GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE STANEV c. BULGARIE
(Requête no 36760/06)
ARRÊT
STRASBOURG
17 janvier 2012
En l’affaire Stanev c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Lech Garlicki,
Khanlar Hajiyev,
Egbert Myjer,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Angelika Nußberger,
Julia Laffranque, juges,
et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 février et 7 décembre 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36760/06) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Rousi Kosev Stanev (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 septembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me A. Genova, avocate à Sofia, et par Mme V. Lee et Mme L. Nelson, juristes du Mental Disability Advocacy Center, organisation non gouvernementale basée à Budapest. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mme N. Nikolova et Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.
3. Le requérant se plaignait de son placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux et de l’impossibilité d’obtenir l’autorisation de le quitter (article 5 §§ 1, 4 et 5 de la Convention). Invoquant l’article 3 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 13, il se plaignait aussi des conditions de vie dans ce foyer. Il dénonçait également l’absence d’accès à un tribunal pour demander la cessation de la curatelle (article 6 de la Convention). Enfin, il alléguait que les restrictions découlant du régime de la curatelle, y compris le placement en foyer, emportaient violation de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8, seul et combiné avec l’article 13 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 29 juin 2010, après une audience portant à la fois sur les questions de recevabilité et sur celles de fond (article 54 § 3) tenue le 10 novembre 2009, elle a été déclarée recevable par une chambre de ladite section composée de Peer Lorenzen, président, Renate Jaeger, Karel Jungwiert, Rait Maruste, Isabelle Berro-Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska et Zdravka Kalaydjieva, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section. Le 14 septembre 2010, une chambre de la même section, composée de Peer Lorenzen, président, Renate Jaeger, Rait Maruste, Mark Villiger, Isabelle Berro‑Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska et Zdravka Kalaydjieva, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire.
7. Des observations ont également été reçues de l’organisation non gouvernementale Interights, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
8. Une audience devant la Grande Chambre s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 février 2011 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesN. Nikolova, ministère de la Justice,
R. Nikolova, ministère de la Justice,co-agents ;
– pour le requérant
Me A. Genova, avocate,conseil ;
Mmes V. Lee,
L. Nelson, conseillers.
La Cour les a entendues en leurs déclarations. Le requérant était également présent.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant est né en 1956 à Roussé, où il vécut jusqu’en décembre 2002 et où résident également sa demi-sœur et la seconde épouse de son père, ses seuls proches parents. Le 20 décembre 1990, une commission de médecins du travail avait déclaré le requérant inapte à travailler. Selon la commission, en raison d’une schizophrénie diagnostiquée chez lui en 1975, l’intéressé avait un taux d’incapacité de 90 %, mais n’avait pas besoin d’assistance. Il perçoit une pension d’invalidité à ce titre.
A. La mise sous curatelle du requérant et son placement en foyer social pour personnes atteintes de troubles mentaux
10. A une date non précisée en 2000, à la demande des deux membres de la famille du requérant, le procureur régional de Roussé pria le tribunal régional (Окръжен съд) de cette même ville de prononcer l’incapacité juridique totale du requérant. Par un jugement du 20 novembre 2000, le tribunal déclara l’intéressé partiellement incapable au motif qu’il souffrait de schizophrénie simple depuis 1975 et que son aptitude à gérer ses affaires et intérêts ainsi qu’à discerner les conséquences de ses actes était altérée. Il considéra que l’état du requérant n’était pas d’une gravité de nature à exiger une déclaration d’incapacité totale. Il constata en particulier que, pendant la période allant de 1975 à 2000, l’intéressé avait été placé à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique. Le tribunal prit en compte une expertise médicale effectuée dans le cadre de la procédure et entendit le requérant. Par ailleurs, selon certains témoignages, l’intéressé avait vendu tout ce qu’il possédait, mendiait, dépensait tout son argent en alcool et devenait agressif lorsqu’il buvait.
11. Ce jugement fut confirmé par un arrêt rendu le 12 avril 2001 par la cour d’appel (Апелативен съд) de Veliko Tarnovo, que le requérant avait saisie, puis communiqué le 7 juin 2001 à la municipalité de Roussé afin que celle-ci lui nommât un curateur.
12. Les membres de la famille du requérant ayant refusé d’assumer les responsabilités de la curatelle, le 23 mai 2002, la municipalité désigna une certaine R. P., fonctionnaire municipale, comme curatrice du requérant jusqu’au 31 décembre 2002.
13. Le 29 mai 2002, R. P. demanda aux services sociaux de Roussé de placer le requérant dans un foyer social pour personnes souffrant de troubles mentaux. Elle joignit au formulaire de demande une série de documents, parmi lesquels un diagnostic psychiatrique. Les services sociaux menèrent une enquête sociale au terme de laquelle ils constatèrent, le 23 juillet 2002, que l’intéressé souffrait de schizophrénie, qu’il vivait seul dans une petite annexe presque démolie de la maison de sa demi-sœur et que celle-ci et la seconde épouse de son père avaient déclaré ne pas vouloir assumer la curatelle. Les conditions de placement en foyer social furent donc considérées comme réunies.
14. Le 10 décembre 2002, un contrat de placement en institution sociale fut conclu entre R. P. et le foyer pour adultes atteints de troubles mentaux situé près du village de Pastra (le « foyer de Pastra »), dans la municipalité de Rila, établissement relevant du ministère du Travail et de la Politique sociale. Le requérant ne fut pas informé de ce contrat.
15. Le même jour, le requérant fut conduit en ambulance au foyer de Pastra, à environ 400 km de Roussé. Devant la Cour, il affirme ne pas avoir reçu d’explications sur les raisons et la durée de son placement, ce que le Gouvernement ne conteste pas.
16. Le 14 décembre 2002, à la demande du directeur du foyer de Pastra, le requérant fut enregistré comme étant domicilié dans la municipalité de Rila. Le certificat de domiciliation indiquait que son adresse avait été modifiée aux fins de sa « garde permanente ». D’après les derniers éléments versés au dossier en février 2011, le requérant se trouvait toujours dans le foyer en question à ce moment-là.
17. Le 9 septembre 2005, l’avocate du requérant pria la municipalité de Rila de désigner un curateur pour son client. Par une lettre du 16 septembre 2005, elle fut informée que le 2 février 2005 la municipalité avait décidé de nommer le directeur du foyer social de Pastra comme curateur de l’intéressé.
B. Le séjour du requérant au foyer de Pastra
1. Les dispositions du contrat de placement
18. Le contrat conclu le 10 décembre 2002 entre la curatrice R. P. et le foyer de Pastra (paragraphe 14 ci-dessus) ne mentionnait pas le nom du requérant. D’après ses dispositions, le foyer fournissait la nourriture, les vêtements, les services médicaux et le chauffage et, visiblement, un hébergement, moyennant le versement d’un montant déterminé par la loi. Il apparaît que l’intégralité de la pension d’invalidité du requérant était transférée au foyer pour régler ce montant. Le contrat prévoyait que 80 % de cette somme devaient être affectés au paiement des prestations fournies et que les 20 % restants étaient réservés aux dépenses personnelles. Il ressort du dossier que la pension d’invalidité du requérant, telle qu’actualisée en 2008, s’élevait à 130 levs (BGN), soit environ 65 euros (EUR). Le contrat ne prévoyait pas la durée des prestations en question.
2. Description des lieux
19. Le foyer de Pastra se trouve dans une partie isolée du massif de Rila, dans le sud-ouest de la Bulgarie. Il est accessible par un chemin de terre depuis le village de Pastra, qui est la localité la plus proche située à 8 km.
20. Construit dans les années 1920, l’établissement se compose de trois bâtiments et accueille des pensionnaires de sexe masculin, qui sont répartis selon leur état de santé mentale. D’après un rapport de l’agence de l’assistance sociale rédigé en avril 2009, le foyer hébergeait soixante-treize personnes, une personne était hospitalisée et deux s’étaient évadées. Parmi les pensionnaires, vingt-trois étaient frappés d’une incapacité juridique totale, deux étaient partiellement privés de capacité et les autres jouissaient d’une capacité juridique pleine. Chaque bâtiment dispose d’une cour entourée d’une haute barrière métallique. Le requérant avait été installé dans le bloc 3 de l’établissement, réservé aux personnes dont l’état de santé était le moins grave, lesquelles pouvaient se déplacer autour du foyer et se rendre seules au village voisin avec une autorisation préalable.
21. Selon le requérant, le foyer était vétuste, sale et rarement chauffé en hiver, de sorte que lui-même et les autres pensionnaires étaient obligés de se coucher vêtus de leurs manteaux. Le requérant partageait une chambre de 16 m2 avec quatre autres personnes et les lits se trouvaient pratiquement les uns à côté des autres. Il ne disposait que d’une table de chevet pour ranger ses vêtements, mais il préférait les garder dans son lit pendant la nuit de peur qu’ils fussent volés et remplacés par de vieux habits. En effet, les pensionnaires du foyer n’avaient pas de vêtements personnels car on ne leur restituait pas les mêmes après lavage.
3. Alimentation et conditions d’hygiène et de santé
22. Le requérant affirme que la nourriture au foyer était insuffisante et de mauvaise qualité. Il ne pouvait pas participer au choix des repas, ni à leur préparation.
23. L’accès à la salle de bain était autorisé une fois par semaine et celle-ci était insalubre et délabrée. Les toilettes situées dans la cour, insalubres et en très mauvais état, consistaient en des trous creusés dans le sol, recouverts d’abris délabrés. Il n’y avait qu’un WC pour huit personnes au minimum. Des produits d’hygiène n’étaient disponibles que de manière sporadique.
4. Développements récents
24. Dans son mémoire devant la Grande Chambre, le Gouvernement a indiqué que des travaux de rénovation avaient été réalisés fin 2009 dans la partie du foyer habitée par le requérant, y compris les sanitaires. Le foyer serait désormais doté d’un chauffage central. La nourriture, variée, serait régulièrement composée de fruits et légumes, ainsi que de viande. Les pensionnaires auraient accès à la télévision, à des livres et à des jeux. L’Etat fournirait des vêtements à tous les pensionnaires. Le requérant n’a pas contesté ces affirmations.
5. Les déplacements du requérant
25. La direction de l’établissement avait retenu les papiers d’identité du requérant, qui ne pouvait sortir du foyer qu’avec l’autorisation spéciale du directeur. Le requérant se rendait régulièrement au village de Pastra. Il apparaît qu’à l’occasion de ces visites il aidait essentiellement des villageois pour des travaux domestiques ou rendait des services au restaurant du village.
26. Entre 2002 et 2006, l’intéressé retourna à trois reprises à Roussé lors d’une autorisation de sortie. La durée autorisée de ces voyages était d’une dizaine de jours. Le coût du voyage s’élevait à 60 BGN, soit environ 30 EUR, montant versé au requérant par l’administration du foyer.
27. A l’occasion de ses deux premiers séjours à Roussé, le requérant rentra à Pastra avant la fin de la durée de son autorisation de sortie. Selon une déclaration du directeur du foyer faite devant le parquet à une date non précisée, l’intéressé était rentré en avance car il n’était pas en mesure de gérer ses moyens financiers et n’avait pas de logement.
28. La troisième sortie fut autorisée du 15 au 25 septembre 2006. L’intéressé n’étant pas rentré à la date prévue, le 13 octobre 2006, le directeur du foyer demanda par lettre à la police municipale de Roussé de le rechercher et de le transférer à Sofia, d’où les employés du foyer pourraient le conduire jusqu’à Pastra. Le 19 octobre 2006, la police de Roussé informa le directeur que le requérant avait été localisé, mais que la police ne pouvait assurer son transfert au motif qu’aucun avis de recherche n’avait été émis. L’intéressé fut reconduit au foyer le 31 octobre 2006, apparemment par des employés de l’établissement.
6. Possibilités d’activités culturelles et récréatives
29. L’intéressé avait accès à un poste de télévision, à quelques livres et à un échiquier dans une salle commune du foyer jusqu’à 15 heures, celle-ci étant ensuite fermée à clé. La salle n’était pas chauffée en hiver et les pensionnaires y restaient vêtus de leurs manteaux, chapeaux et gants. Aucune autre activité sociale, culturelle ou sportive ne pouvait être exercée.
7. Correspondance
30. Le requérant expose que le personnel du foyer refusait de lui fournir des enveloppes postales pour sa correspondance et que, dans la mesure où il ne disposait pas de son propre argent, il ne pouvait pas non plus en acheter. Les membres du personnel lui demandaient en effet de leur donner ses feuilles pour les mettre dans des enveloppes et les poster à sa place.
8. Traitement médical
31. Il ressort du certificat médical du 15 juin 2005 (paragraphe 37 ci‑après) que, depuis son placement au foyer en 2002, le requérant suivait, sous le contrôle mensuel d’un psychiatre, un traitement antipsychotique (carbamazépine (600 mg)).
32. Par ailleurs, lors de l’audience devant la Grande Chambre, les représentants du requérant ont déclaré que leur client se trouvait dans un état de rémission stable depuis 2006 et qu’il n’avait suivi aucun traitement psychiatrique ces dernières années.
C. L’évaluation des capacités sociales du requérant pendant son séjour à Pastra et les conclusions du rapport psychiatrique établi à la demande de son avocate
33. Une fois par an, le directeur et l’assistant social du foyer établissaient des rapports d’évaluation sur le comportement et les capacités sociales du requérant. Selon ces rapports, le requérant était renfermé, préférait rester seul au lieu de participer aux activités de la collectivité, refusait de prendre ses médicaments et n’avait pas de proches parents chez qui se rendre pendant ses autorisations de sortie. Il était en mauvais termes avec sa demi-sœur et on ne savait pas vraiment s’il avait un logement hors du foyer. Ces rapports concluaient qu’il était impossible pour le requérant de se réinsérer dans la société et fixaient comme objectif l’acquisition par lui des capacités et connaissances nécessaires à sa resocialisation et, à long terme, à sa réintégration dans sa famille. Il apparaît que l’intéressé ne s’est jamais vu proposer une thérapie à ces fins.
34. Il ressort du dossier qu’en 2005 le curateur du requérant sollicita auprès de la municipalité l’octroi d’une allocation sociale en vue de faciliter la réinsertion sociale de l’intéressé. A la suite de cette demande, le 30 décembre 2005, la direction municipale de l’assistance sociale procéda à une « évaluation sociale » (социална оценка) du requérant, qui conclut que l’intéressé n’était pas capable de travailler, même en milieu protégé, et n’avait besoin ni d’une formation ni d’une requalification, et que, dans ces conditions, il avait droit à une allocation sociale pour frais de transport, subsistance et médicaments. Le 7 février 2007, la direction municipale de l’assistance sociale accorda au requérant une allocation mensuelle de 16,50 BGN (soit environ 8 EUR). Le 3 février 2009, ce montant fut porté à 19,50 BGN (soit environ 10 EUR).
35. Par ailleurs, à l’initiative de son avocate, le requérant fut examiné le 31 août 2006 par le docteur V. S., un psychiatre autre que celui qui visitait régulièrement le foyer, ainsi que par une psychologue, Mme I. A. Le rapport établi à cette occasion concluait que le diagnostic de schizophrénie formulé le 15 juin 2005 (paragraphe 37 ci-après) n’était pas exact, car le patient ne présentait pas tous les symptômes de cette pathologie. Il indiquait que, si l’intéressé avait souffert de cette maladie dans le passé, il avait manifesté au moment de son examen non pas des signes d’agressivité, mais plutôt une attitude suspicieuse et une légère tendance à « l’agressivité verbale », qu’il n’avait pas suivi de traitement pour cette maladie entre 2002 et 2006 et que son état de santé s’était nettement stabilisé. Le rapport précisait qu’aucun risque de détérioration de la santé mentale de l’intéressé n’avait été décelé et indiquait que, de l’avis du directeur du foyer, le requérant était susceptible de se réinsérer dans la société.
36. Selon le rapport, le séjour au foyer de Pastra était très destructeur pour la santé du requérant et il était souhaitable que celui-ci quittât le foyer, faute de quoi il risquait de présenter un « syndrome d’institutionnalisation » au fur et à mesure de son séjour. Le rapport ajoutait qu’il serait plus indiqué pour la santé mentale et le développement social de l’intéressé de lui permettre de s’intégrer dans la vie en société avec le moins de restrictions possibles et que le seul élément à surveiller était sa tendance à abuser de l’alcool, qui s’était manifestée avant 2002. Selon les experts qui avaient examiné le requérant, le comportement d’une personne dépendante de l’alcool pouvait présenter des caractéristiques semblables à celui d’un schizophrène ; dès lors, dans le cas de l’intéressé, il convenait de rester vigilant et de ne pas confondre les deux pathologies.
D. Les tentatives déployées par le requérant pour obtenir la cessation de la curatelle
37. Le 25 novembre 2004, le requérant pria le parquet, par l’intermédiaire de son avocate, de saisir le tribunal régional d’une demande de rétablissement de sa capacité juridique. Le 2 mars 2005, le procureur invita le foyer de Pastra à lui communiquer l’avis d’un médecin et d’autres certificats médicaux concernant les troubles dont le requérant était atteint, en vue d’une éventuelle action judiciaire visant au rétablissement de la capacité juridique de l’intéressé. A la suite de cette demande, celui-ci fut placé en hôpital psychiatrique du 31 mai au 15 juin 2005 pour une évaluation médicale. Par un certificat établi à cette dernière date, les médecins attestèrent que le requérant présentait les symptômes d’une schizophrénie. Son état de santé ne s’étant pas dégradé depuis son placement au foyer en 2002, le régime auquel il y était soumis n’avait pas été modifié. L’intéressé suivait depuis 2002 un traitement médical d’entretien sous le contrôle mensuel d’un psychiatre. L’examen psychologique avait montré qu’il était excité, tendu et méfiant. Son aptitude à la communication était pauvre et il n’était pas conscient de sa maladie. Il avait dit souhaiter quitter le foyer à tout prix. Les médecins ne se prononcèrent ni sur ses capacités d’intégration ni sur la nécessité de le maintenir au foyer de Pastra.
