i) Un juge judiciaire qui apparait comme le juge « naturel » de la protection « des » droits et libertés
344 • Le juge judiciaire a toujours été considéré comme le juge « naturel » de la protection « des » droits et libertés. L’idée n’est pas nouvelle et a été établie au cours du XIXème siècle lors de la formation du droit administratif. Deux domaines apparaissent, très tôt, comme étant par nature de la compétence de « l’autorité judiciaire » : la protection de la liberté individuelle et celle de la propriété privée. Un certain nombre de normes ont ainsi commencé par attribuer compétence au juge judiciaire pour connaitre de certaines atteintes administratives à la liberté individuelle ou à la propriété. Il faut évoquer, par exemple, la loi du 8 mars 1810 en matière d’expropriation (Cf., par ex., M. le Baron Locré, Législation sur les mines et sur les Expropriations pour cause d’utilité publique ou les lois des 21 avril et 8 mars 1810, Paris, librairie Treuttel et Wurtz, 1828),la loi du 30 juin 1838 relative à l’hospitalisation forcée dans les hôpitaux psychiatriques (Loi Esquirol nº7443 sur les aliénés du 30 juin 1838, Recueil Duvergier, p. 490, voir M.-P. Champenois-Marmier, J. Sansot, Droit, folie, liberté. La protection de la personne des malades mentaux (loi du 30 juin 1838), Paris, PUF, 1983 ; Cf., aujourd’hui, art. L. 3216-1 CSP) ou encore la loi du 7 février 1933 en matière d’arrestations et d’internements arbitraires (JO, 9 février 1933, p. 1354. Cf. D. Salama, La Loi du 7 février 1933 sur les garanties de la liberté individuelle, Paris, Éditions A. Pédone, 1934 ; Cf., aujourd’hui, art. 136 al. 3 du Code de procédure pénale). La consécration de cette compétence n’a pas été évidente et a conduit à d’âpres débats sur la valeur même de cette consécration (voir pour une approche historique de la question : C. Goyard, La compétence des tribunaux judiciaires en matière administrative, Paris, Montchrestien, 1962 ; P. Amselek, « Les vicissitudes de la compétence juridictionnelle en matière d’atteintes administratives à la liberté individuelle », RDP 1965, p. 801 et suiv. ; D. Turpin, « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle », AJDA 1983, p. 653 et suiv. ; G. Bigot, L’autorité judiciaire et le contentieux de l’administration, vicissitudes d’une ambition, 1800-1872, Paris, LGDJ, 1999).
ii) Un juge judiciaire dont la compétence a été reconnue tardivement au niveau constitutionnel (article 66 C°)
345 • Au-delà des débats doctrinaux sur la compétence du juge judiciaire, ce dernier a interprété de façon assez large sa compétence en faisant en sorte d’imposer, progressivement, une définition purement jurisprudentielle de sa compétence, par exemple, sur les questions d’état des personnes, de domicile ou de propriété. Malgré cette interprétation, il n’existait pas, avant que n’intervienne l’article 66 C°, de principe selon lequel l’autorité judiciaire serait la gardienne des libertés individuelles. Il n’y a aucune trace d’une norme qui fait de l’autorité judiciaire la gardienne de l’ensemble des libertés ni même d’une partie d’entre elles qui correspondrait aux libertés individuelles. Seule l’élargissement du champ d’application de la théorie de la voie de fait, dans les années 1830, pouvait, a minima, justifier l’existence d’une telle compétence. La théorie a, en effet, été étendue à toutes les atteintes graves aux libertés fondamentales dans leur ensemble dès lors que ces atteintes étaient manifestement insusceptibles de se rattacher à l’exercice par l’administration de l’un de ses pouvoirs ou résultaient de l’exécution forcée irrégulière d’une décision administrative (TC, 8 avril 1835, L’action française contre Bonnefoy-Sibour, n°0822, Rec. CE, p. 1226, concl. P.-L. Josse, D. 1935, 3, p. 25, note M. Waline, RDP 1935, p. 309, concl. P.-L. Josse, note G. Jèze, S. 1935, 3, p. 6, concl. P.-L. Josse). Mais cette extension n’a jamais entrainé la reconnaissance d’une telle compétence au-delà du cadre de la voie de fait. A la fin du siècle dernier, pourtant, tout notre système juridique plaçait le juge judiciaire au cœur de la défense « des » libertés.
iii) Un juge administratif qui voit sa compétence renforcée grâce à l’acquisition de nouveaux pouvoirs
346 • Le statut précédemment décrit a connu une évolution rapide à partir des années 2000 et un recentrage de la fonction vers le juge administratif. Cette extension de la compétence juridictionnelle administrative a été rendue possible par un 1ermouvement tendant à évincer le juge judiciaire du contentieux administratif des libertés par l’acquisition de pouvoirs nouveaux au juge administratif. Ce dernier a longtemps été incapable d’assurer une protection efficace des libertés et a été obligé, en ce sens, de composer avec une compétence judiciaire sur les actes de puissance publique portant atteinte aux libertés. En le dotant des outils nécessaires et manquants, le législateur prive ainsi de justification la compétence initiale du juge judiciaire en ce domaine (Cf., par ex., la loi n°2000-597 du 30 juin 2000 (JO, 1er juillet 2000, p. 9948) relative au référé devant les juridictions administratives et l’instauration notamment du référé liberté). Ces nouveaux pouvoirs ont abouti à un équilibre plus marqué entre les juges, avec, notamment, le resserrement du champ d’application des procédures de la voie de fait et de l’emprise irrégulière ou le recentrage du rôle de l’autorité judiciaire par le Conseil constitutionnel vers la protection de « la » liberté individuelle (principalement de la garantie de la sûreté, de l’Habeas Corpus).
iv) Un juge administratif qui voit sa compétence renforcée grâce à l’extension récente du domaine de la police administrative
347 • Le 2nd mouvement propre à réduire les compétences du juge judiciaire concerne l’extension récente du domaine de la police administrative. L’autorité administrative a, de plus en plus, le pouvoir de prendre, préventivement, des mesures de nature à éviter les infractions pénales avant le moindre commencement d’exécution. La loi sur le renseignement en 2015 (loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 (JO, 26 juillet 2015, p. 12735) relative au renseignement), par exemple, s’inscrit dans cette logique et témoigne ainsi du nouveau champ de compétence ainsi offert au juge administratif dans le contrôle de ses mesures et, corrélativement, dans la protection des libertés afférentes. Si ces deux mouvements ont contribué ainsi au rééquilibrage des compétences entre juge judiciaire et juge administratif et si on a pu parler alors de conflit ou de concurrence entre les juges, il y a, avec le recul et au final, un dialogue plutôt fructueux entre les juges qui s’est instauré, dialogue qui permet, sur la base d’une complémentarité de compétences et de jurisprudences, de rendre consolider la protection des droits et libertés (Section 1).
v) Un dialogue nouveau entre juges ordinaires et juge constitutionnel : de l’approche restrictive initiale au dialogue renforcé
348 • Si le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sont et demeurent les deux cours suprêmes au sommet des deux ordres de juridiction, il existe aujourd’hui un « autre juge », plus spécialisé, qui, depuis la reconnaissance du bloc de constitutionnalité et de la valeur juridique du préambule de la Constitution de la Vème République, a pris beaucoup d’importance dans la protection des droits et libertés. Si la compétence du Conseil constitutionnel est clairement délimitée à la matière constitutionnelle et qu’il est le seul à pouvoir opérer un tel contrôle, la question de l’interaction de sa jurisprudence avec celle des juges suprêmes se pose. On a pu voir qu’il existait aucune hiérarchie entre le Conseil d’Etat, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel et que seul l’article 62 C° disposait en son 2nd alinéa que : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Mais l’absence de hiérarchie entre les juges fait qu’il n’existe pas de sanction du non-respect de l’autorité des décisions du juge constitutionnel par les autres juges. Il ne peut pas annuler les jugements des autres juridictions comme pourrait le faire, par exemple, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique. Il est même doublement tributaire des deux cours suprêmes nationales : d’une part, dans le cadre du contrôle a priori, la prise en compte de ses décisions et, notamment, de ses réserves d’interprétation dépend largement de la bonne volonté des juges ordinaires et de leur connaissance de la jurisprudence constitutionnelle, d’autre part, dans le cadre du contrôle a posteriori, le pouvoir de filtrage des QPC par les deux cours suprêmes peut l’empêcher de contrôler un texte. Dans le 1er cas, on note une interprétation restrictive de l’article 62 C° dans la mesure où l’autorité des décisions du Conseil est assimilée à l’autorité de chose jugée. Cette restriction amène à des interprétations constitutionnelles divergentes mais beaucoup d’éléments amènent à une évolution en la matière notamment depuis l’instauration du contrôle a posteriori dont le système même implique un dialogue renforcé entre les trois institutions. Dans le 2nd cas, la QPC est transmise d’office au Conseil constitutionnel si les juges suprêmes ne se sont pas prononcées au bout de trois mois donc son intervention ne peut être longtemps retardée par la simple inertie des deux cours. Le dialogue passe par la prise en compte par le Conseil constitutionnel de l’interprétation de la loi par les deux cours suprêmes d’une part, et, par la prise en compte par ces deux cours suprêmes des décisions du Conseil constitutionnel, d’autre part (Section 2).
