manifestement de sérieuses difficultés sur le terrain de ces articles lorsqu’il s’agit d’actes plus préjudiciables à la société qui sont déclassés dans le domaine du droit administratif, à des fins politiques. Elle en crée d’autant plus lorsque des infractions administratives, incluant celles commises par négligence, sont passibles de sanctions financières, amendes ou majorations astronomiques, parfois même illimitées, fréquemment associées à la suspension, la restriction voire même le retrait de certains droits, tels que les droits professionnels. Des régimes spécialement cléments sont proposés aux lanceurs d’alerte et autre collaborateurs de la justice. Certaines infractions administratives conduisent même à des sanctions plus sévères en cas de récidive. En outre, les procédures administratives peuvent inclure des mesures d’enquêtes aussi intrusives que l’interception de communication et les perquisitions de domiciles, qui peuvent porter atteinte à la vie privée du suspect tout autant que les procédures pénales les plus sérieuses.
21. En réalité, ce droit pénal à deux vitesses masque une politique répressive expansionniste, qui vise à punir de manière plus expéditive et plus sévèrement, avec moins de garanties matérielles et procédurales. Dans le contexte de ce nouveau Léviathan, les infractions de droit administratif ne sont rien de plus qu’une appellation trompeuse d’une stratégie punitive ferme et le droit administratif devient un raccourci permettant de contourner les garanties ordinaires du droit pénal et de la procédure pénale[72].
22. La Convention n’est pas indifférente à cette politique pénale. Au contraire, elle ne saurait laisser des problématiques relatives aux droits de l’homme de cette ampleur au seul pouvoir discrétionnaire de chaque État. Aucune marge d’appréciation n’est accordée aux États par l’article 7 de la Convention et l’article 4 du Protocole no 7, qui sont des dispositions non susceptibles de dérogation. La définition des frontières du droit pénal et l’application des principes de légalité et du non bis in idem ne sont pas dépendantes des particularités de chaque système juridique national. Au contraire, elles sont soumises à un contrôle européen strict réalisé par la Cour, ainsi que cela sera démontré ci-dessous.
B. Les majorations d’impôt comme instrument de politique pénale (§§ 23‑32)
a) La nature pénale des majorations d’impôt (§§ 23‑25)
23. Tout comme les termes des articles 6 et 7 de la Convention, la notion de « procédure pénale » doit être interprétée de manière autonome. En outre, par principe, la Convention et ses Protocoles doivent être envisagés comme un tout[73]. Ainsi, l’article 4 du Protocole no 7 doit être interprété à la lumière des principes généraux concernant les notions d’« accusation en matière pénale » et de « peine » énoncées respectivement aux articles 6 et 7 de la Convention[74]. De plus, la qualification juridique de la procédure en droit national ne peut être le seul critère pertinent pour déterminer l’applicabilité du principe ne bis in idem sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7. Autrement, l’application de cette disposition serait laissée au pouvoir discrétionnaire des États contractants à un degré conduisant à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention. Précisément pour éviter un tel pouvoir discrétionnaire, il peut exister des cas dans lesquels ni un acquittement définitif[75], ni une condamnation définitive[76], ne sont capables de déclencher les effets du ne bis in idem.
24. Dans l’affaire en cause, la première procédure visait à l’imposition de majorations d’impôt. La Cour a pris clairement position en faveur de la nature pénale des sanctions administratives, sur le terrain de l’article 6 de la Convention. Dans l’affaire Bendenoun[77], qui concernait l’imposition de majorations d’impôt pour évasion fiscale, la Cour ne s’est pas référée expressément aux critères Engel : elle a énuméré quatre éléments qu’elle estimait pertinents dans la détermination de l’applicabilité de l’article 6 en l’espèce : que la loi établissant les sanctions concerne tous les citoyens en leur qualité de contribuables ; que la majoration ne tende pas à la réparation pécuniaire d’un préjudice, mais vise pour l’essentiel à punir pour empêcher la réitération d’agissements semblables ; qu’elle se fonde sur une norme de caractère général dont le but est à la fois préventif et répressif ; et qu’elle revête une ampleur considérable. La Cour a considéré cependant qu’un État contractant devait avoir la liberté de confier au fisc la tâche d’imposer des sanctions telles que des majorations d’impôt même si elles atteignent des sommes élevées. Pareil système n’est pas incompatible avec l’article 6 § 1 tant que le contribuable peut soumettre toute décision lui faisant grief à un organe judiciaire jouissant de la pleine juridiction, incluant le pouvoir d’annuler sur tous les points, que ce soit de droit ou de fait, la décision contestée[78].
25. Dans les affaires Janosevic[79] et Västberga Taxi Aktiebolag et Vulic[80], la Cour n’a fait aucune référence à l’affaire Bendenoun ou à l’approche particulière y suivie par elle, mais elle a procédé strictement sur la base des critères Engel[81]. Après avoir confirmé que les procédures administratives avaient abouti à une « accusation en matière pénale » à l’encontre du requérant, la Cour a considéré que les procédures judiciaires en l’espèce avaient été conduites par des tribunaux soumis aux garanties requises par l’article 6 § 1, puisque les juridictions administratives avaient compétence pour examiner tous les aspects de la question qui leur était adressée. Leur examen n’était pas limité à des points de droit mais pouvait également être étendu à des questions de faits, incluant l’appréciation des preuves. Si elles étaient en désaccord avec l’autorité fiscale, ces juridictions avaient le pouvoir d’annuler la décision objet d’un recours. La Cour a ajouté que le point de départ pour les autorités fiscales et les juridictions devait résider dans le fait que les inexactitudes relevées dans la déclaration fiscale relevaient d’un acte inexcusable imputable au contribuable et qu’il n’était pas manifestement déraisonnable d’imposer une majoration d’impôt comme sanction de ce comportement. Les autorités fiscales et les juridictions devraient évaluer s’il existe des motifs de dispense même si le contribuable n’a rien dit à cet égard. Cependant, alors que le devoir d’évaluer s’il existe des motifs de dispense n’existe que lorsque les faits de l’espèce le justifient, la charge de prouver qu’il existe des raisons de dispenser un contribuable d’une majoration repose, en effet, sur celui-ci. La Cour a conclu qu’un système fiscal opérant sur une telle présomption, qu’il appartient au contribuable de renverser, était compatible avec l’article 6 § 2 de la Convention.
b) L’arrêt Jussila et la ligne de démarcation entre malum in se et malum quia prohibitum (§§ 26‑32)
26. Dans l’affaire Jussila[82], la Cour a confirmé l’approche retenue dans l’affaire Janosevic et souligné qu’« Il n’existe donc pas, dans la jurisprudence de la Cour, de précédent faisant autorité qui permette de dire que la légèreté de la sanction constituerait, en matière fiscale ou autre, un facteur décisif pour exclure du champ d’application de l’article 6 une infraction revêtant par ailleurs un caractère pénal » [83]. De plus, comme un signal clair de son intention de ne pas priver les contribuables de leur garanties fondamentales opposables à l’État, la Cour a ajouté que si elle « ne dout[ait] pas de l’importance de l’impôt pour le bon fonctionnement de l’État, elle n’[était] pas convaincue qu’il faille affranchir les sanctions fiscales des garanties procédurales contenues dans l’article 6 pour préserver l’efficacité du système fiscal ni d’ailleurs que pareille démarche puisse se concilier avec l’esprit et le but de la Convention »[84]. En agissant de la sorte, la Cour a abandonné « peu ou prou » [85] la logique de l’affaire Ferrazzini[86], puisqu’elle a admis que les questions d’imposition ne sortaient pas du champ matériel de la Convention. D’un point de vue ratione materiae, les questions se rapportant aux majorations d’impôt peuvent impliquer une appréciation par la Cour du pouvoir souverain des États en matière fiscale. La neutralisation des prérogatives de puissance publiques dans l’affaire Jussila a conduit la Cour à un recadrage apparent des spécificités des obligations fiscales dans le contexte du droit européen des droits de l’homme.
27. Même lorsque les majorations d’impôt ne sont pas qualifiées de pénales en droit national, ce seul fait n’est pas décisif pour la Cour. Le fait que les majorations d’impôt soient imposées par des dispositions légales s’appliquant aux contribuables de manière générale, avec une visée dissuasive, est jugé plus pertinent. En principe, les majorations d’impôt sont conçues non pas comme une compensation pécuniaire pour un dommage causé à l’État, mais comme une forme de sanction des coupables et comme un moyen de dissuader les récidivistes et les nouveaux délinquants potentiels. Aux yeux de la Cour, les majorations d’impôt sont ainsi imposées par une règle, dont le but est simultanément dissuasif et punitif, même dans le cas de l’imposition d’une majoration fiscale de 10%, avec un maximum fixé à 20%[87]. Pour la Cour dans l’affaire Jussila, la nature répressive de la majoration fiscale surpasse la considération de minimis de l’arrêt Bendenoun. En conséquence, les procédures impliquant des majorations d’impôt ont également été considérées comme des « procédures pénales » au regard de l’article 6 de la Convention.
28. Si la Cour s’était arrêtée là, l’arrêt Jussila aurait été une simple extension de l’arrêt Öztürk au domaine des majorations d’impôt. Mais la Cour ne s’est pas arrêtée là. Elle a considéré ensuite qu’« il [allait] de soi que certaines [procédures pénales] ne comportent aucun caractère infamant pour ceux qu’elles visent ». En conséquence, dans l’arrêt de la Cour, les garanties pénales ne s’appliquent pas avec toute leur rigueur aux accusations pénales dépourvues de caractère infamant[88]. En appliquant l’article 6 de manière différenciée en fonction de la nature du sujet et du caractère infamant que certaines accusations pénales comportent, la Cour a opéré une distinction entre les garanties procédurales conventionnelles disponibles et indisponibles, le droit de l’accusé à un procès public appartenant à la première catégorie. Dans la mesure où elles n’ont pas de caractère infamant, les infractions administratives peuvent se distinguer du noyau dur du droit pénal et ainsi les garanties pénales de l’article 6 peuvent ne pas s’y appliquer dans leur totalité. Une seconde catégorie d’infractions pénales, qui ne bénéficie que de certaines des garanties de l’article 6, a vu le jour dans l’affaire Jussila.
29. Malheureusement, ni dans l’arrêt Jussila, ni ultérieurement, la Cour n’a fait le moindre effort d’élaborer une approche cohérente de la magna quaestio relative à la ligne de démarcation entre le « noyau dur du droit pénal » et le reste du droit pénal, qui fait écho à la distinction entre mala in se et mala prohibita. La distinction de la Grande Chambre n’est pas seulement trop simpliste : elle semble aussi assez artificielle. Dans l’arrêt Jussila, comme dans quelques autres cas, le critère du caractère infamant ressemble à un argument purement théorique que la Cour n’utilise pas véritablement pour résoudre l’affaire[89]. En réalité, la Cour a tranché l’affaire Jussila de manière très pragmatique sur la base du fait que le requérant avait largement eu l’opportunité de se défendre par écrit et de commenter les arguments des autorités fiscales.
30. Le manque de clarté conceptuelle de la définition du « noyau dur du droit pénal » au titre de l’article 6 est encore aggravé par le fait que normalement l’application des critères Engel est davantage une question de degré, dépendant du poids des sanctions appliquées et applicables, qu’une question de nature des accusations qui pèsent sur l’accusé. La Cour préfère le plus souvent résoudre la question de l’applicabilité des critères Engel en se référant à une appréciation purement quantitative, plutôt que qualitative, de l’infraction en cause. Lorsqu’elle se lance dans une analyse sur le fond de la nature de l’infraction, elle utilise fréquemment l’argument erroné, tiré de l’affaire Öztürk[90], de la portée personnelle limitée de la norme.
31. En résumé, le choix politique de l’arrêt Öztürk de « pénaliser » les infractions mineures aux fins de l’article 6 est fondamentalement réévalué dans l’arrêt Jussila. L’extension apparente de ce choix politique aux majorations d’impôt est diluée en finalité par l’approche pragmatique et tournée vers l’efficacité de la Cour, qui étiquette ces infractions mineures comme étant, bien que « pénales », exclues du « noyau dur du droit pénal », ne méritant ainsi pas la protection pleine et entière du volet pénal de l’article 6. Les intérêts d’une procédure fiscale efficace et massive ont pesé plus lourd que toute autre considération.
32. Quoiqu’il en soit, le message de la Cour dans l’affaire Jussila vaut également pour la Norvège. Les majorations d’impôt imposées dans la présente affaire sont de nature pénale et les procédures fiscales respectives sont pénales aux fins de l’article 4 du Protocole no 7. Les majorations d’impôt de 30 % imposées par la Norvège, pouvant aller jusqu’à 60 % en cas de négligence grossière ou volontaire, sont bien supérieures en comparaison de l’affaire Jussila.
C’est également la position de la majorité de la Grande Chambre dans la présente affaire, qui confirme, contrairement à l’argumentation du Gouvernement[91], qu’il n’existe pas de notion pénale plus restrictive à l’article 4 du Protocole no 7. Ainsi, la majorité rejette l’approche des affaires Storbråten[92], Mjelde[93] et Haarvig[94], dans lesquelles la Cour avait accepté un éventail de critères plus large que les critères Engel aux fins de déterminer si une procédure revêtait un caractère pénal au sens de l’article 4 du Protocole no 7.
IV – L’héritage pro persona de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (§§ 33‑49)
A. Le cumul des sanctions administratives et pénales (§§ 33‑39)
a) L’idem factum dans les procédures administratives et pénales (§§ 33‑36)
33. L’article 4 du Protocole no 7 prohibe la poursuite ou le jugement de l’auteur d’une infraction déjà acquitté ou condamné pour celle-ci. Une approche centrée sur la qualification juridique de l’infraction (idem crimen) serait trop restrictive. Si la Cour se bornait à accepter qu’une personne soit poursuivie pour des infractions qualifiées différemment, elle risquerait d’amoindrir les garanties contenues à l’article 4 du Protocole no 7, et ce pour deux raisons. D’abord, le même fait peut être qualifié d’infraction pénale dans différents États, mais les éléments constitutifs de l’infraction peuvent être significativement différents. Ensuite, certains États peuvent qualifier différemment le même fait d’infraction pénale ou d’infraction administrative, c’est-à-dire non pénale[95].
34. Par conséquent, l’article 4 du Protocole no 7 doit être interprété comme prohibant la poursuite ou le jugement de novo d’une infraction dans la mesure où elle résulte de faits identiques ou de faits similaires en substance (idem factum)[96]. Il est donc important, aux yeux de la Cour, de s’attacher aux faits qui constituent les circonstances factuelles concrètes impliquant le même accusé et inextricablement liés les uns aux autres dans le temps et l’espace, dont l’existence doit être démontrée pour garantir une condamnation ou entamer des procédures pénales[97]. Cela signifie que le champ de la prohibition comprend la poursuite de nouvelles infractions en relation de concours apparent (concorso apparente, Gesetzeskonkurrenz) ou de concours idéal d’infractions (concorso ideale di reati, Idealkonkurrenz)[98] avec l’infraction ou les infractions déjà jugées. La même prohibition est valable pour le concours réel d’infractions (concorso materiale di reati, Realkonkurrenz) lorsqu’elles appartiennent à la même unité temporelle et spatiale. Cela signifie également que l’effet ne bis idem d’un jugement constatant une infraction continuée fait obstacle à la tenue d’un nouveau procès pour des chefs d’accusation se rapportant à tout nouveau fait distinct s’inscrivant dans la continuité du comportement délictueux en cause[99].
35. En résumé, l’arrêt Sergueï Zolotoukhine affirme en droit européen des droits de l’homme le principe ne bis in idem en tant que droit individuel, de même portée que le principe classique d’épuisement de la procédure (Erledigungsprinzip)[100]. La garantie s’étend au droit de ne pas être poursuivi ou jugé deux fois[101]. Ce principe, en son sens européen, va bien plus loin que la maxime res judicata pro veritate habetur, qui vise fondamentalement à protéger l’énoncé final, public et faisant autorité sur le crimen, et ainsi à assurer la sécurité juridique et éviter les jugements contradictoires. En outre, l’interprétation européenne du principe ne bis in idem vise à protéger le suspect des faits allégués d’une double incrimination, lorsque son acquittement ou sa condamnation préalables sont déjà passés en force de chose jugée[102].
Néanmoins, la Cour dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine exige une comparaison entre la décision par laquelle la première « procédure pénale » a été conclue et la liste des accusations dirigées contre le requérant dans les nouvelles procédures. Puisque les faits dans les deux procédures se distinguaient au niveau d’un seul élément, la menace de violence, qui n’avait pas été mentionnée dans les premières procédures, la Cour considère que les accusations pénales au titre de l’article 213 § 2 b) du Code Pénal englobent les faits de l’infraction réprimée par l’article 158 du Code des infractions administrative dans leur totalité et que, inversement, l’infraction d’« actes perturbateurs mineurs » ne renfermait aucun élément qui n’était contenu dans l’infraction d’« actes perturbateurs » et « concernait essentiellement la même infraction » [103].
36. Au regard de ce qui précède, je partage l’opinion de la majorité de la Grande Chambre dans la présente affaire selon laquelle l’infraction pénale pour laquelle les requérants ont été poursuivis, condamnés et punis était basée sur le même ensemble de faits que ceux pour lesquels les majorations d’impôt leur ont été infligées.
b) La décision définitive dans les procédures administratives (§§ 37‑39)
37. Le but de l’article 4 du Protocole no 7 est de prohiber la répétition des procédures conclues par une décision « définitive ». D’après le Rapport explicatif du Protocole no 7, qui se réfère lui-même à la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs, une décision est définitive « si elle est, selon l’expression consacrée, passée en force de chose jugée. Tel est le cas lorsqu’elle est irrévocable, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas susceptible de voies de recours ordinaires ou que les parties ont épuisé ces voies ou laissé passer les délais sans les exercer »[104]. Dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine, la Cour a rappelé que les décisions à l’encontre desquelles existe une possibilité de recours ordinaire étaient exclues du champ de la garantie contenue à l’article 4 du Protocole no 7 tant que le délai pour interjeter un tel appel n’a pas expiré. D’un autre côté, les recours extraordinaires tels qu’une requête en réouverture des procédures ou une demande d’extension du délai expiré ne sont pas pris en considération aux fins de déterminer si les procédures ont atteint une conclusion définitive.