38. Le 10 août 2005, le procureur régional refusa d’introduire une action en rétablissement de la capacité juridique au motif que, selon les médecins, le directeur et l’assistante sociale du foyer de Pastra, l’intéressé ne pouvait pas s’assumer de manière autonome et que ce foyer, où il pouvait suivre un traitement médical, était la meilleure solution d’accueil pour lui. L’avocate du requérant contesta ce refus, alléguant que l’on devait donner à son client la possibilité d’évaluer tout seul si, compte tenu des conditions de vie au foyer, le fait de continuer à y vivre était ou non dans son intérêt. Elle précisa que le maintien forcé du placement, présenté sous forme d’administration de soins dans l’intérêt du patient, équivalait en pratique à une privation de liberté, ce qui n’était pas admissible. Le placement d’une personne dans une institution ne pouvait être effectué sans l’accord de l’intéressé. Conformément à la législation en vigueur, toute personne placée sous curatelle était libre de choisir son domicile avec l’accord du curateur. Le choix dudit domicile ne relevait donc pas de la compétence du parquet. En dépit de ces contestations, le refus du procureur régional fut confirmé le 11 octobre 2005 par le procureur d’appel puis, le 29 novembre 2005, par le parquet auprès de la Cour suprême de cassation.
39. Le 9 septembre 2005, le requérant demanda au maire de Rila, par l’intermédiaire de son avocate, d’introduire une action judiciaire en cessation de la curatelle. Par une lettre du 16 septembre 2005, le maire de Rila rejeta cette demande au motif qu’une telle action n’était pas fondée, compte tenu du certificat médical du 15 juin 2005, des avis du directeur et de l’assistante sociale, et des conclusions auxquelles était parvenu le parquet. Le 28 septembre 2005, l’avocate du requérant forma contre ce refus auprès du tribunal de district de Dupnitsa un recours fondé sur l’article 115 du code de la famille (« le CF ») (paragraphe 49 ci-après). Par une lettre du 7 octobre 2005, le tribunal de district indiqua qu’étant partiellement privé de sa capacité juridique, le requérant devait fournir un pouvoir en bonne et due forme attestant que son avocate le représentait et qu’il convenait de mentionner si le curateur était intervenu dans la procédure. A une date non précisée, l’avocate du requérant soumit une copie du pouvoir signé par le requérant. Elle demanda aussi la constitution du curateur en tant que personne intéressée ou la désignation d’un représentant ad hoc. Le 18 janvier 2006, le tribunal tint une audience à laquelle le représentant du maire de Rila excipa de l’invalidité du pouvoir, au motif qu’il n’avait pas été contresigné par le curateur. Présent à cette audience, le curateur déclara qu’il ne contestait pas le recours du requérant, mais que le montant de la pension de retraite de celui-ci ne suffisait pas à couvrir ses besoins et que, dès lors, le foyer de Pastra représentait la meilleure solution d’accueil pour lui.
40. Le tribunal de district de Dupnitsa rendit son jugement le 10 mars 2006. Sur la recevabilité du recours, il considéra que, bien que mandatée par le requérant, son avocate ne pouvait ester en son nom au motif que le curateur n’avait pas signé le pouvoir. Toutefois, il dit que l’approbation au recours donnée par le curateur en audience publique avait validé tous les actes de procédure de l’avocate et que le recours était dès lors recevable. Quant au fond de l’affaire, le tribunal rejeta la demande, estimant que le curateur n’avait aucun intérêt légitime à contester le refus du maire dans la mesure où il pouvait introduire seul et directement une demande de mainlevée de la curatelle. N’étant pas susceptible d’appel, ce jugement devint définitif.
41. Enfin, le requérant affirme avoir à plusieurs reprises demandé oralement à son curateur d’engager une action en cessation de la curatelle et de l’autoriser à quitter le foyer. Il se serait toutefois toujours heurté à des refus.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le statut juridique d’une personne placée sous curatelle et sa représentation devant les tribunaux
42. En vertu de l’article 5 de la loi du 9 août 1949 sur les personnes physiques et morales et la famille, les personnes qui ne peuvent s’assumer en raison d’une maladie mentale ou d’une débilité mentale doivent être totalement privées de leur capacité juridique et déclarées incapables. Un majeur qui présente une pathologie de ce type de moindre gravité doit être déclaré partiellement incapable. En cas de privation totale de la capacité juridique, la personne est placée sous tutelle (настойничество), tandis que si l’incapacité est partielle, la personne est placée sous curatelle (попечителство). Conformément aux articles 4 et 5 de cette loi, la personne sous curatelle ne peut accomplir d’actes juridiques qu’avec l’accord de son curateur. Elle peut toutefois conclure des actes ordinaires de la vie courante et disposer des ressources obtenues en contrepartie de son travail. Le curateur ne peut donc accomplir seul un acte juridique liant la personne frappée d’une incapacité partielle. Par conséquent, les contrats signés seulement par lui, sans l’accord de la personne partiellement privée de sa capacité juridique, ne sont pas valables.
43. Aux termes de l’article 16, alinéa 2, du code de procédure civile (« le CPC »), une personne placée sous tutelle est représentée devant les juridictions par son tuteur. Une personne placée sous curatelle peut, quant à elle, ester en justice, mais avec l’accord de son curateur. Celui-ci n’a donc pas le rôle d’un représentant légal. Il ne peut agir au nom de la personne sous curatelle, mais peut marquer son accord ou désaccord avec les actes accomplis par celle-ci (Сталев, Ж., Българско гражданско процесуално право, София, 2006 г., стр. 171). En particulier, la personne sous curatelle peut mandater un avocat à condition que le pouvoir soit signé par le curateur (ibidem, стр. 173).
B. La procédure de placement sous curatelle
44. La procédure de placement sous curatelle comporte deux phases : la déclaration d’incapacité partielle et la désignation d’un curateur.
1. La déclaration d’incapacité partielle par les tribunaux
45. Cette première phase est une procédure judiciaire, régie à l’époque des faits par les articles 275 à 277 du CPC de 1952, qui, sans être modifiés, sont devenus les articles 336 à 340 du nouveau CPC de 2007. Une déclaration d’incapacité partielle peut être sollicitée par le conjoint, par les proches parents, par le procureur ou par toute autre personne ayant un intérêt à agir. Le tribunal se prononce après avoir entendu la personne concernée en audience publique – ou, à défaut, après s’être forgé une opinion personnelle quant à son état – ainsi que ses proches parents. Si ces dépositions ne sont pas suffisantes, il peut recourir à d’autres moyens de preuve, tels qu’une expertise médicale. Selon la jurisprudence interne, pareille expertise doit être ordonnée lorsqu’aucun autre élément du dossier ne permet au tribunal de conclure que la demande de privation de capacité juridique est mal fondée (Решение на ВС № 1538 от 21.VIII.1961 г. по гр. д. № 5408/61 г ; Решение на ВС № 593 от 4.III.1967 г. по гр. д. № 3218/1966 г.).
2. La désignation d’un curateur par l’administration
46. La deuxième phase est une procédure administrative de désignation d’un curateur qui, à l’époque des faits, était décrite au chapitre X (articles 109 à 128) du CF de 1985 ; ces dispositions, modifiées sur des points mineurs uniquement, sont devenues les articles 153 à 174 du nouveau CF de 2009. La phase administrative est conduite par un organe nommé « l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle », à savoir le maire ou tout autre fonctionnaire municipal désigné par lui.
47. Le curateur est nommé de préférence parmi les membres de la famille de la personne concernée capables de représenter au mieux les intérêts de celle-ci.
C. Le contrôle sur les actes du curateur et le remplacement de celui‑ci
48. Les actes du curateur sont soumis au contrôle de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle. En effet, à la demande de ce dernier, le curateur doit rendre compte de ses activités. Lorsque des irrégularités sont constatées, l’organe demande qu’il y soit remédié ou ordonne la suspension des actes en cause (voir les articles 126, alinéa 2, et 125 du CF de 1985, ainsi que les articles 170 et 171, alinéas 2 et 3, du CF de 2009). La question de savoir si une personne placée sous curatelle peut seule ou par l’intermédiaire d’un tiers saisir le maire d’une demande de suspension des actes du curateur n’est pas clairement définie en droit interne.
49. Les actes du maire, en sa qualité d’organe chargé de la tutelle et de la curatelle, ainsi que le refus par lui de nommer un curateur ou de prendre d’autres mesures prévues par le CF, sont quant à eux susceptibles de recours devant le juge. Ils peuvent en effet être contestés par les personnes intéressées ou par le procureur devant le tribunal de district, qui statue sur le fond par une décision définitive (article 115 du CF de 1985). Cette procédure permet aux proches parents de demander le changement du curateur en cas de conflit d’intérêts (Решение на ВС № 1249 от 23.XII.1993 г. по гр. д. № 897/93 г). Selon la jurisprudence interne, la personne totalement privée de sa capacité juridique ne figure pas parmi les « personnes intéressées » habilitées à entamer la procédure en question (Определение № 5771 от 11.06.2003 г. на ВАС по адм. д. № 9248/2002). Il n’existe pas de jurisprudence interne démontrant qu’une personne partiellement privée de sa capacité juridique soit autorisée à le faire.
50. De plus, l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle peut à tout moment remplacer un curateur qui ne s’acquitterait pas de ses obligations (article 113 du CF de 1985). Selon l’article 116 du CF de 1985, une personne ne peut être désignée curateur en cas de conflit d’intérêts entre elle et la personne sous curatelle. L’article 123 du CF de 1985 prévoit la nomination d’un adjoint au curateur lorsque celui-ci est dans l’impossibilité de s’acquitter de ses obligations ou en cas de conflit d’intérêts. Dans ces deux cas, l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle peut aussi nommer un représentant ad hoc.
D. La procédure de rétablissement de la capacité juridique
51. Selon l’article 277 du CPC de 1952, cette procédure est identique à la procédure de mise sous curatelle. Elle est ouverte aux personnes habilitées à demander la mise sous curatelle, ainsi qu’à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle et au curateur. Cette disposition est reprise dans l’article 340 du CPC de 2007. Le 13 février 1980, l’assemblée plénière de la Cour suprême a rendu une décision (no 5/79) visant à élucider certaines questions relatives à la procédure de privation de la capacité juridique. Le paragraphe 10 de cette décision se rapporte à la procédure de rétablissement de la capacité juridique et se lit comme suit :
« Les règles applicables à la procédure de rétablissement de la capacité juridique sont les mêmes que pour la procédure de privation de capacité (articles 277 et 275, alinéas 1 et 2, du CPC). Sont constituées parties défenderesses dans cette procédure les personnes ayant sollicité la mesure ou les proches parents. Rien n’empêche la partie demanderesse à la procédure de privation de capacité de demander la cessation de la mesure si les circonstances ont évolué.
La personne sous curatelle peut, seule ou avec l’accord de son curateur, demander la levée de cette mesure. Elle peut aussi demander à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle ou au conseil de tutelle d’introduire une action régie par l’article 277 du CPC devant le tribunal régional ayant prononcé la privation de sa capacité. Elle doit alors justifier de son intérêt en présentant un certificat médical. Dans le cadre de cette action, elle aura la qualité de demanderesse. Lorsque le curateur de la personne partiellement privée de sa capacité juridique, l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle ou le conseil de la tutelle de la personne totalement privée de capacité refusent d’introduire une action en rétablissement de capacité, la personne privée de sa capacité peut demander au procureur de le faire (Постановление № 5/79 от 13.II.1980 г., Пленум на ВС). »
52. Par ailleurs, le Gouvernement a soumis un cas dans lequel une procédure de révision du statut juridique d’une personne totalement privée de sa capacité juridique avait été ouverte à la demande du tuteur et la tutelle avait été levée (Решение № 1301 от 12.11.2008 г. на ВКС по гр. Д. № 5560/2007 г., V г.о.).
E. La validité des contrats conclus par les représentants des personnes incapables
53. Aux termes de l’article 26, alinéa 2, de la loi de 1950 sur les obligations et les contrats, les contrats contraires à la loi ou conclus en l’absence de consentement sont entachés de nullité absolue.
54. Conformément à l’article 27 de cette même loi, les contrats conclus par les représentants de personnes privées de leur capacité juridique en méconnaissance des règles applicables sont entachés de nullité relative. La nullité absolue peut être invoquée en toute occasion, tandis que la nullité relative ne peut l’être que par voie d’action judiciaire. Le droit d’invoquer la nullité relative est prescrit dans un délai de trois ans à compter de la levée de la curatelle en l’absence de désignation d’un curateur. Dans les autres cas, ce délai commence à courir à partir de la date de la désignation d’un curateur (article 32, alinéa 2, combiné avec l’article 115, alinéa 1 e), de la loi précitée ; voir aussi Решение на ВС № 668 от 14.III.1963 г. по гр. д. № 250/63 г., I г. о., Решение на Окръжен съд – Стара Загора от 2.2.2010 г. по т. д. № 381/2009 г. на I състав, Решение на Районен съд Стара Загора № 459 от 19.5.2009 г. по гр. д. № 1087/2008).
F. Le domicile des personnes privées de leur capacité juridique
55. En vertu des articles 120 et 122, alinéa 3, du CF de 1985, les personnes privées de leur capacité juridique sont domiciliées à l’adresse du tuteur ou du curateur, sauf si des « raisons exceptionnelles » exigent qu’elles vivent ailleurs. En cas de changement d’adresse sans l’accord du tuteur ou du curateur, ce dernier peut demander au tribunal de district d’ordonner le retour de la personne concernée à son adresse officielle. Selon l’article 163, alinéas 2 et 3, du CF de 2009, avant de se prononcer sur le retour de la personne sous tutelle ou curatelle, le tribunal est tenu d’entendre celle-ci. S’il constate l’existence de « raisons exceptionnelles », il doit refuser d’ordonner le retour et en informer immédiatement la direction municipale de l’assistance sociale de manière à ce qu’elle prenne des mesures de protection.
56. L’ordonnance du tribunal de district est susceptible d’appel auprès du président du tribunal régional, sans possibilité de sursis à son exécution.
G. Le placement des personnes privées de leur capacité juridique dans des foyers pour adultes souffrant de troubles mentaux
57. En vertu de la loi de 1998 sur l’assistance sociale, peuvent bénéficier d’une assistance sociale les personnes qui, pour des raisons médicales et sociales, ne sont pas capables d’assumer de manière autonome leurs besoins essentiels soit en travaillant soit grâce à leur patrimoine ou à l’aide des personnes tenues par la loi de les prendre en charge (article 2 de la loi). L’assistance sociale consiste en l’octroi de diverses allocations, pécuniaires ou en nature, et de prestations sociales, y compris le placement en institution spécialisée. Ces allocations sont accordées sur la base d’une évaluation individuelle des besoins des intéressés et conformément à leurs souhaits et choix personnels (article 16 alinéa 2).
58. Selon le règlement d’application de la loi de 1998 sur l’assistance sociale (Правилник за прилагане на Закона за социално подпомагане), trois catégories d’établissements sont considérées comme « institutions spécialisées » pour la fourniture de prestations sociales : 1) les foyers pour enfants (foyers pour enfants privés de soins parentaux, foyers pour enfants souffrant de handicaps physiques, foyers pour enfants souffrant d’un retard mental) ; 2) les foyers pour adultes handicapés (foyers pour adultes souffrant d’un retard mental, foyers pour adultes souffrant de troubles mentaux, foyers pour adultes souffrant de handicaps physiques, foyers pour adultes atteints de troubles sensoriels, foyers pour adultes atteints de démence), et 3) les foyers pour personnes âgées (article 36 alinéa 3). Les prestations sociales sont fournies dans des institutions spécialisées lorsqu’il n’est plus possible de les obtenir dans la communauté (article 36, alinéa 4, du règlement). En droit interne, le placement d’une personne privée de sa capacité juridique dans un foyer social n’est pas qualifié de mesure privative de liberté.
59. De même, conformément au décret no 4 sur les conditions d’obtention des prestations sociales, adopté le 16 mars 1999 (Наредба № 4 за условията и реда за извършване насоциални услуги), les majeurs atteints de déficiences mentales sont placés dans des foyers sociaux spécialisés lorsqu’il n’est pas possible de leur administrer les soins médicaux nécessairesen milieu familial (article 12 point 4 et article 27 du décret). L’article 33, alinéa 1, point 3 du décret exige, lors du placement en foyer social, la présentation d’un certificat médical sur l’état de santé de la personne concernée. Aux termes de l’article 37, alinéa, 1 du décret, un contrat de placement en vue de la fourniture de prestations sociales est conclu entre l’institution spécialisée et la personne concernée ou son représentant légal, selon un modèle approuvé par le ministre du Travail et de la Politique sociale. La personne concernée est transférée dans un autre foyer ou quitte l’institution dans laquelle elle est placée : 1) à sa demande ou à la demande de son représentant légal, présentée par écrit auprès du directeur de l’institution ; 2) en cas de changement de son état de santé mentale et/ou physique, qui ne correspond alors plus au profil du foyer ; 3) en cas de non‑paiement de la taxe mensuelle pour les prestations sociales pendant plus d’un mois ; 4) en cas de non-respect systématique du règlement intérieur de l’institution ; 5) en cas d’addiction avérée à des substances narcotiques.
60. Par ailleurs, le régime d’internement dans un hôpital psychiatrique en vue d’un traitement médical obligatoire est prévu par la loi sur la santé de 2005, qui a remplacé la loi sur la santé publique de 1973.
H. La désignation d’un représentant ad hoc en cas de conflit d’intérêts
61. D’après l’article 16, alinéa 6, du CPC, en cas de conflit d’intérêts entre une personne représentée et son représentant, le tribunal désigne un représentant ad hoc. Selon la jurisprudence interne, cette disposition est appliquée dans certaines situations de conflit d’intérêts entre un mineur et son représentant légal. Il apparaît ainsi que le défaut de désignation d’un représentant ad hoc constitue un manquement substantiel aux règles régissant la procédure en matière d’établissement de la paternité (Решение на ВС № 297 от 15.04.1987 г. по гр. д. № 168/87 г., II г. о.), de litiges entre parents adoptifs et parents biologiques (Решение на ВС № 1381 от 10.05.1982 г. по гр. д. № 954/82 г., II г. о.) ou encore de patrimoine (Решение № 643 от 27.07.2000 г. на ВКС по гр. д. № 27/2000 г., II г. о. ; Определение на ОС – Велико Търново от 5.11.2008 г. по в. ч. гр. д. № 963/2008).