Section 1 : Le dialogue entre le juge judiciaire et le juge administratif
i) Un législateur totalement libre pour fixer le juge compétent en matière de protection des droits et libertés
349 • Si on se focalise sur le seul ordre juridique interne, il est quelque peu difficile d’identifier le juge compétent en matière de protection des droits et libertés. Si on regarde le Conseil constitutionnel, il n’y pas de soucis pour caractériser sa compétence puisque celle-ci porte sur l’identification des obligations juridiques découlant des droits fondamentaux issus du bloc de constitutionnalité et il est le seul compétent pour le faire. Du côté du juge judiciaire ou du juge administratif, il n’y a pas de blocs de compétence aussi clairement identifiables, pas plus depuis la naissance du contentieux nouveau traitant des droits fondamentaux lié à la procédure de la QPC qui n’accorde qu’un pouvoir de filtrage aux deux juridictions suprêmes et ne leur ouvre aucune compétence nouvelle en la matière. Pourtant il s’agit là, comme peut le noter Vincent Tchen, d’un « élément indissociable de leur statut. Elle garantit leur effectivité en assurant à l’individu une action en indemnisation ou en contestation d’un agissement ou d’un acte émanant de l’autorité publique » (V. Tchen, « Compétences en matière des droits fondamentaux des personnes », Jurisclasseur administratif, fasc. n° 1054, octobre 2014, n°3). Le législateur est même assez libre dans l’organisation de cette protection juridictionnelle et la fixation respective des compétences dans la mesure où il n’y pas de limites dans son pouvoir d’appréciation. En vertu de l’article 34 C°, le constituant dispose seulement que « la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ».
ii) Une compétence « naturelle » du juge judiciaire fixée par défaut par l’article 66 C°
350 • Seule une disposition constitutionnelle limite quelque peu la liberté d’appréciation du législateur puisque l’article 66 C°confie au juge judiciaire la protection de la liberté individuelle en disposant que : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Le Conseil constitutionnel a confirmé la compétence de principe ainsi établie envers le juge judiciaire par l’article tout en rappelant que la liberté individuelle constituait un des PFRLR (CC, n° 76-75 DC, 12 janvier 1977, Loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales, JO, 13 janvier 1976, p. 344, Rec. CC, p. 33, cons. n°2 et n°3). La notion recouvre, de plus, bien plus que la seule idée de « sûreté personnelle » ou « d’Habeas Corpus »(c’est-à-dire le droit de n’être ni arrêté, ni détenu illégalement), mais peut s’étendre à d’autres droits et libertés. La liberté individuelle étant alors assimilée à un élément plus large comprenant l’ensemble des droits fondamentaux et faisant naitre « le mythe d’un juge judiciaire gardien naturel des droits de l’individu » (V. Tchen, « Compétences en matière des droits fondamentaux des personnes » précité) tout en lui donnant un « ancrage constitutionnel » (Ibid.). La consécration de cette compétence est assez paradoxale dans la mesure où elle n’avait, jusqu’alors, jamais été placée au plus haut niveau, ni par les déclarations des droits ni par aucun préambule constitutionnel antérieur. Nonobstant ces éléments, le droit positif reconnait une compétence de principe au juge judiciaire depuis les origines de la IIIe République et ceci même quand est en cause une décision ou un acte administratif. Cette assise historique a pendant longtemps été consolidée par l’idée qu’il était le seul juge réellement efficace pour assurer une telle protection eu égard au manque d’indépendance de la justice administrative. L’image du juge protecteur des prérogatives de l’administration était encore très présente et celle-ci se doublait d’un manque quant aux outils (référé, injonction, …) à disposition du juge pour sanctionner les atteintes aux droits consacrés. C’est donc, en quelque sorte, « par défaut » que l’autorité judiciaire a été couronnée de cette fonction « naturelle » quasi divine de gardienne de la liberté individuelle.
iii) Une compétence du juge judiciaire qui s’étend de la protection de « la » liberté individuelle à la protection « des » libertés individuelles
351 • Lorsque l’on se penche sur l’article 66 C°, il semble, en réalité, que l’autorité judiciaire ne soit la protectrice que de « la » liberté individuelle, celle qu’on identifie habituellement à travers la notion historique « d’Habeas Corpus », c’est-à-dire, comme déjà mentionné, la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires telles que mentionnée dans la Magna Carta de 1215, l’Habeas Corpus de 1679 ou par le législateur de la IIIème république qui avait volontairement limité « la » liberté individuelle à la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires (Loi du 7 février 1933 (JO, 9 février 1933, p. 1354) dite « loi sur les garanties de la liberté individuelle » qui modifie ou abroge certains articles du Code d’instruction criminelle de 1808 et du Code pénal de 1804). D’autres paramètres montrent, au contraire, qu’on ait pu envisager une conception large de la compétence de l’autorité judiciaire en matière de protection « des » libertés (Cf. Bertrand Louvel, 1erprésident de la Cour de cassation, « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelle ? Réflexion à l’occasion de la rencontre annuelle des premiers présidents de cour d’appel et de la Cour de cassation », www.courdecassation.fr qui évoque, notamment, la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 qui expose le principe que « l’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère »). Mais il n’y a aucune hésitation à avoir dans le contexte de 1958 (évènements de la guerre d’Algérie), il y a eu un choix clair et précis qui a été opéré par le constituant, le gouvernement ne voulant pas chercher à étendre le rôle de l’autorité judiciaire au-delà de l’Habeas Corpus (Voir, en ce sens, par ex., C. Tukov, « L’autorité judiciaire, gardienne exclusive de la liberté individuelle ? », AJDA 2016, p. 936 ; D. Maus, « Habeas Corpus, liberté individuelle et contrôle du juge : quel juge ? », D. 2016, p. 671 ; J.-M. Sauvé, « Quel juge pour les libertés ? », D. 2016, p. 936).
iv) Un contexte d’Etat d’urgence « sécuritaire » qui remet en cause la compétence « naturelle » du juge judiciaire
352 • Tous les facteurs, qu’ils soient juridiques ou politiques, qui ont fait de « l’autorité judiciaire » la gardienne de « la » liberté individuelle ou « des » libertés individuelles sont, aujourd’hui, battus en brèche. C’est notamment le contexte d’exception récent dans le cadre du 1er état d’urgence suite aux attentats de 2015 qui a mis en lumière cet état de fait puisque lejuge administratif y est devenu le principal garant de la légalité des mesures attentatoires aux droits et libertés (loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 (JO, 14 novembre 2014, p.19162) renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ; loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 (JO, 26 juillet 2015, p. 12735) relative au renseignement ; Décrets n°2015-1475, 2015-1476, 2015-1478 du 14 novembre 2015 (JO, 14 novembre 2015, p. 21297) portant application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 ; loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 (JO, 4 juin 2016, texte n°1) renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement. Il faut ajouter toutes les lois prorogeant l’état d’urgence : ce dernier ayant été prolongé 6 fois par le Parlement : loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 (JO, 21 novembre 2015, p. 21665) ; loi n°2016-162 du 19 février 2016 (JO, 20 février 2016, texte n°5) ; loi n°2016-629 du 20 mai 2016 (JO, 21 mai 2016, texte n°1) ; loi n°2016-987 du 21 juillet 2016 (JO, 22 juillet 2016, texte n° 2) ; loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 (JO, 20 décembre 2016, texte n°1) et loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 (JO, 12 juillet 2017, texte n°1). L’état d’urgence a pris fin le 1er novembre 2017 suite à l’entrée en vigueur de la loi du 31 octobre 2017 (JO, 31 octobre 2017, texte n°1) renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Celle-ci a pour objet de doter l’Etat de nouveaux moyens juridiques de droit commun permettant de mieux prévenir la menace terroriste hors période d’état d’urgence mais pose la question, dans le contexte sécuritaire, d’une atteinte encore plus durable voire permanente aux droits et libertés (Cf. Par ex. P. Cassia, « Sortie de l’état d’urgence temporaire, entrée dans l’état d’urgence permanent », https://blogs.mediapart.fr).
v) Un contexte d’Etat d’urgence « sanitaire » qui confirme la compétence « nouvelle » du juge administratif
352-1 • Le régime de l’état d’urgence « sanitaire », tel qu’il a été mis en place par la loi du 23 mars 2020 visant à lutter contre la pandémie liée au Covid-19 (loi précitée) poursuit la logique même de l’état d’urgence « sécuritaire » ou de tout régime d’exception qui, par définition, amènent une prépondérance du pouvoir exécutif, pouvoir le plus à même de faire face à la crise. Ce sont les autorités du pouvoir exécutif qui ont vu leur pouvoir renforcé même si le fait de passer par la loi pour créer le nouveau type d’état d’urgence a, quelque peu, rappeler la compétence essentielle du législateur en cas d’atteinte aux droits et libertés (en ce sens, D. Rousseau, « Quand l’urgence fait mal au droit », AJCT 2020, p. 169 et suiv.). L’augmentation des pouvoirs de police dans le domaine sanitaire ayant surtout profité au 1er Ministre et au ministre de la santé tout en habilitant les préfets de département à agir localement après avis du directeur général de l’ARS (voir, sur la question, O. Renaudie, « La police sanitaire, un outil au service de la lutte contre le coronavirus », Civitas Europa 2020, p. 43 et suiv.). Mais à même cause, mêmes effets, comme a pu naître un « droit administratif de l’ennemi » (S. Hennette-Vauchez et S. Slama, « Etat d’urgence : l’émergence d’un droit administratif de l’ennemi ? », AJDA 2017, p. 1081 et suiv.) avec la crise sécuritaire, on a vu apparaitre un « droit administratif de la pandémie » avec comme même caractéristique un contrôle du juge administratif sur les principales mesures alors prises amenant à toujours plus développer ce nouveau rôle protecteur apparu clairement avec la crise sanitaire (Cf. Par ex, C. De Bernardinis, « La crise sanitaire : la confirmation du rôle protecteur du juge administratif ? », Civitas Europa 2020, p. 97 et suiv.).
