QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE DELBEC c. FRANCE
(Requête n° 43125/98)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juin 2002
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Delbec c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
SirNicolas Bratza, président,
MM.M. Pellonpää,
J.-P. Costa,
A. Pastor Ridruejo,
MmeE. Palm,
MM.M. Fischbach,
J. Casadevall, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 juillet 2000 et 28 mai 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 43125/98) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Annick Delbec (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 avril 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par Mme M. Dubrocard, Sous-directrice des Droits de l’Homme au ministère des Affaires étrangères, en qualité d’Agent.
3. La requérante alléguait en particulier le non-respect par les autorités judiciaires du bref délai pour statuer sur sa demande de sortie immédiate d’internement psychiatrique (article 5 § 4 de la Convention).
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 4 juillet 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
8. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le 8 avril 1998, la requérante fut placée en garde à vue pour avoir menacé verbalement un juge d’instruction auquel elle reprochait de ne pas s’occuper de plaintes pénales qu’elle avait déposées. Elle refusa d’être examinée par le Docteur B., qui préconisa son hospitalisation d’office en établissement psychiatrique.
10. Par arrêté du même jour, fondé sur l’article L. 343 du Code de la santé publique, le maire de Colmar ordonna l’hospitalisation d’office de la requérante au centre hospitalier de Rouffach. Le 9 avril 1998, le préfet du Haut-Rhin prit un arrêté confirmant son internement au centre hospitalier pour une durée d’un mois.
A. Demande de sortie immédiate
11. La requérante adressa au président du tribunal de grande instance de Colmar une lettre datée du 8 avril 1998, dans laquelle elle indiquait « porter plainte avec constitution de partie civile pour internement abusif » et demandait au président de « respecter l’article 351 du Code (de la santé publique) et de contrôler « l’abusiveté de cet internement ». Cette lettre, portant le cachet de la poste du 16 avril 1998, parvint au tribunal de grande instance le 21 avril suivant.
12. Le 19 avril 1998, la requérante adressa une nouvelle lettre recommandée avec avis de réception au président du tribunal, dans laquelle elle se plaignait de son internement abusif et demandait que l’article L. 351 du Code de la santé publique soit respecté. Cette lettre fut reçue au tribunal le 22 avril.
13. Dans la mesure où la requérante mettait en cause le président du tribunal, qui avait statué antérieurement sur ses demandes de sorties à l’occasion de précédents internements, ce dernier adressa le 24 avril 1998 au premier président de la cour d’appel une requête en vue du renvoi de l’affaire devant une autre juridiction. Le 4 mai 1998, il fut décidé que la demande de la requérante serait examinée par le vice-président du tribunal de grande instance. Ce dernier fut saisi le 6 mai.
14. A partir du 20 mai 1998, la requérante bénéficia d’un congé d’essai d’un mois ordonné par le préfet, qui fut ultérieurement renouvelé.
15. Par ordonnance du 8 juin 1998, le vice-président du tribunal ordonna une expertise psychiatrique afin, notamment, de décrire l’état de santé de la requérante et de formuler un avis médical sur sa demande de libération. Le rapport d’expertise fut déposé le 13 juillet 1998.
16. Par ordonnance du 4 août 1998, le vice-président ordonna la levée de l’hospitalisation d’office de la requérante. Il se fonda, d’une part, sur le fait qu’elle bénéficiait depuis le 20 mai 1998 d’un congé d’essai prorogé à plusieurs reprises et, d’autre part, sur les conclusions de l’expert.
B. Recours devant le tribunal administratif
17. Parallèlement, la requérante avait saisi le tribunal administratif de Strasbourg d’un recours en annulation des arrêtés du maire et du préfet, enregistré le 20 avril 1998. Elle se plaignait également du caractère abusif de son internement.
18. L’audience fut fixée au 16 juin 1998. Par lettre du 28 mai 1998, le président du tribunal informa la requérante de ce que le tribunal pourrait soulever d’office le moyen tenant à l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître du bien-fondé d’une mesure d’hospitalisation d’office.
19. Par jugement du 17 septembre 1998, le tribunal administratif rejeta le recours. Après avoir rappelé que les litiges relatifs à l’appréciation de la nécessité d’une mesure d’hospitalisation d’office relèvent de la compétence des tribunaux civils et qu’il était incompétent pour en connaître, le tribunal considéra que les arrêtés des 8 et 9 avril 1998, ainsi que la procédure d’internement étaient réguliers. La requérante a indiqué qu’elle n’entendait pas faire appel de ce jugement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. En droit français, l’hospitalisation d’office en établissement psychiatrique est ordonnée par les autorités administratives, en application des textes suivants, en vigueur au moment des faits.