I. La responsabilité délictuelle de l’Etat
62. La loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat et des communes pour dommage (Закон за отговорността на държавата и общините за вреди, titre modifié en 2006) énonce en son article 2, alinéa 1, que l’Etat est responsable des dommages causés aux particuliers du fait d’une décision judiciaire dans certaines hypothèses de placement en détention lorsqu’elle est annulée pour défaut de base légale.
63. L’article 1, alinéa 1, de la même loi dispose que l’Etat et les communes sont responsables des préjudices causés aux personnes physiques et morales par les actes, actions ou inactions illégaux de leurs organes ou agents dans l’exercice de leurs fonctions administratives.
64. Dans un certain nombre de décisions, différentes juridictions internes ont considéré que cette disposition était applicable aux préjudices causés aux détenus par les mauvaises conditions de la vie carcérale ou par l’inadéquation des soins médicaux administrés en prison et ont, lorsqu’il y avait lieu, accueilli partiellement ou en totalité les demandes en réparation des intéressés (реш. от 26.01.2004 г. по гр. д. № 959/2003, ВКС, IV г. о. et реш. № 330 от 7.08.2007 г. по гр. д. № 92/2006, ВКС, IV г. о.).
65. Il n’existe aucune décision judiciaire considérant cette jurisprudence comme applicable aux cas allégués de mauvaises conditions de vie dans des foyers sociaux.
66. Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence des tribunaux internes que l’article 1, alinéa 1, de la loi en question permet à toute personne dont la santé s’est détériorée au motif que les organes relevant du ministère de la Santé ont manqué à leur obligation de lui fournir régulièrement des médicaments, d’invoquer la responsabilité de l’administration et d’être indemnisée (реш. № 211 от 27.05.2008 г. по гр. д. № 6087/2007, ВКС, V г. о.).
67. Enfin, l’Etat et ses autorités sont assujettis aux règles de droit commun de la responsabilité délictuelle pour les autres préjudices, par exemple ceux occasionnés par le décès d’une personne sous tutelle pendant sa fuite d’un foyer social pour adultes atteints d’arriération mentale, au motif que le personnel du foyer ne s’était pas acquitté de son obligation de surveillance constante (реш. № 693 от 26.06.2009 г. по гр. д. № 8/2009, ВКС, III г. о.).
J. L’arrestation par la police en vertu de la loi de 2006 sur le ministère de l’Intérieur
68. En application de ladite loi, les organes de police sont notamment habilités à arrêter toute personne qui, en raison de troubles mentaux graves et par son comportement, porte atteinte à l’ordre public ou expose sa vie à un danger évident (article 63 alinéas 1-3). La personne concernée peut contester la légalité de cette arrestation devant un tribunal qui statuera immédiatement (article 63 alinéa 4).
69. Par ailleurs, les organes de police sont chargés, entre autres, de rechercher les personnes disparues (article 139 alinéa 3).
K. Les informations présentées par le requérant au sujet de la recherche de personnes s’étant enfuies d’un foyer social pour adultes atteints de troubles mentaux
70. Le Comité bulgare d’Helsinki a réalisé une étude auprès des postes de police concernant la recherche des personnes s’étant enfuies d’un foyer de ce type. Il en ressort que la pratique n’est pas uniforme. Certains agents de police ont déclaré que, lorsque les employés d’un tel établissement leur demandent de retrouver une personne en fuite, ils recherchent et ramènent celle-ci au poste de police, puis en informent le foyer. D’autres agents de police ont expliqué qu’ils recherchent la personne concernée, mais que, n’ayant pas le droit de l’arrêter, ils préviennent les employés du foyer qui la ramènent eux-mêmes.
L. Les statistiques présentées par le requérant au sujet des procédures judiciaires relatives à la privation de la capacité juridique
71. Le Comité bulgare d’Helsinki a recueilli auprès de huit tribunaux régionaux, pour la période allant de janvier 2002 à septembre 2009, des statistiques sur l’issue des procédures de rétablissement de la capacité juridique. Au cours de cette période, 677 personnes ont été privées de leur capacité juridique, 36 procédures de ce type ont été ouvertes, dont 10 se sont soldées par la levée de la mesure, 8 privations totales de capacité ont été modifiées en privations partielles, 4 demandes ont été rejetées, 7 procédures ont été closes par les tribunaux et les autres affaires sont toujours pendantes.
III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. La Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006 (Résolution A/RES/61/106)
72. Cette convention est entrée en vigueur le 3 mai 2008. Elle a été signée par la Bulgarie le 27 septembre 2007, mais n’a pas encore été ratifiée. Elle se lit comme suit dans ses parties pertinentes :
Article 12
Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité
« 1. Les Etats Parties réaffirment que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique.
2. Les Etats Parties reconnaissent que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres.
3. Les Etats Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique.
4. Les Etats Parties font en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêt et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe compétent, indépendant et impartial ou une instance judiciaire. Ces garanties doivent également être proportionnées au degré auquel les mesures devant faciliter l’exercice de la capacité juridique affectent les droits et intérêts de la personne concernée.
5. Sous réserve des dispositions du présent article, les Etats Parties prennent toutes mesures appropriées et effectives pour garantir le droit qu’ont les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, de posséder des biens ou d’en hériter, de contrôler leurs finances et d’avoir accès aux mêmes conditions que les autres personnes aux prêts bancaires, hypothèques et autres formes de crédit financier ; ils veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas arbitrairement privées de leurs biens. »
Article 14
Liberté et sécurité de la personne
« 1. Les Etats Parties veillent à ce que les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres :
a) jouissent du droit à la liberté et à la sûreté de leur personne ;
b) ne soient pas privées de leur liberté de façon illégale ou arbitraire ; ils veillent en outre à ce que toute privation de liberté soit conforme à la loi et à ce qu’en aucun cas l’existence d’un handicap ne justifie une privation de liberté.
2. Les Etats Parties veillent à ce que les personnes handicapées, si elles sont privées de leur liberté à l’issue d’une quelconque procédure, aient droit, sur la base de l’égalité avec les autres, aux garanties prévues par le droit international des droits de l’homme et soient traitées conformément aux buts et principes de la présente Convention, y compris en bénéficiant d’aménagements raisonnables. »
B. La recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables (adoptée le 23 février 1999)
73. Cette recommandation est ainsi libellée dans ses parties pertinentes :
Principe 2 – Souplesse dans la réponse juridique
« 1. Les mesures de protection et les autres mécanismes juridiques destinés à assurer la protection des intérêts personnels et économiques des majeurs incapables devraient être suffisamment larges et souples pour permettre d’apporter une réponse juridique appropriée aux différents degrés d’incapacité et à la variété des situations.
(…)
4. Parmi l’éventail des mesures de protection proposées devraient figurer, dans les cas appropriés, des dispositions ne restreignant pas la capacité juridique des intéressés. »
Principe 3 – Préservation maximale de la capacité
« 1. Le cadre législatif devrait, dans toute la mesure du possible, reconnaître que différents degrés d’incapacité peuvent exister et que l’incapacité peut varier dans le temps. Par conséquent, une mesure de protection ne devrait pas automatiquement conduire à une restriction totale de la capacité juridique. Toutefois, une limitation de cette dernière devrait être possible lorsqu’elle apparaît de toute évidence nécessaire à la protection de la personne concernée.
2. En particulier, une mesure de protection ne devrait pas automatiquement priver la personne concernée du droit de voter, de tester, de donner ou non son accord à une quelconque intervention touchant à sa santé, ou de prendre toute autre décision à caractère personnel, ce à tout moment, dans la mesure où sa capacité le lui permet.
(…) »
Principe 6 – Proportionnalité
« 1. Lorsqu’une mesure de protection est nécessaire, elle doit être proportionnelle au degré de capacité de la personne concernée et adaptée aux circonstances particulières et aux besoins de cette dernière.
2. La mesure de protection devrait limiter la capacité juridique, les droits et les libertés de la personne concernée seulement dans la limite nécessaire pour atteindre le but de l’intervention auprès de celle-ci. »
Principe 13 – Droit d’être entendu personnellement
« La personne concernée devrait avoir le droit d’être entendue personnellement dans le cadre de toute procédure pouvant avoir une incidence sur sa capacité juridique. »
Principe 14 – Durée, révision et recours
« 1. Les mesures de protection devraient, dans la mesure de ce qui est possible et indiqué, être d’une durée limitée. Il conviendrait d’envisager des révisions périodiques.
(…)
3. Il conviendrait de prévoir des voies de recours appropriées. »
C. Les rapports relatifs aux visites effectuées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le CPT) en Bulgarie
1. Le rapport du CPT relatif à sa visite du 16 au 22 décembre 2003, publié le 24 juin 2004
74. Ce rapport expose la situation des personnes placées par les autorités publiques dans des foyers pour personnes atteintes de troubles mentaux/d’arriération mentale, établissements qui relèvent de l’autorité du ministère du Travail et de la Politique sociale. La partie II.4 dudit rapport est consacrée au foyer de Pastra.
75. Le CPT a constaté que la capacité officielle du foyer était de 105 personnes : 92 pensionnaires de sexe masculin étaient inscrits, dont 86 étaient présents au moment de la visite. Deux pensionnaires s’étaient enfuis, et les autres avaient une autorisation de sortie dans leur famille. Environ 90 % des pensionnaires étaient atteints de schizophrénie et les autres souffraient d’un retard mental. La majorité d’entre eux avaient passé de nombreuses années dans l’établissement, les sorties étant plutôt rares.
76. Selon les constats du CPT, les locaux du foyer de Pastra étaient dans un état déplorable, les conditions d’hygiène très mauvaises et l’établissement peu chauffé.
77. Plus particulièrement, les bâtiments n’avaient pas d’eau courante. Les pensionnaires se lavaient à l’eau froide dans la cour et ils étaient souvent mal rasés et sales. La salle de bain, à laquelle ils accédaient une fois par semaine, était rudimentaire et délabrée.
78. Les toilettes, situées elles aussi dans la cour, consistaient en des abris délabrés où des trous avaient été creusés à même le sol. Ces installations étaient dans un état déplorable et leur accès dangereux. Par ailleurs, les produits d’hygiène de base étaient rarement disponibles.
79. Le rapport fait état d’insuffisances en ce qui concerne la nourriture. L’alimentation quotidienne consistait en trois repas par jour, dont 750 g de pain. Lait et œufs n’étaient jamais proposés et il y avait rarement des fruits et légumes frais. Aucune disposition n’était prise pour les régimes spéciaux.
80. Le seul traitement dispensé dans le foyer consistait à administrer des médicaments. Les pensionnaires, considérés comme des patients psychiatriques chroniques ayant besoin d’une thérapie d’entretien, étaient enregistrés comme malades externes auprès d’un psychiatre à Dupnitsa. Le psychiatre se rendait dans le foyer une fois tous les deux ou trois mois, ainsi que sur demande. Les pensionnaires pouvaient aussi être amenés chez le psychiatre – qui tenait une permanence hebdomadaire dans la ville voisine de Rila – si l’on constatait une modification de leur état mental. Tous les pensionnaires étaient soumis à un examen psychiatrique deux fois par an, ce qui donnait l’occasion de faire le bilan de leur traitement médicamenteux et, le cas échéant, de l’adapter. Presque tous les pensionnaires prenaient des médicaments psychiatriques, qui étaient inscrits sur une carte spéciale et administrés par les infirmiers.
81. Mis à part l’administration de médicaments, aucune activité thérapeutique n’était organisée pour les pensionnaires, qui menaient une vie passive et monotone.
82. Le CPT a conclu que ces conditions étaient à l’origine d’une situation qui pouvait être qualifiée de traitement inhumain et dégradant. Il a demandé aux autorités bulgares de remplacer d’urgence le foyer de Pastra. Dans leur réponse du 13 février 2004, celles-ci ont reconnu que le foyer n’était pas conforme aux normes européennes en matière de soins. Elles ont indiqué qu’il allait être fermé en priorité et que les pensionnaires seraient transférés dans d’autres établissements.
83. Par ailleurs, le CPT a indiqué, dans la partie II.7 de son rapport que dans la plupart des cas le placement de personnes atteintes de déficiences mentales en institution spécialisée se traduisait par une privation de liberté de facto. La procédure de placement devait donc être assortie des garanties appropriées, parmi lesquelles la réalisation d’une expertise médicale, notamment psychiatrique, objective. Il était aussi essentiel que ces personnes aient le droit d’intenter des actions permettant aux tribunaux de statuer rapidement sur la légalité de leur placement. Le CPT a recommandé qu’un tel droit soit garanti en Bulgarie (paragraphe 52 du rapport).
2. Le rapport du CPT relatif à sa visite du 10 au 21 septembre 2006, publié le 28 février 2008
84. Dans ce rapport, le CPT a recommandé à nouveau de prévoir une action judiciaire permettant de contester la légalité du placement dans un foyer social (paragraphes 176 et 177 du rapport).
85. Il a recommandé également que des efforts soient faits pour garantir que le placement des pensionnaires dans les foyers pour personnes souffrant de troubles mentaux et/ou de retard mental se fasse en toute conformité avec la lettre et l’esprit de la loi. Les contrats relatifs à la prestation de services sociaux devraient préciser les droits légaux des pensionnaires, notamment les possibilités de déposer des plaintes auprès d’un organe extérieur. En outre, les pensionnaires incapables de comprendre les contrats devraient recevoir une aide appropriée (paragraphe 178 du rapport).
86. Enfin, le CPT a préconisé que les autorités bulgares prennent les mesures nécessaires afin d’éviter les conflits d’intérêts qui surviennent à l’occasion de la désignation d’un employé d’un foyer social comme tuteur ou curateur d’un pensionnaire de la même institution (paragraphe 179 du rapport).
87. Par ailleurs, le CPT s’est rendu à nouveau au foyer de Pastra lors de sa visite périodique en Bulgarie, en octobre 2010.
IV. LE DROIT COMPARÉ
A. L’accès à un tribunal pour demander le rétablissement de la capacité juridique
88. Selon une étude comparative du droit de vingt Etats membres du Conseil de l’Europe, il apparaît que, dans une grande majorité des cas (Allemagne, Croatie, Danemark, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Luxembourg, Monaco, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Suède, Suisse et Turquie), les législations accordent à toutes les personnes privées de leur capacité juridique le droit de s’adresser directement aux juridictions pour demander la cessation de la mesure.
89. En Ukraine, une personne partiellement privée de sa capacité peut introduire par elle-même une demande de mainlevée de cette mesure ; il en va autrement pour une personne déclarée totalement incapable, qui peut toutefois contester tout acte de son tuteur devant un tribunal.
90. L’action judiciaire en cessation de la privation de la capacité juridique ne peut être directement ouverte par la personne concernée ni en Lettonie (où la demande peut être introduite par le procureur ou par le conseil des tutelles) ni en Irlande.
B. Le placement en foyer spécialisé d’une personne privée de sa capacité juridique
91. Une étude comparative de la législation de vingt Etats parties à la Convention démontre qu’il n’existe pas en Europe d’approche harmonisée relativement au régime du placement en foyer spécialisé des personnes privées de leur capacité juridique, notamment pour ce qui est de l’autorité compétente pour adopter la décision de placement et des garanties dont bénéficie la personne concernée. On peut toutefois constater que, dans certains pays (Allemagne, Autriche, Estonie, Finlande, France, Grèce, Pologne, Portugal et Turquie), la décision de placer une personne contre sa volonté dans un foyer spécialisé pendant une longue période est prise directement ou homologuée par le juge.
92. D’autres législations (Belgique, Danemark, Hongrie, Irlande, Lettonie, Luxembourg, Monaco et Royaume-Uni) autorisent le curateur, des proches parents ou l’administration à décider du placement en foyer spécialisé sans que l’approbation du juge soit nécessaire. Par ailleurs, il apparaît que, dans tous les pays précités, la mesure de placement est entourée de conditions de fond, notamment quant à l’état de santé de la personne, à l’existence d’un danger ou d’un risque et/ou à la production de certificats médicaux. De plus, l’obligation d’entendre ou de consulter la personne concernée au sujet de son placement, l’existence d’un délai légal ou judiciaire pour la fin ou la révision de cette mesure, ainsi que la possibilité d’une assistance juridique figurent parmi les garanties fournies dans plusieurs législations nationales.
93. Dans certains pays (Allemagne, Danemark, Estonie, Grèce, Hongrie, Irlande, Lettonie, Pologne, Slovaquie, Suisse et Turquie), la possibilité de contester devant un organe judiciaire la décision initiale de placement est offerte à la personne concernée sans qu’elle soit tenue de solliciter l’accord de son tuteur ou curateur.
94. Enfin, plusieurs Etats (Allemagne, Danemark, Estonie, Finlande, Grèce, Irlande, Lettonie, Pologne, Suisse et Turquie) donnent directement à la personne concernée le droit d’introduire périodiquement un recours judiciaire pour contester la légalité du maintien de la mesure de placement.
95. Il convient de noter par ailleurs que de nombreuses législations relatives à la capacité juridique ou au placement des personnes en institution spécialisée ont été récemment modifiées (Allemagne : 1992 ; Autriche : 2007 ; Danemark : 2007 ; Estonie : 2005 ; Finlande : 1999 ; France : 2007 ; Grèce : 1992 ; Hongrie : 2004 ; Lettonie : 2006 ; Pologne : 2007 ; Royaume-Uni : 2005 ; Ukraine : 2000) ou sont en cours de modification (Irlande). Ces réformes législatives ont pour but de renforcer la protection juridique des personnes privées de leur capacité en leur offrant soit un droit d’accès direct à un tribunal pour faire réviser leur statut, soit des garanties supplémentaires quand elles sont placées en établissement spécialisé contre leur volonté.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
96. Le requérant estime que son placement dans le foyer de Pastra est contraire à l’article 5 § 1 de la Convention.
Cette disposition se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
A. Remarques préliminaires
97. La Grande Chambre observe que devant elle le Gouvernement maintient l’exception de non-épuisement des voies de recours internes qu’il a soulevée devant la chambre relativement au grief tiré de l’article 5 § 1.