vi) Une compétence « naturelle » du juge judiciaire, en vérité, contraire à la réalité juridique
353 • L’origine de la nouvelle compétence du juge administratif est plus lointaine. Le dogme d’une compétence naturelle du juge judiciaire pour garantir le respect des droits fondamentaux est en contradiction avec la réalité juridique qui ne consacre pas une incompétence généralisée du juge administratif. La compétence du juge judiciaire touche les droits civils attachés à la personne (vie privé, mariage, domicile, correspondance, etc.…) et non tous les droits fondamentaux. De plus, si le juge administratif n’a pas été conçu, initialement, pour traiter de la question spécifique des droits fondamentaux, les atteintes les plus graves résultent, en majorité, de décisions directement prises par la puissance publique. Si on a pu parler, à propos de l’ordre juridictionnel administratif et du droit public, d’un certain droit de privilège de l’Etat puisque ce dernier pouvait disposer de sa propre juridiction, on parle plutôt, aujourd’hui, d’un outil de soumission de l’Etat au droit positionnant le juge administratif, de plus en plus, comme un juge protégeant et défendant les droits et libertés. Ainsi, si on peut évoquer ou parler de concurrence, à l’origine, entre les deux juges sur la question notamment des compétences respectives (§1er), l’examen de la jurisprudence amène à nuancer l’importance de ce conflit dans le champ de la protection des droits fondamentaux. Il y a plutôt une coexistence, voire une coaction des juges, qui s’est construite avant tout par le dialogue témoignant d’une complémentarité latente ou cachée s’exerçant, notamment, par le biais des questions préjudicielles, la protection étant corrélativement assurée et ainsi même perfectionnée (§ 2nd).
§1. Une concurrence initiale apparente dans la protection des droits et libertés
354 • Si c’est au juge judiciaire que le pouvoir constituant de 1958 a décidé de confier la protection de la liberté individuelle à travers l’article 66 C°, beaucoup d’éléments témoignent, aujourd’hui, d’un rééquilibrage de la fonction vers le juge administratif (A) éléments qui corrigent quelque peu le choix initial pris par défaut de la compétence du juge judiciaire (B).
A – Une compétence de principe du juge judiciaire fixée par défaut
i) L’origine « lointaine » de l’article 66 C° : la loi du 8 mars 1810
355 • La coutume issue de l’article 7 DDHC (« Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. [···] ») et de l’art. 9 DDHC (« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ; s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi ») a amené à ce que, dans le Code d’instruction criminelle de 1808, les mandats de comparution, d’amener, d’arrêt et l’exécution des jugements soient aménagés de façon à assurer, avec le contrôle du juge judiciaire, les garanties les plus sérieuses pour protéger la liberté individuelle. Le Code de procédure pénale (entré en vigueur le 31 décembre 1958) a aussi méticuleusement encadré les conditions de la garde à vue en disposant que tout individu arrêté devra être conduit devant un magistrat dans les 24 heures (Art. 63, 77 et 154 du Code de procédure pénale). Mais rien ne pouvait prédisposer à ériger la protection ainsi définie au niveau constitutionnel. L’origine de l’article 66 C° est, plus prosaïquement, comme le qualifie le professeur Chapus, « lointaine » (R. Chapus, Droit administratif général, tome 1er, 14ème éd., 2000, p. 839, n°1078) dans la mesure où elle dérive de la loi Napoléonienne du 8 mars 1810 sur les expropriations pour cause d’utilité publique (Cf. Par ex., le dossier sur le bicentenaire de la loi de 1810 sur l’expropriation organisé par l’Association française pour la recherche en droit administratif à Tours, JCP 2011, A, n°2069 à 2078). C’est pour faire face au caractère impopulaire des mesures d’expropriation, qu’on a confié au juge judiciaire, alors le plus naturellement porté à protéger les droits privés, la compétence de prononcer le transfert du droit de propriété (après vérification de l’observation par l’administration des formalités prescrites) et l’office d’évaluer et de fixer les indemnités à payer aux ayants droit.
ii) Un lien logique entre atteinte au droit de propriété et atteinte aux libertés individuelles
356 • Par la suite, on va raisonner de manière assez simple pour faire le lien, au début du XIXème siècle, entre le droit fondamental du « droit de propriété » et les autres droits fondamentaux comme la « liberté individuelle ». Si les toutes atteintes portées au droit de propriété entrainent la compétence de l’autorité judiciaire, il est logique qu’elle se manifeste aussi en cas d’obstacles à l’exercice des libertés, libertés qui sont tout autant importantes que la propriété immobilière (Cf. En ce sens : C R. Chapus, Droit administratif général, n°1078 précité et R. Desgorces, « Les armes du juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales : le point de vue de la doctrine », G. Eveillard (dir.), La guerre des juges aura-t-elle lieu ? Analyse comparée des offices du juge administratif et du juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales, 2016, In Line www.revuegeneraledudroit.eu). C’est le juge, et notamment celui du Tribunal des conflits, qui va alors placer sur un pied d’égalité la propriété privée et la liberté individuelle et en conclure à la compétence du juge judiciaire sur le fondement d’une sorte de coutume jurisprudentielle (Cf. TC, 8 avril 1935, Action Française, précité où « L’autorité judiciaire doit être compétente et doit assurer la protection des administrés contre les agissements les plus graves, les abus les plus inadmissibles envers les libertés susceptibles d’être commis par la puissance publique. » ; TC, 4 juin 1940, Société Schneider et Compagnie, Rec. CE, p. 248 où « la protection de la propriété privée rentre essentiellement dans les attributions de l’autorité judiciaire » ; TC, 18 décembre 1947, Hilaire et Dame Cortesi, 2 arrêts, Rec. CE, p. 516, D. 1948, p. 62 note M. Fréjaville, JCP 1948, n°4087, note G. Vedel où « la sauvegarde de la liberté individuelle et la protection de la propriété privée rentrent essentiellement dans les attributions de l’autorité judiciaire »).
iii) Un juge administratif qui protégeait déjà, à la même époque, la DDHC
357 • Même si le juge administratif ne pouvait plus être accusé de ne pas garantir une protection normale des droits et libertés, l’état du droit est, ensuite, resté tel quel. L’idée qui continuait à prédominer était celle d’une justice administrative encore trop partiale vis-à-vis du gouvernement et de l’administration et qui ne pouvait correctement assurer sa fonction de « juge ». Cette fonction n’étant pas premièrement de protéger les libertés mais plutôt de contrôler l’action de l’administration dans son intérêt même, c’est-à-dire eu égard à l’intérêt général. C’était une image assez fausse dans la mesure où, alors que les droits et libertés n’avaient pas encore obtenu de valeur constitutionnelle, le juge administratif, comme on l’a vu, s’appuyait et garantissait déjà le respect de la DDHC du 26 août 1789. Le Conseil d’Etat a été beaucoup plus rapide que le Conseil constitutionnel à reconnaître la valeur juridique du préambule de la C° puisque celui-ci lui servait de référence déjà sous la IVème République (CE, Ass., 7 juillet 1950, Dehaene, req. n°01645, préc.). La DDHC a été directement appliquée dès 1957 dans l’arrêt « Condamine », dans lequel il applique directement ses articles 9 et 10 DDHC (CE, 7 juin 1957, Condamine, préc.). Cette jurisprudence deviendra constante dès la Vème République, avec notamment l’arrêt « Société Eky », dans lequel est appliqué directement l’article 8 de la DDHC (CE, Sect., 12 février 1960, Société Eky, req. n°46922, préc.).
iv) Un juge administratif qui avait déjà étendu son contrôle dans tous les domaines de l’action publique
358 • Toujours à la même époque, le juge administratif avait, déjà, affirmé la prééminence des libertés en exerçant un entier contrôle de proportionnalité sur les mesures de police administrative (CE, Ass., 19 mai 1933, Sieur Benjamin et Syndicat d’initiative de Nevers, req. n°17413 et n°17520, Rec. CE, p. 541, S. 1934, I, concl. Michel, note Mestre, D. 1933, III, p.354, concl. Michel), en renforçant progressivement l’étendue et le degré de son contrôle en matière de recours pour excès de pouvoir (CE, 4 avril 1914, Gomel, req. n°55125, Rec. CE, p.488 ; S. 1917, III, p. 25, note Hauriou qui précise la notion de qualification juridique des faits ou CE, 14 janvier 1916, Camino, req. n°59619 et n°59679, Rec. CE, p. 15, RDP 1917, p. 463, concl. Corneille, note G. Jèze, S. 1922, III, p.10, concl. Corneille qui précise la notion d’erreur de fait), en veillant au respect des PGD (CE, Ass., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, req. n°69751, Rec. CE, p.133, D. 1945, p.110, concl. Chenot, note de Soto, RDP 1944, p. 256, concl. Chenot, note G. Jèze ; CE, Ass., 26 octobre 1945, Aramu et autres, Rec. CE, p.213, D. 1946, p. 158, note Morange, EDCE 1947, n°1, p.48, concl. Odent, S. 1946, III, p. 1, concl. Odent), parfois en allant même directement contredire l’exécutif (A propos de l’application de l’article 16 C° et des pouvoirs de crise du gouvernement : CE, Ass., 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot, req. n°58502, préc.). C’est le passage, au final, du droit de privilège de l’Etat au droit permettant de le soumettre à l’Etat de droit. Cela n’a pas empêché, au final, la confirmation de la compétence de principe du juge judiciaire en la matière. Cette dernière étant confirmée par des solutions législatives (1) comme par des solutions jurisprudentielles de l’ordre de celles existant en matière de voie de fait (2).