38. À l’inverse de la majorité de la Grande Chambre, je ne peux suivre le raisonnement de la Cour suprême et la position des requérants quant à l’argument selon lequel les décisions de majorations d’impôt étaient devenues définitives le 15 décembre 2008 pour M. A. et le 26 décembre 2008 pour M. B., c’est-à-dire avant qu’ils ne soient condamnés pour les mêmes faits par la Cour de district, bien que le délai de 6 mois pour entamer des procédures judiciaires, fixé par l’article 11-1(4) de la loi fiscale, n’avait pas encore expiré. Puisque les requérants avaient toujours le droit d’accéder à une voie de recours, j’ai du mal à considérer les décisions imposant les majorations d’impôt comme irrévocables[105]. Cette conclusion s’impose d’autant plus si l’on tient compte du fait que, puisque les organes administratifs en questions ne sont ni indépendants ni juridictionnels, le droit d’accès à une procédure judiciaire est nécessaire pour que les sanctions administratives soient compatibles avec l’article 6 § 1 de la Convention[106].
39. La date exacte à laquelle la décision administrative est devenue définitive n’est de toute évidence pas anodine. L’hypothèse juridique selon laquelle la décision administrative d’imposition des majorations devient définitive en premier lieu pourrait être différent de celui dans lequel la condamnation pénale pour fraude fiscale devient définitive la première. Bien que la Cour ait considéré que « la question de savoir si le principe non bis in idem a été enfreint se rapporte à la relation entre les deux infractions et ne peut donc dépendre de l’ordre dans lequel les procédures sont conduites »[107], l’impact juridique d’une condamnation pénale définitive sur une procédure administrative peut se distinguer de manière significative de l’impact juridique d’une décision administrative finale sur une procédure pénale. La majorité a fermé les yeux sur ce distinguo, sans évaluer les différentes conséquences en droit norvégien de ces différentes hypothèses. Elle a simplement supposé que les procédures administratives et pénales s’inscrivaient dans une « approche intégrée »[108], en concluant qu’il n’était pas nécessaire de traiter de la question du caractère définitif des procédures administratives. Je démontrerai par la suite les effets négatifs de cette position.
B. Les procédures parallèles administratives et pénales (bis) (§§ 40‑49)
a) Un lien temporel suffisant (§§ 40‑46)
40. Bien que la Cour dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine ne traite pas du cas des procédures parallèles ex professo[109], elle écarte bel et bien la condition supplémentaire et inexacte que l’affaire Zigarella avait ajoutée au bis : en l’absence de tout dommage démontré par le requérant, seules de nouvelles procédures entamées en connaissance du fait que l’accusé avait déjà été jugé dans des procédures antérieures violeraient le principe ne bis in idem[110].
41. D’un point de vue littéral, rien dans la formulation de l’article 4 du Protocole no 7 n’indique qu’une distinction doive être opérée entre des procédures parallèles ou consécutives, entre la reprise de poursuites en attente et le déclenchement de nouvelles poursuites. À proprement parler, la disposition n’empêche pas que plusieurs procédures parallèles soient menées avant qu’une décision définitive ne soit adoptée à l’issue de l’une d’entre elles. Dans une telle situation, il ne peut être considéré que l’individu a été poursuivi plusieurs fois « en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif »[111]. Dans le cas de deux procédures parallèles, la Convention exige que la seconde soit interrompue aussitôt que la première devient définitive[112]. En l’absence d’une telle interruption, la Cour conclut à une violation[113].
42. Cependant, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a établi des règles différentes pour certaines procédures pénales et administratives parallèles. Dans la décision Nilsson, la Cour a considéré pour la première fois que « si les diverses sanctions infligées à l’intéressé ont été prononcées par deux autorités différentes à l’issue de procédures distinctes, il existait entre elles un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour que l’on puisse considérer le retrait de permis comme l’une des mesures prévues par le droit suédois pour la répression des délits de conduite en état d’ébriété avancé et de conduite sans permis » [114]. Ce que la Cour envisage comme un « lien temporel suffisamment étroit » n’est pas clair, puisqu’elle ne se réfère pas explicitement à la période entre la décision devenue définitive en premier lieu (la condamnation du requérant par le tribunal de district de Mora le 24 juin 1999) et la décision devenue ensuite définitive (la décision de la Cour suprême du 18 décembre 2000 déboutant le requérant), ou entre la première décision administrative (l’avis délivré par la préfecture le 5 mai 1999) et la première décision pénale (la condamnation du requérant par le tribunal de district de Mora le 24 juin 1999), ou entre la première décision pénale (la décision du tribunal de district de Mora du 24 juin 1999) et la première décision administrative de retrait du permis de conduire (l’avis de la préfecture du 5 août 1999). En réalité, il existe un très bref chevauchement entre les procédures administratives qui ont débuté le 5 mai 1999 et ont pris fin le 18 décembre 2000 et les procédures pénales qui ont pris fin le 24 juin 1999.
Dans l’affaire Boman[115], la Cour a également considéré qu’il existait pareil lien temporel, puisque la décision de la police du 28 mai 2010 d’imposer une seconde interdiction de conduite était directement basée sur la condamnation finale du requérant par le tribunal départemental des infractions routières du 22 avril 2010 et ainsi ne contenait pas d’examen propre de l’infraction ou de la conduite en cause. Le lien temporel suffisant était lié à l’absence d’appréciation autonome des preuves, comme si l’un et l’autre étaient étroitement associés.
43. À l’inverse, dans les affaires Glantz[116], Nykänen[117], Lucky Dev[118], Rinas[119] et Österlund[120], la Cour a pris en considération les dates auxquelles les décisions administratives et pénales étaient devenues définitives. Dans toutes ces affaires, la Cour a constaté une violation. Dans l’arrêt Glantz[121], la procédure administrative avait été initiée le 18 décembre 2006 et a été définitivement close le 11 janvier 2010 alors que la procédure pénale avait été initiée le 15 décembre 2008. Les deux instances étaient donc en cours de manière concurrente jusqu’au 11 janvier 2010, lorsque la première a été définitivement close. Dans la mesure où la procédure pénale n’avait pas été interrompue après que la première procédure avait été définitivement close mais s’était poursuivie jusqu’à une décision définitive le 18 mai 2011, la Cour a considéré que le requérant avait été condamné deux fois dans la même affaire dans instances devenues définitivement closes le 11 janvier 2010 et le 18 mai 2011[122].
Dans l’arrêt Rinas[123], la Cour a noté que lorsque la procédure pénale a été définitivement close le 31 mai 2012, le recours formé par le requérant contre la décision de majoration fiscale était toujours pendant devant la Cour administrative suprême. Dans la mesure où la procédure administrative devant la Cour administrative suprême n’avait pas été interrompue après que la procédure pénale avait été définitivement close mais s’était poursuivie jusqu’à une décision définitive du 13 septembre 2012, le requérant a été condamné deux fois dans la même affaire concernant les années fiscales 2002 à 2004 dans deux instances closes respectivement le 31 mai 2012 et le 13 septembre 2012[124].
44. La Cour est arrivée à une conclusion différente dans l’arrêt Häkkä[125]. La procédure administrative avait débuté en 2007 lorsque des majorations d’impôt avaient été imposées au requérant. Il n’avait apparemment jamais cherché à obtenir une rectification ni à former un recours et, en conséquence, cette procédure a été définitivement close le 31 décembre 2010 et le 31 décembre 2011 à l’expiration des délais de rectification et d’appel. La procédure pénale avait été initiée le 3 avril 2008 et s’était achevée le 29 juin 2010 lorsque la Cour suprême a rendu son arrêt définitif. Les deux instances étaient ainsi pendantes de manière concurrente jusqu’au 29 juin 2010, quand la seconde devint définitive. La Cour n’a pas conclu à la violation dans la mesure où « le requérant avait une possibilité réelle d’empêcher une double incrimination tout d’abord en demandant la rectification puis en formant un recours dans le délai qui n’était pas encore expiré »[126]. Ainsi, pour la Cour dans l’arrêt Häkkä, si l’accusé ne forme aucun recours administratif, le principe ne bis in idem ne trouve pas à s’appliquer, quand bien même l’accusé aurait déjà fait l’objet d’une condamnation définitive dans la procédure pénale.
45. Enfin, dans l’arrêt Kiiveri[127], la Cour a considéré que le requérant ne pouvait plus se plaindre d’une double incrimination pour l’année fiscale 2002, précisément parce que la Cour suprême avait conclu que l’affaire avait été définitivement tranchée dans la procédure fiscale administrative et avait rejeté les accusations pénales de fraude fiscale aggravée « sans examiner le fond »[128] concernant l’année 2002, sur la base du principe ne bis in idem.
46. Les exemples ci-dessus suffisent à montrer que le « lien temporel suffisamment étroit » est totalement arbitraire. C’est précisément la raison pour laquelle la Cour s’en est dispensée dans les affaires italiennes et grecques[129].
Contrairement à la position du gouvernement français, qui avait identifié une phase d’appréciation par les autorités fiscales et une autre d’enquête judiciaire, lesquelles devaient être menées simultanément ou n’être séparées que par un bref intervalle[130], la majorité dans la présente affaire a choisi de considérer pertinente une période de neuf mois entre le moment où la décision des autorités fiscales du 5 décembre 2008 était devenue définitive et la date de la condamnation du second requérant, le 30 septembre 2009. Bien que cette période soit « plus longue »[131] que la période de deux mois et demi dans le cas du premier requérant, la majorité impute ce laps de temps additionnel au retrait par le second requérant de ses aveux. Selon ce raisonnement, la garantie du ne bis idem devient flexible, avec une portée plus étroite lorsque l’accusé exerce ses droits procéduraux, et plus large lorsqu’il ne le fait pas. La posture punitive de la majorité ne pouvait pas être illustrée de manière plus éloquente.
b) Un lien matériel suffisant (§§ 47‑49)
47. La majorité suit explicitement le raisonnement établi dans les affaires R.T. c. Suisse[132] et Nilsson c. Suède[133] concernant les doubles procédures pénales et administratives, lorsque les décisions de retrait de permis de conduire étaient directement basées sur une condamnation pénale attendue ou finale pour infraction routière et ainsi ne contenaient pas d’examen séparé de l’infraction ou de la conduite en cause[134]. Cette jurisprudence a été développée plus avant dans les affaires Lucky Dev, Nykänen et Häkkä[135], où il n’existait prétendument aucun lien suffisant, matériel et temporel, entre les procédures pénales et fiscales. Dans les trois affaires susmentionnées, les procédures pénales et fiscales étaient parallèles et concernaient la même période et essentiellement le même montant soustrait au fisc. Dans celles-ci, la Cour a noté que les infractions avaient été examinées par différentes autorités et juridictions sans que les procédures ne soient liées, les deux instances suivant leur propre cours et étant devenues définitives à des moments différents. Enfin, dans tous ces cas, la responsabilité pénale du requérant et sa responsabilité de payer les majorations d’impôt fixées par la législation fiscale pertinente étaient déterminés dans des procédures totalement indépendantes les unes des autres. Dans l’affaire Lucky Dev, la Cour administrative suprême n’avait pas pris en considération le fait que la requérante avait été acquittée de l’infraction fiscale lorsqu’elle a refusé de faire appel et a imposé en conséquence des majorations définitives[136]. Dans les affaires Nykänen et Häkkä, ni les sanctions administratives ni les sanctions pénales n’ont été prises en considération par l’autre juridiction ou autorité lorsque celles-ci se sont prononcées sur la sévérité de la sanction, il n’y a d’ailleurs eu aucune interaction entre les autorités concernées[137].
48. Avant de discuter les détails de ce raisonnement, deux arguments fallacieux doivent être écartés d’emblée. L’un veut que si l’article 4 du Protocole no 7 devait être interprété comme prohibant la clôture de procédures en cours à partir du moment où soit la procédure pénale soit la procédure administrative est conclue par une décision définitive, cela implique des « conséquences lourdes, négatives et imprévisibles dans un certain nombre de domaines relevant du droit administratif »[138]. Cet argumentum ad terrorem, lequel joue la carte de l’appel à la peur, n’est pas un argument juridique et ne devrait dès lors bénéficier d’aucun crédit devant une juridiction. L’autre exemple d’argument fallacieux inadmissible est celui selon lequel plusieurs États européens, qui connaissent un double système de sanction, ont plaidé pour son maintien devant la Cour, exprimant des opinions et préoccupations similaires à celles du gouvernement défendeur[139]. Il s’agit d’un argumentum ad nauseam, jouant sur la répétition de l’argument et non sur ses mérites. Il ne devrait pas qua tale avoir sa place dans une décision de la Cour.
49. Deux postulats généraux erronés doivent également être dénoncés. Il est faut d’arguer, sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7, que les États doivent bénéficier d’une large marge d’appréciation à cet égard tant que le système de double sanction poursuit un but légitime et ne fait pas peser un fardeau excessif ou disproportionné sur l’accusé. Il s’agit d’un droit non susceptible de dérogation et par conséquent les États ne bénéficient d’aucune marge d’appréciation[140].
Il n’est pas davantage permis d’arguer que la question de savoir laquelle des deux procédures parallèles devient définitive relève de la coïncidence, ni que si les autorités étaient obligées d’interrompre la première lorsque la deuxième devient définitive, l’issue des procédures combinées pourrait s’en trouver arbitraire. Cette argumentation est circulaire, parce qu’elle présuppose qu’il devrait y avoir plus d’une procédure pour les mêmes faits. De plus, elle implique que l’accusé puisse utiliser le principe ne bis in idem à des fins de « manipulation et d’impunité »[141], comme si l’accusé était toujours en mesure de contrôler le rythme des procédures. Une telle vision de l’équilibre des pouvoirs dans les procédures administratives est déconnectée de la réalité[142]. Enfin, la supposition sous-jacente du raisonnement de la majorité est la suivante : le principe ne bis in idem n’est pas l’expression d’un droit subjectif de l’accusé, mais une simple règle visant à garantie l’autorité de la chose jugée, avec pour seul but la satisfaction de l’intérêt punitif de l’État et de l’incontestabilité des décisions de justice. Les réflexions suivantes mettront en évidence de manière plus détaillée cette posture pro auctoritate de la majorité.
V – La révision de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (§§ 50‑77)
A. La restriction de l’idem factum par le critère du bis (§§ 50‑59)
a) La poursuite de buts différents traitant d’aspects différents de l’acte préjudiciable à la société (§§ 50‑57)
50. D’après la majorité, quatre conditions de fond doivent être réunies pour que puisse être accepté le cumul des sanctions administratives et pénales : des procédures poursuivant des buts complémentaires et traitant d’aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause, la prévisibilité du cumul des sanctions, la non-répétition de la collecte et de l’appréciation des preuves et le mécanisme de compensation entre les sanctions administrative et pénale.
51. La première condition fixée par la majorité se réfère à différentes procédures poursuivant des buts complémentaires et traitant d’aspects différents de l’acte en cause. La majorité identifie au paragraphe 144 les différents buts poursuivis par les majorations d’impôt sur le fondement de l’article 10 du chapitre 10 (dissuasion générale et compensation pour le travail et les coûts supportés par les autorités fiscales pour identifier les déclarations frauduleuses) et par la condamnation pénale sur le fondement de l’article 12 du chapitre 12 de la loi fiscale de 1980 (but punitif). La majorité souligne également au paragraphe 123 l’« élément additionnel » de l’infraction pénale (la conduite frauduleuse), qui n’est pas supposément traité par l’infraction fiscale. En d’autres termes, la majorité se range du côté du Gouvernement, qui prétend que les majorations d’impôt ordinaires sont « infligées objectivement sans considération de la faute, dans le but d’offrir à l’État une compensation pour les coûts associés » au processus de contrôle[143].
52. Cette thèse ne tient pas, pour deux raisons juridiques de principe. Premièrement, il n’y a aucune disposition ni instrument obligatoire de droit interne qui requerrait un rapport de proportionnalité entre les majorations d’impôt et les coûts engagés par l’administration pour détecter, investiguer, poursuivre et réparer l’infraction fiscale imputée au coupable. Une telle exigence serait simplement irréaliste, puisqu’elle ne pourrait être basée que sur une estimation virtuelle et approximative des coûts per capita de l’administration fiscale avec son système de contrôles et d’audits réalisés pour identifier les déclarations frauduleuses. Ainsi, l’existence d’une finalité compensatoire pour les majorations d’impôt impliquerait un élément inadmissible de culpabilité collective, faisant peser sur certains contribuables le coût du système de contrôle des déclarations fiscales tout entier.
53. Ensuite, la position de la majorité néglige le fait que les majorations d’impôt en cause ne peuvent être considérées comme simplement compensatoires. Des majorations jusqu’à 30 % voire même 60 % sont si lourdes, qu’elles incluent manifestement une dimension punitive. Dans l’affaire Janosevic, des majorations normalement fixées à 20 % ou 40 % de l’impôt évité, sans plafond et non convertible en peine de prison en cas de non-paiement, ont été considérées comme relevant du volet pénal de l’article 6[144]. Enfin, la majorité n’est pas consciente du but intrinsèquement punitif de toute majoration fiscale, quel que soit son montant, ainsi que l’affaire Jussila l’avait établi longtemps auparavant s’agissant d’une majoration fiscale de 10 % pouvant aller jusqu’à 20 %[145]. Il est difficile de comprendre pourquoi la Cour a soudainement abandonné dans la présente affaire ces normes bien établies sans explication.
En résumé, dans le cadre du droit norvégien, les majorations d’impôt visent à dissuader les fraudeurs potentiels et les récidivistes. La prévention générale est le but admis des majorations d’impôt en question[146]. Cet objectif de prévention générale a « nécessairement » des effets secondaires punitifs et de prévention spéciale concernant le délinquant condamné et ces effets secondaires sont évidemment voulus par la politique de l’État[147]. La Cour suprême a fait un effort louable pour limiter ces effets exemplaires et punitifs par le principe de proportionnalité[148]. Mais la Cour ne devrait pas se livrer à un jeu sémantique. Elle devrait plutôt évaluer, d’une manière réaliste et terre à terre, les sanctions fiscales et leur impact sur la vie des contribuables. Sous cet angle, la prévention générale par le biais d’une punition proportionnée n’est rien de plus qu’une « théorie punitive déguisée » (verkappte Vergeltungstheorie)[149].