98. Cette exception se fonde sur les éléments suivants. Premièrement, le requérant aurait pu à tout moment saisir en personne le juge, en vertu de l’article 277 du code de procédure civile (« le CPC »), pour demander le rétablissement de sa capacité juridique, et la levée de la curatelle lui aurait permis de quitter librement le foyer. Deuxièmement, les membres de sa famille proche ne se seraient pas prévalus de la possibilité qu’offraient à certains d’entre eux les articles 113 et 115 du code de la famille (« le CF ») de demander le changement du curateur auprès de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle. D’après le Gouvernement, en cas de refus, ils auraient pu introduire un recours auprès d’un tribunal qui aurait statué au fond et éventuellement nommé un nouveau curateur, qui aurait pu ainsi résilier le contrat de placement. Le Gouvernement soutient aussi en substance que les membres de la famille proche du requérant auraient pu également contester le contrat conclu entre la curatrice R. P. et le foyer de Pastra. Enfin, il indique que le requérant lui-même aurait pu demander à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle de désigner un représentant ad hoc en soutenant qu’il y avait un conflit d’intérêts avec son curateur, et ce afin de demander son départ du foyer et sa domiciliation à une autre adresse (article 123, alinéa 1, du CF).
99. La Grande Chambre relève que, dans sa décision sur la recevabilité du 29 juin 2010, la chambre a constaté que cette exception soulevait des questions étroitement liées à celles posées par le grief du requérant sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention et a par conséquent décidé de la joindre à l’examen au fond de cette disposition.
100. Par ailleurs, considérant que la question de savoir s’il y avait en l’espèce « privation de liberté » au sens de l’article 5 § 1 était étroitement liée au bien-fondé du grief tiré de cette disposition, la chambre a également joint ce point à l’examen au fond. La Grande Chambre ne voit aucune raison de remettre en cause les conclusions de la chambre à ces égards.
B. Sur la question de savoir si le requérant a été privé de liberté au sens de l’article 5 § 1
1. Arguments des parties
a) Le requérant
101. Le requérant soutient que, bien que la législation nationale qualifie de « volontaire » le placement en foyer social des personnes atteintes de troubles mentaux, son transfert au foyer de Pastra constitue une privation de liberté. Il estime que, comme dans l’arrêt Storck c. Allemagne (no 61603/00, CEDH 2005-V), les éléments objectif et subjectif caractérisant une détention sont présents en l’espèce.
102. Concernant la nature de la mesure, le requérant estime que vivre dans un foyer éloigné et situé dans une zone montagneuse équivalait à être physiquement isolé de la société. Il n’aurait pu se résoudre à partir de son propre chef car, sans papiers d’identité et sans argent, il se serait exposé au risque de se faire arrêter rapidement par la police à l’occasion de contrôles de routine, très courants en Bulgarie.
103. Les sorties du foyer auraient été soumises à un régime d’autorisation. La distance d’environ 420 km séparant le foyer de la ville natale du requérant et l’impossibilité pour lui de disposer de sa pension d’invalidité l’auraient privé de la faculté de se rendre plus de trois fois à Roussé. L’intéressé affirme par ailleurs que de nombreuses demandes de voyage lui ont été refusées par l’administration du foyer. Il ajoute que, selon une pratique dépourvue de base légale, les pensionnaires ne respectant pas la durée de leurs autorisations de sortie sont considérés comme étant en état de fuite et recherchés par la police. Il expose à cet égard que la police l’a arrêté une fois à Roussé et que, même si celle-ci ne l’a pas reconduit au foyer, le fait que le directeur avait demandé sa localisation et son transfert a constitué une restriction déterminante de son droit à la liberté individuelle. Il dit avoir été arrêté et détenu par la police en attendant que des employés du foyer viennent le chercher, sans avoir été informé des raisons justifiant sa privation de liberté. Son transfert ayant été effectué par la contrainte, peu importerait qu’il ait été assuré par des employés du foyer.
104. Le requérant souligne ensuite que la mesure de placement dont il fait l’objet perdure depuis plus de huit ans et que ses espoirs de quitter un jour le foyer sont vains car la décision doit être approuvée par le curateur.
105. S’agissant des conséquences de l’exécution de la mesure de placement, le requérant met en avant la sévérité du régime. Ses occupations, ses soins et ses déplacements auraient fait l’objet d’un contrôle complet et effectif de la part des employés du foyer. Il aurait été soumis à une routine quotidienne stricte l’obligeant à se lever, se coucher et manger à des heures bien précises. Il n’aurait eu aucune liberté quant au choix de sa tenue vestimentaire, la préparation de ses repas, la participation à des événements culturels ou l’établissement de relations avec d’autres personnes, y compris des relations intimes, car le foyer aurait été exclusivement réservé aux hommes. Il n’aurait pu regarder la télévision que le matin. Ainsi, son séjour au foyer aurait causé une nette dégradation de son bien-être et aurait fait naître chez lui un syndrome d’institutionnalisation, c’est-à-dire l’incapacité de se réinsérer dans la société et d’y mener une vie normale.
106. Pour ce qui est de l’élément subjectif, l’intéressé considère que son cas se distingue de celui examiné dans l’affaire H.M. c. Suisse (no 39187/98, CEDH 2002-II), où la requérante avait consenti à son placement dans un établissement social. Lui-même n’aurait jamais donné un tel consentement en l’espèce. Sa curatrice de l’époque, Mme R. P. (paragraphe 12 ci-dessus), ne l’aurait pas consulté au sujet du placement et, du reste, il ne l’aurait même pas connue ; de plus, il n’aurait pas été informé de l’existence du contrat du 10 décembre 2002 (paragraphe 14 ci-dessus), qu’il n’aurait jamais signé. Ces circonstances refléteraient une pratique largement répandue en Bulgarie selon laquelle, une fois privée, même partiellement, de sa capacité juridique une personne serait considérée comme incapable d’exprimer sa volonté. D’ailleurs, il ressortirait des documents médicaux que le souhait du requérant de quitter le foyer a été analysé non pas comme une volonté librement exprimée, mais plutôt comme un symptôme de sa maladie mentale.
107. Enfin, dans l’affaire H.M. c. Suisse précitée, les autorités auraient fondé leur décision de placement sur un examen minutieux démontrant que les conditions de vie au domicile de l’intéressée s’étaient gravement détériorées en raison de son manque de coopération avec un organisme d’aide sociale. En revanche, le requérant ne se serait jamais vu offrir et n’aurait jamais refusé une aide sociale alternative à domicile.
b) Le Gouvernement
108. Dans ses observations écrites devant la chambre, le Gouvernement avait admis que les circonstances de l’espèce s’analysaient en une « privation de liberté » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Cependant, à l’audience et dans la procédure devant la Grande Chambre, il a soutenu que l’article 5 ne trouvait pas à s’appliquer. A cet égard, il observe que le requérant n’a pas été interné d’office en hôpital psychiatrique par les pouvoirs publics en vertu de la loi sur la santé publique, mais qu’il a été logé dans un foyer d’assistance sociale à la demande de sa curatrice, sur le fondement d’un contrat de droit civil et conformément aux règles de l’assistance sociale. Ainsi, les personnes ayant besoin d’assistance, y compris celles présentant des troubles mentaux, pourraient demander, directement ou par le biais de leurs représentants, le bénéfice de diverses prestations sociales et médicales en application de la loi sur l’assistance sociale de 1998 (paragraphes 57-60 ci-dessus). Les foyers pour adultes atteints de troubles mentaux proposeraient une vaste gamme de prestations de ce type et le placement dans ces établissements ne pourrait être considéré comme une privation de liberté.
109. Quant aux circonstances concrètes de l’espèce, le Gouvernement avance que le requérant n’a jamais manifesté expressément et consciemment son désaccord avec le placement dans le foyer et qu’on ne peut dès lors conclure que cette mesure revêtait un caractère involontaire. De plus, l’intéressé aurait été libre de quitter le foyer à tout moment.
110. Par ailleurs, l’intéressé aurait été encouragé à travailler au mieux de ses capacités dans le restaurant du village et aurait bénéficié à trois reprises d’une autorisation de sortie. Ses deux retours de Roussé avant la fin de son autorisation de sortie (paragraphe 27 ci-dessus) s’expliqueraient par l’absence de logement. Le Gouvernement souligne en outre que le requérant n’a jamais été reconduit au foyer par la police. Il reconnaît qu’en septembre 2006 le directeur s’est retrouvé dans l’obligation de demander à la police de rechercher l’intéressé car celui-ci n’était pas rentré (paragraphe 28 ci‑dessus). Or il ressortirait de l’affaire Dodov c. Bulgarie (no 59548/00, 17 janvier 2008) que l’Etat a l’obligation positive de prendre soin des personnes logées dans des foyers sociaux. D’après le Gouvernement, la démarche du directeur s’inscrivait dans le cadre de cette obligation de protection.
111. Le Gouvernement fait ensuite remarquer que le requérant ne jouissait pas de sa capacité juridique et ne bénéficiait pas d’un environnement familial de soutien, d’un logement ou de ressources suffisantes pour mener une vie autonome. Se référant à cet égard aux arrêts H.M. c. Suisse, précité, et Nielsen c. Danemark (28 novembre 1988, série A no 144), il estime que le placement du requérant n’est qu’une mesure de protection visant le seul intérêt de celui-ci et représente une réponse adéquate à une situation sociale et médicale d’urgence qui ne peut être considérée comme involontaire.
c) Le tiers intervenant
112. Interights formule les observations générales suivantes. Elle indique avoir mené une étude sur les pratiques de placement dans des foyers sociaux pour personnes atteintes de troubles mentaux dans des pays d’Europe centrale et orientale. Selon les conclusions de cette étude, dans la plupart des cas, le placement en question s’analyserait en une situation équivalant à une privation de liberté de facto.
113. Les foyers sociaux seraient souvent situés dans des zones géographiques rurales ou montagneuses difficiles d’accès. En cas de proximité des localités urbaines, ces foyers seraient entourés de grandes clôtures et fermés à clé. En règle générale, les personnes placées ne pourraient sortir qu’avec l’autorisation expresse du directeur de l’institution et pendant une durée limitée. En cas d’absence non autorisée, la police aurait le pouvoir de rechercher et de ramener les personnes concernées. Le même régime de vie restrictif s’appliquerait de la même façon à toutes les personnes, sans distinction tenant au statut juridique – capables, incapables ou partiellement incapables, ce que Interights juge déterminant. En effet, le caractère volontaire ou involontaire du placement ne serait aucunement pris en considération.
114. Pour ce qui est de l’analyse de l’aspect subjectif du placement, Interights estime que le consentement des personnes concernées appelle un examen attentif. En effet, il faudrait vérifier sérieusement la véritable volonté de ces personnes, nonobstant leur éventuelle incapacité déclarée sur le plan juridique. Selon Interights, c’est une réalité dans les pays d’Europe centrale et orientale que face au choix de vivre soit sans abri dans la précarité totale soit dans les conditions relativement sécurisées offertes par un foyer, les personnes incapables peuvent opter pour la deuxième solution, tout simplement à défaut de se voir proposer par l’Etat des services alternatifs relevant de l’assistance sociale. Ce ne serait pas pour autant que l’on pourrait dire que ces personnes consentent librement à la mesure de placement.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
115. La Cour rappelle qu’entre privation de liberté et restrictions à la liberté de circuler qui obéissent à l’article 2 du Protocole no 4, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92‑93, série A no 39). Pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Storck, précité, § 71, et Guzzardi, précité, § 92).
116. Dans le contexte de la privation de liberté en relation avec la santé mentale, la Cour a estimé qu’une personne pouvait être considérée comme « détenue » même pendant la période où elle se trouvait dans un service hospitalier ouvert avec la possibilité de se rendre régulièrement sans escorte dans les parties non sécurisées de l’hôpital et de sortir de celui-ci sans escorte (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 42, série A no 93).
117. Par ailleurs, dans le domaine du placement des personnes atteintes de troubles mentaux, la notion de privation de liberté ne comporte pas seulement un aspect objectif, à savoir l’internement d’une personne dans un espace restreint pendant un laps de temps non négligeable. Une personne ne peut passer pour avoir été privée de sa liberté que si – et cela constitue un aspect subjectif – elle n’a pas valablement consenti à son internement (Storck, précité, § 74).
118. La Cour a conclu à l’existence d’une privation de liberté notamment dans les circonstances suivantes : a) lorsque le requérant, déclaré totalement incapable et placé à la demande de son représentant légal dans un hôpital psychiatrique, avait tenté sans succès de le quitter (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 108, CEDH 2008) ; b) lorsque la requérante avait d’abord consenti à son séjour en clinique, mais tenté de s’enfuir par la suite (Storck, précité, § 76) ; c) dans un cas où le requérant était un majeur incapable de donner son consentement au placement dans une institution psychiatrique qu’il n’avait cependant jamais tenté de quitter (H.L. c. Royaume-Uni, no 45508/99, §§ 89-94, CEDH 2004‑IX).
119. La Cour a également dit que le droit à la liberté occupe une place trop importante dans une société démocratique pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de la Convention du seul fait qu’elle a accepté d’être mise en détention (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, §§ 64-65, série A no 12), en particulier lorsque nul ne conteste que cette personne est juridiquement incapable de consentir ou de s’opposer à la mesure proposée (H.L. c. Royaume-Uni, précité, § 90).
120. Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion de dire que la première phrase de l’article 5 § 1 doit être comprise comme imposant à l’Etat l’obligation positive de protéger la liberté des personnes relevant de sa juridiction. Si tel n’était pas le cas, il en résulterait une lacune assez grande dans la protection contre la détention arbitraire, ce qui ne cadrerait pas avec l’importance que revêt la liberté individuelle dans une société démocratique. L’Etat est donc tenu de prendre des mesures offrant une protection effective aux personnes vulnérables, notamment des mesures raisonnables destinées à empêcher une privation de liberté dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Storck, précité, § 102). Ainsi, ayant égard aux circonstances particulières de ces affaires, la Cour a estimé que la responsabilité des autorités nationales se trouvait engagée s’agissant d’une détention demandée par le tuteur du requérant et exécutée dans un hôpital psychiatrique (Chtoukatourov, précité), et par une détention dans une clinique privée (Storck, précité).
b) Application de ces principes en l’espèce
121. La Cour souligne d’emblée qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider, d’une manière générale, si tout placement d’une personne privée de sa capacité juridique dans un établissement social constitue une « privation de liberté » au sens de l’article 5 § 1. Dans un certain nombre de cas, de tels placements ont lieu à l’initiative des familles qui se trouvent aussi impliquées dans la tutelle ou la curatelle et sont basés sur des contrats de droit civil conclus avec une institution sociale appropriée. Par conséquent, dans ces cas, les restrictions à la liberté résultent d’actions de particuliers et le rôle des autorités se limite à la supervision. La Cour n’est pas appelée dans la présente affaire à se prononcer sur les obligations qui pourraient incomber aux autorités au regard de la Convention dans de telles situations.
122. Elle constate que les circonstances de l’espèce sont particulières. En effet, aucun membre de la famille du requérant n’a été engagé dans la curatelle et les fonctions de curateur ont été confiées à une fonctionnaire de l’Etat (Mme R. P.). Celle-ci a négocié et conclu le contrat de placement avec le foyer de Pastra, sans prendre contact avec le requérant, qu’elle n’a d’ailleurs jamais rencontré. La mesure de placement a été mise en œuvre par les services sociaux, auxquels le requérant n’a pas non plus été présenté, dans un établissement géré par l’Etat (paragraphes 12-15 ci‑dessus). Le requérant n’a jamais été consulté au sujet des choix opérés par sa curatrice, alors qu’il pouvait exprimer un avis valable et que son accord était nécessaire selon la loi de 1949 sur les personnes physiques et morales et la famille (paragraphe 42 ci-dessus). Dans ces conditions, il n’a pas été transféré au foyer de Pastra à sa demande ou sur la base d’un contrat volontaire de droit privé pour le placement dans une institution sociale en vue de l’obtention d’une aide sociale et d’une protection. La Cour estime que les restrictions dont le requérant se plaint sont le résultat de différents actes pris depuis la demande de placement et tout au long de l’exécution de la mesure par des autorités et institutions publiques agissant par l’intermédiaire de leurs agents, et non d’actes ou d’initiatives de personnes privées. Même si en l’espèce rien n’indique que la curatrice a agi de mauvaise foi, ces éléments permettent de distinguer la présente affaire de l’affaire Nielsen (précitée), dans laquelle la mère du requérant, agissant de bonne foi, avait confié son fils mineur à une institution psychiatrique, ce qui avait amené la Cour à estimer que la mesure relevait de l’exercice des droits parentaux exclusifs sur un enfant incapable d’exprimer un avis valable.
123. Il convient dès lors de considérer que le placement est imputable aux autorités nationales. Il reste à examiner si les restrictions découlant de cette mesure s’analysent en une « privation de liberté » au sens de l’article 5.
124. Concernant l’aspect objectif, la Cour relève que le requérant était logé dans un bloc du foyer dont il pouvait sortir, mais elle rappelle qu’il n’est pas décisif de savoir si le bâtiment était fermé à clé (Ashingdane, précité, § 42). Il est vrai que l’intéressé pouvait se rendre dans le village le plus proche. Il n’en demeure pas moins que ces sorties n’étaient possibles qu’avec une autorisation expresse (paragraphe 25 ci-dessus). Qui plus est, le temps passé en dehors du foyer et les endroits où le requérant pouvait se rendre étaient toujours contrôlés et limités.
125. La Cour note également qu’entre 2002 et 2009 le requérant a été autorisé à trois reprises à se rendre à Roussé pour un séjour de courte durée (une dizaine de jours) (paragraphes 26-28 ci-dessus). La Cour ne saurait spéculer sur les questions de savoir si l’intéressé aurait pu le faire plus fréquemment s’il l’avait demandé. Néanmoins, elle observe que la décision d’octroyer de telles autorisations relevait entièrement de l’administration du foyer, qui retenait les papiers d’identité du requérant et gérait ses moyens financiers, y compris les frais de transport (paragraphes 25-26 ci-dessus). De plus, il apparaît à la Cour que la localisation du foyer dans une zone montagneuse et éloignée de Roussé (environ 400 km) rendait tout voyage difficile et coûteux, compte tenu des revenus du requérant et de sa capacité d’organiser ses déplacements.