1 – Une compétence de principe confirmée, à l’origine, par des solutions législatives
La loi du 31 décembre 1957 et l’article 136 CPP
359 • Malgré les éléments contraires démontrés quant à la capacité d’action du juge administratif, le principe de l’autorité judicaire gardienne de la liberté individuelle continuait à être illustré et confirmé par différentes solutions législatives. On peut citer, par ex., une loi du 31 décembre 1957 (Loi n°57-1426 du 31 décembre 1957(JO, 8 janvier 1958, p. 258) portant institution d’un code de procédure pénale) qui, en fixant les termes de l’article 136 du Code de procédure pénale, disposait que les tribunaux judiciaires sont « toujours exclusivement compétents » pour statuer dans les « instances civiles » fondées sur des faits constitutifs d’atteinte à la liberté individuelle réprimées par le Code pénal et cela que ces instances soient dirigées contre l’administration ou qu’elles le soient contre ses agents (la règle a été rajoutée car elle ne se trouvait pas dans l’ancien article 112 du Code d’instruction criminelle ; le tribunal des conflits avait jugé que l’article ne pouvait donner un tel pouvoir au juge judiciaire qu’à l’égard des actions exercées contre les agents publics auteurs de la mesure attentatoire : TC, 27 mars 1952, Dame de la Murette, req. n°01339, Rec. CE, p. 626, D. 1954, p. 291, note C. Eisenmann, RA 1952, p. 268, note G. Liet-Veaux, RDP 1952, p. 757, note M. Waline, S.1952.3.81, note M. Gravitz). Au-delà de cette disposition législative, d’autres contentieux ont, dans le même sens, été attribués au juge judiciaire.
a) Le contentieux du droit de propriété
i) Un rejet initial de la conception sociale du droit de propriété
360 • On a d’abord admis le caractère fondamental du droit de propriété par la DDHC de 1789 (le droit de propriété est l’un des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (art. 2 DDHC) ; la propriété est « un droit inviolable et sacré » (art. 17 DDHC) (Cf. CC, n°81-132 DC, 16 janvier 1982, Loi de nationalisation, JO, 17 janvier 1982, p. 299, Rec. CC, p. 18). Cette consécration constitutionnelle n’allait pas de soi malgré la reconnaissance du « bloc de constitutionnalité » depuis 1971 dans la mesure où les articles de la DDHC ne faisaient partie des règles et principes à valeur constitutionnelle que dans la mesure où ils consacraient un droit de l’homme ou des principes de la souveraineté nationale ce qui n’était pas le cas du droit de propriété. De même, la Constitution a clairement désigné le législateur, à travers son article 34, pour définir le champ d’application, le contenu et les attributions attachées à ce droit. En agissant de la sorte, le Conseil rejette la conception sociale de ce droit, à laquelle font pourtant référence bon nombre de constitutions étrangères (par exemple, les Constitutions italienne et espagnole qui disposent, respectivement que « La propriété privée est reconnue et garantie par la loi qui en détermine les modalités d’acquisition, de jouissance, ainsi que les limites, afin d’assurer sa fonction sociale » (art. 42 al. 2 C° italienne) et « Le droit à la propriété privée et à l’héritage est reconnu. La fonction sociale de ces droits délimite leur contenu, en accord avec les lois » (art. 14 al. 2 C° espagnole)).
ii) Une compétence du juge judiciaire valorisée par le biais des PFRLR
361 • Le juge constitutionnel n’a pas envisagé les modalités de protection du droit de propriété. C’est le législateur qui a agi tout d’abord à travers la loi impériale du 8 mars 1810 précitée, qui a fait du juge judiciaire le gardien de la propriété privée mais que dans la mesure où il prononce formellement le transfert de propriété par voie d’expropriation. Il n’existe pas de principe général de compétence ou de monopole de compétence. Le juge constitutionnel a d’ailleurs formellement écarté l’existence d’un principe selon lequel « le juge judiciaire (serait) le gardien de la propriété privée » (CC, 85-189 DC du 17 juillet 1985, Loi relative à la définition et à la mise en œuvre des principes d’aménagement, JO, 19 juillet 1985, p. 8200, Rec. CC, p. 49, cons. n°2). Pour ce dernier, aucun élément du bloc de constitutionnalité pas plus que l’article 66 C° n’établissent de lien entre le droit de propriété et le juge judiciaire, ce dernier n’étant pas une composante de la liberté individuelle. La valeur constitutionnelle de l’intervention du juge judiciaire a, néanmoins, été établie par l’intermédiaire des PFRLR (CC, n°89-256 DC, Loi portant dispositions diverses en matière d’urbanisme et d’agglomérations nouvelles, JO, 28 juillet 1989, p. 9501, Rec. CC, p. 53). Le Conseil vérifie ainsi que la loi déférée ne méconnaît pas « l’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (cons. n°23). Il a aussi élevé au rang constitutionnel le principe ainsi déjà énoncé par le Tribunal des conflits, selon lequel « la protection de la propriété privée rentre essentiellement dans les attributions de l’autorité judiciaire » (TC, 18 décembre 1947, Hilaire, Rec. CE, p. 516, JCP 1948, G, II, n°4087, note G. Vedel, D. 1948, p. 62, note M. Fréjaville). Le principe a également été admis par la Cour de cassation(Cass., 1ère civ., 24 février 1956, Bull. civ. 1956, I, n° 95 ; Cass, Ass. Plén., 8 mars 1996, n° de pourvoi : 93-15274, Bull. 1996, A. P., n°2, p. 3) ou le Conseil d’Etat (CE, 18 novembre 1949, Carlier, req. n°77441, Rec. CE, p. 490, S. 1950, 3, p. 49, note R. Drago) mais cette compétence n’est établie qu’à propos de la propriété immobilière et le principe consacré ne constitue, certainement pas, une clause générale de compétence judiciaire en cas d’atteinte à la propriété (Cf. P. Bon, « Le statut constitutionnel du droit de propriété », RFDA 1989, p. 1018).
b) Le contentieux de la liberté d’expression écrite et orale
i) Un contrôle partagé entre le juge civil et le juge pénal depuis la loi sur la presse du 29 juillet 1881
362 • Le contrôle du juge judiciaire, dans ce cadre, est appliqué depuis la loi du 29 juillet 1881 (JO, 30 juillet 1881, p. 4201) sur la liberté de la presse. Le contrôle des atteintes est partagé entre le juge civil et le juge pénal. Les règles de compétence devant la juridiction civile ont longtemps été assez complexes. Il existait en effet un partage de compétence entre le TGI et le TI (article R. 321-8 COJ). Mais depuis le 1er janvier 2010, toutes les diffamations et injures publiques ou non publiques relèvent de la compétence du TGI (décret n° 2009-1693 du 29 décembre 2009 (JO, 31 décembre 2009, p. 23109) relatif à la répartition des compétences entre le TGI et le TI). Le TA peut également être compétent lorsqu’on juge la responsabilité d’un agent public pour une infraction à la loi sur la presse. Par exemple, lorsque ce dernier a agi dans l’exercice de ses fonctions sans commettre une faute personnelle détachable du service (Cass., crim., 20 juin 2006, pourvoi n° 05-87.415 ; Cass., crim., 25 septembre 2007, pourvoi n° 06-88.462 ; Cass., 1ère civ., 23 février 2011, pourvoi n° 09-72.059). Cette règle ne s’applique pas à l’action publique devant le juge pénal. Les règles de compétence juridictionnelle devant la juridiction pénale sont édictées par l’article 45 de la loi du 29 juillet 1881. L’article confiait initialement à la Cour d’assises la répression de l’ensemble des délits de presse. Aujourd’hui, réserve faite de la provocation suivie d’effet à commettre un crime (art. 23) et des hypothèses de simples contraventions relevant du Tribunal de police, le Tribunal correctionnel est investi d’une compétence de principe.
ii) La protection de la vie privée et du droit à l’image et l’article 9 du Code civil
363 • Même si le législateur de 1881 avait pu penser régir l’ensemble de l’activité de presse par le biais d’une seule loi, il existe en matière de responsabilité des médias, qu’il s’agisse de la responsabilité civile ou pénale, des textes situés en dehors de la loi sur la presse et qui, pour certains, sont pourtant directement édictés pour régir l’activité de presse. Le principal domaine, en matière de responsabilité civile, concerne celui des droits de la personnalité, c’est-à-dire essentiellement la protection de la vie privée et du droit à l’image. Jusqu’en 1970, les tribunaux protégeaient sporadiquement la vie privée et l’image en ayant recours aux textes généraux (on fait généralement remonter à la fameuse affaire « Rachel » concernant une tragédienne de renom, Mademoiselle Rachel, peinte sur son lit de mort et ce sans autorisation de sa famille : Tribunal civil de la Seine, 16 juin 1858, Felix contre O’ Connell, D. 1858, III, p. 62). L’avènement du star-system et de la société de communication a ensuite obligé le législateur à intervenir en 1970 (loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 (JO, 19 juillet 1970, p. 6751) tendant à renforcer la garantie des droits individuels des citoyens) en introduisant dans le Code civil un article 9 établissant, dans son 1er alinéa, que : « Chacun a droit au respect de sa vie privée » dont le contentieux représente aujourd’hui une masse d’instances supérieures à celle qui résulte de la loi sur la presse en grande partie du fait que les tribunaux ont maximisé le domaine d’application de l’article 9 pour y rattacher la protection du droit à l’image.