54. L’argumentation du Gouvernement ne peut pas non plus être accueillie concernant « l’élément additionnel » de l’infraction pénale, le prétendu élément intentionnel frauduleux. L’accepter irait à l’encontre de l’arrêt Ruotsalainen[150]. Dans cette affaire, l’État défendeur arguait que la fraude fiscale incluait un élément « d’intentionnalité », alors que l’infraction administrative ne pouvait reposer que sur des motifs objectifs. La réponse de la Cour est éloquente : les faits dans les deux instances se distinguaient à peine bien que la procédure pénale requît une intention, mais cela n’était pas pertinent aux fins de l’article 4 du Protocole no 7. Les éléments des deux infractions devaient donc être regardés comme étant substantiellement les mêmes à ces fins. Il devrait en aller de même dans la présente affaire.
55. En outre, la majorité ne compare pas les éléments subjectifs de l’infraction fiscale administrative passible de majoration d’impôt et l’infraction fiscale de nature pénale passible d’emprisonnement ou d’amende. En conséquence, elle méconnaît la critique d’ordre moral que l’on peut intrinsèquement tirer de la lettre et de l’esprit des provisions pertinentes de la loi fiscale de 1980 (article 10-2 à 4 du chapitre 10). L’article 10-3 emploie les expressions « excusable » et « raison qui ne peut lui être reprochée » pour désigner les causes de remises fiscales. L’inexcusabilité et le caractère blâmable sont des notions intrinsèquement morales de l’infraction administrative qui caractérisent la mens rea du coupable. On les trouve dans les infractions pénales aussi. La modification de cette disposition en 2010 ne renvoie plus à ces deux notions, mais ajoute la notion d’« erreur manifestement commise par inadvertance », qui comporte de toute évidence un élément de critique morale pour les erreurs non commises « par inadvertance », ou intentionnelles.
De plus, les majorations d’impôt jusqu’à un maximum de 60 % peuvent être imposées quand des actes sont commis volontairement ou par négligence grossière. Ainsi, ils requièrent l’établissement d’une mens rea et d’une culpabilité, comme en matière pénale. Les éléments subjectifs de la fraude énoncés dans les dispositions pénales de l’article 12-1 du chapitre 12 – « tout en sachant ou tout en étant censée savoir qu’elle peut en tirer des avantages fiscaux » – recoupe l’élément subjectif de la majoration fiscale aggravée pouvant aller jusqu’à 60 % (négligence grossière ou intentionnelle – article 10-4 du chapitre 10). Autrement dit, les éléments subjectifs des sanctions pénales et administratives coïncident. Les procédures pénale et administrative en cause ne visent pas tel ou tel aspect différent de l’acte préjudiciable à la société.
56. Une remarque pour finir : la première condition fixée par la majorité relève en dernière analyse de la détermination de l’idem. L’établissement des « buts différents » poursuivis par les infractions administratives et pénales et des « différents aspects de l’acte préjudiciable à la société » visés par chacune de ces infractions est intrinsèquement une question de fond qui touche à la définition de l’idem. Ces questions doivent être considérées comme se rattachant davantage à la notion d’idem plutôt qu’à celle de bis, contrairement au raisonnement théorique de la majorité. En dépit de cette confusion théorique, le but de la majorité est très clair : elle veut limiter la portée de l’idem factum. En agissant de la sorte, elle inflige un camouflet conséquent à la jurisprudence Sergueï Zolotoukhine.
b) La prévisibilité du cumul des différentes sanctions (§§ 57‑59)
57. La seconde condition fixée par la majorité se rapporte à la prévisibilité de la mixité des procédures administratives et pénales comme conséquence, à la fois en droit et en pratique, du même acte. Une telle prévisibilité est affirmée aux paragraphes 146 et 152 de l’arrêt, sans le moindre effort pour développer la question très délicate du degré de connaissance requis pour engager la responsabilité administrative. Une problématique qui a captivé l’attention de la doctrine depuis des décennies a été tout simplement écartée[151]. La majorité suppose simplement que les citoyens en général et les contribuables en particulier connaissent ou devraient connaître l’intégralité du cadre juridique administratif, y compris les sanctions, et ainsi pourraient être responsables de toute faute ou conduite abusive à l’aune de ce cadre juridique.
58. La majorité ne consacre pas une seule ligne de son raisonnement à l’argument des requérants selon lequel les sanctions qui leur ont été imposées étaient discriminatoires, discrétionnaires et non prévisibles, puisque quatre coaccusés (GA, TF, KB et GN) impliqués dans les mêmes faits ne se sont pas vu imposer de majorations d’impôt alors que les requérants ont dû subir des peines de prison et des majorations d’impôt[152]. Cet argument va droit au cœur de la seconde condition fixée par la majorité.
Les faits de la présente affaire montrent que les Instructions du Procureur général du 3 avril 2009 n’ont pas été appliquées aux requérants, ni à A dont la condamnation pénale date du 2 mars 2009, ni à B dont la condamnation date du 30 novembre 2009. La Cour suprême en a pris note, mais sans en tirer de conséquence, en en se justifiant ainsi : « le parquet s’est réservé le droit d’ouvrir des poursuites pénales sur la base d’une appréciation individuelle au cas où serait en cours une procédure parallèle non contraire [à l’article 4 du Protocole no 7]. Il a été indiqué que le procès de [A] s’était poursuivi au motif qu’une juste sanction s’imposait à l’aune d’autres affaires connexes. (…) Dès lors, le fondement de la décision était le principe d’égalité de traitement par rapport à des affaires connexes ». Les requérants ont rejeté cet argument en soulignant que, au regard des Instructions de 2009, les majorations d’impôt n’avaient pas été imposées à quatre autres accusés impliqués dans les mêmes faits. Le Gouvernement n’a pas spécifiquement contesté cette thèse. La majorité n’a rien à répondre à cette thèse majeure des requérants.
59. Quoi qu’il en soit, la latitude offerte par les Instructions est inacceptable à la lumière de la jurisprudence Camilleri[153]. Une telle latitude pose problème sous l’angle de la sécurité juridique. Les Instructions avaient fait naître l’espoir que l’État ne considérerait plus le système norvégien de répression des fraudes fiscales à double voie comme étant légal et conforme à la Convention et, ainsi, que le Procureur aurait l’obligation d’attaquer les condamnations et, avant que celles-ci ne soient prononcées, d’abandonner les poursuites[154]. Dans le cas des requérants, la décision par le parquet de procéder différemment n’était pas prévisible. Le traitement préférentiel accordé aux quatre autres accusés impliqués dans les mêmes faits, qui ont été exemptés de toute majoration fiscale (GA, TF, KB et GN), ne fait que prouver le caractère discrétionnaire et donc imprévisible du choix des autorités nationales.
B. La conception pro auctoritate du ne bis in idem de la majorité (§§ 60‑77)
a) Absence de répétition de la collecte et de l’appréciation des preuves (§§ 60‑64)
60. La troisième condition fixée par la majorité consiste en une prohibition souple (« autant que possible ») de la répétition de la collecte et de l’appréciation des preuves, à partir d’un exemple (« notamment ») : l’interaction entre différentes autorités, administrative et judiciaire, pour aboutir à l’établissement des faits dans une procédure est également utilisée dans l’autre procédure[155]. Pour moi, cette condition est très problématique.
61. Par principe, les conditions de la protection d’un droit individuel non susceptible de dérogation tel que le ne bis in idem ne doivent pas être laissées au pouvoir discrétionnaire de l’État. Puisque la troisième condition de la majorité est une simple recommandation de iure condendo, ce n’est pas une exigence conventionnelle. Elle a le même effet que l’énoncé également de iure condendo selon lequel « la manière la plus sûre de veiller au respect de l’article 4 du Protocole no 7 consiste à prévoir, à un stade opportun, une procédure à un seul niveau »[156]. Tous deux sont des dicta non contraignants, qui n’ajoutent rien à la jurisprudence contraignante de la Cour.
62. En outre, cette recommandation ne fait qu’effleurer en surface un problème très sérieux. L’existence de différentes déclarations par les autorités administratives et judiciaires sur les mêmes faits, sur la base d’une appréciation différentes des mêmes faits, met en question l’autorité de l’État. Pire encore, une appréciation différente des preuves dans une procédure administrative et une procédure pénale permet le détournement insidieux de la procédure administrative aux fins de la procédure pénale. Ce détournement est encore plus inquiétant que le risque pour l’autorité de l’État dans la mesure où il laisse l’accusé sans défense. En d’autres termes, la condamnation pénale est presque courue d’avance lorsque l’infraction administrative commise par le contribuable a déjà été établie sur la base de règles de preuve moins strictes. L’obligation de coopération avec le fisc qui pèse sur le contribuable dans les procédures administratives aggrave encore cette conclusion.
63. La majorité ne confronte pas les règles de preuve en matière administrative et pénale en Norvège pour vérifier s’il existe un danger de répétition dans la collecte et l’appréciation des preuves dans les deux procédures. Elle n’analyse pas non plus le cadre juridique régissant les interactions entre les différentes autorités judiciaires et administratives pour déterminer si l’établissement des faits dans la procédure administrative influence la procédure pénale et vice versa. Aux paragraphes 145 et 150 de l’arrêt, la majorité se contente d’évoquer quelques exemples ad hoc d’échange d’informations entre les autorités administratives et judiciaires. Rien de plus.
64. Or les parties ont âprement discuté cette question. Le Gouvernement reconnait que les règles de preuve sont différentes dans les procédures fiscales, dans lesquelles le critère de la « cause probable qualifiée » s’applique, par rapport aux procédures pénales dans lesquelles un « standard de preuve strict » s’applique. En réalité, il s’agit selon le Gouvernement de l’un des « avantages majeurs » qu’offrent les procédures administratives[157]. Si c’est le cas, la troisième condition de la majorité n’est pas respectée en droit norvégien, pour la simple raison que, puisque différentes règles de preuves sont applicables, les preuves doivent être appréciées différemment dans la procédure administrative et la procédure pénale, avec le risque évident d’aboutir à des conclusions différentes à propos des mêmes faits.
Entre le Charybde du risque de conclusions contradictoires dans les procédures pénales et administratives dues aux différentes règles de preuve (deux poids, deux mesures) et le Scylla du détournement des preuves administratives à des fins pénales, l’accusé se trouve dans tous les cas placé dans une situation inéquitable dans le système norvégien à double voie.
b) Mécanisme de compensation entre les sanctions administratives et pénales (§§ 65‑77)
65. La quatrième condition fixée par la majorité exige la mise en place d’un « mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines pécuniaires prononcées est proportionnée »[158]. Sans aucune explication préalable de la raison pour laquelle cette alternative est retenue, la majorité n’envisage pas d’autres solutions procédurales bien connues, telles que la suspension de l’une des procédures pendant que l’autre est pendante[159], ou des solutions de fond, telles que le principe de spécialité ou la mise en place de limites pour la sanction du concours d’infractions pénale et administrative, comme la règle selon laquelle le montant total de la sanction ne doit pas excéder le montant le plus élevé de l’une des deux sanctions encourues ou le plafonnement de la sanction fiscale au minimum de la sanction pénale. La portée et les caractéristiques du mécanisme de compensation proposé sont, pour le moins, très problématiques.
66. Le raisonnement de la majorité entre en conflit frontal avec la position récente de la Cour dans l’affaire Grande Stevens et autres, qui concerne des procédures administratives et pénales parallèles. Le gouvernement italien avait allégué sans succès dans cette affaire que, pour assurer la proportionnalité de la sanction aux accusations, la juridiction pénale italienne avait pris en considération l’imposition préalable d’une sanction administrative et réduit la sanction pénale. Plus précisément, le montant de l’amende administrative avait été déduit de la sanction pénale financière (article 187 terdecies du Décret Législatif no 58 de 1998) et les avoirs déjà saisis dans le contexte de la procédure administrative ne pouvaient pas être confisqués[160]. Cet argument, auquel la Cour n’a pas accordé de crédit dans Grande Stevens et autres, est à présent mis en avant dans le contexte norvégien, sans aucune justification de la part de la majorité quant à ce revirement soudain. La majorité semble avoir oublié que, dans l’arrêt Grande Stevens, la Cour avait décidé que l’État défendeur devait s’assurer que les nouvelles procédures pénales entamées à l’encontre des requérants en violation du ne bis in idem seraient clôturées aussi rapidement que possible et sans effets indésirables pour eux[161].
67. Le gouvernement italien avait aussi allégué que le système à double voie était requis par la Directive 2003/6/CE du 28 janvier 2003 sur les opérations d’initié et les manipulations de marchés, pour lutter contre les manipulations et les abus plus efficacement, invoquant les conclusions de l’Avocat Général dans l’affaire Hans Åkerberg Fransson[162]. La Cour a facilement écarté cet argument comme étant inopérant[163]. Dans ce contexte, il est troublant que la Cour cite à présent les conclusions de l’Avocat Général dans l’affaire Fransson à l’appui de ses arguments[164]. En dépit du fait que la CJUE ait désapprouvé la vision de l’Avocat Général, la majorité dans l’affaire A. et B. fait sienne sa position. La Cour de Strasbourg prend volontairement ses distances par rapport à la Cour de Luxembourg, qui avait fait un effort pour aligner les deux jurisprudences dans son arrêt Fransson. Les juges de la Cour ont préféré se ranger du côté de la seule voix de l’Avocat Général, qui avait fortement critiqué la jurisprudence de la Cour, accusée d’être en contradiction avec les traditions constitutionnelles européennes. Le revirement inexpliqué de Strasbourg constitue un sérieux revers pour la relation entre les deux cours européennes.
68. En outre, le mécanisme compensatoire de la majorité ne s’applique qu’aux déductions de sanctions imposées dans la procédure définitivement close en premier. Il ne s’applique pas si cette procédure connaît une autre issue, c’est-à-dire si la juridiction prononce l’acquittement ou le non-lieu. La raison est évidente. Dans ces cas de figure, il n’y a littéralement rien à compenser, c’est-à-dire à contrebalancer ou à déduire dans une procédure administrative subséquente ou parallèle.
69. La question est évidemment cruciale à la lumière des affaires grecques récentes, dans lesquelles les juridictions administratives qui avaient imposé des amendes administratives n’avaient pas pris en considération l’acquittement des requérants dans des procédures pénales parallèles (requêtes nos 3453/12 et 42941/12) ou subséquentes (requête no 9029/13) ayant pour objet le même acte[165]. Suivant le principe de l’arrêt Kapetanios et autres, tout acquittement ou non-lieu dans l’affaire pénale aurait un Sperrwirkung sur une autre procédure administrative parallèle ou subséquente, ainsi que l’a conclu la Cour dans l’affaire Sismanidis et Sitaridis, qui également concernait deux cas (requêtes nos 66604/09 et 71879/12) de procédures administrative et pénale parallèles[166]. L’accusé acquitté a droit à ne pas être troublé une nouvelle fois pour les mêmes faits, ce qui inclut le risque de nouvelles poursuites, en dépit de la nature différente (judiciaire et administrative) des organes en cause[167]. En d’autres termes, il existe une prohibition absolue de se prononcer de nouveau sur les mêmes faits. En outre, les juridictions et l’administration doivent tenir compte d’office de la force de chose jugée de l’acquittement, les droits de l’accusé étant absolus et non susceptibles de dérogation[168].
70. La jurisprudence grecque s’inscrit également dans la lignée du principe établi au paragraphe 60 de Lucky Dev, soulignant le fait que l’article 4 du Protocole no 7 serait violé si l’une des deux procédures se poursuivait après la date de clôture de la première par une décision définitive. Dans l’affaire Lucky Dev, les majorations d’impôt avaient été appliquées après un acquittement définitif à l’issue de la procédure pénale parallèle, et la formulation du principe par la Cour est limpide : « cette décision définitive appellerait la clôture de l’autre instance »[169].
71. Pour résumer, le présent arrêt contredit l’essence des jurisprudences Kapetanios et autres, Sismanidis et Sitaridis, et Lucky Dev. Pour la majorité, l’acquittement de l’accusé, que ce soit parce que les actes ne sont pas constitutifs d’une infraction pénale, parce que l’accusé ne les a pas commis ou parce qu’il n’a pas été prouvé qu’il les ait commis, n’a pas à être pris en considération dans des procédures administratives parallèles. Cela soulève aussi bien évidemment un problème au regard de l’article 6 § 2 de la Convention. Toute nouvelle conclusion sur le fond remettrait en question la présomption d’innocence résultant de l’acquittement[170].
72. Le mécanisme compensatoire de la majorité n’est également pas applicable dans l’hypothèse où la procédure administrative serait la première à devenir définitive et où aucune majoration fiscale ne serait imposée parce que la responsabilité administrative n’a pas pu être prouvée. Pour la majorité, dans cette hypothèse, le contribuable peut encore être condamné pour les mêmes faits dans une procédure pénale.
73. À ce stade, il est clair que la quatrième condition est un chèque en blanc pour les États leur permettant d’agir à leur guise. Pire encore, la majorité n’explique pas comment le mécanisme compensatoire fonctionne en droit norvégien. Le seul paragraphe 50 de l’arrêt est un résumé de la jurisprudence qui laisse au lecteur l’impression que les juridictions pénales décident comme bon leur semble de parfois prendre en considération les sanctions administratives antérieures et parfois de ne pas le faire. Cette impression est justifiée dans l’affaire en cause, ainsi qu’il sera démontré ci-dessous. En outre, il n’y a aucune indication dans l’arrêt quant à savoir si un mécanisme similaire de compensation existe dans la procédure fiscale, par lequel les sanctions pénales antérieures seraient prises en considération lorsque sont imposées des majorations pénales.