A. Code de la santé publique
Article L. 342
« A Paris, le préfet de police et, dans les départements, les préfets prononcent par arrêté, au vu d’un certificat médical circonstancié, l’hospitalisation d’office dans un établissement mentionné à l’article L. 331 des personnes dont les troubles mentaux compromettent l’ordre public ou la sécurité des personnes. Le certificat médical circonstancié ne peut émaner d’un psychiatre exerçant dans l’établissement accueillant le malade. Les arrêtés préfectoraux sont motivés et énoncent avec précision les circonstances qui ont rendu l’hospitalisation nécessaire. »
Article L. 343
« En cas de danger imminent pour la sûreté des personnes, attesté par un avis médical ou, à défaut, par la notoriété publique, le maire et, à Paris, les commissaires de police arrêtent, à l’égard des personnes dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes, toutes les mesures provisoires nécessaires, à charge d’en référer dans les vingt-quatre heures au préfet qui statue sans délai et prononce, s’il y a lieu, un arrêté d’hospitalisation d’office dans les formes prévues à l’article L. 342. Faute de décision préfectorale, ces mesures provisoires sont caduques au terme d’une durée de quarante-huit heures. »
B. Voies de recours
21. Il existe en droit français une double compétence juridictionnelle en matière d’internement psychiatrique, fondée sur le principe de séparation des pouvoirs : le juge administratif est compétent pour statuer sur la légalité externe des actes administratifs ordonnant l’internement, alors que le juge civil a compétence pour apprécier le bien-fondé de l’internement et pour accorder réparation de l’intégralité des préjudices subis par l’intéressé.
22. Dans un arrêt du 17 février 1997, le Tribunal des Conflits s’est ainsi exprimé :
« (…) si l’autorité judiciaire est seule compétente (…) pour apprécier la nécessité d’une mesure de placement d’office en hôpital psychiatrique et les conséquences qui peuvent en résulter, il appartient à la juridiction administrative d’apprécier la régularité de la décision administrative qui ordonne le placement ; (…) lorsque cette dernière s’est prononcée sur ce point, l’autorité judiciaire est compétente pour statuer sur les conséquences dommageables de l’ensemble des irrégularités entachant la mesure de placement d’office (…) »
23. Par ailleurs, pendant son internement, la personne internée peut former à tout moment devant le président du tribunal de grande instance statuant « en la forme des référés », à savoir à juge unique et en urgence, une demande en sortie immédiate, en application de l’article L. 351 du Code de la santé publique ( en vigueur au moment des faits), qui dispose :
« Toute personne hospitalisée sans son consentement ou retenue dans quelque établissement que ce soit, public ou privé, qui accueille des malades soignés pour troubles mentaux (…) (peut), à quelque époque que ce soit, se pourvoir par simple requête devant le président du tribunal de grande instance du lieu de la situation de l’établissement, qui, statuant en la forme des référés et après les vérifications nécessaires, ordonne, s’il y a lieu, la sortie immédiate (…) »
24. Dans la plupart des cas, dès sa saisine et avant de prendre une décision, le président ordonne une expertise psychiatrique, confiée à un ou des experts indépendants de l’établissement psychiatrique, afin de donner un avis médical sur la demande de sortie, en leur fixant un délai, généralement bref, pour déposer leur rapport.
25. Une loi du 30 juin 2000 (relative au référé devant les juridictions administratives), entrée en vigueur le 1er janvier 2001, a institué la possibilité de saisir le juge administratif d’un référé‑liberté. L’article L. 521‑2 du Code de justice administrative est ainsi rédigé :
« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
26. La requérante se plaint de ce qu’il n’a pas été statué à bref délai sur sa demande de sortie immédiate. Elle invoque l’article 5 § 4 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
27. La requérante se plaint de ce que, malgré sa lettre rapide au président du tribunal de grande instance, sa sortie n’a été ordonnée qu’après quatre mois.
28. Le Gouvernement fait valoir que le tribunal administratif s’est prononcé avec célérité, à savoir trois mois et neuf jours après le dépôt, par la requérante, de son dernier jeu de conclusions. S’agissant de la procédure devant le tribunal de grande instance de Colmar, le Gouvernement souligne que la période à prendre en compte a débuté le 21 avril 1998, date de la réception par le tribunal du premier courrier de la requérante et a pris fin le 4 août 1998, date de l’ordonnance de sortie immédiate, soit une durée de trois mois et treize jours. Il souligne que la mise en cause par la requérante du président du tribunal a contribué à ralentir la procédure, puisque quinze jours ont été nécessaires pour désigner un autre magistrat. D’autre part, les juges compétents ont agi avec célérité.