iii) La protection de la présomption d’innocence et l’article 9-1 du Code Civil
364 • En 1993 des règles destinées à protéger la présomption d’innocence (loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 (JO, 4 janvier 1993, p. 215) portant réforme de la procédure pénale) sont venus s’ajouter à celles protégeant la vie privée et le droit à l’image, le législateur ajoutant un texte calqué sur l’article 9, celui-ci proclamant que « Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence » (art. 9-1 du Code civil). Jusqu’en 1993, la présomption d’innocence, protégée dans le cadre du procès pénal, ne faisait pas l’objet d’une protection spécifique de la personne dans ses rapports avec la presse. La protection civile est très ouverte dans la mesure où elle prévoit à la fois la réparation du dommage subi c’est-à-dire une action au fond devant la juridiction civile qui suit les règles habituelles de compétence, mais aussi une procédure de référé spécifique permettant aux juges de : « prescrire toute mesure, telle que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence ». Le législateur en l’an 2000 (loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (JO, 16 juin 2000, p. 9038) renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes) a, par ailleurs, ajouté une 2ndeprotection de la présomption d’innocence visant les images de personnes menottées ou entravées, protection d’ordre pénal qui a été insérée à l’article 35 ter de la loi du 29 juillet 1881.
iv) Les délits d’apologie et de provocation au terrorisme, les contenus haineux sur Internet et la liberté d’expression (1)
365 • Pour lutter plus efficacement contre la propagande terroriste, le législateur a, en 2014 (loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 (JO, 14 novembre 2014, p. 19162) renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme), déplacé les délits d’apologie et de provocation au terrorisme de la loi de 1881 sur la presse au Code pénal. Ce transfert a ainsi permis de changer a minima les éléments constitutifs de ces deux délits et de les contrôler à travers un régime procédural plus rigoureux. Le nouvel article 421-2-5 du Code pénal incrimine ainsi de manière combinée le « fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes ». La provocation n’a donc plus besoin de la condition de publicité exigée auparavant par l’article 24 alinéa 6 de la loi de 1881. Le transfert des textes vers le Code pénal permet donc un régime procédural bien plus rigoureux que celui prévu par la loi de 1881 et notamment de leur appliquer certaines règles de procédure exclues en matière de presse, comme la possibilité de saisies ou le recours à la procédure de comparution immédiate ce qui pose la question forcément de la remise en cause de la liberté d’expression en l’espèce (C. Godeberge et E. Daoud, « La loi du 13 novembre 2014 constitue-t-elle une atteinte à la liberté d’expression ? », AJ pénal 2014, p. 563). Le Conseil constitutionnel a néanmoins validé le délit en question (CC, n°2018-706 QPC, 18 mai 2018, M. Jean-Marc R. [Délit d’apologie d’actes de terrorisme], JO, 30 mai 2018, texte n°110) malgré des critiques persistantes (E. Dreyer, « Apologie du terrorisme par légitimation des moyens indépendamment de toute adhésion aux fins poursuivies », RSC 2019, p. 116 et suiv. ; Y. Mayaud, « L’apologie du terrorisme, un « acte de terrorisme » qui n’en est pas un… », D. 2018, p. 1233 et suiv.) et une décision contraire, pour un délit identique, par la Cour constitutionnelle belge (Cour Const. Belge, n°31/2018, 15 mars 2018, Recours en annulation de la loi du 3 août 2016 portant des dispositions diverses en matière de lutte contre le terrorisme(III), introduit par l’ASBL « Ligue des Droits de l’Homme », n° de rôle : 6614 ; Cf., A. Fitzjean O Cobhthaigh, « La Cour constitutionnelle belge déclare le délit d’apologie de terrorisme inconstitutionnel », CCE 2018, n°6, alerte n°48 et www.const-court.be).
Les délits d’apologie et de provocation au terrorisme, les contenus haineux sur Internet et la liberté d’expression (2)
365-1 • En faisant passer le délit d’apologie du terrorisme dans le Code pénal, le législateur a introduit une exception à la loi de 1881 qui a fait beaucoup discuter, certains soulignant, par exemple, que « le droit positif actuel est plus proche du règne de Charles X et du Second Empire que des principes fondateurs de la IIIe République » (F. Gras, « Des « lois scélérates » aux premières applications par les tribunaux du délit d’apologie de terrorisme » Légicom 2016, p. 57 et suiv.). Depuis les attentats de Charlie Hebdo en 2015, la catégorie d’apologie du terrorisme a, en effet, été interprété largement amenant à multiplier les procédures ou les condamnations à des peines de prison ferme en comparution immédiate. Certains cas portant à discussion comme la condamnation de personnes déficientes intellectuellement ou en état d’ébriété au moment des propos tenus ou, à la suite de l’attentat mortel contre Samuel Paty, le placement en garde à vue d’enfants d’une dizaine d’année sur des propos supposés tenus en classe. Certains craignent la naissance d’un « délit d’opinion » (E. Araez, « Nous risquons d’attaquer la liberté d’expression sous couvert de la défendre », entretien, LPA 2020, n° 158, 2 décembre, p. 3 et suiv.) et il faut rappeler que pour le juge européen, la liberté d’expression s’articule aussi autour des idées qui « […] heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (CourEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, req. n°5493/72, § 49, voir, par ex., F. Krenc, « La liberté d’expression vaut pour les propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». Mais encore ? », RTDH 2016, n°106, p. 311 et suiv.).
Les délits d’apologie et de provocation au terrorisme, les contenus haineux sur Internet et la liberté d’expression (3)
365-2 • A noter que le Conseil constitutionnel a, récemment, jugé que le délit de recel d’apologie d’actes de terrorisme (qui permet d’incriminer la détention, en toute connaissance de cause, de fichiers ou de documents caractérisant l’apologie d’actes de terrorisme) porte une atteinte à la liberté d’expression qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée (CC, n° 2020-845 QPC, 19 juin 2020, M. Théo S. [Recel d’apologie du terrorisme], JO, 20 juin 2020, texte n°67, voir, par ex., D. Goetzle, « Recel d’apologie du terrorisme : un outil non nécessaire pour prévenir le terrorisme ou un outil de moins ? », Dalloz actualité 2020, 26 juin). Il a également remis en cause le contenu initial de la loi dite « Avia » n°2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (CC, n°2020-801 DC, 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, JO, 25 juin 2020, texte n°2) posant la question, à terme, de la régulation des contenus haineux en ligne (Voir le dossier « La liberté d’expression à l’épreuve de la haine en ligne », Dalloz IP/IT 2020, p. 530 et suiv.) malgré le maintien de la création d’un parquet spécialisé et d’un observatoire de la haine en ligne rattaché au CSA (Cf. L. Castex, K. Favro et C. Zolynski, « La lutte contre la haine en ligne : de l’appel du 18 juin au discours de la méthode » D. 2021, p. 246 et suiv. ou P. Sirinelli et S. Prévost, « Démocratie versus Tweetocratie » Dalloz IP/IT 2021, p. 1 et suiv.) mais aussi, tout simplement, la question de la liberté d’expression sur Internet (Voir, par ex., B. Ader, « La loi de 1881 n’est pas le problème mais la réponse qu’il faut préserver », Légipresse 2020, p. 521 et suiv. ; A. Granchet, « Réseaux sociaux, médias en ligne et partage de contenus : le temps de la responsabilité et de la régulation », Légipresse 2020, p. 93 et suiv. et « La liberté d’expression dans la tourmente numérique », Légipresse 2019, p. 34 et suiv.).
c) Le contentieux des étrangers : l’exemple de la rétention administrative
i) Un juge judiciaire compétent pour prolonger les mesures de rétention administrative
366 • Dans ce contentieux, dont les recours relèvent en grande partie du juge administratif, c’est sur le fondement de l’article 66 C° que le juge judiciaire a été désigné par le législateur pour autoriser la prolongation des mesures de rétention administrative des étrangers en situation irrégulière. Les articles L. 552-1 à L. 552-6 CESEDA confient ce soin au juge des libertés et de la détention (JLD). C’est la loi du 29 octobre 1981 (loi n°81-973 du 29 octobre 1981relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, (JO, 30 octobre 1981, p. 2970) qui a d’abord donné à « l’autorité judiciaire » le pouvoir de décider de la prolongation éventuelle de la rétention après un délai de 48 heures (délai fixé par la loi « Debré » n°97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l’immigration, JO, 25 avril 1997). Au-delà de ce seuil, la décision administrative de placement en rétention devient une mesure privative de liberté relevant de l’article 66 C°et, de ce fait, soumise au contrôle exclusif du juge des libertés et de la détention (JLD). La réforme du 16 juin 2011 (loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, JO, 17 juin 2011, p. 10290) a souhaité, ensuite, en raison de l’enchevêtrement des procédures, repousser dans le temps l’intervention respective des juges administratifs et judiciaires en épuisant d’abord le contentieux de la légalité de la mesure d’éloignement avant que n’intervienne le juge judiciaire. Ce dernier n’intervenant qu’au terme d’un délai de placement initial de 5 jours, la mesure pouvant être contestée avant dans un délai de 48 heures devant le juge administratif qui a alors 72 heures pour statuer. Alors que ce délai avait été validé par le juge constitutionnel (CC, 9 juin 2011, n°2011-631 DC, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, JO, 17 juin 2011, texte n°2, Rec. CC, p. 252), il a, de nouveau et au final, été porté à 48 heuresen 2018 (loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, JO, 11 septembre 2018).