74. Le Gouvernement dit que « les condamnations à des majorations d’impôts sont prises en compte lorsque les tribunaux déterminent la bonne et juste sanction pour une société (voir article 28, lettre g, du code pénal de 2005). Lorsque c’est une personne physique qui est condamnée, ils tiennent compte de toute majoration d’impôt infligée sur la base de l’article 27 du code pénal de 1902, transposé à l’article 53 du code pénal de 2005 »[171]. L’article 27 dispose: « Lorsqu’une amende est imposée, il faut dûment tenir compte non seulement de la nature de l’infraction mais aussi et surtout de la situation pécuniaire de la personne condamnée et de ce que celle-ci peut vraisemblablement se permettre de payer au vu des circonstances ». Aucune mention n’est faite des sanctions dans les procédures parallèles ou antérieures en relation avec les mêmes faits, et encore moins aux majorations pénales. Aucune mention n’est faite non plus de la limite du cumul des sanctions, par exemple l’exigence voulant que le montant total des sanctions imposées ne doive pas excéder le montant le plus élevé qui pourrait être imposé pour l’une ou l’autre des sanctions. En réalité, la prise en considération des autres sanctions n’est même pas mentionnée lorsqu’une peine d’emprisonnement a été ordonnée.
Pour le dire en peu de mots, il n’existe tout simplement pas de mécanisme de compensation en droit norvégien : il n’y a qu’une indication générale, indifférenciée, donnée par le législateur au juge selon laquelle la situation financière de la personne accusée doit être prise en considération dans sa condamnation à une amende. Ni plus, ni moins.
75. La jurisprudence de la Cour suprême, fondée sur les dispositions du Code Pénal susmentionnées, pour autant que les juges de la Grande Chambre en ont eu connaissance, est peut-être créative, mais elle n’est certainement pas prévisible. Elle est formulée si extensivement que même le juriste le plus expérimenté ne saurait anticiper si et selon quelles modalités des majorations d’impôt seront prises en considération dans des amendes pénales. De plus, sa portée est très limitée en pratique. Puisqu’elle n’autorise aucun mécanisme compensatoire dans les cas d’emprisonnement, elle limite l’impact allégué de l’effet compensatoire aux affaires moins graves, mais en prive les affaires plus graves.
Conscients des faiblesses du système juridique national, les juges norvégiens ont fait un effort louable pour combler le trou noir juridique et introduire une certaine proportionnalité dans un système arbitraire, excessif et inéquitable : arbitraire dans le choix pour un système à une seule ou deux voies, excessif dans les sanctions appliquées et inéquitable d’un point de vue procédural dans la manière dont il traite les accusés. Mais le principe ne bis in idem « n’est pas une règle de procédure agissant comme un agent lénitif au service de la proportionnalité lorsqu’une personne est doublement jugée et condamnée pour un même comportement, mais bien une garantie fondamentale des droits des citoyens »[172].
76. Comme le Gouvernement, la majorité est séduite par un « souci d’efficacité »[173], selon lequel la logique du principe ne bis in idem s’applique « dans une moindre mesure aux sanctions ne relevant pas du « noyau dur » du droit pénal, comme les majorations d’impôt »[174]. Elle a négligé le fait qu’un droit conventionnel non susceptible de dérogation, tel que ne bis in idem, ne doit pas être substantiellement différent en fonction du domaine du droit concerné. L’article 4 § 3 du Protocole no 7 ne laisse pas de marge de manœuvre pour cela.
77. Enfin, et surtout, dans la présente affaire, la juridiction nationale a pris en compte de la manière suivante la majoration d’impôts infligée au premier requérant : « une sanction notable a déjà été imposée à l’accusé dans la décision sur la majoration fiscale. La plus grande partie des impôts a déjà été payée ». La prise en compte de la majoration à l’égard du second requérant est encore plus succincte : « Le fait qu’une majoration fiscale de 30 % a été imposée à l’accusé doit être pris en considération »[175]. Dans aucun de ces cas les juridictions nationales ne se sont donné la peine d’expliquer de quelle manière les majorations administratives antérieures avaient influencé les sanctions pénales. La référence de pure forme aux majorations d’impôt précédemment imposées pourrait apaiser des consciences moins exigeantes, mais ce n’est certainement pas une démarche juridique prévisible et contrôlable. Dès lors, les conditions, le degré et les limites de l’impact des majorations d’impôt sur les sanctions pénales ne peuvent qu’être l’objet de pures spéculations, dans le domaine, inconnu et inaccessible aux accusés, de la conviction intime des juges.
78. En dépit de sa logique axée sur les droits de l’homme, l’arrêt Öztürk ne fournit pas un cadre conceptuel clair permettant de définir la ligne de démarcation entre les infractions administratives et pénales. Au milieu des incertitudes de la jurisprudence de la Cour, l’arrêt Jussila offre une solution restrictive qui cherche à distinguer les affaires relevant du noyau dur du droit pénal qui comportent un caractère infamant de celles qui n’en comportent pas, limitant l’applicabilité des garanties pénales dans les affaires relevant de la seconde catégorie. La jurisprudence subséquente n’a clarifié ni le critère de fond du caractère infamant, ni la distinction entre les garanties procédurales disponibles et indisponibles.
79. Tout comme l’arrêt Jussila avait nuancé et limité la portée de l’arrêt Öztürk, l’arrêt A. et B. c. Norvège nuance et limite la portée de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine. La position ancienne et généreuse en matière d’idem factum est significativement limitée par la nouvelle camisole proposée pour le bis. Méfiante à l’égard des accusés, la majorité a décidé d’abandonner le principe fondamental dans la culture juridique européenne qui veut que nul ne puisse être poursuivi plus d’une fois pour les mêmes faits (principe de l’unité de l’action répressive ou Einmaligkeit der Strafverfolgung). Le principe ne bis in idem perd son caractère pro persona, miné par la posture strictement pro auctoritate de la Cour. Il n’est plus une garantie individuelle, mais un outil permettant d’éviter toute « manipulation et impunité » dont profiteraient les accusés[176]. Après avoir renversé la logique du principe ne bis in idem, le présent arrêt ouvre la porte à une politique répressive sans précédent, digne d’un Léviathan, basée sur l’ouverture par l’État de procédures multiples, stratégiquement articulées et mises en place en vue d’atteindre l’effet répressif maximal. Cette politique pourrait devenir l’histoire sans fin, vindicative, de deux ou plusieurs procédures conduites parallèlement ou successivement à l’encontre du même accusé pour les mêmes faits, qui risqueraient même de punir celui-ci en représailles pour avoir exercé ses droits procéduraux légitimes et notamment son droit de recours.
80. La seule véritable condition dont est assortie cette approche de la majorité orientée vers l’« efficacité »[177] est un simulacre de proportionnalité, limitée à la vague indication de prendre en considération les sanctions administratives antérieures dans l’amende infligée à l’issue de la procédure pénale, une approche bien éloignée des racines historiques et du principe du droit international coutumier du ne bis in idem. Le cumul des sanctions pénales et administratives de nature pénale a été spécifiquement rejeté par la Cour dans l’affaire Grande Stevens de même que par la CJUE dans l’arrêt Hans Åkeberg Fransson. Après la délivrance de son certificat de décès dans l’affaire italienne, une telle approche est aujourd’hui ressuscitée en tant qu’approche « calibrée »[178]. La collaboration progressive et mutuelle entre les deux cours européennes va de toute évidence être encore une fois profondément perturbée, Strasbourg allant dans la mauvaise direction quand Luxembourg prend la bonne. La Grande Chambre saisie de l’affaire Sergueï Zolotoukhine n’aurait pas accepté une rétrogradation du droit individuel inaliénable au ne bis in idem vers un droit aussi fluide, étroitement interprété, en un mot : illusoire. Moi non plus.
[1]. Voir le paragraphe 132, crucial, de l’arrêt.
[3]. Hans Åkeberg Fransson (C-617⁄10, arrêt de la Grande Chambre de la CJUE, 26 février 2013, et Lucky Dev c. Suède, n° 7356/10, § 58, 27 novembre 2014.
[4]. Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, 4 mars 2014.
[5]. Kapetanios et autres c. Grèce, nos 3453/12, 42941/12 et 9028/13, §72, 30 avril 2015, et Sismanidis et Sitaridis c. Grèce, nos 66602/09 et 71879/12, 9 juin 2016.
[6]. Sur le débat historique, voir Laurens, De l’autorité de la chose jugée considérée comme mode d’extinction de l’action publique, Paris, 1885 ; Mommsen, Römisches Strafrecht, Aaalen, 1899 ; Arturo Rocco, Trattato della Cosa Giudicata Come Causa di Estinzione dell’Azione Penale, Rome, 1900 ; Danan, La règle non bis in idem en droit pénal français, Rennes, 1971 ; Spinellis, Die materielle Rechtskraft des Strafurteils, Munich, 1962 ; Mansdörfer, Das Prinzip des ne bis in idem im europäischen Strafrecht, Berlin, 2004 ; et Lelieur-Fischer, La règle ne bis in idem, Du principe de l’autorité de la chose jugée au principe d’unicité d’action répressive, Étude à la lumière des droits français, allemand et européen, Paris, 2005.
[7]. Laurens, précité, p. 50-51 ; Arturo Rocco, précité, p. 76 ; et Mommsen, précité, p. 450.
[8]. North Carolina c. Pearce, 395 U.S. 711, p. 717 (1969).
[9]. Ibidem, p. 718.
[10]. Pour la pratique constitutionnelle, voir Bassiouni, Human Rights in the Context of Criminal Justice : Identifying International Procedural Protection and Equivalent Protections in National Constitutions, 1993, 3 Duke Journal of Comparative & International Law, p. 247.
[11]. Voir l’Observation Générale du Comité des droits de l’homme n°32, article 14, Droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, 23 août 2007, CCPR/C/GC/32, §§ 54-57.
[12]. « Pour décider de la peine à infliger à une personne condamnée pour un crime visé par le présent statut, le Tribunal international tient compte de la mesure dans laquelle cette personne a déjà purgé toute peine qui pourrait lui avoir été infligée par une juridiction nationale pour le même fait. »
[13]. « Pour décider de la peine à infliger à une personne condamnée pour un crime visé par le présent statut, le Tribunal international pour le Rwanda tient compte de la mesure dans laquelle cette personne a déjà purgé toute peine qui pourrait lui avoir été infligée par une juridiction nationale pour le même fait. »
[14]. « Pour décider de la peine à infliger à une personne condamnée pour un crime visé par le présent Statut, le Tribunal spécial tient compte de la mesure dans laquelle cette personne a déjà purgé une peine qui pourrait lui avoir été infligée par une juridiction nationale pour le même fait. »
[15]. STE n° 24.
[16]. STE n° 52.
[17]. STE n° 86.
[18]. STE n° 112.
[19]. STE n° 156.
[20]. STCE n° 198.
[21]. STE n° 70. Lorsque ce principe ne s’applique pas, l’article 54 prévoit l’application du principe de déduction pour les peines de prison.
[22]. STE n° 73. Lorsque ce principe ne s’applique pas, l’article 36 prévoit l’application du principe de déduction pour les peines de prison.
[23]. STE n° 119. Lorsque ce principe ne s’applique pas, l’article 18 prévoit l’application du principe de déduction pour les peines de prison.
[24]. STCE n° 197.
[25]. STE n° 117. Il est entré en vigueur le 1er novembre 1988.
[26]. L’article 3 établit un principe de déduction pour les peines de prison ainsi que pour les peines non privatives de liberté.
[27]. Lorsque ce principe ne s’applique pas, l’article 56 prévoit l’application du principe de déduction pour les peines de prison ainsi que pour les peines non privatives de liberté. Les articles 54 et 57 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen ont repris la Convention entre les États membres des communautés européennes relative à l’application du principe ne bis in idem. Le Traité d’Amsterdam a incorporé le ne bis in idem dans le troisième pilier. À partir de ce moment, le principe est devenu l’un des objectifs de l’espace commun de liberté, sécurité et justice. Voir également le Programme de mesures destiné à mettre en œuvre le principe de reconnaissance mutuelle des décisions pénales (2001/C 12⁄02) et le Livre vert de la Commission sur les conflits de compétences et le principe ne bis in idem dans le cadre des procédures pénales (COM(2005) 696 final).
[28]. Acte du Conseil du 26 juillet 1995.
[29]. Acte du Conseil du 26 mai 1997. L’article 10 prévoit l’application du principe de déduction pour les peines de prison ainsi que pour les peines non privatives de liberté.
[30]. L’article 3 contient des règles de lis pendens. L’article 5 prévoit l’application du principe de déduction, incluant toutes les sanctions autres que la privation de liberté qui pourraient être imposées et les sanctions imposées dans le cadre des procédures administratives.
[31]. Voir paragraphe 35 de l’arrêt du 5 juin 2014 dans l’affaire M (C‑398⁄12).
[32]. Voir Note du Praesidium de la Convention : Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux (Bruxelles, 11 octobre 2000) : « La référence à la CEDH vise à la fois la Convention et ses Protocoles. Le sens et la portée des droits garantis sont déterminés non seulement par le texte de ces instruments, mais aussi par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice des Communautés européennes ».
[33]. Décision-cadre du Conseil 2002/584/JAI du 13 juin 2002.
[34]. Décision-cadre du Conseil 2003/577/JAI du 22 juillet 2003.
[35]. Décision-cadre du Conseil 2006/783/JAI du 6 octobre 2006.
[36]. Décision-cadre du Conseil 2008/947/JAI du 27 novembre 2008.
[37]. Décision-cadre du Conseil 2008/978/JAI du 18 décembre 2008.
[38]. Décision-cadre du Conseil 2009/829/JAI du 23 octobre 2009.
[39]. Décision-cadre du Conseil 2009/948/JAI du 30 novembre 2009.
[40]. Affaire 14⁄68, 13 février 1969, § 11.
[41]. Affaire C-187⁄01 et Affaire C-385/01, 11 février 2003.
[42]. Affaire C-469⁄03, 10 mars 2005.
[43]. Affaire C-150⁄05, 28 septembre 2006.
[44]. Affaire C-491⁄07, 22 décembre 2008.
[45]. Affaire C‑398⁄12, 5 juin 2014.
[46]. Affaire C-486⁄14, 29 juin 2016.
[47]. Affaire C-436⁄04, 9 mars 2006.
[48]. Affaire précitée.
[49]. Affaire C-467⁄04, 28 septembre 2006.
[50]. Affaire C-288⁄05, 18 juillet 2007.
[51]. Affaire C-367⁄05, 18 juillet 2007.
[52]. Affaire précitée.
[53]. Affaire C-297⁄07, 11 décembre 2008.
[54]. Affaire C-288⁄05, 18 juillet 2007.
[55]. Affaire C-129⁄14 PPU, 27 mai 2014.
[56]. Hans Åkeberg Fransson, précité, §§ 34 et 37.
[57]. Aux paragraphes 86 et 87 de ses conclusions, l’Avocat Général plaidait pour une « interprétation partiellement autonome » de l’article 50, arguant qu’il existait une tradition constitutionnelle commune aux États membres opposée à la lecture actuelle de l’article 4 du Protocole n° 7 par la Cour de Strasbourg qui « se heurte à la forte présence et à l’enracinement des systèmes de double sanction administrative et pénale des États membres ».
[58]. C’est exactement la lecture de l’arrêt Fransson faite par la Cour dans les arrêts précités Grande Stevens et autres, § 229, Kapetanios et autres, § 73, et Sismanidis et Sitaridis, § 73.
[59]. Voir, parmi de multiples sources d’opinio iuris à cet égard, les conclusions de l’Association internationale de droit pénal (« l’AIDP ») XIVe Congrès international de droit pénal, octobre 1989 (« Dans le cas où un acte relève des deux qualifications, pénale et administrative, le délinquant ne devrait pas être puni deux fois. En cas de poursuites successives, il devrait être pleinement tenu compte de toute sanction déjà prononcée pour le même acte » et XVIIe Congrès international de droit pénal, septembre 2004 (« Le cumul des procédures et des sanctions de nature pénale doit être évité dans tous les cas »), Principe 9 des Principes de Princeton sur la compétence universelle de 2001, et Anke Biehler et autres (dir. de publ.), Freiburg Proposal on Concurrent Jurisdictions and the Prohibition of Multiple Prosecutions in the European Union, 2003.
[60]. AIDP, XIVe Congrès international, précité : « Cette dépénalisation est souhaitable dans la mesure où elle est en harmonie avec le principe de subsidiarité de la loi pénale ».
[62]. Grande Stevens et autres, précité.
[63]. Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, série A n° 22.
[64]. Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 53, série A n° 73 : « Il importe peu de savoir si la disposition légale méconnue par M. Öztürk vise à protéger les droits et intérêts d’autrui ou seulement à satisfaire aux exigences de la circulation ».
[65]. Ibidem, § 54 : « La faiblesse relative de l’enjeu (…) ne saurait retirer à une infraction son caractère pénal intrinsèque. » Voir aussi Lutz c. Allemagne, 25 août 1987, § 55, série A n° 123, et Jussila c. Finlande [GC], n° 73053/01, § 31, CEDH 2006-XIII.
[66]. Öztürk, précité, § 53 : « Sans doute s’agissait-il d’une infraction légère ne risquant guère de nuire à la réputation de son auteur, mais elle ne sortait pas pour autant du champ d’application de l’article 6. Rien ne donne en effet à penser que l’infraction pénale (criminal offence), au sens de la Convention, implique nécessairement un certain degré de gravité ».
[67]. Ibidem : « il serait contraire à l’objet et au but de l’article 6, qui garantit aux « accusés » le droit à un tribunal et à un procès équitable, de permettre à l’État de soustraire à l’empire de ce texte toute une catégorie d’infractions pour peu qu’il les juge légères ».
[68]. Ibidem.
[69]. Ibidem.
[70]. Sur ce type d’infractions pénales, voir Roxin, Täterschaft und Tatherrschaft, Berlin, 9e édition, 2015, et Langer, Das Sonderverbrechen, Berlin, 1972. La doctrine distingue entre les « véritables infractions spéciales » (echte Sonderdelikte), qui peuvent seulement être commise par une personne détenant une certaine qualité, des « fausses infractions spéciales » (unechte Sonderdelikte), qui peuvent être commises par n’importe qui, mais dont la sanction est aggravée si elle est commise pas une personne détenant une certaine qualité ou dans une situation particulière. La Cour dans l’affaire Öztürk n’est pas au fait de cette distinction.
[71]. Pour la Cour, il est clair que la dépénalisation est liée aux infractions mineures non infamantes d’un point de vue social (Lutz, précité, § 57).
[72]. J’ai déjà critiqué cette tendance dans mes opinions jointes aux arrêts A. Menarini Diagnostics S.R.L., précité, et Grande Stevens et autres, précité.