29. La Cour observe que la requérante a saisi parallèlement le président du tribunal de grande instance d’une demande de sortie immédiate et le tribunal administratif d’un recours en annulation portant sur la régularité formelle des actes relatifs à son internement.
30. La Cour relève qu’en droit français, selon les dispositions applicables au moment des faits, seul le juge civil avait le pouvoir de se prononcer sur la justification médicale de la privation de liberté et d’ordonner la remise en liberté de l’intéressé. Il s’ensuit qu’aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention dans la présente affaire, c’est le recours prévu par l’article L. 351 du Code de la Santé publique qui doit être pris en compte. En effet, l’action devant le juge administratif, portant sur un contrôle formel des décisions en cause, avait pour seul effet éventuel l’annulation des actes irréguliers, mais ne pouvait conduire à la libération de l’intéressé. Dès lors, il ne s’agissait pas d’un recours pertinent sous l’angle de l’article 5 § 4 (cf. notamment J.C.C. c. France, rapport de la Commission du 23 janvier 1996, p. 11, §§ 58-59 ; G.J. et autres c. France, rapport de la Commission du 11 avril 1996, p. 15, §§ 69-70, non publiés).
31. Dans ces conditions, la Cour doit examiner si la procédure devant le tribunal de grande instance a respecté l’exigence du « bref délai » prévue par l’article 5 § 4 précité.
32. La période à prendre en considération a débuté le 21 avril 1998, date de la réception par le tribunal de la demande de la requérante, et a pris fin le 20 mai, date à laquelle elle a bénéficié d’une sortie d’essai. Elle a donc duré un mois.
33 La Cour rappelle qu’en garantissant un recours aux personnes arrêtées ou détenues, l’article 5 § 4 consacre aussi leur droit à voir rendre dans un bref délai, à partir de son introduction, une décision judiciaire mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (cf. arrêt Van der Leer c. Pays-Bas du 21 février 1990, série A n° 170-A, p. 14, § 35). Le souci dominant que traduit cette disposition est bien celui d’une certaine célérité. Pour arriver à une conclusion définitive, il y a lieu de prendre en compte les circonstances de l’affaire (cf. arrêt E. c. Norvège du 29 août 1990, série A n° 181-A, pp. 27-28, § 64).
34. La Cour distingue deux phases à cet égard : pendant les deux premières semaines (du 21 avril au 6 mai 1998), il s’est agi pour les autorités de désigner le juge compétent pour statuer sur la demande, puisque la requérante avait mis en cause le président du tribunal. A partir du 6 mai 1998, le vice-président du tribunal était saisi du dossier.
35. Pour ce qui est de la première phase, la Cour ne peut qu’approuver le souci d’impartialité objective des autorités françaises, tout en notant qu’un laps de temps de deux semaines pour désigner un juge peut, dans une telle procédure d’urgence, paraître excessif.
36. La Cour relève essentiellement que, dans la seconde phase, le vice‑président n’a accompli aucun acte du 6 au 20 mai 1998, date à laquelle la requérante a bénéficié d’un congé d’essai. Or, la pratique habituelle dans de telles affaires, où le juge statue « en la forme des référés », est de nommer immédiatement un expert afin qu’il examine l’intéressé et qu’il donne son avis sur la demande de sortie. En l’espèce, la décision de nommer un expert n’a été prise que le 8 juin 1998, soit après la libération de la requérante et la décision définitive de sortie le 4 août suivant.
37. La Cour rappelle que, s’agissant d’une procédure particulière dont le but était de faire statuer sans délai sur une demande de sortie d’internement, il y a allait de la liberté de la requérante. Il appartenait donc au magistrat saisi de statuer le plus rapidement possible. Or, tel n’a pas été le cas.
38. La Cour en conclut que le bref délai prévu par l’article 5 § 4 de la Convention n’a pas été respecté en l’espèce.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage et frais
40. La requérante sollicite une somme globale de 150 000 francs français (soit 22 867,35 euros) en réparation du préjudice qu’elle a subi. Elle ne formule aucune demande au titre des frais.
41. Le Gouvernement estime qu’une somme de 3 050 euros réparerait le préjudice moral de la requérante.
42. La Cour considère que la requérante a subi en l’espèce un préjudice moral en raison du non-respect du bref délai dans la procédure en cause. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui accorde 3 500 euros à ce titre.
B. Intérêts moratoires
43. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 4,26 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3500 EUR (trois mille cinq cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 4,26 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle – Greffier
Nicolas Bratza – Président