ii) La loi du 7 mars 2016 : un nouveau partage de compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire
367 • Si la durée maximum de rétention administrative ne cesse d’augmenter (la mesure de placement peut, aujourd’hui, aller jusqu’ à 90 jours en vertu de la loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 précité), la loi du 7 mars 2016 (loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 (JO, 8 mars 2016, texte n°1) relative au droit des étrangers en France ; Cf. E. Aubin, « La loi du 7 mars 2016 : le changement en droit des étrangers, c’est maintenant ? », AJDA 2017, p. 677 et suiv.) a établi un nouveau partage de compétences entre les deux ordres juridictionnels administratif et judiciaire : le juge administratif est toujours compétent quant à la légalité des mesures d’éloignement mais le juge judiciaire devient désormais compétent en matière d’appréciation de la légalité du placement en rétention, en plus du contentieux de la prolongation. L’article L. 512-1 CESEDA prévoit désormais que le contentieux des décisions de placement en rétention relèvera exclusivement du juge de la liberté et des détentions (JLD). Lorsqu’il est également saisi aux fins de prolongation de la rétention (art. L. 551-1 CESEDA), le juge statue dans une audience commune aux deux procédures par une ordonnance unique. Il y a 2 éléments majeurs qui découlent des nouveaux textes mis en place par le législateur. Le 1er élément vise à mettre fin à la compétence du juge administratif en matière de placement en rétention afin de confier l’ensemble du contentieux au juge judiciaire. Le 2nd élément vise à réduire le délai initial de placement et donc l’intervention du juge judiciaire de 5 jours à 48 heures. En définitive, le juge administratif est seulement amené à contrôler le refus de séjour, l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) et l’arrêté mentionnant le pays de destination.
iii) La loi du 7 mars 2016 : des dérogations à la compétence du juge administratif visant à unifier le contentieux
368 • Si le contentieux de l’annulation des actes administratifs ressort, en principe, de la compétence du juge administratif, la dérogation à la répartition des compétences concernant la légalité du placement en rétention a été justifiée par le souci d’une « bonne administration de la justice » telle qu’entendue par le Conseil constitutionnel, dont la décision de principe est citée par le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale. Cette décision permet de justifier une unification des « règles de compétence juridictionnelle au sein de l’ordre juridictionnel principalement intéressé » lorsqu’un même contentieux dépend, en raison des règles de principe de répartition des compétences, des deux ordres de juridiction (CC, n°86-224 DC, 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, JO, 25 janvier 1987, p. 924, Rec. CC, p. 8). Cette unification est notamment justifiée par le fait que le législateur a entendu conférer au juge statuant sur la rétention le pouvoir de lui substituer, le cas échéant, une mesure d’assignation à résidence. Cette dernière mesure doit avoir, à l’avenir, selon les vœux du législateur, un caractère prioritaire par rapport au placement en rétention administrative. La rétention administrative ne pouvant être mis en place dorénavant qu’en l’absence de garanties de représentation effectives, notamment parce qu’il n’a pas respecté les prescriptions liées à l’assignation à résidence ou qu’à l’occasion de la mise en œuvre de la mesure d’éloignement il a pris la fuite ou opposé un refus. Dans cet ordre d’idée, il était logique que le contentieux soit unifié et que le JLD soit aussi le juge de la légalité du placement même si la situation contentieuse reste quelque peu confuse : le juge administratif continuant à se prononcer sur la légalité de l’assignation à résidence, le JLD se prononçant sur la légalité du placement en rétention, ses prolongations et, le cas échéant, sa transformation en assignation à résidence.
iv) La loi du 7 mars 2016 : un nouveau partage de compétence voulu par le juge européen
369 • A noter que c’est aussi en raison de la jurisprudence européenne que le nouveau partage de compétences a été effectué. On a notamment dénoncé l’apparition de deux contentieux parallèles de la rétention : l’un devant le juge administratif, qui restait compétent pour apprécier la légalité de la mesure de rétention, l’autre devant le juge judiciaire comme décrit précédemment (Cf., par exemple, H. Labayle, « La loi relative à l’immigration, l’intégration et la nationalité du 16 juin 2011 réformant le droit des étrangers. Le fruit de l’arbre empoisonné », RFDA 2011, p. 934). Le juge judiciaire devant vérifier la justification du maintien en rétention, la nécessité de la prolongation ou encore les éventuelles irrégularités commises durant le processus d’éloignement dans la seule limite de ne pas se prononcer sur la légalité de la décision initiale de placement en rétention. Le dispositif ainsi mis en place se révélait être d’une grande complexité et amenait à une distorsion assez évidente entre les deux ordres juridictionnels pouvant conduire à placer l’étranger dans une situation de déni de justice contraire à l’exigence européenne d’un recours effectif. C’est ainsi qu’à récemment jugé le juge européen en dénonçant l’absence de protection suffisante et effective contre l’arbitraire telle que requise par l’article 5 ConvEDH. La Cour relevant que « le juge administratif […] n’a le pouvoir que de vérifier la compétence de l’auteur de cette décision ainsi que la motivation de celle-ci, et de s’assurer de la nécessité du placement en rétention. Il n’a, en revanche, pas compétence pour contrôler la régularité des actes accomplis avant la rétention et ayant mené à celle-ci […]. Notamment, il ne peut contrôler les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’interpellation de l’étranger » (CourEDH, 12 juillet 2016, A. M. contre France, req. n°56324/13 ; Cf. C. Palluel, « Le contrôle juridictionnel de la rétention administrative devant la CourEDH : un contrôle au conditionnel », RDH 2016, octobre). Le juge administratif n’est pas ainsi en mesure de protéger l’étranger contre l’arbitraire (art. 5-4 ConvEDH) d’où le dernier changement législatif mis en place par la loi du 7 mars 2016 faisant intervenir plus tôt le juge judiciaire.
v) La loi du 10 septembre 2018 et l’absence de clarté persistante dans la répartition des compétences entre les deux juges
369-1 • Le droit des étrangers, et plus particulièrement la question rétention administrative, a, encore, été modifié par la loi du 10 septembre 2018 (loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 (JO, 11 septembre 2018, texte n° 1) pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie). Très critiquée (Cf. Par ex., K. Parrot, « Aperçu critique de la loi du 10 septembre 2018 relative à une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », D. 2018, p. 2431 et suiv. ; X. Vandendriessche, « La loi Immigration et asile, une nouvelle occasion manquée ? », AJDA 2018, p. 2234 et suiv. ; V. Tchen, « La loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie. Des moyens juridiques à la hauteur des ambitions affichées ? », JCP 2018, G, n° 976 ; Dictionnaire permanent Droit des étrangers, « Loi asile et immigration du 10 septembre 2018. Un puzzle de dispositions pour un texte sur mesure au service de l’administration », n° spécial, bulletin n° 281-1, oct. 2018), la loi est loin de clarifier le contentieux en la matière et, comme toutes les autres lois récentes en la matière, sert avant tout de « moyen de communication politique » (En ce sens, S. Corneloup et F. Jault-Seseke, « La loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », RCDIP 2019, p. 5 et suiv). L’avis préalable du Conseil d’Etat souligne même les « difficultés inextricables qui envahissent […] la définition des compétences respectives du juge de l’asile (la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) et du juge administratif de droit commun (le tribunal administratif) » (CE, avis, 15 février 2018, Projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif, n°394206, point n°8 ; compétences respectives auxquelles il faut encore ajouter celles du juge des libertés et de la détention). La durée maximale de la rétention administrative a été portée de 45 à 90 jours (le projet de loi du gouvernement prévoyait de la porter jusqu’à 135 jours), elle peut aller jusqu’à 210 jours pour actes de terrorisme (art. L 552-7 al. 5 CESEDA). L’intervention du juge judiciaire est donc séquencée différemment selon la chronologie suivante : une première intervention 48 heures après la décision de placement en rétention pour se prononcer sur une prolongation d’une durée maximale de 28 jours (art. L 552-1 CESEDA, le délai dans lequel le JLD peut se prononcer a été allongé de 24 heures). Quand ce dernier délai est écoulé, deuxième intervention du juge judiciaire qui peut ordonner une nouvelle prolongation d’une durée maximale de 30 jours (art. L 552-7 CESEDA). Après ces 60 premiers jours de la rétention, le juge des libertés et de la détention peut, enfin, ordonner deux nouvelles prolongations à titre exceptionnel, chacune pour une durée de 15 jours (art. L 552-7 al. 5 CESEDA) pour un délai maximum, au final, de 90 jours.