[73]. Voir, parmi d’autres, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], n° 27765/09, § 178, CEDH 2012, et Ferrazzini c. Italie [GC], n° 44759/98, § 29, CEDH 2001-VII.
[74]. Nykänen c. Finlande, n° 11828/11, § 38, 20 mai 2014 ; Haarvig c. Norvège (déc.), n° 11187/05, 11 décembre 2007 ; Nilsson c. Suède (déc.), n° 73661/01, CEDH 2005‑XIII ; Rosenquist c. Suède (déc.), n° 60619/00, 14 septembre 2004 ; Manasson c. Suède (déc.), n° 41265/98, 8 avril 2003 ; Göktan c. France, n° 33402/96, § 48, CEDH 2002-V, et Malige c. France, 23 septembre 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII.
[77]. Bendenoun c. France, 24 février 1994, série A n° 284.
[78]. Ibidem, § 46.
[81]. La Cour a souligné le mauvais argument : « Les majorations d’impôt infligées en conséquence l’ont été au titre de la législation fiscale […] qui vise toutes les personnes assujetties à l’impôt en Suède et non un groupe donné doté d’un statut particulier » (Janosevic, précité, § 68 ; Västberga Taxi Aktiebolag et Vulic, précité, § 79 ; voir aussi, par exemple, S.C. IMH Suceava S.R.L. c. Roumanie, n° 24935/04, § 51, 29 octobre 2013).
[82]. Jussila, précité, § 41.
[83]. Ibidem, § 35.
[84]. Ibidem, § 36.
[85]. Ibidem, § 45.
[86]. Ferrazzini, précité, § 29. En réalité, la Cour a évalué à plusieurs reprises la compatibilité des mesures de politiques fiscales à l’aune de l’article 1 du Protocole n° 1 (parmi les affaires les plus significatives, voir NKM c. Hongrie, n° 66529/11, 14 mai 2013 ; Koufaki et ADEDY c. Grèce (déc.), nos 57665/12 et 57657/12, 7 mai 2013 ; Da Conceição Mateus c. Portugal (déc.), nos 62235/12 et 57725/12, 8 octobre 2013, et Da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), n° 13341/14, 1er septembre 2014).
[87]. Jussila, précité, § 38.
[88]. Ibidem, § 43, Grande Stevens et autres, précité, § 120, Kammerer c. Autriche, n° 32435/06, § 26, 12 mai 2010, et Flisar c. Slovénie, n° 3127/09, § 36, 29 septembre 2011. La conclusion de l’affaire Jussila selon laquelle le procès public n’était pas nécessaire dans le cas des infractions administratives a été étendue à d’autres questions procédurales couvertes par l’article 6, telle que, dans les affaires Kammerer et Flisar, la présence d’un accusé à une audience.
[89]. En réalité, l’application du critère du caractère infamant dans la jurisprudence de la Cour a été très limitée. Il est vrai que la Cour a constaté à maintes reprises le caractère infamant que revêt implicitement la torture (voir, parmi de nombreuses affaires, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 167, série A n° 25 ; Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 64, Recueil 1996-VI ; Aydın c. Turquie, 25 septembre 1997, §§ 83-84 et 86, Recueil 1997-VI ; Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, § 74, CEDH 1999-V ; Dikme c. Turquie, n° 20869/92, §§ 94-96, CEDH 2000‑VIII, et Batı et autres c. Turquie nos 33097/96 et 57834/00, § 116, CEDH 2004-IV). Mais en dehors de ces affaires, l’utilisation du critère est rare. Parfois, la Cour se réfère au caractère infamant de la condamnation comme facteur pour déterminer la nécessité d’une comparution personnelle de l’accusé dans une procédure (dans une affaire de meurtre, Chopenko c. Ukraine, n° 17735/06, § 64, 15 janvier 2015 ; dans une affaire de corruption, Suuripää c. Finlande, n° 43151/02, § 45, 12 janvier 2010), ou pour déterminer si la situation du requérant doit être déjà substantiellement affectée par les mesures prises par la police dans les procédures préliminaires (dans une affaire d’abus sexuel sur mineur, Subinski c. Slovénie, n° 19611/04, § 68, 18 janvier 2007). Le raisonnement de l’arrêt Suuripää a été étendu à des infractions administratives fiscales dans l’affaire Pákozdi c. Hongrie (n° 51269/07, § 39, 25 novembre 2014. Dans d’autres cas, la Cour a dit que des infractions pénales passibles d’emprisonnement impliquaient un caractère infamant suffisant, lorsque la personne condamnée se voit infliger une peine de sept ans (Popa et Tănăsescu c. Roumanie, no 19946/04, § 46, 10 avril 2012), une peine de quatre ans (Sándor Lajos Kiss c. Hongrie, n° 26958/05, § 24, 29 septembre 2009), ou une peine avec sursis (Goldmann et Szénászky c. Hongrie, n° 17604/05, § 20, 30 novembre 2010), ou même une amende (Taláber c. Hongrie, n° 37376/05, § 27, 29 septembre 2009). En d’autres occasions, la Cour a simplement affirmé que certains intérêts juridiques, tels que le respect des règles de sécurité incendie, de protection des consommateurs ou des politiques d’urbanisme, n’entraient pas dans le champ du droit pénal, sans mentionner le défaut de caractère infamant (Kurdov et Ivanov, précité, § 43, S.C. IMH Suceava S.R.L., précité, § 51, et Inocêncio c. Portugal (déc.), no 43862/98, CEDH 2001–I). Dans l’affaire Segame SA c. France (n° 4837/06, § 59, 7 juin 2012), la Cour a considéré qu’un impôt supplémentaire sur les œuvres d’art et les sanctions correspondantes « ne [faisait] pas partie du noyau dur du droit pénal au sens de la Convention ». Dans l’affaire Grande Stevens et autres (précitée, § 122), la Cour a noté que, mis à part leur sévérité financière, les sanctions que certains des requérants encourraient avaient un « caractère infamant », et risquaient d’affecter négativement l’honneur professionnel et la réputation des personnes concernées. Ainsi, le critère substantiel du caractère infamant est parfois lié aux sanctions applicables à l’infraction, alors que dans les cas de meurtre, torture, corruption ou abus sexuel de mineur il est lié à la nature-même du comportement. En définitive, la Cour a rejeté également le critère organique et tautologique selon lequel les infractions traitées par les juridictions administratives ou les juridictions compétentes à l’égard des « infractions mineures » sont administratives et qu’en conséquence leur qualification de « pénale » serait exclue (Tomasović c. Croatie, n° 53785/09, § 22, 18 octobre 2011).
[90]. L’application de ce critère a produit des décisions malheureuses telle que celle délibérée dans l’affaire Inocêncio (précitée) qui a considéré les infractions administratives (contraordenações) en jeu comme non pénales, bien que les contraordenações portugais soient modelées exactement à l’image des Ordnungswidrigkeiten allemandes, qui avaient été qualifiées de « pénales » dans l’arrêt Öztürk (à titre de comparaison, voir la Loi allemande sur les infractions administratives de 1968, Gesetz über Ordnungswidrigkeiten, et la Loi portugaise sur les infractions administratives de 1982, Regime Geral das Contraordenações).
[91]. Voir paragraphes 66 et 67 de l’arrêt.
[94]. Haarvig, précité.
[95]. Par exemple, l’article 4 du Protocole n° 7 a été étendu aux sanctions administratives, telles que des majorations de 40 % et 80 % des impôts dus (Ponsetti et Chesnell c. France (déc.), nos 36855/97 et 41731/98, CEDH 1999-VI), aux sanctions administratives complémentaires des peines pénales (Maszni c. Roumanie, n° 59892/00, 21 septembre 2006) et aux sanctions civiles (Storbråten, décision précitée).
[96]. La Cour a défini l’idem factum comme « une seule et même conduite de la part des mêmes personnes à la même date » (Maresti c. Croatie, no 55759/07, § 63, 25 juin 2009, et Muslija c. Bosnie‑Herzégovine, n° 32042/11, § 34, 14 janvier 2014). La jurisprudence de la Cour de Luxembourg concernant l’article 54 de la CAAS est similaire (Van Esbroeck, précité, §§ 27, 32 et 36, Kretzinger, précité, §§ 33 et 34, Van Straaten, précité, §§ 41, 47 et 48, et Norma Kraaijenbrink, précité, § 30).
[97]. Sergueï Zolotoukhine, précité, §§ 82 et 84. Là n’est pas le lieu ni l’endroit pour analyser le caractère artificiel de la summa divisio entre l’idem factum et l’idem legem. L’idem factum est conditionné dans une certaine mesure par l’appréhension a priori des faits pertinents à la lumière du droit pénal. C’est particulièrement vrai dans le cas des infractions continuées.
[99]. Voir mon opinion séparée dans l’arrêt Rohlena c. République Tchèque [GC], n° 59552/08, § 9, CEDH 2015.
[100]. Se référant littéralement à la nature individuelle du droit, Sergueï Zolotoukhine, précité, § 81.
[102]. Ainsi qu’il a été démontré ci-dessus, il s’agit de l’idéologie sous-jacente au septième amendement à la Constitution des États-Unis et à l’article 8 du chapitre V du titre II de la Constitution française de 1791, montrant que l’arrêt Sergueï Zolotoukhine est conforme à la compréhension historique et pro persona de ce principe à l’époque moderne.
[103]. Sergueï Zolotoukhine, précité, §§ 97 et 121. Peut-être est-ce involontaire, mais dans d’autres cas la Cour compare les « éléments essentiels » de l’infraction pour établis l’idem (voir les exemples post-Sergueï Zolotoukhine : Muslija, précité, § 34, Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05, 14729/05, 20908/05, 26242/05, 36083/05 et 16519/06, § 157, 11 décembre 2012, et Ruotsalainen c. Finlande, no 13079/03, § 56, 16 juin 2009).
[104]. Sergueï Zolotoukhine, précité, §§ 107 et 108.
[105]. C’est également l’argument du Gouvernement (voir paragraphe 72 de l’arrêt).
[106]. Västberga Taxi Aktiebolag et Vulic, précité, § 93.
[107]. Franz Fischer, précité, § 29.
[108]. Voir le paragraphe 141 de l’arrêt.
[109]. L’arrêt Sergueï Zolotoukhine traite de deux procédures consécutives : la procédure administrative s’est achevée le 4 janvier 2002 et la procédure pénale, ouverte le 23 janvier 2002, s’est achevée le 15 avril 2003.
[110]. Zigarella c. Italie (déc.), n° 48154/99, CEDH 2002-IX (extraits) et Falkner c. Autriche (déc.), n° 6072/02, 30 septembre 2004. Au paragraphe 36 de l’arrêt de chambre dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine, la même position est adoptée, mais le paragraphe 115 de l’arrêt de la Grande Chambre s’abstient de répéter la même phrase. La Grande Chambre admet seulement qu’elle peut considérer que le requérant a perdu sa qualité de victime lorsque les autorités nationales entament deux séries de procédures mais par la suite reconnaissent la violation du ne bis in idem et offrent la réparation adéquate, par exemple en clôturant ou en annulant la deuxième procédure et en en supprimant les effets. Ainsi, la Cour ne se réfère pas au caractère volontaire de l’ouverture de la seconde procédure comme condition de la violation du ne bis in idem et requiert seulement qu’il y ait reconnaissance explicite de la violation au niveau interne pour conclure à la non-recevabilité du grief du requérant. Ultérieurement, la Cour est malheureusement revenue à la formulation de l’arrêt Zigarella dans les arrêts Maresti (précité, § 66), et Tomasovic (précité, § 29), mais voir l’importante opinion séparée du juge Sicilianos jointe à ce dernier arrêt.
[112]. Zigarella, précité. Il pourrait exister une difficulté au regard de la Convention lorsque deux ou plusieurs procédures pénales sont menées en parallèle contre le même accusé pour les mêmes faits, avant même qu’une décision définitive n’ait été rendue dans l’une d’entre elles. La situation de lis pendens, forçant l’accusé à présenter plusieurs stratégies de défense en même temps devant plusieurs autorités, soulève un problème d’injustice.
[113]. Tomasović, précité, §§ 30 et 32, Muslija, précité, § 37, et Milenković c. Serbie, n° 50124/13, § 46, 1 mars 2016.
[114]. Nilsson, précité.
[117]. Nykänen, précité.
[118]. Lucky Dev, précité.
[121]. Glantz, précité, § 62.
[122]. Le même raisonnement a été suivi dans Nykänen (précité, § 52 – les procédures fiscales avaient commencé le 28 novembre 2005 et s’étaient achevées le 1er avril 2009 alors que les procédures pénales avaient été initiées le 19 août 2008 et s’étaient achevées le 1er septembre 2010), et Lucky Dev (précité, § 63 – les procédures fiscales avaient commencé le 1er juin 2004 et s’étaient achevées le 20 octobre 2009 et les procédures pénales, initiées le 5 août 2005, ont été définitivement closes le 8 janvier 2009).
[123]. Rinas, précité, § 56.
[124]. La situation était similaire dans l’affaire Österlund (précité, § 51).
[126]. Ibidem, § 52.
[128]. Ibidem, § 36.
[129]. Je me réfère aux arrêts Grande Stevens et autres (précité), Kapetanios et autres (précité), et Sismanidis et Sitaridis (précité), dans lesquels la Cour a été unanime.
[130]. Voir paragraphe 96 de l’arrêt.
[131]. Voir paragraphe 150 de l’arrêt.
[133]. Nilsson, précité.
[134]. Dans l’affaire R.T. c. Suisse, la procédure administrative avait débuté le 11 mai 1993 et avait été conclue avec la décision du Tribunal fédéral du 5 décembre 1995, alors que la procédure pénale avait été conclue par la délivrance de l’ordonnance pénale du 9 juin 1993, qui n’avait pas fait l’objet d’un recours. Dans l’affaire Nilsson, la procédure pénale avait été conclue le 24 juin 1999, puisque le jugement du tribunal départemental de Mora n’avait pas fait l’objet d’un recours, alors que la procédure administrative avait commencé le 5 mai 1999 et s’était achevée le 11 novembre 1999. Dans le dernier cas, la sanction administrative a été imposée après que la sanction pénale était devenue définitive. Dans le premier cas, la sanction administrative a été imposée avant la sanction pénale. Ces affaires ne sont pas similaires. Pourtant, la majorité les a traitées comme si elles l’étaient.
[135]. Lucky Dev, précité, § 54, et Nykänen, précité, § 43, et Häkkä, précité, §§ 50-52.
[136]. Lucky Dev, précité, § 62, Österlund, précité, §§ 50 et 51, et Rinas, précité, §§ 55 et 56.
[137]. Nykänen, précité, §§ 51 et 52, Häkkä, précité, §§ 50 et 52.
[138]. Voir l’argument du Gouvernement au paragraphe 84 de l’arrêt.
[139]. Voir cet argument au paragraphe 119 de l’arrêt.
[140]. Voir, de manière similaire, le Rapport explicatif sur l’Avis de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe sur le Projet de Protocole n° 15 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, doc. 13154, 28 mars 2013, § 8.
[141]. Voir paragraphe 127 de l’arrêt.
[142]. Voir comme exemple du déséquilibre des pouvoirs entre les autorités administratives et le justiciable dans des procédures administratives, mon opinion jointe à l’arrêt Grande Stevens et autres, précité.
[143]. Voir les observations du Gouvernement du 11 novembre 2015, p. 29.
[144]. Janosevic, précité, § 69.
[145]. Jussila, précité, § 38.
[146]. Voir paragraphe 47 de l’arrêt.
[147]. Ainsi que la Cour l’a dit elle-même dans l’arrêt Kurdov et Ivanov (précité, § 40), mentionnant le but nécessairement répressif des sanctions administratives de nature pécuniaire.
[148]. Voir le paragraphe 50 de l’arrêt.
[149]. Il est impossible, dans les limites de cette opinion, d’entrer dans le grand débat doctrinal relatif aux objectifs des infractions administratives et en particulier de leurs objectifs « déguisés ». Comme introduction à cette discussion, voir James Goldschmidt, Das Verwaltungsstrafrecht. Eine Untersuchung der Grenzgebiete zwischen Strafrecht und Verwaltungsrecht auf rechtsgeschichtlicher und rechtsvergleichender Grundlage, Berlin, 1902 ; Erik Wolf, Die Stellung der Verwaltungsdelikte im Strafrechtssystem, in Beiträge zur Strafrechtswissenschaft. Festgabe für Reinhard von Frank, II, Tübingen, 1930 ; Schmidt, Straftaten und Ordnungswidrigkeiten, in Juristen Zeitung, 1951 ; Mattes, Untersuchungen zur Lehre von den Ordnungswidrigkeiten, Berlin, 1972 ; Paliero, Minima non curat praetor, Ipertrofia del diritto penale e decriminalizzazione dei reatti bagatellari, Padoue, 1985, et Delmas-Marty et autres, Punir sans juger? De la répression administrative au droit administratif pénal, Paris, 1992.
[150]. Ruotsalainen, précité, § 56.
[151]. Voir, comme introduction à cette problématique, les annotations aux paragraphes 10 et 11 in Rebman et autres, Gesetz über Ordnungswidrigkeiten, Kommentar, troisième édition, Stuttgart, 2016, et Karlsruher Kommentar zum Gesetz über Ordnungswidrigkeiten, quatrième édition, Munich, 2014.
[152]. Voir paragraphe 64 de l’arrêt.
[154]. La position du Procureur Général norvégien ne pourrait être plus claire après l’arrêt Sergueï Zolotoukhine : « Depuis le revirement opéré dans la jurisprudence de la Cour, il faut appliquer un système « à un niveau » également pour les majorations d’impôt ordinaires. » Voir paragraphes 48 et 64 de l’arrêt.
[155]. Voir paragraphe 132 de l’arrêt. La majorité ne dit pas un mot à propos de la solution, existant dans certains États, d’une coopération entre l’administration et le parquet pour déterminer la marche à suivre.
[156]. Voir paragraphe 130 de l’arrêt.
[157]. Voir les observations du Gouvernement du 11 novembre 2015, page 8. Le Gouvernement ajoute que les procédures administratives ont l’avantage de comporter des phases d’instruction et de jugement plus rapides.