126. La Cour estime que ce régime d’autorisation et le fait que l’administration retenait les papiers d’identité du requérant ont constitué des restrictions importantes à la liberté individuelle de l’intéressé.
127. En outre, il n’est pas contesté que lorsque le requérant n’est pas rentré après son autorisation de sortie en 2006, l’administration du foyer a demandé à la police de Roussé de le rechercher et de le ramener (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour peut admettre que cette démarche relève de la responsabilité qu’assume l’administration d’un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux à l’égard des individus qui y sont placés. Elle note aussi que la police n’a pas assuré le transfert du requérant et que celui‑ci n’a pas prouvé avoir été arrêté dans l’attente de l’arrivée des employés du foyer. Il n’en demeure pas moins que, comme la période de sortie autorisée avait expiré, les représentants du foyer ont ramené le requérant sans se préoccuper de ses souhaits.
128. Ainsi, même si le requérant a pu effectuer certains déplacements, les éléments ci-dessus amènent la Cour à considérer que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, l’intéressé se trouvait sous un contrôle constant et n’était pas libre de quitter le foyer sans autorisation à tout moment lorsqu’il le souhaitait. Se référant à l’affaire Dodov précitée, le Gouvernement soutient que les restrictions en cause étaient nécessaires, compte tenu des obligations positives des autorités de protéger la vie et la santé du requérant. La Cour note que dans l’affaire en question la mère du requérant souffrait de la maladie d’Alzheimer et qu’en conséquence sa mémoire et ses autres capacités mentales se dégradaient progressivement, si bien que le personnel de la maison de retraite avait reçu pour instruction de ne jamais la laisser seule. En l’espèce, en revanche, le Gouvernement n’a pas démontré que l’état de santé du requérant était de nature à le placer dans une situation de danger immédiat ou à commander l’adoption de restrictions spéciales en vue de protéger sa vie et son intégrité physique.
129. Quant à la durée de la mesure, la Cour relève que celle-ci n’a pas été fixée et est donc indéterminée, puisque le requérant a été inscrit dans les registres municipaux comme ayant son adresse permanente au foyer. Il y demeure toujours (soit depuis plus de huit ans). Ce laps de temps est suffisamment long pour qu’il ressente pleinement les effets négatifs des restrictions auxquelles il est soumis.
130. Pour ce qui est de l’aspect subjectif de la mesure, il convient de noter que, contrairement aux exigences de la loi interne (paragraphe 42 ci‑dessus), l’intéressé n’a pas été invité à exprimer son avis au sujet du placement et n’a jamais explicitement donné son accord à ce propos. Cependant, il a été conduit en ambulance à Pastra et placé dans le foyer sans être informé des motifs et de la durée de cette mesure prise par sa curatrice désignée d’office. La Cour observe à cet égard qu’il existe des situations dans lesquelles la volonté d’une personne dont les capacités mentales sont altérées peut être valablement remplacée par celle d’un tiers agissant dans le cadre d’une mesure de protection et qu’il est parfois difficile de connaître la véritable volonté ou les préférences d’une telle personne. Toutefois, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que le fait qu’une personne soit privée de sa capacité juridique ne signifie pas nécessairement qu’elle soit incapable de comprendre quelle est sa situation (Chtoukatourov, précité, § 108). En l’espèce, la loi interne accordait un certain poids à la volonté de l’intéressé et il apparaît que celui-ci comprenait bien sa situation. La Cour note qu’au plus tard à partir de 2004 le requérant a exprimé de manière explicite son souhait de quitter le foyer de Pastra devant les psychiatres et dans le cadre des démarches qu’il a entamées auprès des autorités en vue du rétablissement de sa capacité juridique et de la cessation de la curatelle (paragraphes 37-41 ci-dessus).
131. Ces éléments permettent de distinguer le cas d’espèce de l’affaire H.M. c. Suisse précitée, où la Cour a conclu à l’absence d’une privation de liberté, car la mesure de placement ne visait que la protection des intérêts de la requérante, qui une fois arrivée au foyer, avait accepté d’y rester. A cet égard, le Gouvernement n’a pas démontré que le requérant, à son arrivée à Pastra ou à une date ultérieure, ait accepté de demeurer au foyer. Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que l’intéressé ait consenti au placement ou l’ait accepté de manière tacite plus tard et tout au long de son séjour.
132. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de l’implication des autorités dans l’imposition et la mise en œuvre du placement du requérant, du régime de sortie du foyer, de la durée de la mesure et de l’absence de consentement de l’intéressé, la Cour conclut que la situation examinée s’analyse en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Par conséquent, cette disposition trouve à s’appliquer.
C. Sur la compatibilité avec l’article 5 § 1 du placement du requérant au foyer de Pastra
1. Arguments des parties
a) Le requérant
133. Le requérant soutient que, faute pour lui d’avoir consenti à son placement et signé le contrat conclu entre sa curatrice et le foyer de Pastra, ce contrat était contraire à la loi sur les personnes physiques et morales et la famille. Il ajoute qu’il n’a pas été informé de l’existence de ce contrat au moment du placement et qu’il a continué à en ignorer l’existence bien longtemps après cette date. Il n’aurait d’ailleurs pas eu la possibilité de contester cet acte de sa curatrice. Bien que celle-ci eût l’obligation en vertu de l’article 126 du CF de soumettre des rapports sur ses activités à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle (le maire), ce dernier n’aurait eu aucun pouvoir de la sanctionner. En tout cas, aucun rapport n’aurait été établi au sujet du requérant, et ses curateurs n’auraient jamais été appelés à répondre de cette défaillance.
134. Le requérant arguë ensuite que son placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux ne répond à aucun des motifs justifiant une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Cette mesure ne se justifierait ni par un besoin de protection de la sûreté publique ni par l’impossibilité, pour celui qui y est soumis, de s’établir en dehors de l’institution. Le requérant en veut pour preuve le fait que le directeur du foyer l’a jugé capable de s’intégrer dans la société et que des efforts ont été déployés pour le rapprocher de sa famille, mais sans succès. Ainsi, les autorités auraient fondé leur décision de placement sur la simple raison que la famille du requérant n’était pas disposée à prendre soin de lui et qu’il avait besoin d’une aide sociale. Elles n’auraient pas examiné la question de savoir si d’autres mesures moins restrictives pour la liberté individuelle permettaient de fournir l’aide nécessaire. De telles mesures auraient d’ailleurs été envisageables, la législation bulgare prévoyant une large gamme de prestations sociales, par exemple l’assistance personnelle, des centres de réhabilitation, des allocations et des pensions spécifiques. Les autorités n’auraient donc pas ménagé un juste équilibre entre les besoins sociaux de l’intéressé et son droit à la liberté. Il serait arbitraire, et contraire au but de l’article 5, de fonder une détention sur des considérations purement sociales.
135. Dans l’hypothèse où la Cour considérerait que son placement relève du champ d’application de l’article 5 § 1 e), qui prévoit la privation de liberté d’une personne aliénée, le requérant soutient que les autorités nationales n’ont pas rempli les exigences de cette disposition. En effet, en l’absence d’une expertise psychiatrique récente, il serait évident, selon lui, que ledit placement n’avait pas pour but un traitement médical et qu’il était uniquement fondé sur les documents médicaux produits dans le cadre de la procédure visant la privation de la capacité juridique. Ceux-ci auraient été établis environ un an et demi avant le placement et n’auraient pas eu strictement pour objet le placement en établissement pour individus souffrant de troubles mentaux. Invoquant l’arrêt Varbanov c. Bulgarie (no 31365/96, § 47, CEDH 2000‑X), le requérant dit avoir été placé dans le foyer de Pastra sans que son état de santé mentale eût été évalué à ce moment-là.
b) Le Gouvernement
136. Le Gouvernement considère que le placement du requérant est conforme au droit interne car la curatrice a conclu un contrat aux termes duquel l’intéressé recevait, dans son intérêt, des prestations sociales. Ainsi, elle aurait agi dans le cadre de ses fonctions et se serait acquittée de son obligation de protéger la personne sous curatelle.
137. Etant donné que le seul but du placement était de fournir au requérant des prestations à caractère social en vertu de la loi sur l’assistance sociale et non d’effectuer un traitement médical obligatoire, le Gouvernement estime que cette mesure n’est pas régie par l’article 5 § 1 e) de la Convention. A cet égard, les autorités auraient tenu compte de la situation financière et familiale du requérant, à savoir l’absence de ressources et de membres de la famille proche pouvant l’assister au quotidien.
138. Le Gouvernement précise en même temps que l’intéressé peut, en tout état de cause, être considéré comme un « aliéné » au sens de l’article 5 § 1 e). En effet, l’expertise médicale établie dans le cadre de la procédure de privation de la capacité juridique conduite en 2000 démontrerait clairement que le requérant souffrait de troubles mentaux et qu’il était donc légitime pour les autorités de le placer dans un foyer accueillant des individus atteints de ces pathologies. Enfin, se prévalant de l’arrêt Ashingdane (précité, § 44), le Gouvernement expose qu’il existe un lien adéquat entre le motif invoqué pour le placement, à savoir l’état de santé de l’intéressé, et l’établissement dans lequel ce placement a été réalisé. Aussi estime-t-il que la mesure litigieuse n’était pas contraire à l’article 5 § 1 e).
c) Le tiers intervenant
139. Se fondant sur l’étude mentionnée aux paragraphes 112 à 114 ci‑dessus, Interights expose que, dans les pays d’Europe centrale et orientale, le placement en foyer social des personnes atteintes de troubles mentaux est envisagé uniquement sous l’angle de la protection sociale et dans le cadre du droit contractuel. Le droit interne ne considérant pas ces placements comme une forme de privation de liberté, les garanties procédurales prévues en matière d’internement psychiatrique involontaire ne seraient pas applicables.
140. Interights estime que ces situations doivent être rapprochées de celle examinée dans l’affaire H.L. c Royaume-Uni précitée. Celle-ci aurait mis en cause le régime selon lequel la théorie de la nécessité définie par la common law avant 2007 au Royaume-Uni autorisait la détention « informelle » d’individus incapables et dociles souffrant de troubles mentaux. Or la Cour aurait jugé frappante l’absence de toute réglementation fixant la procédure à suivre pour l’admission et la détention de tels individus. Selon elle, le contraste entre cette pénurie de règles et la large palette de garanties qui accompagnaient les internements psychiatriques formels au titre de la législation sur la santé mentale aurait été significatif. En l’absence d’une procédure d’admission formelle, indiquant qui pouvait la proposer, pour quelles raisons et sur quel fondement, et à défaut de déterminer la durée de la détention, le traitement ou les soins, les professionnels de santé de l’hôpital auraient exercé un contrôle total sur la liberté et le traitement d’un individu incapable et vulnérable en se fondant uniquement sur leurs propres examens cliniques, effectués quand et comme ils l’ont jugé approprié. Sans remettre en cause la bonne foi de ces professionnels ni douter qu’ils ont agi dans l’intérêt supérieur du requérant, la Cour aurait rappelé que le but même des garanties procédurales était de protéger les individus contre les erreurs de jugement et les fautes professionnelles (Ibidem, §§ 120-121).
141. Interights demande à la Cour de rester dans cette ligne de jurisprudence et de constater qu’en l’espèce le caractère informel du placement et de la détention continue en foyer social est en contradiction avec les garanties de l’article 5 contre l’arbitraire. Les juridictions n’auraient été impliquées à aucun stade de la procédure et aucun autre organe indépendant n’aurait été chargé de contrôler les institutions en question. L’absence de réglementation combinée avec le caractère vulnérable des personnes souffrant de troubles mentaux faciliterait les abus en matière de droits fondamentaux, dans un contexte où la supervision serait extrêmement limitée.
142. Le tiers intervenant expose ensuite que, dans la plupart des cas de ce type, le placement est une mesure automatique car il existe peu de possibilités d’assistance sociale alternative. Il estime à cet égard qu’il convient d’imposer aux autorités une obligation effective de mettre en place des mesures appropriées et moins restrictives pour la liberté individuelle, qui soient néanmoins capables d’assurer des soins médicaux et des prestations sociales aux personnes présentant des troubles mentaux. Il s’agirait d’une application du principe selon lequel les droits garantis par la Convention doivent être non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
143. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 requiert d’abord la « régularité » de la détention litigieuse, y compris l’observation des voies légales. En la matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en respecter les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244). De plus, la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III).
144. Par ailleurs, les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs autorisant la privation de liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (ibidem, § 49, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008, et Jendrowiak c. Allemagne, no 30060/04, § 31, 14 avril 2011).
145. En ce qui concerne la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux, un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33,Chtoukatourov, précité, § 114, et Varbanov, précité, § 45).
146. Quant à la deuxième condition citée ci-dessus, la détention d’une personne souffrant de troubles mentaux peut s’imposer non seulement lorsqu’elle a besoin, pour guérir ou pour voir son état s’améliorer, d’une thérapie, de médicaments ou de tout autre traitement clinique, mais également lorsqu’il s’avère nécessaire de la surveiller pour l’empêcher, par exemple, de se faire du mal ou de faire du mal à autrui (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 52, CEDH 2003-IV).
147. La Cour rappelle en outre qu’il faut un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de la détention. En principe, la « détention » d’une personne comme malade mental ne sera « régulière » au regard de l’article 5 § 1 e) que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié à ce habilité (Ashingdane, précité, § 44, et Pankiewicz c. Pologne, no 34151/04, §§ 42-45, 12 février 2008). Sous réserve de ce qui précède, le traitement ou régime adéquats ne relèvent pourtant pas, en principe, de l’article 5 § 1 e) (Ashingdane, précité, § 44, et Hutchison Reid, précité, § 49).
b) Application de ces principes en l’espèce
148. Pour examiner si le placement du requérant dans le foyer de Pastra était régulier au regard de l’article 5 § 1, la Cour doit vérifier si cette mesure était conforme au droit interne, si elle entrait dans le champ d’application de l’une des exceptions à la liberté individuelle prévues aux alinéas a) à f) de cette disposition et, enfin, si elle était justifiée au regard de l’une de ces exceptions.
149. A la lumière des textes internes pertinents (paragraphes 57-59 ci‑dessus), la Cour note que le droit bulgare envisage le placement en institution sociale comme une mesure de protection prise à la demande de la personne concernée et non comme une mesure contraignante imposée pour l’un des motifs énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, cette mesure a engendré des restrictions importantes de la liberté individuelle ayant donné lieu à une privation de liberté, au mépris de la volonté ou des souhaits du requérant (paragraphes 121-132 ci-dessus).
150. Concernant le respect des voies légales, la Cour observe d’emblée que le droit interne énonce qu’un curateur n’a pas le pouvoir d’agir au nom de la personne sous curatelle. En effet, en cas de privation partielle de la capacité juridique, les contrats sont valides uniquement lorsqu’ils sont conclus ensemble par le curateur et la personne sous curatelle (paragraphe 42 ci-dessus). Par conséquent, la Cour conclut que la décision de la curatrice R. P. de placer le requérant dans un foyer social pour personnes atteintes de troubles mentaux sans avoir préalablement obtenu son accord n’était pas valide en droit bulgare. Cette conclusion suffit à elle seule pour permettre à la Cour de constater que la privation de liberté du requérant était contraire à l’article 5.
151. En tout état de cause, la Cour estime que cette mesure n’était pas régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention car elle n’était justifiée au regard d’aucun des alinéas a) à f) de cette disposition.
152. Le requérant admet que les autorités ont agi principalement dans le contexte des mécanismes de l’assistance sociale (paragraphe 134 ci-dessus). Toutefois, il estime que les restrictions imposées sont constitutives d’une privation de liberté qui n’est prévue par aucune des exceptions à la règle de la liberté individuelle énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Le Gouvernement soutient que le placement avait pour seul but la protection de l’intérêt du requérant à recevoir des soins à caractère social (paragraphes 136-137 ci-dessus). Il a cependant précisé que si la Cour décidait d’appliquer l’article 5 § 1, cette mesure devait être considérée comme conforme à l’alinéa e) de la disposition en question, compte tenu des troubles mentaux dont souffrait l’intéressé (paragraphe 138 ci-dessus).
153. La Cour note que le requérant pouvait prétendre à l’assistance sociale dans la mesure où il n’avait pas de logement et était incapable de travailler en raison de sa maladie. Elle est d’avis que dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux peut constituer un facteur additionnel à prendre en compte, en plus des éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette personne dans une institution. Néanmoins, le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à l’imposition de mesures privatives de liberté. Aux yeux de la Cour, toute mesure de protection devrait refléter autant que possible les souhaits des personnes capables d’exprimer leur volonté. Le manquement à solliciter l’avis de l’intéressé peut donner lieu à des situations d’abus et entraver l’exercice des droits des personnes vulnérables ; dès lors, toute mesure prise sans consultation préalable de la personne concernée exige en principe un examen rigoureux.
154. La Cour est prête à accepter que le placement du requérant était une conséquence directe de son état de santé mentale, de la déclaration de son incapacité partielle et de la mise en place de la curatelle. En effet, quelque six jours après sa nomination comme curatrice, Mme R. P., sans connaître l’intéressé et sans le rencontrer, a décidé sur la base du dossier de demander aux services sociaux le placement du requérant dans un foyer destiné à accueillir des personnes souffrant de troubles mentaux. Les services sociaux, pour leur part, ont également fait référence à la santé mentale du requérant lorsqu’elles ont considéré que pareille demande devait être accordée. Il apparaît évident à la Cour que si le requérant n’avait pas été privé de sa capacité juridique en raison de sa pathologie mentale, il n’aurait pas été privé de sa liberté. Dès lors, il convient d’examiner la présente affaire sous l’angle de l’alinéa e) de l’article 5 § 1.
155. Il reste à savoir si le placement du requérant satisfait aux conditions voulues par la jurisprudence de la Cour en matière de détention des personnes atteintes de troubles mentaux (voir les principes énoncés au paragraphe 145 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle qu’il faut reconnaître aux autorités nationales une certaine liberté de jugement quand elles se prononcent sur l’internement d’un individu comme « aliéné », car il leur incombe au premier chef d’apprécier les preuves produites devant elles dans un cas donné ; sa propre tâche consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (Winterwerp, précité, § 40, et Luberti c. Italie, 23 février 1984, § 27, série A no 75).