d) Le contentieux des hospitalisations d’office
i) Une compétence limitée d’abord définie par la loi du 27 juin 1990
370 • La compétence du juge judicaire a été défini par le législateur en 1990 (loi n°90-527 du 27 juin 1990 (JO, 30 juin 1990, p. 7664) relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation) et était, à l’origine, assez limité dans la mesure où il se bornait à « apprécier la nécessité d’une mesure de placement d’office en hôpital psychiatrique » (TC, 22 mars 2004, Deshayes contre Centre hospitalier spécialisé de la Sarthe, req. n°3341. Cf. Anciens articles L. 333 et suivants CSP et art. L. 3211-12 CSP). C’est le juge administratif qui appréciait la régularité de l’arrêté préfectoral de placement (CE, 11 juin 2003, Pouzin, req. n°249086 et n°251973), le refus de placement d’office (CE, 13 juin 1971, Sieur Planchon, req. n°80251, Rec. CE, p. 33) ou encore les sorties d’essai (TC, 30 mars 1992, Préfet Ille-et-Vilaine contre Saulnier, req. n°2691, Rec. CE, p. 481 ; CE, 9 novembre 2001, Deslandes, req. n°235247). Le juge administratif est ainsi compétent pour examiner la régularité de la procédure et la motivation des arrêtés préfectoraux mais, une fois l’illégalité constatée, il n’appartient qu’au juge judiciaire de statuer sur les conséquences dommageables et de se prononcer sur l’indemnisation du préjudice (TC, 17 février 1997, X contre Commune de Tarbes et Centre hospitalier spécialisé de Lannemezan, req. n°3045)
ii) Une dualité de juridiction mise en cause par les juges européen et constitutionnel
371 • La dualité de juridictions dans ce contentieux de l’hospitalisation d’office a été dénoncée plusieurs fois par le juge européen comme contraire au droit à un recours effectif et comme excédant le « le bref délai » prévu à l’article 5-4 ConvEDH pour statuer sur la légalité de la détention et ordonner sa libération si celle-ci s’avère illégale (CourEDH, 14 avril 2011, Patoux contre France, req. n°35079/06, § 74 ; CourEDH, 18 novembre 2010, Baudoin contre France, req. n°35935/03, § 101 et suivants ; CourEDH, 18 juin 2002, Delbec contre France, req. n° 43125/98, § 33). Le Conseil constitutionnel a dû tirer les conséquences de ces décisions en émettant une réserve d’interprétation des textes : « s’agissant d’une mesure privative de liberté, le droit à un recours juridictionnel effectif impose que le juge judiciaire soit tenu de statuer sur la demande de sortie immédiate dans les plus brefs délais » (CC, n°2010-71 QPC, 26 novembre 2010, Melle Danièlle S., JO, 27 novembre 2010, p. 21119, Rec. CC, p. 343, cons. n°39 ; Cf. Aussi CC, n°2011-135/140 QPC, 9 juin 2011, Abdellatif B. et autres, JO, 10 juin 2011, p. 9892, Rec. CC, p. 272). Cette réserve d’interprétation a obligé le législateur à unifier, en conséquence, le contentieux correspondant au profit du juge judiciaire (loi n°2011-803 du 5 juillet 2011 (JO, 6 juillet 2011, p. 11705) relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge).
iii) Un contentieux unifié par la loi du 5 juillet 2011
372 • Comme l’avait prescrit le Conseil constitutionnel, le législateur a prévu l’intervention du JLD pour prolonger une hospitalisation sans consentement au-delà de quinze jours (art. L. 3211-12-1 CSP). Si la mesure n’est pas levée, elle est, par la suite, déférée, au moins tous les six mois, au juge judiciaire et même à tout moment (art. L. 3211-12 CSP). Contrairement à la solution qui prévalait jusqu’alors, la régularité des placements administratifs décidés à la demande d’un tiers, en cas de péril imminent ou sur décision du préfet, ne peut ainsi « être contestée que devant le juge judiciaire » (art. L. 3216-1 CSP), l’irrégularité affectant la décision administrative n’entraînant « la mainlevée de la mesure que s’il en est résulté une atteinte aux droits de la personne qui en faisait l’objet » (Ibid.). La régularité de la décision administrative d’admission s’apprécie donc, concrètement, en tenant compte de la situation effective du patient au regard de ses droits. Le Conseil d’Etat a pris acte, en conséquence, de ce bloc de compétence judiciaire (CE, 16 juillet 2012, CH spécialisé Guillaume Régnier, req. n°360793, JCP 2013, A, n°2168, E. Péchillon). Cette compétence est d’autant plus remarquable qu’elle impose au juge judiciaire de se prononcer sur la légalité d’un acte administratif unilatéral pris par un préfet ou un directeur d’établissement dans l’exercice d’un pouvoir de police spéciale. A noter que la levée d’une mesure d’hospitalisation d’office n’est pas considérée comme caractérisant la mise en œuvre d’une prérogative de puissance publique. Le juge judiciaire est donc compétent pour connaître de ses conséquences dommageables (CAA Bordeaux, 24 juillet 2018, Association hospitalière Sainte-Marie, req. n°18BX00275, AJDA 2018, p. 2429).
iv) Des conditions de contrôle du juge judiciaire revues par la loi du 27 septembre 2013
373 • La procédure de l’hospitalisation d’office n’a pas été directement remise en cause par le Conseil constitutionnel dans la mesure où, si l’article 66 C° exige que toute privation de liberté soit placée sous le contrôle de l’autorité judiciaire, il n’impose pas que cette dernière soit saisie préalablement à toute mesure de privation de liberté. Le Conseil a simplement contesté la durée de privation de liberté qui pouvait être prolongée d’un mois au vu d’un certificat médical circonstancié et pour des périodes successives d’un mois selon les mêmes modalités (art. L. 3212-7 CSP) (cons. n°23 de la décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010 précitée). L’intervention d’une commission administrative ne constituait pas ici une garantie suffisante car elle n’autorisait pas le maintien dans un centre fermé et examinait obligatoirement la seule situation des personnes dont l’hospitalisation se prolongeait au-delà de trois mois (Ibid., cons. n°24). Pour ces raisons, en dépit de l’obligation faite à des magistrats judiciaires de visiter périodiquement les établissements et d’un recours pour faire annuler une hospitalisation d’office, le dispositif a été jugé contraire à l’article 66 C° qui implique l’intervention de l’autorité judiciaire dans le plus court délai possible (Ibid., cons. n°25). Le législateur a apporté certaines réponses sur ces points avec la loi du 27 septembre 2013 (loi n° 2013-869 du 27 septembre 2013 (JO, 29 septembre 2013, p. 16230) modifiant certaines dispositions issues de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011) en revoyant les conditions dans lesquelles le juge judiciaire exerce son contrôle. Il a notamment davantage pris en compte l’intérêt du malade et rendu plus effectifs les droits de la défense. Pour le reste, il faut juste relever le rétrécissement du délai d’intervention du juge judiciaire sur les mesures d’hospitalisation complète, celui-ci pouvant désormais intervenir avant l’expiration d’un délai de 12 jours et non plus de 15 jours comme précédemment (art. L. 3211-12-1 CSP).
v) Une unification du contentieux qui continue à susciter des interrogations (1)
373-1 • Ce sont les droits des personnes lors de la mesure de contrainte qui suscitent notamment certaines interrogations. Il en est ainsi concernant, par exemple, les garanties liées au droit à l’information. Alors que ces droits doivent être considérés comme absolus, la Cour de cassation a pu estimer que ce défaut d’information lors d’une mesure de placement ou maintien en hospitalisation sans consentement affectait l’exécution de la mesure et non la mesure elle-même (Cass., 1ère civ., 15 janvier 2015, n° de pourvoi : n° 13-24361 ; Cf. L. Friouret, « L’absence d’information des droits de la personne hospitalisée sous contrainte, un manquement sans incidence sur la légalité de la décision administrative », Revdh 2015, http://journals.openedition.org/revdh/1064). Le Conseil d’Etat, avant l’unification de 2011 avait, pourtant, jugé en sens contraire et rappelé la nécessité pour l’autorité administrative de justifier la mesure par les éléments de droit et de fait (CE, 9 novembre 2001, Deslandes, req. n°235247, Rec. CE, p. 547). La Cour de cassation a, de même, considéré qu’en cas de contestations portant sur la régularité des décisions administratives de soins sans consentement, le juge judiciaire ne pouvait prononcer que la mainlevée de la mesure et qu’il n’était pas compétent pour annuler une décision administrative (Cass. 1ère civ., 11 mai 2016, n° de pourvoi : 15-16233). La seule mainlevée de la mesure de soins par le juge judiciaire, même si elle permet d’en faire cesser les effets pour le futur, laisse néanmoins persister la décision d’admission en soins dans l’ordre juridique au moins pour le passé puisqu’elle n’est pas annulée. La Cour de cassation a, pourtant, confirmé sa jurisprudence en rejetant une QPC sur ce point et en réaffirmant qu’il n’était pas du pouvoir du juge judiciaire d’annuler une décision administrative illégale d’admission en soins psychiatriques sans consentement (Cass. 1ère civ., 25 janvier 2018, n° de pourvoi : 17-40066) (Cf. Sur l’ensemble de la question P. de Niort, « Les droits de la personne hospitalisée en soins psychiatriques sans consentement pour péril imminent », 27 juillet 2020, https://www.village-justice.com).
Une unification du contentieux qui continue à susciter des interrogations (2)
373-2 • Le juge constitutionnel a, récemment, été saisi d’une QPC quant à la conformité de l’article 66 C° de l’article L. 3222-5-1 CSP traitant de l’isolement et de la contention en psychiatrie. Le Conseil a considéré que lorsque les mesures étaient prolongées au-delà d’une certaine durée, l’absence d’intervention systématique du juge judiciaire n’offrait pas de garanties suffisantes au regard de l’article 66 C° (CC, n°2020-844 QPC, 19 juin 2020, M. Eric G. [Contrôle des mesures d’isolement ou de contention dans le cadre des soins psychiatriques sans consentement], JO, 20 juin 2020, texte n°66). L’article 84 de la loi du 14 décembre 2020 (Loi n°2020-1576 du 14 décembre 2020 (JO, 15 décembre 2020, texte n°1) de financement de la sécurité sociale pour 2021) vient en conséquence accroitre le rôle et les pouvoirs du JLD pour trouver le nécessaire compromis entre l’ordre public et la protection des libertés individuelles. Il prévoit, pour remplacer la « durée limitée » de l’ancien texte, une limite différente pour l’isolement et pour la contention en tenant compte de leur originalité respective, une durée maximale de 12 heures étant prévue pour l’isolement. Le JLD voit ainsi son rôle dans l’isolement ou la contention assuré de la même manière que celui déjà existant dans le prolongement ou la mainlevée de l’hospitalisation sans consentement.