[158]. Voir le paragraphe 132 de l’arrêt.
[159]. C’est ce qui était proposé dans les arrêts Kapetanios et autres (précité, § 72), et Sismanidis et Sitaridis (précité, § 72).
[160]. Grande Stevens et autres, précité, § 218.
[161]. Ibidem, § 237. Il est utile de rappeler les conclusions de l’AIDP de 2004, précitées : « Le « bis », c’est-à-dire le cumul qui doit être évité, ne se rapporte pas simplement aux sanctions ; toute nouvelle poursuite doit être empêchée ».
[162]. Grande Stevens et autres, précité, § 216.
[163]. Ibidem, précité, § 229.
[164]. Voir paragraphe 118 du présent arrêt. La Directive 2014/57/UE du16 avril 2014 relative aux sanctions pénales applicables aux abus de marché, qui admet le système mixte (préambule, § 23), doit s’articuler avec le Règlement (UE) 596/2014 du 16 avril 2014 (préambule, § 72). Le législateur européen n’a pas résolu le problème du ne bis in idem, préférant renvoyer la patate chaude aux États. Néanmoins, l’imposition de sanctions pénales sur la base d’une infraction obligatoire établie par la nouvelle Directive et de sanctions administratives conformément avec les infractions optionnelles prévues par le nouveau Règlement (article 30 § 1) : « peuvent décider de ne pas ») ne devrait pas conduire à la violation du ne bis in idem.
[165]. Dans Kapetanios et autres (précité) : voir la requête n° 3453/12, avec une procédure administrative pendante entre novembre 1989 et juin 2011 et une procédure pénale pendante entre 1986 et novembre 1992 ; la requête n° 42941/12, avec une procédure administrative pendante entre septembre 1996 et novembre 2011 et une procédure pénale pendante entre 1988 et juin 2000 ; et enfin la requête n° 9028/13, avec une procédure administrative pendante entre 2011 et février 2012 et une procédure pénale achevée en mai 1998.
[166]. Sismanidis et Sitaridis (précité) : voir la requête n° 66602/09, avec une procédure administrative pendante entre septembre 1996 et mai 2009 et une procédure pénale pendante entre décembre 1994 et avril 1997 ; et la requête n° 71879/12, avec une procédure administrative pendante entre novembre 1996 et février 2012 et une procédure pénale pendante entre 1998 et février 1999.
[167]. Kapetanios et autres, précité, §§ 71 et 72. La version française de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine est plus expressive lorsqu’elle parle au paragraphe 83 de « risque de nouvelles poursuites » en plus des nouveaux procès. Voir également le paragraphe 59 de l’arrêt Van Straaten rendu par la CJUE, précité : « l’ouverture d’une procédure pénale dans un autre État contractant pour les mêmes faits compromettrait, dans le cas d’un acquittement définitif pour insuffisance de preuves, les principes de la sécurité juridique et de la confiance légitime. »
[168]. Kapetanios et autres, précité, § 66. C’est précisément la conclusion de l’arrêt Melo Tadeu c. Portugal (n° 27785/10, § 64, 23 octobre 2014) : « La Cour estime qu’un acquittement au pénal doit être pris en compte dans toute procédure ultérieure, pénale ou non pénale. »
[169]. Lucky Dev, précité, § 60.
[170]. Kapetanios et autres, précité, § 88, et Sismanidis et Sitaridis, précité, § 58.
[171]. Voir les observations du Gouvernement du 11 novembre 2015, page 8.
[172]. Affaire C-213/00 P, Italcementi SpA c. Commission des Communautés européennes, conclusions de l’Avocat Général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 11 février 2003, § 96, et Affaire C-150/05, précitée, conclusions du même Avocat Général présentées le 8 juin 2006, § 58. Partant, l’opinion exprimé au paragraphe 107 du présent arrêt, selon laquelle ne bis in idem vise principalement une question procédurale (« l’équité procédurale »), et non une question de fond (« s’intéresse moins au droit pénal matériel que l’article 7 »), est fondamentalement erronée.
[173]. Les mots « soucis d’efficacité » sont ceux choisi par la majorité elle-même (paragraphe 134 de l’arrêt).
[174]. Voir paragraphe 85 de l’arrêt, où il est fait référence à l’argument du Gouvernement selon lequel le raisonnement dans l’arrêt Jussila concernant l’article 6 est transposable à l’article 4 du Protocole n° 7. L’argument fait fi de la nature absolue et non susceptible de dérogation du second article.
[175]. Voir les jugements du tribunal de Follo du 2 mars 2009 et du tribunal d’Oslo du 30 septembre 2009.
[176]. Voir paragraphe 127 de l’arrêt.
[177]. Voir paragraphe 134 de l’arrêt.
[178]. Voir paragraphe 124 de l’arrêt
- déc.), no 31982/96, 30 mai 2000) et Nilsson c. Suède (décision précitée), et en particulier le passage suivant de cette dernière décision :
« Toutefois, la Cour ne saurait accueillir la thèse du requérant selon laquelle les autorités ont déclenché contre lui de nouvelles poursuites pénales en mettant en œuvre la procédure de retrait litigieuse. Si les diverses sanctions infligées à l’intéressé ont été prononcées par deux autorités différentes à l’issue de procédures distinctes, il existait entre elles un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour que l’on puisse considérer le retrait de permis comme l’une des mesures prévues par le droit suédois pour la répression des délits de conduite en état d’ébriété avancé et de conduite sans permis (voir R.T. c. Suisse, décision précitée, et, mutatis mutandis, Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 34, CEDH 2001-VII). En d’autres termes, on ne saurait déduire du retrait litigieux que l’intéressé a été « poursuivi ou puni (…) en raison d’une infraction pour laquelle il a[vait] déjà été (…) condamné par un jugement définitif » au mépris de l’article 4 § 1 du Protocole no 7. »
29. La Cour suprême jugea que, en l’espèce, l’existence d’un lien matériel et temporel suffisant ne pouvait faire de doute. Elle estima que les deux affaires reposaient sur les mêmes circonstances factuelles, à savoir une omission d’informations dans la déclaration fiscale qui avait causé une erreur dans l’assiette de l’impôt. Elle conclut que la procédure pénale et la procédure administrative avaient été conduites en parallèle. Elle releva que, après que le premier requérant eut déposé en qualité d’accusé le 14 décembre 2007, un avis de redressement avait suivi le 26 août 2008, puis une inculpation le 14 octobre 2008, la décision de redressement prise par le fisc le 24 novembre 2008 et le jugement du tribunal de Follo le 2 mars 2009. Selon elle, la procédure administrative et la procédure pénale étaient ainsi dans une large mesure imbriquées.
30. La Cour suprême estima que la finalité de l’article 4 du Protocole no 7, qui était d’offrir une protection contre le fardeau que représente un nouveau procès, était moins pertinente en l’espèce dans la mesure où le premier requérant n’avait aucune espérance légitime de n’être l’objet que d’une seule procédure. Dans ces conditions, selon elle, l’effectivité de la répression revêtait un caractère prépondérant.
31. À l’automne 2007, à la suite du contrôle fiscal conduit en 2005 évoqué au paragraphe 13 ci-dessus, le fisc signala à Økokrim que, dans sa déclaration fiscale pour l’année fiscale 2002, le second requérant avait omis de mentionner 4 561 881 NOK (soit environ 500 000 EUR) de revenus tirés de la vente par lui de certaines actions.
32. Le 16 octobre 2008, le bureau des impôts avisa le second requérant qu’il envisageait de le redresser fiscalement et de lui appliquer une majoration d’impôt. Il s’appuyait notamment sur le contrôle fiscal, sur l’enquête pénale et sur la déposition faite par l’intéressé, évoqués au paragraphe 13 ci-dessus, ainsi que sur des documents saisis par Økokrim lors de l’enquête. Le 5 décembre 2008, il effectua le redressement, précisant que le second requérant devait 1 302 526 NOK (soit environ 143 400 EUR) d’impôts au titre des revenus non déclarés. De plus, se fondant sur les articles 10-2 1) et 10-4 1) de la loi fiscale, il décida d’appliquer une majoration d’impôt de 30 %, en tenant notamment compte des dépositions faites par les premier et second requérants à l’occasion de leurs interrogatoires conduits lors de l’enquête pénale. Le second requérant s’acquitta des impôts dus et de la majoration d’impôt et ne contesta pas ladite décision, qui devint définitive le 26 décembre 2008.
33. Parallèlement, le 11 novembre 2008, le parquet avait inculpé le second requérant d’une violation de l’article 12-1 1) a), cf. article 12-2, de la loi fiscale, au motif que, pour les années fiscales 2001 et/ou 2002, celui-ci avait omis dans sa déclaration fiscale 4 651 881 NOK de revenus, ce qui représentait 1 302 526 NOK d’impôts à verser. Il pria le tribunal (tingrett) d’Oslo de rendre un jugement sommaire fondé sur les aveux (tilståelsesdom) de l’intéressé. De plus, MM. E.K., B.L. et G.A. plaidèrent coupable et acceptèrent de passer en jugement sommaire sur la base de la reconnaissance par eux de leur culpabilité.
34. Le 10 février 2009, le second requérant (à l’inverse de MM. E.K., B.L. et G.A.) revint sur ses aveux, à la suite de quoi le procureur délivra le 29 mai 2009 un acte d’inculpation révisé qui reprenait les mêmes chefs.
35. Le 30 septembre 2009, à l’issue d’un procès contradictoire, le tribunal d’Oslo déclara le second requérant coupable des chefs de fraude fiscale aggravée et le condamna à un an d’emprisonnement, peine qui tenait compte de ce qu’une majoration d’impôt lui avait déjà été appliquée.
36. Le second requérant contesta devant la cour d’appel la procédure conduite devant le tribunal d’Oslo, soutenant en particulier que, en vertu du principe non bis in idem consacré à l’article 4 du Protocole no 7, l’application dans son cas d’une majoration d’impôt faisait obstacle à sa condamnation pénale. Il demanda donc à la cour d’appel l’annulation (opphevet) du jugement dudit tribunal et le rejet (avvist) de l’action dirigée contre lui.
37. Par un arrêt rendu le 8 juillet 2010 qui reprenait pour l’essentiel le raisonnement suivi par elle dans son arrêt concernant le premier requérant, lequel raisonnement était similaire à celui de la Cour suprême résumé plus haut (paragraphes 20 à 30 ci‑dessus), la cour d’appel débouta le second requérant. Elle jugea ainsi que la décision du 5 décembre 2008 par laquelle le fisc avait ordonné au second requérant de payer une majoration d’impôt de 30 % s’analysait bien en une sanction pénale (straff), que cette décision était devenue « définitive » à la date d’expiration du délai de recours, soit le 26 décembre 2008, et que ladite décision et la condamnation pénale postérieure portaient sur les mêmes faits.
38. Par ailleurs, comme dans le cas du premier requérant, la cour d’appel jugea que l’article 4 du Protocole no 7 permettait dans une certaine mesure la conduite de procédures parallèles – l’une administrative et l’autre pénale –, pourvu que la seconde commence avant que la première ne se conclue par une décision définitive. Elle estima que, une fois satisfaite cette exigence minimale, il fallait apprécier l’état d’avancement de la seconde procédure et, surtout, rechercher s’il existait ou non un lien matériel et temporel suffisant entre la première décision et la seconde.
39. Quant à l’examen concret des circonstances propres à l’affaire du second requérant, la cour d’appel constata que la procédure pénale et la procédure fiscale avaient en réalité été conduites en parallèle, et ce depuis la plainte dont le fisc avait saisi la police à l’automne 2007 jusqu’à la décision de majoration d’impôt prise en décembre 2008. Elle jugea la situation similaire à celle du premier requérant. Elle releva que le second requérant avait été inculpé et que le dossier avait été transmis au tribunal d’Oslo, assorti d’une demande de jugement sommaire sur la base des aveux auxquels l’intéressé s’était livré le 11 novembre 2008, antérieurement à la décision de majoration d’impôt. Elle estima donc que, à la date de cette décision, la procédure pénale avait déjà atteint un stade relativement avancé. Elle admit que la période de neuf mois – courant de la date à laquelle la décision du fisc du 5 décembre 2008 était devenue définitive au 30 septembre 2009, date de la condamnation du second requérant par le tribunal d’Oslo – était un peu plus longue que la période de deux mois et demi écoulée dans le cas du premier requérant. Elle considéra néanmoins que cet écart pouvait s’expliquer par la rétractation du second requérant en février 2009, en conséquence de laquelle il avait fallu l’inculper de nouveau le 29 mai 2009 et le juger dans le cadre d’un procès ordinaire. Elle en conclut, à l’instar du tribunal d’Oslo, qu’il existait manifestement un lien matériel et temporel suffisant entre la décision de majoration d’impôt et la condamnation pénale ultérieure.
40. Le 29 octobre 2010, le Comité de sélection des recours de la Cour suprême refusa au second requérant l’autorisation de former un pourvoi auprès de celle-ci au motif que cela ne se justifiait ni par l’importance générale de l’affaire ni par aucune autre raison.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
41. Aux termes de l’article 10-2 1) de la loi fiscale de 1980, qui figure dans le chapitre 10 consacré aux majorations d’impôt (Tilleggsskatt), est passible d’une majoration d’impôt tout contribuable qui aura fourni au fisc des informations inexactes ou incomplètes ayant ou risquant d’avoir pour conséquence une erreur dans l’assiette de l’impôt. Conformément à l’article 10-4 1), les majorations d’impôt s’élèvent en principe à 30 % des impôts qui ont été ou risquaient d’être soustraits.
42. À l’époque où les requérants ont commis leurs infractions, les articles 10-2, 10-3 et 10-4 de cette loi disposaient :
Article 10-2 (majorations d’impôt)
« 1. Si le fisc s’aperçoit qu’un contribuable lui a communiqué, dans une déclaration de revenus, une déclaration d’actifs, une écriture ou toute autre déclaration verbale ou écrite, des informations inexactes ou incomplètes qui conduisent ou risquent de conduire à une erreur dans l’assiette de l’impôt, il lui est infligé une majoration d’impôt correspondant à un pourcentage des impôts qui ont été ou risquaient d’être soustraits.
Les cotisations à la sécurité sociale sont assimilables à des impôts à cet égard.
2. Si le contribuable n’a pas produit la déclaration de revenus ou la déclaration d’actifs requise, la majoration d’impôt est calculée à partir de l’impôt fixé dans le redressement.
3. Un supplément d’actifs ou de revenus justifiant l’imposition d’une majoration d’impôt est réputé représenter la partie supérieure des actifs ou revenus du contribuable. Si le contribuable doit s’acquitter d’une majoration d’impôt fixée sur la base de taux différents pour la même année, les impôts sur la base desquels cette majoration est calculée seront répartis proportionnellement en fonction des actifs ou des revenus auxquels les divers taux s’appliquent.
4. Les obligations que le présent article fait peser sur le contribuable s’appliquent également à sa succession et à ses ayants droit.
5. Le contribuable pour lequel une majoration d’impôt est envisagée en est avisé au préalable et un délai lui est fixé de manière à lui permettre de s’exprimer à ce sujet.
6. Les majorations d’impôt peuvent être fixées dans les délais prévus à l’article 9-6 de la présente loi, en même temps que l’établissement des impôts sur la base desquels elles doivent être calculées, ou ultérieurement, dans le cadre d’une démarche spéciale. »
Article 10-3 (exemption de majoration d’impôt)
« Nulle majoration d’impôt ne peut être imposée :
a) lorsque les déclarations fiscales du contribuable contiennent une erreur manifeste de calcul ou de typographie,
b) lorsque l’infraction commise par le contribuable peut être regardée comme excusable pour des raisons tenant à sa santé, à son âge, à son inexpérience ou pour toute autre raison qui ne peut lui être reprochée, ou
c) lorsque son montant est inférieur à 400 NOK au total. »
Article 10-4 (taux de la majoration d’impôt)
« 1. Le taux de la majoration d’impôt est en principe de 30 %. Si les actes visés à l’article 10-2 1) sont commis intentionnellement ou par négligence grave, le taux peut aller jusqu’à 60 %. Le taux est fixé à 15 % si les informations inexactes ou incomplètes concernent des éléments déclarés de leur côté par un employeur ou un tiers conformément au chapitre 6 ou si les circonstances peuvent être aisément vérifiées au moyen des informations dont le fisc dispose par ailleurs.
2. Les majorations d’impôt sont fixées à des taux équivalant à la moitié de ceux indiqués dans les première et troisième phrases du paragraphe 1 du présent article si sont présentes les circonstances prévues à l’article 10-3 b), étant entendu que cela ne justifie pas d’éliminer toute majoration.
3. Les majorations d’impôt peuvent être calculées avec un taux inférieur à celui indiqué au paragraphe 2 du présent article, voire écartées, si le contribuable, sa succession ou ses ayants droit rectifient ou complètent volontairement les informations précédemment communiquées de sorte que le montant exact des impôts puisse être fixé. Cette disposition ne s’applique pas si le rectificatif peut passer pour la conséquence de mesures de contrôle qui ont été ou seront adoptées, ou d’informations que les autorités fiscales ont obtenues ou pouvaient obtenir de tiers. »
43. Le chapitre 12, consacré aux sanctions pénales (straff), comporte les dispositions suivantes pertinentes en l’espèce :
« 1. Doit être sanctionnée pour fraude fiscale toute personne qui, intentionnellement ou par négligence grave,
a) communique aux autorités fiscales des informations inexactes ou incomplètes tout en sachant ou tout en étant censée savoir qu’elle peut en tirer des avantages fiscaux (…) »
Article 12-2 (fraude fiscale aggravée)
« 1. La fraude fiscale aggravée est punie d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six ans. La complicité est punissable des mêmes peines.
2. Pour déterminer si la fraude fiscale est aggravée, on accordera un poids particulier au point de savoir si elle risque d’entraîner la soustraction de montants très importants en impôts, si elle est exécutée d’une manière qui en rend la découverte particulièrement difficile, si elle est le fruit d’un abus d’autorité ou de confiance ou si elle résulte d’une complicité dans l’exercice de fonctions professionnelles.
3. En application des critères énumérés au paragraphe 2 ci-dessus, plusieurs infractions peuvent être prises en compte conjointement.