156. En l’espèce, il est vrai que l’expertise médicale effectuée dans le cadre de la procédure de privation de la capacité juridique faisait état des troubles dont souffrait le requérant. Toutefois, cette expertise a eu lieu avant le mois de novembre 2000, alors que le requérant a été placé au foyer de Pastra le 10 décembre 2002 (paragraphes 10 et 14 ci-dessus). Plus de deux ans se sont donc écoulés entre l’expertise psychiatrique sur laquelle les autorités se sont appuyées et la mesure de placement, sans que la curatrice n’ait procédé à une vérification de l’éventuelle évolution de l’état de santé du requérant et sans le rencontrer ou le consulter. Contrairement au Gouvernement (paragraphe 138 ci-dessus), la Cour estime que ce laps de temps est excessif et qu’on ne saurait conclure qu’un avis médical formulé en 2000 reflétait de manière probante l’état de santé mentale du requérant à l’époque du placement. Il convient par ailleurs de relever que les autorités nationales n’avaient pas l’obligation légale d’ordonner une expertise psychiatrique au moment du placement. Le Gouvernement explique à cet égard que les dispositions applicables sont celles de la loi sur l’assistance sociale et non celles de la loi sur la santé (paragraphes 57-60, et 137 ci‑dessus). Pour la Cour, il n’en demeure pas moins que l’absence d’une évaluation médicale récente suffirait pour conclure que le placement du requérant n’était pas régulier au regard de l’article 5 § 1 e).
157. A titre surabondant, la Cour observe que les autres exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 ne sont pas non plus remplies en l’espèce. En effet, concernant le besoin de justifier le placement par l’ampleur des troubles, elle relève que l’expertise médicale de 2000 n’avait aucunement pour but d’analyser la question de savoir si l’état de santé du requérant nécessitait son placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux, mais seulement la question de sa protection juridique. Il est vrai que l’article 5 § 1 e) autorise le placement d’une personne souffrant de troubles mentaux sans qu’il y ait nécessairement un traitement médical en vue (Hutchison Reid, précité, § 52) ; toutefois, une telle mesure doit être dûment justifiée par la gravité de l’état de santé de l’intéressé afin d’assurer sa propre protection ou la protection d’autrui. Or en l’espèce il n’est pas établi que le requérant était dangereux pour lui-même ou pour les autres, en raison notamment de sa pathologie psychiatrique ; la simple affirmation de certains témoins selon laquelle il devenait agressif lorsqu’il buvait (paragraphe 10 ci-dessus) ne saurait suffire à cet égard. Les autorités ne rapportent pas non plus d’actes de violence de la part du requérant pendant son séjour au foyer de Pastra.
158. La Cour relève également des défaillances dans la vérification de la persistance des troubles justifiant l’internement. En effet, bien que le requérant ait été suivi par un psychiatre (paragraphe 31 ci-dessus), ce suivi n’avait pas pour objectif d’évaluer, à des intervalles réguliers, si le maintien au foyer de Pastra continuait à être nécessaire au regard de l’article 5 § 1 e). En effet, une telle évaluation n’était pas prévue par la législation pertinente.
159. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que le placement du requérant n’a pas été ordonné « selon les voies légales » et que sa privation de liberté n’était pas justifiée par l’alinéa e) de l’article 5 § 1. Le Gouvernement n’a par ailleurs indiqué aucun des autres motifs énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 qui, en l’espèce, auraient pu autoriser la privation de liberté litigieuse.
160. Il y a donc eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
161. Le requérant se plaint de ne pas avoir pu faire contrôler par un tribunal la légalité de son placement dans le foyer de Pastra.
Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Arguments des parties
1. Le requérant
162. Le requérant soutient que le droit interne ne prévoit pas de recours spécifiques à sa situation, notamment un contrôle judiciaire périodique de la légalité du placement en foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux. Il ajoute que, puisqu’il était considéré comme incapable d’agir seul sur le plan juridique, le droit interne ne lui offrait pas la possibilité de s’adresser à un tribunal pour solliciter l’autorisation de quitter le foyer de Pastra. Il indique qu’il ne pouvait pas non plus demander la résiliation du contrat de placement, compte tenu du conflit d’intérêts existant avec son curateur, qui exerçait en même temps les fonctions de directeur du foyer.
163. L’intéressé précise par ailleurs qu’il n’était pas autorisé à ester en justice pour demander l’ouverture de la procédure prévue par l’article 277 du CPC (paragraphe 51 ci-dessus) et que, de plus, cette action aurait eu pour objet non pas un contrôle de la légalité de sa privation de liberté, mais uniquement un réexamen des conditions justifiant sa curatelle.
164. Il expose par ailleurs que la procédure prévue par les articles 113 et 115 du CF (paragraphes 49-50 ci-dessus) donnait en théorie aux membres de sa famille proche le droit de demander au maire le changement de curateur ou d’obliger le maire à résilier le contrat de placement en foyer. Toutefois, pour le requérant il s’agissait d’un recours indirect et non accessible, car sa demi-sœur et la seconde épouse de son père n’étaient pas disposées à le former.
2. Le Gouvernement
165. Le Gouvernement soutient que dans la mesure où le placement litigieux avait pour but de fournir des services sociaux, le requérant aurait pu à tout moment demander la résiliation du contrat sans qu’il soit nécessaire d’impliquer les tribunaux. D’après lui, pour autant que le requérant allègue un conflit d’intérêts avec son curateur, il aurait pu se prévaloir de l’article 123, alinéa 1, du CF (paragraphe 50 ci-dessus), et demander à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle la désignation d’un représentant ad hoc, qui aurait pu ensuite donner son accord pour un changement de domiciliation.
166. Par ailleurs, le Gouvernement souligne que les membres de la famille proche du requérant ne se sont pas prévalus de la possibilité qu’offraient à certains d’entre eux les articles 113 et 115 du CF de demander auprès de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle le changement du curateur ou de contester les actes de celui-ci. Il indique qu’en cas de refus les intéressés auraient pu introduire un recours auprès d’un tribunal qui aurait statué sur le fond et éventuellement nommé un nouveau curateur, lequel aurait pu ainsi résilier le contrat de placement. Ainsi, selon le Gouvernement, ils auraient pu, en substance, contester le contrat conclu entre Mme R. P. et le foyer de Pastra.
167. Le Gouvernement estime enfin que l’action en rétablissement de la capacité juridique (prévue à l’article 277 du CPC – paragraphe 51 ci-dessus) constituait un recours au sens de l’article 5 § 4 car, s’il s’était avéré que l’état de santé du requérant s’était suffisamment amélioré et si la curatelle avait été levée, l’intéressé aurait pu librement quitter le foyer.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
168. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la compétence de « statuer » sur la « légalité » de la détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 200, série A no 25, et Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 130, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 202, CEDH 2009).
169. Les formes de contrôle juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en question. Il ne revient pas à la Cour de demander quel pourrait être le système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov, précité, § 123).
170. Il n’en demeure pas moins que l’article 5 § 4 garantit un recours qui doit être accessible à l’intéressé et permettre de contrôler le respect des conditions à remplir pour qu’il y ait, au regard de l’article 5 § 1 e), « détention régulière » d’une personne pour aliénation mentale (Ashingdane, précité, § 52). L’exigence de la Convention selon laquelle un acte de privation de liberté doit être susceptible d’un contrôle juridictionnel indépendant revêt une importance fondamentale eu égard à l’objectif qui sous-tend l’article 5 de la Convention, à savoir la protection contre l’arbitraire. Sont en jeu ici la protection de la liberté physique des individus, ainsi que la sûreté de la personne (Varbanov, précité, § 58). En cas de détention pour maladie mentale, des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte (voir, entre autres, Winterwerp, précité, § 60).
171. Parmi les principes concernant les « aliénés » qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5 § 4 figurent notamment les suivants :
a) en cas de détention pour une durée illimitée ou prolongée, l’intéressé a en principe le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire « à des intervalles raisonnables » un recours devant un tribunal pour contester la « légalité » – au sens de la Convention – de son internement ;
b) l’article 5 § 4 exige que la procédure appliquée revête un caractère judiciaire et offre à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint ; pour déterminer si une procédure offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule ;
c) les instances judiciaires relevant de l’article 5 § 4 ne doivent pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 § 1 prescrit pour les litiges civils ou pénaux. Encore faut-il que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A).
2. Application de ces principes en l’espèce
172. La Cour observe que le Gouvernement n’a indiqué aucun recours interne de nature à donner au requérant la possibilité de contester directement la légalité de son placement dans le foyer de Pastra et le maintien de cette mesure. Elle constate également que les tribunaux bulgares n’ont à aucun moment et sous aucune forme été impliqués dans le placement du requérant et que la législation nationale ne prévoit pas de contrôle judiciaire périodique et automatique du placement d’une personne dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux. D’ailleurs, étant donné que le placement du requérant n’est pas reconnu comme une privation de liberté en droit bulgare (paragraphe 58 ci-dessus), celui-ci ne prévoit aucun recours pour contester la légalité de cette mesure en tant que privation de liberté. La Cour note par ailleurs que, selon la pratique des tribunaux internes, l’invalidité du contrat de placement pour absence de consentement aurait pu être invoquée uniquement à l’initiative du curateur (paragraphe 54 ci-dessus).
173. Dans la mesure où le Gouvernement se réfère à la procédure de rétablissement de la capacité juridique prévue par l’article 277 du CPC (paragraphe 167 ci-dessus), la Cour note que cette démarche n’aurait pas eu pour objet d’examiner la légalité du placement du requérant per se, mais uniquement de reconsidérer le statut juridique de celui-ci (paragraphes 233‑246 ci-après). Le Gouvernement s’appuie ensuite sur les mécanismes de contrôle des actes du curateur (paragraphes 165-166 ci-dessus). La Cour estime qu’il convient de vérifier si ces recours auraient pu donner lieu à un examen judiciaire de la légalité du placement, tel qu’exigé par l’article 5 § 4.
174. A cet égard, elle note que le CF de 1985 permettait aux membres de la famille proche de l’intéressé de contester les actes de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle, qui, à son tour, devait contrôler les actes du curateur – y compris le contrat de placement – et procéder à son remplacement en cas de non-respect par lui de ses obligations (paragraphes 48-50 ci-dessus). Toutefois, la Cour relève qu’il s’agissait de recours non directement accessibles au requérant. De surcroît, aucune des personnes théoriquement habilitées à les exercer n’a montré l’intention d’agir dans les intérêts de M. Stanev, et ce dernier ne pouvait pas agir de sa propre initiative sans leur approbation.
175. On ne sait pas clairement si le requérant pouvait saisir le maire pour lui demander d’exiger des explications du curateur ou de suspendre l’exécution du contrat de placement en raison de son invalidité. En tout état de cause, il apparaît qu’en conséquence de sa privation partielle de capacité la loi ne l’autorisait pas à attaquer de manière autonome les actes du maire auprès des tribunaux (paragraphe 49 ci-dessus), une circonstance que le Gouvernement ne conteste pas.
176. La même conclusion s’impose quant à la possibilité, pour le requérant, de demander au maire de remplacer temporairement son curateur par un représentant ad hoc en alléguant l’existence d’un conflit d’intérêts et de solliciter ensuite la résiliation du contrat de placement. La Cour observe à cet égard que le maire a le pouvoir discrétionnaire d’apprécier l’existence d’un conflit d’intérêts (paragraphe 50 ci-dessus). Enfin, il n’apparaît pas que le requérant aurait pu contester de manière autonome un éventuel refus du maire auprès d’un tribunal qui aurait statué sur le fond.
177. Dès lors, la Cour conclut que les recours invoqués par le Gouvernement soit étaient inaccessibles au requérant, soit ne revêtaient pas un caractère judiciaire. De plus, aucun de ces moyens ne permet d’analyser directement la légalité du placement du requérant dans le foyer de Pastra au regard du droit interne et de la Convention.
178. Au vu de ces éléments, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphes 97-99 ci-dessus), et dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
179. Le requérant considère qu’il n’a pas eu droit à réparation pour les violations alléguées de ses droits garantis par l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.
Il invoque à cet égard l’article 5 § 5, ainsi libellé :
« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
A. Arguments des parties
180. Le requérant estime que les cas dans lesquels une détention irrégulière peut donner lieu à indemnisation sont énumérés de manière restrictive par la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat (paragraphes 62‑67 ci-dessus) et que sa situation ne relève d’aucun d’entre eux. Il dénonce par ailleurs l’absence de voie de droit pour demander réparation pour la violation de l’article 5 § 4.
181. Le Gouvernement soutient que la procédure en indemnisation prévue par la loi de 1988 précitée aurait pu être entamée si le placement dans le foyer avait été considéré comme dépourvu de base légale. Cette mesure ayant été jugée conforme au droit interne et aux intérêts du requérant, celui-ci n’a pas pu engager la procédure en question.
B. Appréciation de la Cour
182. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 (Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38, série A no 185-A, et Houtman et Meeus c. Belgique, no 22945/07, § 43, 17 mars 2009). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention. A cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 44, série A no 148, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 60, Recueil 1997‑VII, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X).
183. En l’espèce, la Cour relève que, eu égard à son constat de violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 5, le paragraphe 5 de cette disposition trouve à s’appliquer. Elle doit donc rechercher si l’intéressé a disposé au niveau interne d’un droit exécutoire à réparation de son préjudice avant le présent arrêt, ou s’il disposera d’un tel droit après l’adoption de l’arrêt.
184. Elle rappelle à cet égard que, pour qu’elle conclue à la violation de l’article 5 § 5, il doit être établi que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait, avant l’arrêt concerné de la Cour, ni ne peut, après cet arrêt, donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, §§ 66-67, série A no 145‑B).
185. A la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime qu’il faut d’abord vérifier si la violation de l’article 5 §§ 1 et 4 constatée en l’espèce aurait pu donner lieu, avant le prononcé du présent arrêt, à un droit à réparation devant les tribunaux internes.
186. Pour ce qui est de la violation de l’article 5 § 1, la Cour relève que l’article 2, alinéa 1, de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat prévoit une indemnisation pour des dommages causés du fait d’une décision judiciaire dans certaines hypothèses de placement en détention, lorsqu’elle a été annulée pour absence de base légale (paragraphe 62 ci-dessus). Or tel n’est pas le cas en l’espèce. Il ressort du dossier que les autorités judiciaires bulgares n’ont à aucun moment considéré cette mesure comme illégale ou autrement contraire à l’article 5 de la Convention. La thèse du Gouvernement consiste d’ailleurs à dire que le placement du requérant était conforme au droit interne. Dès lors, la Cour conclut qu’aucune compensation ne pouvait être réclamée par le requérant en vertu de la disposition susmentionnée, faute de reconnaissance de l’irrégularité du placement par les autorités nationales.
187. Quant à la possibilité de demander une indemnité pour des dommages causés par des actes illégaux des autorités en vertu de l’article 1 de la même loi (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour observe que le Gouvernement n’a produit aucune décision interne indiquant que cette disposition est applicable à des placements dans des foyers sociaux de personnes atteintes de troubles mentaux sur la base des contrats de droit civil.
188. En outre, aucun recours judiciaire permettant de faire contrôler la légalité du placement n’étant disponible en droit bulgare, le requérant ne pouvait invoquer la responsabilité de l’Etat pour obtenir une réparation pour la violation de l’article 5 § 4.
189. Se pose ensuite la question de savoir si le prononcé du présent arrêt concluant à la violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 permettra au requérant de demander réparation en droit bulgare. La Cour observe qu’il ne ressort pas de la législation pertinente qu’un tel recours existe ; le Gouvernement n’a d’ailleurs pas fourni d’arguments prouvant le contraire.
190. Il n’a donc pas été démontré que le requérant pouvait se prévaloir, avant l’arrêt de la Cour, d’un droit à réparation, ou qu’il pourra se prévaloir d’un tel droit après le prononcé de l’arrêt, pour la violation de l’article 5 §§ 1 et 4.
191. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 5 § 5.
IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION, SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13
192. Le requérant se plaint des mauvaises conditions de vie dans le foyer de Pastra, ainsi que de l’absence en droit bulgare d’un recours effectif quant à ce grief. Il invoque l’article 3 de la Convention, pris seul et combiné avec l’article 13. Ces dispositions sont libellées comme suit :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes
193. Dans son mémoire devant la Grande Chambre, le Gouvernement soulève, pour la première fois, une exception de non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 3 de la Convention. Il soutient que le requérant aurait pu obtenir réparation pour les conditions de vie subies au foyer en introduisant un recours en vertu de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat.
194. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête présentées par elle (N.C. c. Italie, précité, § 44). Lorsqu’elle est tardive au sens de cet article, une exception de non‑épuisement des voies de recours internes se heurte à la forclusion et doit dès lors être rejetée (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 57, CEDH 2000-VI, et Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 59, 16 novembre 2000).
195. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas invoqué de circonstances justifiant que l’exception en question n’ait pas été soulevée au stade de l’examen de la recevabilité de l’affaire par la chambre.
196. Dans ces conditions, la Cour constate que le Gouvernement est forclos à soulever l’exception en question, qui doit donc être rejetée.
B. Sur le fond du grief tiré de l’article 3 de la Convention
1. Arguments des parties
197. Le requérant soutient que les mauvaises conditions de vie au foyer de Pastra, notamment l’insuffisance de la nourriture, les conditions d’hygiène déplorables, l’absence de chauffage, les traitements médicaux forcés, le surpeuplement dans les chambres et l’absence d’activités thérapeutiques et culturelles, s’analysent en des traitements prohibés par l’article 3.
198. Il fait remarquer que le Gouvernement avait déjà reconnu en 2004 que lesdites conditions de vie n’étaient pas conformes aux normes européennes dans ce domaine et s’était engagé à procéder à des améliorations (paragraphe 82 ci-dessus). Toutefois, ces conditions sont restées inchangées, en tout cas jusqu’à fin 2009.