2 – Une compétence de principe accentuée par des solutions jurisprudentielles contestables : l’exemple de la voie de fait
a) Un juge administratif qui renonce de lui-même à un contentieux qui lui revient de droit
i) Un domaine de compétence qui appartient par nature au Conseil d’Etat
374 • La compétence du juge judiciaire a été confirmée par le biais de solutions jurisprudentielles dont la plus remarquable est celle relative à la théorie de la voie de fait. Elle se définit, en premier lieu, comme un titre de compétence judiciaire se présentant comme une exception au principe fondamental de séparation des autorités administratives et judiciaires. Lorsque l’administration prend une décision ou commet une action manifestement et grossièrement illégale en portant atteinte aux propriétés privées et aux libertés fondamentales, elle apparaît insusceptible de se rattacher à une compétence légale. L’acte est en quelque sorte dénaturé et l’administration perd son privilège de juridiction. C’est alors au juge judiciaire de faire cesser son action et de la réparer en traitant l’administration dans les conditions du droit commun pour protéger la victime. L’agissement en cause perdant son caractère administratif au-delà d’un certain degré d’irrégularité commise par l’administration. Apparue dans le courant du XIX° siècle et initiée par le Conseil d’Etat lui-même (CE, 9 mai 1867, Duc d’Aumale et Michel Levy, req. n°39621, S. 1867, III, p.124, concl. L. Aucoc, note R. Chopin ; CE, 21 septembre 1827, Rousseau, Rec. CE, p. 504), la théorie a, ensuite, été systématisée par le Tribunal des conflits (TC, 13 mai 1875, Lacombe, Rec. CE, p. 896 ; TC, 8 avril 1935, Action Française précitée qui fixe les conditions de la voie de fait). En procédant de la sorte, le Conseil d’Etat a implicitement renoncé à un contentieux dont il était le juge naturel. Il restait néanmoins la condition qu’il soit seul compétent pour constater et qualifier une voie de fait avant de la renvoyer devant le juge judiciaire. En pratique, c’est le juge judiciaire qui s’est pourtant approprié ce pouvoir de constater et ceci, de façon quasi-exclusive, avant, qu’en 1966, le Tribunal des conflits n’intervienne pour établir une compétence partagée en la matière (TC, 27 juin 1966, Guigon contre Armées, req. n° 1889, Rec. CE, p. 830, JCP 1967, II, n°15135, concl. R. Lindon, AJDA 1966, p.547, note A. de Laubadère, D. 1968, p. 7, note J.-C. Douence).
ii) Un juge judiciaire qui étend son domaine de compétence : la jurisprudence des « passeports »
375 • On ne peut que parler, au minimum, du caractère plus que discuté de la théorie, caractère magnifiquement et classiquement décrit par le professeur Chapus : « C’est la folle du logis, présente là où on l’attend le moins, et perturbatrice au-delà de l’acceptable, du fait de la difficulté fréquente du diagnostic comme de l’usage aisément abusif qu’en font maints magistrats judiciaires, que le Tribunal des conflits, trop souvent sollicité, ne parvient guère, cependant, à ramener dans le droit chemin » (R. Chapus, Droit administratif général précité, n°1087). La voie de fait a toujours été comprise, depuis l’arrêt « Carlier », comme étant l’acte commis par l’Administration, portant atteinte à la propriété privée ou à une liberté fondamentale et présentant le signe distinctif d’être « manifestement insusceptible de se rattacher à l’exercice d’un pouvoir reconnu à l’Administration » (CE, Ass., 18 novembre 1949, Carlier, Rec. CE, p. 490, RDP 1950, p. 172, concl. F. Gazier, note M. Waline, S. 1950.3.49, note R. Drago, JCP 1950, II, n°5535, note G. Vedel). C’est de sa propre initiative que le juge judiciaire a, alors, entrepris, à partir des années 1980, d’étendre un domaine de compétence qui, pourtant, ne lui appartenait pas par nature. Il crée, en effet, à cette époque, à travers ce qu’on a pu appeler la jurisprudence des « passeports » (des passeports n’avaient pas été renouvelés par l’administration eu égard à des impôts non payés), une nouvelle catégorie attachée à la notion en qualifiant une simple illégalité commise par l’administration de voie de fait effaçant ainsi purement et simplement le critère du non rattachement aux « pouvoirs » de l’administration (Cass., 1ère civ., 28 novembre 1984, (2 arrêts) Bonnet contre Trésorier principal de Boulogne Billancourt, n° pourvoi : 83-16552 et Receveur général des finances de Paris, n° pourvoi : 83-14046, Bull. civ. 1984, I, n° 321, RFDA 1985, p. 761, concl. P.-A. Sadon et p. 145, note B. Pacteau, D. 1985, p. 313, note C. Gavalda, JCP 1986, G, II, n°20600, note M. Lombard).
b) Une illégalité simple pouvant être à l’origine de la voie de fait
i) Une extension de compétence confirmée par le Tribunal des conflits : l’arrêt « Eucat »
376 • En vertu de la jurisprudence des « passeports », il suffit, maintenant, que l’acte qui a porté atteinte à une liberté fondamentale soit « manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir conféré à l’Administration dans l’exercice de fonctions données ». Ce considérant de principe a été inauguré et rappelé par le Tribunal des conflits dans sa jurisprudence « Eucat » (TC, 9 juin 1986, Eucat contre Trésorier payeur général du Bas-Rhin, n°2434, Rec. CE, p. 301, JCP 1987, G, II, n° 20746, note B. Pacteau, AJDA 1986, p. 428, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre, D. 1986, p. 493, note C. Gavalda, RFDA 1987, p. 53, concl. M.-A. Latournerie) puis, indirectement, par le Conseil d’Etat dans des décisions prises dans le même sens à propos de la question des passeports (CE, 8 avril 1987, Ministre de l’intérieur contre Peltier, req. n°55895, Rec. CE, p. 128 ou CE, 4 mai 1988, Plante, req. n°60590, RFDA 1989, p. 197, B. Pacteau). Les décisions en cause dans ces affaires (retrait des passeports à la demande des administrations financières et sur décision du ministre de l’intérieur) n’étaient pas manifestement insusceptibles d’être rattachés à un pouvoir de l’administration puisque cette dernière détient précisément celui de retirer un passeport ou d’en refuser la délivrance ou le renouvellement notamment quand il y a poursuite ou condamnations pénales. Il y a pourtant voie de fait parce que le retrait de passeports est manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir conféré par la loi à l’Administration dans le cas d’espèce. Le Tribunal des conflit (comme la cour de cassation ou le Conseil d’Etat) apprécie, en réalité, « le rapport existant entre la mesure contestée et, non pas les pouvoirs de l’administration en général, mais un pouvoir déterminé, caractérisé par sa finalité : celui d’assurer le recouvrement des impôts » (R. Chapus, Droit administratif général, Paris, Montchrestien, 14ème éd., 2000, p. 862-863) ce qui dénature la voie de fait et ouvre la possibilité que cette dernière ne soit en définitive qu’une « simple illégalité » (Ibid., p. 863). Comme pouvaient le noter les chroniqueurs à l’AJDA sous la décision « Eucat », « n’est donc plus condamné un agissement à proprement parler « monstrueux », comme ont pu l’écrire certains auteurs, ou du moins aberrant à l’occasion duquel l’Administration est sortie des sentiers de tout droit, des chemins de toute légalité d’une façon inexcusable, mais plutôt l’usage d’un droit inadéquat, inapproprié, l’application à une activité de pouvoirs dont l’Administration ne dispose qu’à l’occasion d’autres opérations » (M. Azibert et M. de Boisdeffre, AJDA 1986, p. 428). Si la plupart de la doctrine avait accueilli avec une certaine mesure l’innovation jurisprudentielle, le professeur Chapus n’avait pas manqué de souligner, dans des propos plus critiques, l’évolution regrettable contribuant à encourager la compétence du juge judiciaire, l’auteur considérant qu’ « accepter qu’une illégalité simple puisse être à l’origine d’une voie de fait […], ce n’est rien de moins que mettre en cause la légitimité et, par suite, la raison d’être, de la justice administrative » (R. Chapus, Droit administratif général, précité, p. 863).
ii) Un Tribunal des conflits qui revient aux fondements de la voie de fait en 1997
377 • La formule « inaugurée » par la décision « Eucat » a été à nouveau utilisée par le Tribunal des conflits dans des affaires touchant à des domaines autres que celui des passeports comme à propos du refus d’autorisation de séjour (TC, 2 mars 1987, Iskounene, req. n°2461, RDP 1988, p. 1395) ou encore à propos du retrait de la carte d’un résident (TC, 27 novembre 1995, Préfet de la région Champagne-Ardenne, préfet de la Marne contre Mme Muzgun, req. n°02986, RA 1996, p. 73). Mais le Tribunal des conflits, dans la majorité des cas, continuait à se référer à la formule habituelle consacrée par sa jurisprudence traditionnelle « Carlier », considérant, à chaque fois, que l’Administration « n’a pas pris une mesure manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à l’Administration et n’a donc pas commis une voie de fait » (Voir, en ce sens, D. Thierry, « La jurisprudence Eucat dix ans après : sa portée sur la théorie de la voie de fait », RFDA 1997, p. 524). Il faudra attendre 1997 pour que le Tribunal des conflits revienne aux fondements de la voie de fait en rappelant qu’il ne peut y avoir voie de fait sans que l’acte ne soit susceptible d’être rattaché à un pouvoir de l’administration (TC, 12 mai 1997, Préfet de police de Paris contre TGI de Paris, req. n°03056, Rec. CE, p. 528, RFDA 1997, p. 514, concl. J. Arrighi de Casanova).
Bibliographie
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