4. Le présent article est applicable même en cas d’ignorance des circonstances aggravantes si celle-ci est le fruit d’une négligence grave. »
44. Selon la jurisprudence de la Cour suprême, l’imposition d’une majoration d’impôt de 60 % doit être qualifiée d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention (Rt. 2000, p. 996). Dès lors que des poursuites pénales ont été ensuite engagées pour le même comportement, la juridiction de jugement doit prononcer leur abandon, faute de quoi il y aurait violation de l’article 4 du Protocole no 7 (deux arrêts en formation plénière rendus le 3 mai 2002 et publiés au Rt. 2002, p. 557, et au Rt. 2002, p. 497).
45. La Cour suprême a également conclu que l’application d’une majoration d’impôt de 30 % était constitutive d’une « accusation en matière pénale » aux fins de l’article 6 de la Convention (troisième arrêt, rendu le 3 mai 2002, Rt. 2002, p. 509). Dans des arrêts ultérieurs publiés au Rt. 2004, p. 645, et au Rt. 2006, p. 1409, elle a dit qu’une majoration d’impôt de 30 % revêtait également un caractère pénal sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7.
46. Il faut encore signaler que, pour ce qui est de la nature des majorations d’impôt ordinaires de 30 %, la Cour suprême s’est appuyée sur des travaux préparatoires de la loi (Ot.prp.nr 29 (1978-1979), pp. 44-45). Elle a jugé que le ministère attachait beaucoup d’importance à des considérations de prévention générale. Un risque élevé de sanction sous forme de majoration d’impôt aurait été jugé plus dissuasif que des sanctions (pénales) moins nombreuses et plus lourdes. La majoration d’impôt serait censée être avant tout une réaction à la communication au fisc par le contribuable de déclarations ou d’informations inexactes ou incomplètes, et une compensation des ressources humaines et financières considérables consacrées par la collectivité aux contrôles et enquêtes. Il aurait été estimé que les coûts ainsi entraînés devaient dans une certaine mesure être supportés par ceux qui fournissaient les informations inexactes ou incomplètes (Rt. 2002, p. 520). Les buts poursuivis par le régime des majorations d’impôt ordinaires se caractériseraient avant tout par la nécessité de garantir le respect effectif par le contribuable de son devoir de fournir des informations et par des considérations de prévention générale (Rt. 2006, p. 1409). Le contribuable aurait le devoir de communiquer les informations et éléments nécessaires à l’établissement de son assiette fiscale. Essentiel à l’ensemble du système fiscal national, ce devoir serait étayé par un mécanisme de contrôles et de sanctions efficaces en cas de manquement. Le calcul de l’impôt serait une opération massive faisant intervenir des millions de citoyens. La majoration d’impôt aurait pour finalité de renforcer les fondations du système fiscal national. Il serait admis qu’un système fiscal en bon état de marche est indispensable au fonctionnement de l’État et donc de la société (Rt. 2002, p. 525).
47. Par un arrêt adopté par la formation plénière de la Cour suprême le 14 septembre 2006 à la suite de la décision d’irrecevabilité rendue le 14 septembre 2004 par la Cour en l’affaire Rosenquist c. Suède (no 60619/00), la haute juridiction a dit que l’imposition d’une majoration d’impôt de 30 % et une procédure pénale pour fraude fiscale ne correspondaient pas à la même infraction au sens de l’article 4 du Protocole no 7 (Rt. 2006, p.1409). Dans son arrêt rendu en septembre 2010 concernant le premier requérant, elle a opéré un revirement de cette jurisprudence, jugeant que la procédure administrative et la procédure pénale concernaient la même infraction pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 20 ci-dessus).
48. Parallèlement, à la suite de l’arrêt rendu par la Cour le 10 février 2009 dans l’affaire précitée Sergueï Zolotoukhine, le procureur général (Riksadvokaten) publia le 3 avril 2009 des instructions (RA-2009-187) avec prise d’effet immédiate. D’après celles-ci, l’arrêt de la Cour suprême de 2006 ne pouvait plus être suivi. Le texte se lisait notamment comme suit :
« 4. La même infraction – la notion d’identité
Il est communément admis que la notion d’identité d’infractions (idem) contenue à l’article 4 du Protocole no 7 comporte deux aspects : l’un relatif aux circonstances factuelles et l’autre relatif au droit. Selon cette interprétation, la seconde procédure (en pratique, le procès pénal) ne porte sur la même infraction que la procédure antérieure (en pratique, la majoration d’impôt) que si elles concernent toutes deux les mêmes faits – le « même comportement » – et si la teneur des dispositions pertinentes est dans une large mesure identique (c’est-à-dire si elles renferment les « mêmes éléments essentiels »).
Dans son arrêt rendu en formation plénière (Rt. 2006, p. 1409), la Cour suprême – se référant en particulier à la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour le 14 septembre 2004 en l’affaire Rosenquist (déc.), no 60619/00 – a jugé qu’une décision infligeant une majoration d’impôt au taux ordinaire ne faisait pas obstacle à l’ouverture ultérieure d’un procès pénal, l’une et l’autre des procédures ayant pour objet des infractions différentes au sens de l’article 4 du Protocole no 7. La majorité (14 voix) a estimé que les dispositions régissant la majoration d’impôt ordinaire, énoncées à l’article 10-2, cf. article 10-4 1), première phrase, de la loi fiscale, ne renfermaient pas les mêmes éléments essentiels que la disposition pénale énoncée à l’article 12-1 de cette même loi. Pour la Cour suprême, la différence décisive tenait à ce que, si la disposition pénale n’était applicable que lorsqu’il y a intention ou négligence grave, les majorations d’impôt ordinaires l’étaient sur la base de critères plus ou moins objectifs. La haute juridiction a également évoqué la différence de finalité de ces sanctions.
Dans son arrêt de Grande Chambre Sergueï Zolotoukhine, la Cour s’est livrée à une analyse minutieuse de la notion d’identité d’infractions (idem) tirée de l’article 4 du Protocole no 7, à l’issue de laquelle elle s’est écartée de l’interprétation qui avait cours auparavant. Depuis cet arrêt, il est clair que la question de savoir si l’une et l’autre des procédures concernaient la même infraction doit être analysée sur la base des seuls faits (voir en particulier les paragraphes 82 et 84 de l’arrêt). Les deux procédures auront pour objet la même infraction si elles ont pour origine « des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes » (§ 82). Il faut donc faire porter l’« examen sur ces faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace » (§ 84).
De l’avis du procureur général, le jugement porté par la Cour suprême dans son arrêt publié au Rt. 2006, p. 1409, qui se fondait principalement sur des différences dans les critères de culpabilité, ne tient plus depuis l’arrêt Sergueï Zolotoukhine. Dès lors que l’application de la majoration d’impôt et le procès pénal ultérieur reposent sur la même action ou omission, comme c’est normalement le cas, il faut supposer que, en application de l’article 4 du Protocole no 7, la majoration d’impôt ordinaire fait également obstacle à des poursuites pénales ultérieures. Le procureur général a déduit de ses entretiens avec la direction des impôts que telle est la position de celle-ci.
La nouvelle conception de la notion d’identité d’infractions sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7 soulèvera incontestablement de nouvelles questions sur l’ampleur des différences que devront avoir les circonstances factuelles pour qu’il puisse être conclu à l’absence d’identité. Cependant, il s’agit de questions qui devront être tranchées en pratique au cas par cas. Il faut noter que le raisonnement de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine montre que la Cour est moins disposée que le droit interne norvégien à considérer une séquence d’événements comme un tout pour ce qui est de rechercher s’il y a infraction continuée ou non.
5. Nouvelle procédure
Comme on le sait, les instructions antérieures (voir en particulier la section 3 de la lettre du 26 mars 2007 (RA-2007-120) adressée par le procureur général aux bureaux régionaux des procureurs et aux directeurs de la police) reposaient sur la possibilité d’appliquer aux majorations d’impôt ordinaires le système à deux niveaux instauré par la loi fiscale. Depuis le revirement opéré dans la jurisprudence de la Cour, il faut appliquer un système « à un niveau » également pour les majorations d’impôt ordinaires.
Ainsi qu’il a déjà été dit, le procureur général et la direction des impôts n’estiment pas justifiable d’ouvrir un nouveau procès en supposant que les tribunaux ne concluront plus que l’application d’une majoration d’impôt ordinaire constitue une sanction pénale au sens de la Convention. On pourrait peut-être défendre cette thèse, mais elle comporte trop d’incertitudes. Il faut aussi tenir compte du nombre relativement important d’affaires en jeu.
Quand bien même la jurisprudence de la Cour en matière de procédures parallèles n’aurait pas changé, nous estimons – comme auparavant – que, si un grand nombre d’actions en justice sont formées – ce qui risque d’être le cas –, il sera trop compliqué d’intenter un procès sur la base de procédures parallèles, c’est-à-dire devant l’administration et devant le juge. Il faut signaler aussi que, dans tel ou tel cas, si les circonstances le permettent, des transactions peuvent être conclues en tenant compte de l’éventualité de procédures parallèles.
À l’issue des discussions, le procureur général et la direction des impôts conviennent de la procédure suivante : (…) »
49. Les instructions fixent ensuite les modalités de la « nouvelle procédure ».
a) S’agissant des affaires nouvelles, c’est-à-dire celles sur lesquelles le fisc n’a pas encore statué, celui-ci doit examiner de manière indépendante si le fait punissable est d’une gravité telle qu’il mérite d’être signalé à la police. Si le fisc décide d’en saisir la police, aucune majoration d’impôt ne peut être appliquée. S’il faut appliquer une majoration d’impôt, la police ne peut être saisie.
S’agissant des affaires dont la police a été saisie, il est souligné que l’imposition d’une amende (par le biais d’une notification de peine ou d’un jugement au pénal) fait obstacle à l’application ultérieure d’une majoration d’impôt. Si le parquet estime qu’il n’y a pas lieu d’ouvrir des poursuites pénales, l’affaire doit être renvoyée au fisc pour que celui-ci en reprenne l’examen, et l’intéressé doit en être avisé.
Dans les affaires où le fisc applique une majoration d’impôt ordinaire tout en signalant l’affaire à la police mais où l’ouverture de poursuites n’est pas encore décidée (« en instance de décision »), il faut renoncer à celles-ci.
b) Dans les affaires où une notification de peine a été délivrée mais n’a pas été acceptée et où le fisc a appliqué une majoration d’impôt avant de signaler l’affaire à la police, il faut clore la procédure. Les notifications de peine qui ont été acceptées doivent être annulées par les hautes instances du parquet. En revanche, en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 392 1) du code de procédure pénale, reconnu par la Cour suprême en formation plénière dans son arrêt publié au Rt. 2003, p. 359, il n’est pas nécessaire d’annuler les notifications de peine acceptées avant le 10 février 2009, date du prononcé de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine.
c) S’agissant des affaires passant en jugement devant les tribunaux de première instance – sur la base d’un acte d’inculpation, d’une notification de peine non acceptée ou d’une demande de jugement sur la base d’une reconnaissance de culpabilité dans le cadre d’une procédure sommaire –, le parquet doit clore la procédure et abandonner les poursuites si l’audience n’a pas encore eu lieu ou, si celle-ci a eu lieu, demander le rejet de l’affaire. Le parquet doit faire appel de toute condamnation non encore définitive et exécutoire en faveur de la personne visée et, quelle que soit l’issue en première instance, demander l’annulation du jugement de première instance et le rejet de l’affaire par les tribunaux.
d) Il n’est pas question de rouvrir le procès lorsque le jugement est devenu définitif et exécutoire antérieurement à la date du prononcé de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, c’est-à-dire avant le 10 février 2009. Pour ce qui est des jugements postérieurs à cette date, la réouverture pourrait être envisagée dans des cas exceptionnels mais l’intéressé doit être informé que le parquet ne demandera pas d’office la réouverture.
50. Pour ce qui est de l’imposition de plusieurs sanctions pénales pour le même comportement, l’article 29 du code pénal (Straffeloven) de 2005 dispose que la peine globale en résultant doit raisonnablement correspondre à l’infraction commise. Cette disposition reflète à l’évidence le principe général de proportionnalité, applicable aussi à la fixation des sanctions pénales en droit norvégien sous l’empire de l’ancien code pénal de 1902. Dans un arrêt publié au Rt. 2009, p. 14, qui concernait une procédure pénale pour fraude fiscale, la Cour suprême a déduit des principes énoncés dans le code pénal de 1902 qu’il fallait tenir compte de toute sanction déjà infligée à l’accusé – en l’occurrence une majoration d’impôt de nature administrative – pour la fraude fiscale dont il était l’auteur, et en a conclu qu’il ne devait pas être traité plus sévèrement que si l’infraction pénale de fraude fiscale avait été jugée en même temps que le comportement sanctionné dans le cadre de la procédure administrative. Dans un arrêt publié au Rt. 2011, p. 1509, elle a confirmé ce qu’elle avait dit dans une décision antérieure, publiée au Rt. 2005, p. 129, à savoir que le principe (énoncé dans un arrêt publié au Rt. 2004, p. 645) selon lequel un montant correspondant à la majoration d’impôt administrative ordinaire de 30 % pouvait être englobé dans l’amende n’était pas applicable aux affaires de fraude fiscale à caractère pénal, où il y avait lieu de prononcer des peines d’emprisonnement en plus des amendes. Elle a également confirmé que, comme elle l’avait dit dans sa décision de 2005, si une majoration d’impôt administrative ne pouvait plus être imposée, l’amende de nature pénale devait être plus lourde.
III. L’AFFAIRE HANS ÅKEBERG FRANSSON (C-617/10) DEVANT LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE
51. Dans ses conclusions présentées le 12 juin 2012 en l’affaire susmentionnée portée devant la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE »), l’avocat général Cruz Villalón a dit ceci :
« 2. Analyse des deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles
70. La question posée par le [tribunal de] Haparanda (…) est particulièrement complexe et s’avère tout aussi délicate que la question qui vient d’être traitée. D’un côté, la double sanction administrative et pénale est une pratique très répandue dans les États membres, surtout dans des domaines tels que ceux de la fiscalité, des politiques environnementales ou de la sécurité publique. Toutefois, les modalités relatives au cumul des sanctions varient énormément entre les ordres juridiques et revêtent des caractéristiques spécifiques et propres à chaque État membre. Dans la plupart des cas, ces spécificités visent à atténuer les effets d’une double réaction punitive de la part des pouvoirs publics. D’un autre côté, comme nous le verrons par la suite, la Cour de Strasbourg s’est prononcée récemment à ce sujet et a confirmé que, contrairement à ce qu’il semblait au début, ces pratiques étaient contraires au droit fondamental ne bis in idem figurant à l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH. Cependant, il s’avère que tous les États membres n’ont pas ratifié cette disposition, puisqu’ils ont introduit, dans certains cas, des réserves ou des déclarations interprétatives à ce sujet. Il s’ensuit que l’obligation d’interpréter la charte à la lumière de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (article 52, paragraphe 3, de la charte) devient en quelque sorte asymétrique en ce qu’elle pose de gros problèmes dans son application au cas particulier.
a) L’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg y afférente
i) Signature et ratification de l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH
71. Le principe ne bis in idem ne fait pas expressément partie de la CEDH depuis le début. Son incorporation à la convention a eu lieu, comme on le sait, par le biais de son Protocole no 7, ouvert à la signature le 22 novembre 1984 et entré en vigueur le 1er novembre 1988. Entre autres droits, l’article 4 énonce la garantie du ne bis in idem dans le but, selon les explications sur le protocole fournies par le Conseil de l’Europe, de concrétiser le principe en vertu duquel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif.
72. À la différence d’autres droits contenus dans la CEDH, le droit prévu à l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH n’a pas été unanimement accepté par les États signataires de la convention, dont différents États membres de l’Union. Au jour de la lecture des présentes conclusions, le Protocole no 7 n’est pas encore ratifié par la République fédérale d’Allemagne, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays‑Bas et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. Parmi les États qui l’ont ratifiée, la République française a formulé une réserve à l’article 4 dudit protocole, en limitant son application aux seules infractions de nature pénale (…). De même, à l’occasion de la signature, la République fédérale d’Allemagne, la République d’Autriche, la République italienne et la République portugaise ont formulé différentes déclarations contenant la même indication : la portée limitée de l’article 4 du Protocole no 7, dont la protection ne concerne que la double sanction « pénale » au sens où l’entend l’ordre juridique interne (…).
73. Les éléments qui précèdent montrent clairement et sans équivoque que les problèmes que pose la double sanction administrative et pénale sont marqués par un grave défaut de consensus entre les États membres de l’Union. Le caractère problématique du contexte est patent à en juger par les négociations sur la future adhésion de l’Union à la CEDH, au cours desquelles les États et l’Union ont décidé d’exclure, pour le moment, les protocoles de la CEDH, y compris celui en cause dans cette affaire (…).
74. Ce défaut de consensus peut s’expliquer par l’importance que revêtent les instruments de répression administrative dans bon nombre d’États membres, ainsi que par l’accent particulier qui est mis, dans ces États membres, à la fois sur la procédure et sur la sanction pénales. D’un côté, les États ne veulent pas renoncer à l’efficacité qui caractérise la sanction administrative, en particulier dans des domaines où les pouvoirs publics tiennent à s’assurer du strict respect de la légalité, tels que le droit fiscal ou le droit de la sécurité publique. D’un autre côté, le caractère exceptionnel de l’intervention pénale ainsi que les garanties dont l’accusé bénéficie pendant le procès incitent les États à se réserver une marge d’appréciation pour déterminer les comportements qui doivent faire l’objet de poursuites pénales. Ce double intérêt à conserver un pouvoir de sanction à la fois administrative et pénale explique pourquoi un grand nombre d’États membres refusent actuellement, d’une manière ou d’une autre, de se soumettre à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, laquelle, comme nous allons le voir maintenant, a évolué dans un sens qui exclut pratiquement cette dualité. »
52. Dans son arrêt du 26 février 2013, la CJUE (grande chambre) a notamment dit ceci :
« Sur les questions préjudicielles
Sur les deuxième, troisième et quatrième questions
32. Par ces questions, auxquelles il convient de répondre de manière conjointe, le [tribunal de] Haparanda (…) demande, en substance, à la Cour s’il convient d’interpréter le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte en ce sens qu’il s’oppose à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu, dès lors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausse déclaration.