199. Dans ses observations devant la chambre, le Gouvernement a reconnu les déficiences des conditions de vie dans le foyer. Il a expliqué que l’insuffisance des moyens financiers affectés à ce type d’établissement constituait l’obstacle principal au maintien de la qualité de vie minimale requise. Il a indiqué par ailleurs qu’à la suite d’une inspection réalisée par l’agence pour l’assistance sociale les autorités avaient prévu de fermer le foyer de Pastra et de prendre des mesures afin d’améliorer les conditions de vie de ses pensionnaires. D’après le Gouvernement, les conditions de vie étant les mêmes pour toutes les personnes du foyer et en l’absence d’intention d’infliger des mauvais traitements, le requérant n’a pas fait l’objet d’un traitement dégradant.
200. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement a précisé que des travaux de rénovation avaient été réalisés fin 2009 dans la partie du foyer habitée par le requérant (paragraphe 24 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
201. L’article 3 consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, parmi d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 90, CEDH 2000-XI, et Poltoratski c. Ukraine, no38812/97, § 130, CEDH 2003-V).
202. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła, précité, § 91, et Poltoratski, précité, § 131).
203. La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles soit de vives souffrances physiques ou mentales (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV). Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale, ou à les conduire à agir contre leur volonté ou leur conscience (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 68, CEDH 2006-IX). A cet égard, la question de savoir si le but d’un traitement donné était d’humilier et d’avilir la victime est un facteur à prendre en considération, même si l’absence d’un tel but ne saurait exclure le constat de violation de l’article 3 (Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 67, 68 et 74, CEDH 2001-III, et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002‑VI).
204. La souffrance et l’humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. Toutefois, on ne saurait considérer qu’une privation de liberté pose en soi un problème sur le terrain de l’article 3 de la Convention. Cette disposition impose cependant à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier soit détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques d’une telle mesure, la santé de l’intéressé est assurée de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła, précité, §§ 92-94).
205. Lorsqu’il s’agit d’évaluer les conditions d’une privation de liberté au regard de l’article 3 de la Convention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs et la durée de la mesure (Kalachnikov, précité, §§ 95 et 102, Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005, et Iovtchev c. Bulgarie, no 41211/98, § 127, 2 février 2006). A cet égard, un facteur important à prendre en compte, outre les conditions matérielles de détention, est le régime de détention. Pour apprécier si un régime restrictif peut soulever un problème au regard de l’article 3 dans une affaire donnée, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières de l’espèce, à la sévérité du régime, à sa durée, à l’objectif qu’il poursuit et à ses effets sur la personne concernée (Kehayov, précité, § 65).
b) Application de ces principes en l’espèce
206. Dans la présente affaire, la Cour a déjà constaté que le placement du requérant dans le foyer de Pastra, dont les autorités internes doivent être tenues pour responsables, s’analyse en une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention (paragraphe 132 ci-dessus). Il s’ensuit que l’article 3 trouve à s’appliquer à la situation de l’intéressé. En effet, cette disposition interdit les traitements inhumains et dégradants des personnes qui se trouvent entre les mains des autorités. La Cour tient à souligner que l’interdiction des mauvais traitements faite par l’article 3 s’applique de la même manière à toutes les formes de privation de liberté, et notamment sans aucune différence fondée sur le but de la mesure incriminée ; en effet, peu importe qu’il s’agisse d’une détention ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale ou d’un internement visant à protéger la vie ou la santé de l’intéressé.
207. La Cour relève d’emblée que le Gouvernement a indiqué que depuis fin 2009 le bâtiment habité par le requérant avait été rénové, ce qui aurait entraîné une amélioration des conditions de vie de l’intéressé (paragraphe 200 ci-dessus) ; celui-ci ne conteste pas ces affirmations. Dès lors, la Cour estime que le grief du requérant doit être compris comme se référant à la période allant de 2002 à 2009. Le Gouvernement ne conteste pas que durant cette période les conditions de vie étaient celles décrites par le requérant et admet que, pour des raisons économiques, elles présentaient certaines déficiences (paragraphes 198-199 ci-dessus).
208. La Cour observe que, bien qu’il partageât une chambre d’une surface de 16 m2 avec quatre autres pensionnaires, le requérant disposait d’une grande liberté de circulation à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement, ce qui est une circonstance de nature à limiter les effets négatifs d’un espace de nuit restreint (Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 103, CEDH 2001‑VIII).
209. Néanmoins, d’autres aspects des conditions matérielles de vie sont fort préoccupants. En particulier, il apparaît que la nourriture n’était pas suffisante et était de mauvaise qualité. Le bâtiment n’était pas suffisamment chauffé et, en hiver, le requérant devait se coucher avec son manteau. Il pouvait prendre une douche une fois par semaine dans une salle de bain insalubre et délabrée. Les toilettes étaient dans un état déplorable et de plus, il était dangereux d’y accéder selon les constats du CPT (paragraphes 21, 22, 23, 78 et 79 ci-dessus). Enfin, le foyer échangeait les habits entre les pensionnaires après lavage (paragraphe 21 ci-dessus), ce qui était de nature à créer un sentiment d’infériorité chez eux.
210. La Cour ne peut rester insensible au fait que le requérant a été exposé à l’ensemble des conditions en question pendant une durée considérable d’environ sept ans. Elle ne peut non plus ignorer les conclusions du CPT qui, après avoir visité les lieux, a établi qu’à l’époque pertinente les conditions de vie au foyer pouvaient être décrites comme constituant un traitement inhumain et dégradant. Tout en ayant connaissance de ces conclusions, dans la période de 2002 à 2009, le Gouvernement n’a pas donné suite à son engagement de procéder à la fermeture de l’établissement (paragraphe 82 ci-dessus). La Cour considère que l’absence de ressources financières invoquée par le Gouvernement ne constitue pas un argument pertinent pour justifier le maintien du requérant dans les conditions de vie évoquées (Poltoratski, précité, § 148).
211. Elle tient néanmoins à préciser que rien ne permet de penser que les autorités nationales avaient l’intention d’infliger des traitements dégradants. Cependant, comme souligné plus haut (paragraphe 203 ci-dessus), l’absence d’un tel but ne saurait exclure de manière définitive le constat de violation de l’article 3.
212. En conclusion, tout en notant les améliorations qui ont, semble-t-il, été apportées au foyer de Pastra à partir de fin 2009, la Cour estime que, considérées dans leur ensemble, les conditions de vie auxquelles a été exposé le requérant pendant environ sept ans constituent un traitement dégradant.
213. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
C. Sur le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3
1. Arguments des parties
214. Le requérant estime qu’aucun recours interne, y compris la voie d’indemnisation prévue par la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat, ne lui était accessible sans l’accord de son curateur. Il souligne à ce propos qu’il n’a pas eu de curateur pendant plus de deux ans, à savoir durant la période allant de la fin des fonctions de Mme R. P. (31 décembre 2002 – paragraphe 12 ci-dessus) à la désignation du nouveau curateur, intervenue le 2 février 2005 (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, ce dernier aurait exercé aussi les fonctions du directeur du foyer. Dès lors, le requérant se serait trouvé en situation de conflit d’intérêts avec lui quant à un éventuel litige sur les conditions de vie au foyer et n’aurait pu attendre de son curateur qu’il approuvât ses allégations.
215. Selon le Gouvernement, l’action en rétablissement de la capacité juridique (paragraphes 51-52 ci-dessus) constituait un recours qui aurait permis au requérant de faire réviser son statut et, s’il avait été mis fin à la curatelle, de quitter le foyer et de ne plus subir les conditions de vie dont il se plaint.
216. Le Gouvernement ajoute que le requérant pouvait introduire, en vertu de l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat (paragraphes 62-67 ci-dessus), un recours mettant directement en cause les mauvaises conditions de vie au foyer de Pastra.
2. Appréciation de la Cour
217. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 13 garantit l’existence de recours internes permettant l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et l’octroi d’un redressement approprié. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant tire de la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/99, § 62, CEDH 2003-V).
218. Lorsque, comme en l’espèce, la Cour a constaté une violation de l’article 3, une indemnisation pour le dommage moral découlant de cette violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place (ibidem, § 63, et Iovtchev, précité, § 143).
219. Dans le cas présent, la Cour relève qu’il est vrai que l’article 1 alinéa 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat a été interprété par les juridictions internes comme étant applicable aux préjudices subis par des détenus en milieu carcéral en raison de mauvaises conditions de détention (paragraphes 63-64 ci-dessus). Toutefois, selon le Gouvernement, le placement du requérant au foyer de Pastra n’est pas considéré comme une détention en droit interne (paragraphes 108-111 ci-dessus). Dès lors, l’intéressé n’aurait pas pu obtenir réparation pour les mauvaises conditions de vie dans ce foyer. D’ailleurs, il n’existe aucune décision de justice selon laquelle cette disposition serait applicable aux allégations relatives à des mauvaises conditions dans des foyers sociaux (paragraphe 65 ci-dessus), et le Gouvernement n’a pas apporté d’arguments prouvant le contraire. Au vu de ces éléments, la Cour est d’avis que ces recours n’étaient pas effectifs au sens de l’article 13.
220. Dans la mesure où le Gouvernement invoque la procédure de rétablissement de la capacité juridique (paragraphe 215 ci-dessus), la Cour observe qu’à supposer même que l’intéressé eût pu, grâce à ce recours, recouvrer sa capacité juridique et quitter le foyer, aucune réparation pour le traitement subi pendant la période de placement ne lui aurait été octroyée. Dès lors, un tel recours n’assurait pas un redressement approprié.
221. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
222. Le requérant allègue que le droit bulgare ne lui donnait pas la possibilité d’introduire une action judiciaire en rétablissement de sa capacité juridique. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents sont libellés comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera, (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Remarques préliminaires
223. La Grande Chambre constate que le Gouvernement maintient devant elle l’exception de non-épuisement des voies de recours internes qu’il avait soulevée devant la chambre. Cette exception se fonde sur l’article 277 du CPC qui, d’après le Gouvernement, donnait au requérant la possibilité d’introduire personnellement une action judiciaire en rétablissement de sa capacité juridique.
224. La Grande Chambre relève que, dans sa décision sur la recevabilité du 29 juin 2010, la chambre a observé que le requérant contestait l’accessibilité du recours qui, d’après le Gouvernement, aurait permis la révision de son statut juridique, et que cette allégation se trouvait au cœur de son grief tiré de l’article 6 § 1. La chambre a dès lors joint l’exception soulevée par le Gouvernement à l’examen au fond du grief en question. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion de la chambre.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
225. Le requérant soutient qu’il ne pouvait pas introduire personnellement, en vertu de l’article 277 du CPC, une action visant au rétablissement de sa capacité juridique, et que ce constat se trouve confirmé par la décision no 5/79 de la Cour suprême (paragraphe 51 ci-dessus). Il en veut pour preuve que le tribunal de district de Dupnitsa a refusé d’examiner son recours contre le refus du maire d’introduire pareille action, au motif que le curateur n’avait pas contresigné le pouvoir (paragraphes 39-40 ci‑dessus).
226. Par ailleurs, bien que l’action en rétablissement de sa capacité juridique ne lui fût pas accessible, l’intéressé aurait essayé d’en engager une par l’intermédiaire du parquet, du maire et de son curateur (le directeur du foyer). Cependant, les juridictions n’ayant été saisies d’aucune demande, toutes ces tentatives se seraient soldées par un échec. Aussi le requérant n’aurait jamais eu la possibilité de faire entendre sa cause par un tribunal.
227. Le Gouvernement estime que l’article 277 du CPC offrait à tout moment au requérant un accès direct à un tribunal en vue de l’examen de la question de son statut juridique. Il précise que, contrairement à ce qu’allègue l’intéressé, la décision no 5/79 de la Cour suprême donne de l’article 277 du CPC une interprétation permettant de conclure qu’une personne partiellement privée de sa capacité juridique a un accès direct aux tribunaux pour soumettre une demande de mainlevée de la curatelle. La seule condition pour ce faire serait la présentation d’éléments prouvant l’amélioration de l’état de santé de l’intéressé. Or, comme le montrerait l’expertise médicale établie à la demande du procureur (paragraphe 37 ci‑dessus), qui concluait que la maladie du requérant persistait et que celui‑ci n’était pas capable de s’occuper de ses intérêts, il était évident que l’intéressé ne disposait d’aucun élément de ce type. Le Gouvernement considère dès lors que le requérant n’a pas tenté de saisir le tribunal tout seul parce qu’il n’était pas en mesure d’étayer sa demande.
228. Par ailleurs, le Gouvernement expose que les tribunaux examinent couramment des demandes en rétablissement de la capacité juridique, par exemple à la demande d’un tuteur (paragraphe 52 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
229. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Ce « droit à un tribunal », dont le droit d’accès ne constitue qu’un aspect, est garanti à toute personne qui considère de manière défendable que l’ingérence dans l’exercice de ses droits civils est arbitraire et prétend qu’elle n’a pas eu de possibilité de se plaindre de ce grief auprès d’un tribunal présentant les garanties de l’article 6 § 1 (voir, notamment, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 117, CEDH 2005-X, et Salontaji-Drobnjak c. Serbie, no 36500/05, § 132, 13 octobre 2009).
230. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus » (Ashingdane, précité, § 57). En élaborant pareille réglementation, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (ibidem, voir aussi, parmi beaucoup d’autres, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 54, CEDH 2003-I ; voir également le rappel des principes pertinents dans Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).
231. Par ailleurs, la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable, avec toutes les garanties prévues par cette disposition, occupe dans une société démocratique (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001-VIII).
232. Enfin, la Cour relève que, dans la plupart des affaires concernant des « aliénés » dont elle a été saisie, la procédure interne portait sur la détention des intéressés et a donc été examinée sous l’angle de l’article 5 de la Convention. Cependant, elle a toujours dit que les garanties « procédurales » de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention étaient pour l’essentiel similaires à celles de l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Winterwerp, précité, § 60, Sanchez-Reisse c. Suisse, 21 octobre 1986, §§ 51 et 55, série A no 107, Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, § 47, série A no 318-B, et Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 103, 26 juillet 2001). Dans l’affaire Chtoukatourov précitée, pour déterminer si la procédure de déclaration d’incapacité juridique avait été équitable ou non, la Cour s’est appuyée, mutatis mutandis, sur sa jurisprudence relative à l’article 5 §§ 1 e) et 4 de la Convention (Chtoukatourov, précité, § 66).
b) Application de ces principes en l’espèce
233. La Cour observe d’emblée qu’en l’espèce aucune des parties ne conteste l’applicabilité de l’article 6 à la procédure de rétablissement de la capacité juridique. Le requérant, qui est partiellement privé de sa capacité juridique, se plaint de l’absence alléguée en droit bulgare d’un accès direct à un tribunal pour introduire une demande en rétablissement de sa capacité. La Cour a eu l’occasion de préciser que les procédures de rétablissement de la capacité juridique sont directement déterminantes pour des « droits et obligations de caractère civil » (Matter c. Slovaquie, no 31534/96, § 51, 5 juillet 1999). L’article 6 § 1 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.
234. Il reste à déterminer si le requérant s’est vu restreindre l’accès à la justice et, dans l’affirmative, si cette restriction poursuivait un but légitime et était proportionnée à celui-ci.
235. La Cour note d’abord que les parties ne s’accordent pas sur la question de savoir si une personne privée de sa capacité a qualité pour introduire directement devant les tribunaux bulgares une action en rétablissement de sa capacité ; le Gouvernement soutient que tel est le cas, alors que le requérant maintient le contraire.
236. La Cour souscrit à l’argument du requérant selon lequel, pour présenter sa demande devant un tribunal bulgare, une personne sous curatelle est obligée de solliciter le soutien des personnes citées à l’article 277 du CPC de 1952 (devenu l’article 340 du CPC de 2007). En effet, la liste des personnes habilitées en droit bulgare à saisir les tribunaux ne vise pas en termes explicites la personne placée sous curatelle (paragraphes 45 et 51 ci-dessus).
237. En ce qui concerne la décision de la Cour suprême de 1980 (paragraphe 51 ci-dessus), la Cour observe que même si son paragraphe 10, quatrième phrase, lu isolément, donne l’impression que l’individu placé sous curatelle bénéficie d’un accès direct à un tribunal, la Cour suprême précise plus loin que lorsque le curateur de la personne partiellement privée de sa capacité juridique et l’organe chargé de la curatelle refusent d’introduire une action en rétablissement de capacité, la personne concernée peut demander au procureur de le faire. Aux yeux de la Cour, la nécessité de solliciter l’intervention du procureur se concilie mal avec un accès direct à la justice des personnes sous curatelle dans la mesure où la décision d’intervention est laissée à la discrétion du procureur. Il s’ensuit qu’on ne saurait conclure que la Cour suprême ait, dans sa décision de 1980, affirmé de manière claire l’existence d’un tel accès en droit bulgare.
238. La Cour note en outre que le Gouvernement n’a produit aucune décision de justice démontrant que des personnes mises sous curatelle ont pu accéder de manière autonome à un tribunal pour demander la mainlevée de la mesure ; en revanche, il a montré qu’au moins une demande en rétablissement de capacité a été introduite avec succès par un tuteur (paragraphe 52 ci-dessus).
239. Aussi, la Cour estime-t-elle établi que le requérant ne pouvait pas, sans l’intermédiaire de son curateur ou de l’une des personnes visées à l’article 277 du CPC, demander le rétablissement de sa capacité juridique.
240. La Cour souligne par ailleurs qu’en matière d’accès à un tribunal, le droit interne ne fait aucune distinction entre les personnes déclarées totalement incapables et celles qui, comme le requérant, sont frappées d’une incapacité seulement partielle. Qui plus est, la législation interne ne prévoit aucune possibilité de contrôle périodique automatique des raisons justifiant le maintien de la curatelle. Enfin, dans le cas du requérant, cette mesure n’a pas été limitée dans le temps.
241. Il est vrai que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il requiert, par sa nature, d’accorder aux Etats une certaine marge d’appréciation dans la réglementation du domaine examiné (Ashingdane, précité, § 57). De plus, la Cour reconnaît que des limitations aux droits procéduraux d’une personne, même frappée d’une incapacité seulement partielle, peuvent être justifiées pour sa propre protection et pour la protection des intérêts d’autrui, ainsi que pour le bon fonctionnement de la justice. Cependant, l’exercice de ces droits a une importance qui varie en fonction de l’objet de l’action que l’intéressé souhaiterait porter en justice. En particulier, le droit de demander à un tribunal de réviser une déclaration d’incapacité s’avère l’un des plus importants pour l’individu concerné car, une fois engagée, une telle procédure est déterminante pour l’exercice de l’ensemble des droits et libertés affectés par la déclaration d’incapacité, y compris pour ce qui est des limites qui peuvent être apportées à la liberté (voir aussi Chtoukatourov, précité, § 71). La Cour estime dès lors que ce droit constitue l’un des droits procéduraux essentiels pour la protection des personnes déclarées partiellement incapables. Il s’ensuit que ces personnes doivent en principe bénéficier dans ce domaine d’un accès direct à la justice.