33. S’agissant de l’application du principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte à des poursuites pénales pour fraude fiscale telles que celles qui sont l’objet du litige au principal, elle suppose que les mesures qui ont déjà été adoptées à l’encontre du prévenu au moyen d’une décision devenue définitive revêtent un caractère pénal.
34. À cet égard, il convient de relever, tout d’abord, que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, une combinaison de sanctions fiscales et pénales. En effet, afin de garantir la perception de l’intégralité des recettes provenant de la TVA et, ce faisant, la protection des intérêts financiers de l’Union, les États membres disposent d’une liberté de choix des sanctions applicables (voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1989, Commission/Grèce, 68⁄88, Rec. p. 2965, point 24 ; du 7 décembre 2000, de Andrade, C‑213⁄99, Rec. p. I‑11083, point 19, et du 16 octobre 2003, Hannl-Hofstetter, C‑91⁄02, Rec. p. I‑12077, point 17). Celles-ci peuvent donc prendre la forme de sanctions administratives, de sanctions pénales ou d’une combinaison des deux. Ce n’est que lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal, au sens de l’article 50 de la Charte, et est devenue définitive que ladite disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales pour les mêmes faits soient diligentées contre une même personne.
35. Ensuite, il y a lieu de rappeler que, aux fins de l’appréciation de la nature pénale de sanctions fiscales, trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième la nature ainsi que le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (arrêt du 5 juin 2012, Bonda, C‑489⁄10, point 37).
36. Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, à la lumière de ces critères, s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux au sens du point 29 du présent arrêt, ce qui pourrait l’amener, le cas échéant, à considérer ce cumul comme contraire auxdits standards, à condition que les sanctions restantes soient effectives, proportionnées et dissuasives (voir en ce sens, notamment, arrêts Commission/Grèce, précité, point 24 ; du 10 juillet 1990, Hansen, C‑326⁄88, Rec. p. I‑2911, point 17 ; du 30 septembre 2003, Inspire Art, C‑167⁄01, Rec. p. I‑10155, point 62 ; du 15 janvier 2004, Penycoed, C‑230⁄01, Rec. p. I‑937, point 36, ainsi que du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C‑387⁄02, C‑391⁄02 et C‑403⁄02, Rec. p. I‑3565, point 65).
37. Il découle des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions que le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier. »
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION
53. Les requérants soutiennent tous deux avoir été poursuivis et sanctionnés deux fois pour la même infraction relevant de l’article 12-1 (chapitre 12) de la loi fiscale, en violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention : ils allèguent avoir été interrogés en tant qu’accusés et inculpés par le parquet, frappés de majorations d’impôt par le fisc, payées par eux, puis reconnus coupables et sanctionnés au pénal. L’article 4 du Protocole no 7 est ainsi libellé :
« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.
3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »
54. Le Gouvernement récuse cette thèse.
55. La Cour estime que les requêtes soulèvent des questions complexes du point de vue des faits et du droit de la Convention, de sorte qu’elle ne saurait les rejeter pour défaut manifeste de fondement au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
56. Les requérants soutiennent que, au mépris de l’article 4 du Protocole no 7, ils ont fait l’objet d’une double incrimination pour le même motif, à savoir une infraction relevant de l’article 12-1 1) de la loi fiscale. Ils disent en effet avoir été d’abord interrogés comme accusés et inculpés par le parquet et frappés de majorations d’impôt par le fisc, acceptées et payées par chacun d’eux, puis condamnés pénalement. Se référant à la chronologie des procédures dénoncées, le premier requérant ajoute qu’il a fait l’objet de doubles poursuites pendant un laps de temps important, ce qui aurait fait peser sur lui un fardeau excessivement lourd, tant physiquement que psychologiquement, en conséquence de quoi il aurait été victime d’un infarctus et aurait dû être hospitalisé.
a) Les premières procédures revêtaient-elles un caractère pénal ?
57. Partageant l’analyse de la Cour suprême fondée sur les critères Engel et sur d’autres éléments pertinents de jurisprudence interne concernant la majoration d’impôt au taux ordinaire de 30 %, les requérants jugent manifeste que non seulement la procédure pour fraude fiscale mais aussi la procédure de majoration d’impôt étaient de nature « pénale » et que ces deux procédures doivent donc être qualifiées de « pénales » pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7.
b) Les infractions étaient-elles les mêmes (idem) ?
58. Les requérants souscrivent également à l’avis de la Cour suprême lorsqu’elle a dit qu’il ne faisait aucun doute que les circonstances factuelles à l’origine des majorations d’impôt et des poursuites pénales avaient suffisamment de points communs pour être considérées comme constitutives de la même infraction. Ils estiment en effet que, dans un cas comme dans l’autre, la base factuelle était l’omission de revenus dans leur déclaration fiscale.
c) Les procédures fiscales ont-elles fait l’objet de décisions définitives et, dans l’affirmative, à quel moment ?
59. Les requérants soutiennent que les décisions par lesquelles le fisc leur a appliqué des majorations d’impôt étaient devenues définitives et passées en force de chose jugée le 15 décembre 2008 s’agissant du premier requérant et le 26 décembre 2008 s’agissant du second requérant, soit antérieurement à leur condamnation pour les mêmes comportements, intervenue le 2 mars 2009 pour le premier requérant et le 30 septembre 2009 pour le second requérant. Qu’il faille regarder ou non ces sanctions comme issues de procédures dites parallèles, les décisions de majoration d’impôt prises contre eux seraient devenues définitives et exécutoires avant qu’ils ne fussent reconnus coupables à raison d’un comportement strictement identique respectivement par le tribunal de Follo et par le tribunal d’Oslo. Les sanctionner pénalement aurait donc emporté violation du principe non bis in idem consacré à l’article 4 du Protocole no 7.
d) Y a-t-il eu répétition des poursuites (bis) ?
60. Les requérants se disent victimes d’une répétition des poursuites proscrite par l’article 4 du Protocole no 7. Les procédures administratives de majoration d’impôt revêtant effectivement selon eux un caractère pénal, le parquet aurait été tenu par cette disposition de mettre fin aux poursuites pénales dès que l’issue de ces procédures administratives était devenue définitive. Or il ne l’aurait pas fait.
61. Pour les requérants, si le droit norvégien autorise la conduite de procédures parallèles, le recours à ce procédé par les autorités internes a permis à ces dernières de coordonner leurs démarches de manière à contourner l’interdiction posée à l’article 4 du Protocole no 7 et à rendre ainsi illusoire la protection offerte par cette disposition. Dans le cas du premier requérant, en particulier, l’ouverture de procédures parallèles semblerait avoir été une manœuvre organisée de concert par le parquet et le fisc.
62. Les requérants affirment que, en l’espèce, le parquet a simplement attendu que le fisc décide d’appliquer des majorations d’impôt pour renvoyer les affaires en jugement. Les procédures pénale et administrative auraient ainsi été coordonnées de façon à les piéger au moyen de deux corps différents de règles pénales et ainsi à leur faire payer des impôts supplémentaires et des majorations d’impôt et à les faire condamner pour le même comportement, autrement dit à les soumettre à une double incrimination. Du point de vue de la sécurité juridique, la possibilité de conduire des procédures parallèles poserait problème. L’importante finalité de l’article 4 du Protocole no 7, à savoir empêcher que le justiciable soit contraint de supporter un fardeau excessif, militerait en faveur d’une limitation de la faculté pour les autorités de mener des procédures parallèles.
63. Les requérants considèrent que, sous l’angle des garanties procédurales, cette faculté pour le fisc et le parquet d’organiser de concert la conduite de procédures parallèles est contraire à l’interdiction de la double incrimination posée à l’article 4 du Protocole no 7 et à la jurisprudence récente de la Cour, ainsi qu’à certains jugements nationaux. Ils estiment dès lors que ce procédé, qui a permis en l’espèce à des autorités différentes de mettre sur pied des procédures parallèles, semble assez contestable et ne tient pas dûment compte des pressions ainsi exercées sur le justiciable pas plus que des principaux intérêts protégés par l’article 4 du Protocole no 7.
64. Au cours du cauchemar qu’ils disent avoir vécu en l’espèce, les requérants auraient été rassurés lorsque le premier d’entre eux aurait appris par l’agent des impôts qu’il pouvait désormais « pousser un soupir de soulagement » en raison de l’adoption de nouvelles instructions écrites par le service du procureur général le 3 avril 2009, lesquelles auraient interdit la répétition des poursuites et les doubles incriminations dans les cas comme le sien. S’appuyant sur l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, ces nouvelles instructions auraient notamment disposé que, en appel – qu’il y ait eu condamnation ou acquittement en première instance –, le parquet devait requérir l’annulation du jugement et la clôture de la procédure. Les requérants précisent que, en conséquence de ces nouvelles instructions et de la qualification de sanction pénale donnée aux majorations d’impôt, et puisque les décisions appliquant celles-ci étaient devenues définitives et passées en force de chose jugée à leur égard, il était raisonnable qu’ils s’attendent à l’abandon des poursuites pénales dirigées contre eux par l’effet de l’interdiction de la double incrimination posée par l’article 4 du Protocole no 7. De plus, en vertu de ces instructions, d’autres personnes accusées des mêmes infractions dans le même groupe d’affaires ne se seraient pas vu appliquer de majorations d’impôt parce qu’elles avaient déjà été reconnues coupables et condamnées à une peine d’emprisonnement pour violation de l’article 12‑2 de la loi fiscale. Or, à l’inverse de ces autres personnes, les requérants auraient été reconnus coupables et frappés de peines d’emprisonnement alors qu’ils avaient dû verser un supplément d’impôt et une majoration d’impôt à raison du même comportement. La thèse du Gouvernement soulignant la nécessité d’assurer une égalité de traitement avec les autres personnes inculpées de la même infraction de fraude fiscale ne serait donc pas convaincante.
65. Les requérants se disent d’autant plus gravement affectés sur le plan psychologique que, malgré les instructions susmentionnées, le parquet a poursuivi leur procès en invoquant la légalité des procédures parallèles et a rejeté leurs demandes tendant à l’annulation de leur condamnation en première instance et au rejet par les tribunaux des procédures pénales. À cet effet, le premier requérant produit divers certificats médicaux, dont un délivré par une clinique pour une intervention de chirurgie cardiaque.
a) Les premières procédures revêtaient-elles un caractère pénal ?
66. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à confirmer l’approche suivie dans une série d’affaires antérieures à l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, selon laquelle le caractère « pénal » d’une sanction, pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7, s’apprécie sur la base d’un groupe plus large de facteurs que les critères Engel (formulés sur le terrain de l’article 6). Selon lui, il faut tenir compte de la qualification juridique de l’infraction en droit interne, de la nature de celle-ci, de la qualification de la sanction en droit interne, et de son but, de sa nature et de son degré de sévérité, ainsi que de la question de savoir si elle a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale, et des procédures associées à son adoption et à son exécution (le Gouvernement cite les affaires Malige c. France, 23 septembre 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Nilsson c. Suède (déc.), no 73661/01, CEDH 2005‑XIII, Haarvig c. Norvège (déc.), no 11187/05, 11 décembre 2007, Storbråten c. Norvège (déc.), no 12277/04, 1er février 2007, et Mjelde c. Norvège (déc.), no 11143/04, 1er février 2007).
67. Le Gouvernement soutient entre autres que les différences dans le libellé et l’objet de ces dispositions montrent clairement que le mot « pénalement » employé à l’article 4 du Protocole no 7 s’entend en un sens plus étroit que l’expression « en matière pénale » figurant à l’article 6. Il ressortirait du rapport explicatif du Protocole no 7 que le libellé de l’article 4 a été conçu pour viser les procédures pénales stricto sensu. Ce rapport indiquerait en son paragraphe 28 qu’il n’était pas apparu nécessaire de qualifier l’infraction de « pénale » car le libellé de l’article 4, « qui contient déjà les termes « pénalement » et « procédure pénale », rendait cette précision inutile dans le texte même de l’article ». Il soulignerait en son paragraphe 32 que l’article 4 du Protocole no 7 n’interdit pas les procédures « d’un caractère différent (par exemple une procédure disciplinaire, dans le cas d’un fonctionnaire) ». De plus, l’article 6 et l’article 4 du Protocole no 7 poursuivraient des fins différentes, voire parfois opposées, le premier ayant pour but de renforcer les garanties procédurales en matière pénale.
68. Le Gouvernement met également en avant un certain nombre de différences supplémentaires dans la manière dont ces deux dispositions ont été interprétées et appliquées dans la jurisprudence de la Cour, notamment le caractère absolu de l’article 4 du Protocole no 7 (non susceptible de dérogation au titre de l’article 15), par opposition à l’approche nuancée suivie par la Cour sur le terrain de l’article 6. Il cite l’arrêt Jussila c. Finlande ([GC], no 73053/01, § 43, CEDH 2006‑XIV), où la Grande Chambre de la Cour a dit : « il va de soi que (…) les « accusations en matière pénale » n’ont pas toutes le même poids » et que « [l]es majorations d’impôt ne faisant pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par le volet pénal de l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur ».
69. Se fondant sur le groupe plus large de critères susmentionné, le Gouvernement prie la Cour de dire que les majorations d’impôt au taux ordinaire ne revêtent pas un caractère « pénal » aux fins de l’article 4 du Protocole no 7.
70. Le Gouvernement avance toutefois les arguments exposés ci‑dessous pour le cas où la Grande Chambre viendrait à adopter l’autre approche, basée sur les seuls critères Engel, et à conclure que la décision de majoration d’impôt au taux ordinaire était « pénale » au sens autonome donné à ce terme sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7.
b) Les infractions étaient-elles les mêmes (idem) ?
71. Partageant le raisonnement et les conclusions adoptés par la Cour suprême dans le procès du premier requérant (paragraphes 20 à 30 ci‑dessus) et repris par la cour d’appel dans le procès du second requérant (paragraphe 37 ci-dessus), le Gouvernement admet que les circonstances factuelles à l’origine des procédures de majoration d’impôt et des procès pour fraude fiscale visaient les mêmes contrevenants et étaient indissociablement liées entre elles dans le temps et dans l’espace.
c) Les procédures fiscales ont-elles fait l’objet de décisions définitives ?
72. Le Gouvernement rappelle que, dans un souci de protection effective et de clarté de la jurisprudence, la Cour suprême a conclu que la décision de redressement était devenue définitive à l’expiration du délai de recours administratif de trois semaines (soit le 15 décembre 2008 pour le premier requérant et le 26 décembre 2008 pour le second), alors même que le délai de recours en justice de six mois prévu à l’article 11-1 4) du chapitre 11 de la loi fiscale n’avait pas encore expiré. S’il estime que ce point n’est guère déterminant en l’espèce (le délai de recours en justice ayant lui aussi pris fin antérieurement à la date de clôture de la procédure pénale alors pendante, à savoir le 24 mai 2009 pour le premier requérant et le 5 juin 2009 pour le second), il ne s’interroge pas moins sur la nécessité d’une interprétation aussi stricte de l’article 4 du Protocole no 7. S’appuyant sur l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (précité, § 108), il soutient que la jurisprudence de la Cour semble confirmer que « [l]es décisions susceptibles d’un recours ordinaire ne bénéficient pas de la garantie que renferme l’article 4 du Protocole no 7 tant que le délai d’appel n’est pas expiré ». À son avis, les requérants avaient toujours la faculté de former des recours ordinaires sous la forme d’un recours judiciaire dans les six mois à compter de la date des décisions en cause.
d) Y a-t-il eu répétition des poursuites (bis) ?
73. En revanche, s’appuyant là encore sur l’analyse de la Cour suprême, le Gouvernement souligne que l’article 4 du Protocole no 7 permet, dans certaines conditions, ce qu’il est convenu d’appeler des « procédures parallèles ». Le libellé de cette disposition indiquerait clairement qu’elle interdit la répétition des poursuites une fois passée en force de chose jugée la décision rendue à l’issue de la première procédure (« poursuivi ou puni pénalement (…) en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif »). Le rapport explicatif du Protocole no 7 confirmerait que le principe non bis in idem est d’interprétation relativement étroite. C’est ce qui ressortirait de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (précité, § 83), dans lequel la Grande Chambre a défini plus précisément la portée de la disposition en cause en la limitant à la situation suivante :
« La garantie consacrée à l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu lorsque de nouvelles poursuites sont engagées et que la décision antérieure d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée. »
74. Le Gouvernement en déduit a contrario que les procédures parallèles – c’est-à-dire des sanctions différentes imposées par deux autorités différentes dans des procédures différentes étroitement liées sur les plans matériel et temporel – sortent du champ d’application de cette disposition. Le lancement d’une procédure parallèle ne s’analyserait pas en l’ouverture de nouvelles poursuites dès lors que l’acquittement ou la condamnation antérieurs seraient déjà passés en force de chose jugée. Les décisions précitées R.T. c. Suisse et Nilsson c. Suède préciseraient les conditions dans lesquelles des procédures peuvent passer pour parallèles et donc être permises au regard de l’article 4 du Protocole no 7.
75. Or, selon le Gouvernement, la Cour s’est écartée de l’approche suivie dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine dans un certain nombre d’arrêts plus récents, dont quatre concernant la Finlande rendus le 20 mai 2014 (en particulier Nykänen c. Finlande, no 11828/11, § 48, et Glantz c. Finlande, no 37394/11, § 57), dans lesquels le paragraphe 83 de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine n’aurait servi que de point de départ et qui auraient dit que l’article 4 du Protocole no 7 « interdisait clairement les procédures consécutives si la première avait déjà débouché sur une décision définitive à la date de l’ouverture de la seconde (voir, par exemple, Sergueï Zolotoukhine, précité) ».
76. Pour le Gouvernement, cette interprétation extensive de l’article 4 du Protocole no 7 livrée notamment dans l’arrêt Nykänen, et qui semble incompatible avec l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, apparaît présupposer que l’article 4 du Protocole no 7 impose l’extinction de toute procédure pénale si une autre procédure, de nature administrative et conduite en parallèle, s’est soldée par une décision définitive, ou vice versa. Elle reposerait sur une décision sur la recevabilité (Zigarella c. Italie (déc.), no 48154/99, CEDH 2002‑IX (extraits [↩]