242. L’Etat demeure cependant libre de déterminer les modalités procédurales pour l’exercice de cet accès direct. En même temps, la Cour estime qu’il ne serait pas incompatible avec l’article 6 que la loi nationale prévoie dans ce domaine certaines restrictions à l’accès à la justice dans le seul but d’éviter l’engorgement des tribunaux par des demandes excessives et manifestement mal fondées. Il lui paraît néanmoins évident que des moyens moins restrictifs qu’une privation automatique de l’accès direct peuvent être appliqués pour résoudre un tel problème, par exemple la limitation de la périodicité des demandes ou la mise en place d’un système d’examen préalable de leur recevabilité sur dossier.
243. La Cour observe par ailleurs que dix-huit des vingt législations nationales étudiées prévoient l’accès direct aux tribunaux pour toute personne partiellement incapable souhaitant obtenir la révision de son statut. Dans dix-sept Etats, cet accès est ouvert même aux personnes déclarées totalement incapables (paragraphes 88-90 ci-dessus). Cela indique qu’il existe aujourd’hui au niveau européen une tendance à accorder aux individus privés de leur capacité juridique un accès direct à un tribunal en vue de la mainlevée de cette mesure.
244. De plus, la Cour se doit de noter l’importance croissante qu’accordent aujourd’hui les instruments internationaux de protection des personnes atteintes de troubles mentaux à l’octroi d’une autonomie juridique optimale à ces personnes. Elle se réfère à cet égard à la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies du 13 décembre 2006 ainsi qu’à la recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables, qui préconisent la mise en place de garanties procédurales adéquates afin de protéger au mieux les personnes privées de capacité juridique, de leur offrir une révision périodique de leur statut et des voies de recours appropriées (paragraphes 72-73 ci-dessus).
245. Au vu de ce qui précède, et notamment de l’orientation qui se dégage des droits nationaux et des textes internationaux pertinents, la Cour considère que l’article 6 § 1 de la Convention doit être interprété comme garantissant en principe à toute personne déclarée partiellement incapable, comme c’est le cas du requérant, un accès direct à un tribunal pour demander le rétablissement de sa capacité juridique.
246. En l’espèce, la Cour vient de constater qu’un tel accès direct n’est pas garanti à un degré suffisant de certitude par la législation bulgare pertinente. Ce constat suffit pour conclure qu’il y a eu, dans le chef du requérant, violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
247. La conclusion qui précède dispense la Cour d’examiner si les voies de droit indirectes invoquées par le Gouvernement offraient au requérant des garanties suffisantes pour s’assurer que sa cause soit soumise à un tribunal.
248. Ainsi, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 223 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 6 § 1de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13
249. Le requérant allègue que le régime restrictif de la curatelle, y compris son placement dans le foyer de Pastra et les conditions matérielles de vie qui y régnaient, a constitué une ingérence injustifiée dans son droit au respect de sa vie privée et de son domicile. Il soutient que le droit bulgare ne lui a offert aucun recours adéquat et accessible à cet égard. Il invoque l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13.
L’article 8 se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
250. Le requérant précise en particulier que le régime de la curatelle n’a pas été adapté à son cas, mais qu’il s’agissait des limitations automatiquement imposées à toute personne dont l’incapacité était déclarée par le juge. Il ajoute que le fait d’être obligé de vivre dans le foyer de Pastra équivalait pour lui à une interdiction de participer à la vie en société et de nouer des liens avec des personnes de son choix. Les autorités n’auraient pas cherché à trouver d’autres solutions thérapeutiques dans la communauté ni à prendre des mesures moins restrictives pour sa liberté individuelle, si bien qu’il serait atteint du « syndrome » de l’institutionnalisation, c’est-à-dire la disparition des capacités sociales et des particularités de l’individu.
251. Le Gouvernement combat ces allégations.
252. Eu égard à ses conclusions sur le terrain des articles 3, 5, 6 et 13 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 8 de la Convention, pris isolément et/ou combiné avec l’article 13. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief.
VII. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
A. Sur l’article 46 de la Convention
253. Les parties pertinentes de l’article 46 de la Convention se lisent comme suit :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
254. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment que l’Etat défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Menteş et autres c. Turquie (article 50), 24 juillet 1998, § 24, Recueil 1998-IV, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I). La Cour rappelle également qu’il appartient au premier chef à l’Etat en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (Scozzari et Giunta, précité, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV).
255. Toutefois, pour aider l’Etat défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation constatée (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004-V, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 148, 17 septembre2009).
256. En l’espèce, la Cour considère qu’il est nécessaire, au regard de son constat de violation de l’article 5, d’indiquer des mesures individuelles d’exécution du présent arrêt. Elle rappelle avoir conclu à la violation de cette disposition en raison du non-respect de la condition exigeant que toute privation de liberté soit ordonnée selon les « voies légales » et de l’absence de justification de celle-ci au regard de l’alinéa e) ou des autres alinéas de l’article 5 § 1. Elle a également relevé des défaillances dans l’établissement et la vérification de la persistance de troubles justifiant le placement (paragraphes 148-160 ci-dessus).
257. La Cour estime que, pour effacer les conséquences de la violation des droits du requérant, les autorités devraient vérifier si celui-ci souhaite rester dans le foyer en question. Aucun élément du présent arrêt ne doit en effet être vu comme un obstacle au maintien du placement du requérant dans le foyer de Pastra ou dans un autre foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux s’il s’avère établi que celui-ci est consentant à un tel placement. En revanche, dans le cas où le requérant s’y opposerait, il incomberait aux autorités de réexaminer sa situation, sans tarder, à la lumière des conclusions du présent arrêt.
258. La Cour rappelle qu’elle a également conclu à la violation de l’article 6 § 1 en raison de l’absence, pour une personne partiellement privée de sa capacité juridique, d’un accès direct à un tribunal pour demander le rétablissement de sa capacité (paragraphes 233-248 ci-dessus). Compte tenu de ce constat, la Cour recommande à l’Etat défendeur d’envisager les mesures générales nécessaires pour permettre un tel accès de manière efficace.
B. Sur l’article 41 de la Convention
259. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
260. Le requérant ne formule aucune demande pour préjudice matériel. En revanche, il réclame 64 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
261. Il affirme en particulier avoir souffert des mauvaises conditions de vie au foyer et réclame un montant de 14 000 EUR à cet égard. Quant à son placement dans le foyer de Pastra, il indique avoir éprouvé des sentiments d’angoisse, de désarroi et de frustration depuis le début de la mise en œuvre de la mesure en décembre 2002. De plus, ce placement forcé aurait eu des conséquences importantes sur sa vie car il aurait été privé de son environnement social et soumis à un régime de vie très restrictif, ce qui renforcerait ses difficultés de réintégration dans la société. Il soutient que même s’il n’existe pas de jurisprudence comparable concernant une détention irrégulière dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux, il convient de tenir compte de la satisfaction équitable accordée par la Cour dans des affaires de détention irrégulière en hôpital psychiatrique. Il se réfère, par exemple, aux arrêts Gajcsi c. Hongrie (no 34503/03, §§ 28-30, 3 octobre 2006) et Kayadjieva c. Bulgarie (no 56272/00, § 57, 28 septembre 2006), tout en notant que la mesure privative de liberté qui lui a été imposée a eu une durée considérablement plus longue que celles qui étaient à l’origine des affaires précitées. Il estime qu’un montant de 30 000 EUR serait équitable à ce titre. Enfin, il ajoute que l’absence d’accès aux juridictions pour demander la révision de son statut juridique a restreint l’exercice d’un certain nombre de libertés dans la sphère de sa vie privée, ce qui lui a causé un préjudice moral supplémentaire, pouvant être compensé par la somme de 20 000 EUR.
262. Le Gouvernement considère que les prétentions du requérant sont excessives et dénuées de fondement. D’après lui, si la Cour est amenée à accorder un montant pour dommage moral, celui-ci ne devrait pas dépasser les sommes allouées dans des arrêts rendus en matière d’internement psychiatrique obligatoire contre la Bulgarie. Le Gouvernement renvoie aux arrêts Kayadjieva (précité, § 57), Varbanov (précité, § 67), et Kepenerov c. Bulgarie (no 39269/98, § 42, 31 juillet 2003).
263. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de plusieurs dispositions de la Convention en l’espèce, à savoir les articles 3, 5 (§§ 1, 4 et 5), 6 et 13. Elle considère que le requérant doit avoir subi des souffrances du fait de son placement, qui a débuté en décembre 2002 et continue à ce jour, et de l’impossibilité pour lui d’obtenir un contrôle juridictionnel de cette mesure, ainsi que de l’absence d’accès aux tribunaux pour demander la mainlevée de la curatelle. Cette souffrance a sans aucun doute occasionné un sentiment d’impuissance et d’angoisse à l’intéressé. La Cour estime également que le requérant a subi un préjudice moral en raison des conditions de vie dégradantes qui lui ont été imposées pendant plus de sept ans.
264. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme globale de 15 000 EUR pour préjudice moral.
2. Frais et dépens
265. Le requérant n’a formulé aucune demande pour frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
266. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes soulevées par le Gouvernement ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13 ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
7. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13 ;
8. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros), à convertir en levs au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 17 janvier 2012.
Vincent BergerNicolas Bratza
JurisconsultePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement dissidente commune des juges Tulkens, Spielmann et Laffranque ;
– opinion partiellement dissidente de la juge Kalaydjieva.
N.B.
V.B.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES TULKENS, SPIELMANN ET LAFFRANQUE
Nous avons voté sans hésitation pour la violation de l’article 5 de la Convention et de l’article 3, seul et combiné avec l’article 13. Nous avons également voté pour la violation de l’article 6 de la Convention et nous sommes d’avis que l’arrêt est de nature à renforcer considérablement la protection de personnes se trouvant dans une situation de vulnérabilité analogue à celle où se trouve le requérant. Mais nous ne sommes pas d’accord avec la décision de la majorité lorsqu’elle estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 8 de la Convention, pris isolément et/ou combiné avec l’article 13, et qu’il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief (paragraphe 252 de l’arrêt et point 7 du dispositif).
Nous voudrions rappeler que le requérant a allégué que le régime restrictif de la curatelle, y compris son placement dans le foyer de Pastra et les conditions matérielles de vie qui y régnaient, constituait une ingérence injustifiée dans son droit au respect de sa vie privée et de son domicile (paragraphe 249 de l’arrêt). Il a soutenu que le droit bulgare ne lui offrait aucun recours adéquat et accessible à cet égard. En outre, il a précisé que le régime de la curatelle n’était pas adapté à son cas, mais qu’il s’agissait des limitations automatiquement imposées à toute personne dont l’incapacité était déclarée par le juge. Il a encore ajouté que le fait d’être obligé de vivre dans le foyer de Pastra équivalait pour lui à une interdiction de participer à la vie en société et de nouer des liens avec des personnes de son choix. Les autorités n’auraient pas cherché à trouver d’autres solutions thérapeutiques dans la communauté ni à prendre des mesures moins restrictives pour sa liberté individuelle, si bien qu’il serait atteint du « syndrome » de l’institutionnalisation, c’est-à-dire la disparition des capacités sociales et des particularités de l’individu (paragraphe 250 de l’arrêt).
A notre avis, ce sont là des vraies questions qui auraient mérité un examen séparé. Certes, une grande partie des allégations soumises sur le terrain de l’article 8 sont similaires à celles présentées sous l’angle des articles 3, 5 et 6. Elles ne sont pour autant pas identiques et les réponses données dans l’arrêt au regard de ces dispositions ne sont pas de nature à absorber totalement les griefs présentés au titre des articles 8 et 13.
Plus particulièrement, une question qui aurait également mérité un examen séparé concerne l’étendue d’une évaluation régulière de la situation du requérant. Celui-ci a exposé que le droit interne ne prévoyait pas une telle évaluation d’office concernant la nécessité de maintenir une mesure restrictive à la capacité juridique. Il aurait pu être utile de se prononcer sur la question de savoir s’il existait à la charge des Etats une obligation positive au regard de l’article 8 de mettre en place un tel contrôle, surtout dans des situations où les intéressés ne sont pas en mesure de comprendre les conséquences d’une évaluation régulière et ne peuvent initier eux‑mêmes une procédure dans ce sens.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE KALAYDJIEVA
(Traduction)
Je suis parvenue sans aucune hésitation aux conclusions concernant les griefs formulés par M. Stanev sur le terrain des articles 5, 3 et 6 de la Convention. En revanche, comme les juges Tulkens, Spielmann et Laffranque, je regrette que la majorité, eu égard à ces conclusions, ait estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément les griefs soulevés par le requérant sur le terrain de l’article 8 concernant « [le] régime de la curatelle, notamment (…) l’absence de contrôle régulier de la justification de cette mesure, (…) la désignation du directeur du foyer de Pastra comme son curateur et (…) l’absence alléguée de contrôle sur les actes de celui-ci, ainsi que [les] restrictions à sa vie privée découlant de son placement au foyer contre sa volonté, incluant l’absence de contact avec le monde extérieur et les conditions de la correspondance » (paragraphe 90 de la décision sur la recevabilité du 29 juin 2010). A mon avis, les griefs du requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention demeurent le problème majeur en l’espèce.
D’après la jurisprudence de la Cour, la capacité juridique d’un individu est déterminante pour l’exercice de l’ensemble des droits et libertés, en particulier en ce qui concerne les restrictions pouvant être mises à la liberté de la personne (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 71, CEDH 2008, Salontaji-Drobnjak c. Serbie, no 36500/05, §§ 140 et suiv., 13 octobre 2009, et, récemment, X et Y c. Croatie, no 5193/09, §§ 102-104, 3 novembre 2011).
Nul doute que les restrictions à la capacité juridique constituent une ingérence dans l’exercice du droit à la vie privée, qui emporte violation de l’article 8 de la Convention, à moins qu’on établisse que l’ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire » pour le ou les atteindre.
A la différence de la situation des requérants dans les affaires susmentionnées, la capacité de M. Stanev à accomplir des actes ordinaires de la vie courante et son aptitude à conclure valablement des actes juridiques avec le consentement de son curateur étaient reconnues. Le droit interne et les décisions des juridictions nationales lui permettaient de demander et d’obtenir un placement dans un foyer social conformément à ses besoins et à ses préférences s’il le souhaitait, ou de refuser un tel placement eu égard à la qualité des services offerts et/ou aux restrictions impliquées qu’il n’était pas prêt à accepter. Ni le droit interne ni la situation personnelle du requérant ne justifiaient d’autres restrictions ni ne permettaient au curateur de substituer son appréciation des intérêts supérieurs du requérant à la volonté de celui-ci.
Toutefois, une fois déclaré partiellement incapable, le requérant a été privé de la possibilité d’agir dans son intérêt et les garanties propres à empêcher qu’il ne fût traité de fait comme s’il était totalement incapable n’étaient pas suffisantes. Il n’est pas contesté que l’intéressé n’a pas été consulté au sujet de son souhait de bénéficier d’un placement dans un foyer et qu’il ne pouvait pas même prendre en toute indépendance une décision concernant la manière de passer son temps et de dépenser le restant de sa pension, ses visites à ses amis et ses proches et d’autres visites, et ses communications avec l’extérieur par courrier ou par d’autres moyens. Aucune justification n’a été fournie quant au fait que M. Stanev a été privé de la capacité d’agir selon ses préférences, contrairement aux décisions des tribunaux et à la loi, et au fait qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance voulue de son curateur désigné d’office, mais qu’il était totalement tributaire du bon vouloir ou de la négligence de celui-ci pour la défense de ses intérêts supérieurs. A cet égard, le manque de respect pour l’autonomie personnelle du requérant, qui était reconnue, a emporté violation du droit de celui-ci au respect de sa vie privée et de sa dignité garanti par l’article 8 et n’était pas conforme aux normes contemporaines permettant d’assurer que les souhaits et préférences que l’intéressé était capable d’exprimer fussent dûment pris en compte.
La situation du requérant s’est trouvée aggravée par son incapacité de déclencher un recours pour la protection indépendante de ses droits et intérêts. Toute tentative de la part de l’intéressé de se prévaloir d’un tel recours était subordonnée à l’approbation préalable de son curateur, qui était également directeur et représentant du foyer. A cet égard, la décision de la majorité de ne pas examiner séparément les griefs du requérant sur le terrain de l’article 8 s’analyse en un manquement à soumettre à un contrôle séparé l’absence de garanties pour l’exercice de ces droits face à un conflit d’intérêts potentiel, voire évident, contrôle qui revêt une importance capitale pour la protection requise des individus vulnérables contre un abus éventuel et qui est tout aussi important pour les griefs du requérant sur le terrain de l’article 8 que pour ceux au regard de l’article 6.
Si les deux parties ont soumis des informations indiquant non seulement qu’une procédure en rétablissement de capacité était en principe possible, mais également que pareille action avait abouti dans un nombre raisonnable d’affaires, M. Stanev se plaint à juste titre que l’introduction d’une telle procédure dans son cas était subordonnée à l’approbation de son curateur. Il apparaît que le pouvoir discrétionnaire du curateur de bloquer toute tentative d’action en justice a non seulement compromis l’exercice par le requérant de son droit d’accès à un tribunal aux fins du rétablissement de sa capacité, mais aussi empêché l’intéressé d’introduire une procédure pour faire valoir ses intérêts et droits, y compris ceux protégés par l’article 5 de la Convention. Ainsi que l’ont également soutenu les représentants de M. Stanev devant les autorités nationales, on « [aurait dû] donner à [celui-ci] la possibilité d’évaluer tout seul si, compte tenu des conditions de vie au foyer, le fait de continuer à y vivre était ou non dans son intérêt » (paragraphe 38 de l’arrêt).